Silhouettes contemporaines - Edouard Estaunié

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Silhouettes contemporaines - Edouard Estaunié
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 345-364).
SILHOUETTES CONTEMPORAINES

IX [1]
M. EDOUARD ESTAUNIÉ

Un romancier qui est presque exclusivement un romancier, qui n’a pas beaucoup écrit ou, du moins, qui n’a pas beaucoup publié, mais dont chaque œuvre patiemment mûrie a conquis des âmes et qui voit aujourd’hui ces âmes former un grand public : c’est M. Edouard Estaunié. Son premier roman, Un Simple, date de 1891 ; son dixième, que les lecteurs de la Revue ont lu avec un si ardent intérêt, vient de paraître en librairie ; l’Appel de la Route. Si vous y joignez un petit livre d’impressions d’art recueillies au cours d’un voyage en Hollande, vous avez tout son bagage. Mais, même en un temps de surproduction littéraire, on n’en a pas besoin d’un plus lourd pour affirmer sa maîtrise et son originalité.

Aucune réclame, aucun appel à la publicité. Ses livres ont cheminé tout seuls. Il ne les a accompagnés ni chez les critiques ni dans les bureaux de rédaction. Il n’a fait partie d’aucune école, d’aucune chapelle. Il semblait vivre à l’écart de son œuvre, alors que son œuvre était l’essentiel de sa vie. Il la poursuivait lentement. Il ne profitait même pas d’un sourire de la fortune pour hâter sa marche. Il ne craignait pas de se laisser oublier dans ses longues périodes de silence dont l’une a dépassé six ans. Loin d’exploiter le succès, il semblait s’en défier comme d’une chaîne et ignorer que le public, malgré son goût affiché pour la nouveauté, désire toujours retrouver dans le dernier livre d’un auteur ce qu’il a goûté dans le précédent. L’Empreinte avait lancé son nom, et déjà les adversaires de l’éducation religieuse se réjouissaient d’accueillir un écrivain de cette valeur ; mais, s’ils s’attendaient à une attaque redoublée, le Ferment, qui suivit, les déçut complètement, et ils laissèrent à M. de Mun le soin de proclamer à la tribune l’impartialité du romancier. Dans la séance du 21 mars 1901, le grand orateur catholique s’écriait : « Vous vous plaignez de ce que l’éducation donnée dans les établissements religieux marque les jeunes gens d’une empreinte trop forte. L’écrivain lui-même, qui a donné ce titre suggestif au roman où il a prétendu mettre en scène l’éducation des Jésuites, en a fait un autre où il a montré l’irrésistible poussée du ferment (c’est le titre de son second ouvrage), du ferment déposé par l’éducation scientifique dans les âmes désabusées de la morale. » Bel hommage ; mais celui qui le méritait risquait de désorienter ses lecteurs. Il ne s’en préoccupait pas plus que de les intéresser à sa personne. Il n’écrivait pas dans les journaux ; il ne signait aucun manifeste ; il ne paraissait dans aucune interview. Ses romans ne portaient point la marque d’une profession ; et ce n’étaient pas des romans d’amour. En dehors de quelques cercles choisis, où on le rencontrait et où il ne parlait jamais de lui-même, ses admirateurs disséminés ne savaient certainement pas quelles fonctions il remplissait, et si, passant devant une librairie scientifique, leur regard tombait sur les Sources de l’énergie électrique de M. Edouard Estaunié, ils ne se doutaient pas que cet Estaunié était le même que celui dont ils venaient de lire l’Empreinte ou la Vie secrète. Lorsque ce dernier roman reçut le prix de la Vie heureuse (étrange ironie des mots !), il était directeur général des Téléphones. Un de ses amis, M. Clément Janin, racontait tout récemment dans un journal de la Côte-d’Or qu’une des dames, qui composent le jury, était convaincue qu’en votant pour lui elle encourageait un employé des Postes.

Mais aujourd’hui, l’œuvre en pleine lumière entraîne l’homme et l’oblige à sortir de sa pénombre. La curiosité est éveillée. Comment faut-il se le représenter ? D’où vient-il ? Quelle a été sa vie ? Quel est son caractère.» Quel degré de parenté y a-t-il entre son âme et celle de ses personnages ? Heureuse curiosité. Nous serions bien reconnaissants aux gens d’autrefois de l’avoir toujours eue. Elle eût facilité la tâche d’un Sainte-Beuve. Essayons de la satisfaire et de montrer l’homme tel que nous croyons le connaître hors de son œuvre et dans son œuvre même.


Nul mieux que M. Estaunié ne nous peindrait les originaux de la bourgeoisie d’autrefois. Quand il parle de ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, on lui dit : « Pourquoi ne pas les écrire ? » Mais je doute qu’il agite jamais cette petite cloche de la Cité d’Ys. Le romancier qui est en lui ne le permettrait pas. Tout ce qu’on peut espérer, c’est qu’à l’exemple des plus grands romanciers il consente un jour à s’en servir et à modeler quelques-uns de ses personnages sur ces belles effigies de la nature humaine ensevelies dans sa terre natale. Par son père il appartient à une vieille famille de bourgeoisie terrienne. Son grand-père, professeur au petit séminaire de Toulouse, avait quitté l’enseignement pour ensemencer ses terres. Il possédait une grosse ferme à Saint-Julia, au milieu de cet océan de labours qui, d’un horizon de forêts, déferle jusqu’à l’âpre et sombre digue des Pyrénées. Il vécut là sérieux, sévère, moins sévère que sa femme, rigoureusement janséniste. Elle lisait encore M. Singlin, et on avait beaucoup de peine à la faire communier une fois tous les cinq ans. Cette humilité devant le sacrement se conciliait chez elle, comme chez la plupart des Jansénistes, avec l’orgueil humain. Elle était fière de son humilité tremblante et fière de sa race. La vie intellectuelle des maîtres de Saint-Julia se concentrait sur la religion. On ignorait la politique. Du sein de cette vaste glèbe on ne regardait que le ciel. C’était la Gascogne sans l’humeur gasconne, un Midi d’apparence froide, dont la passion intérieure se condense en austérité. Les hommes avaient perdu l’accent ; les femmes le gardaient, étant plus proches du terroir. Le père de M. Estaunié, reçu le premier à l’École Normale sciences et le second à l’Ecole Polytechnique, opta pour Polytechnique et en sortit ingénieur des mines. Il mourut lorsque son fils était encore enfant. Il lui léguait son exemple, Polytechnique à préparer et peut-être le goût du roman, car le fils rencontra plus tard dans ses papiers une ébauche de roman historique.

Par sa mère il descend d’une vieille famille parlementaire bourguignonne ultra royaliste et ultramontaine. Sa grand’mère, qui, morte assez jeune, a laissé le souvenir d’un esprit étincelant, était la fille du médecin et ami du duc d’Enghien. Son grand-père, M. Monthieu, avait accepté les fonctions de garde général des Forêts, parce que, dans les Forêts, on estimait ne point servir le Gouvernement. Il avait eu une jeunesse mondaine ; puis il s’était converti, au sens que les gens du XVIIe siècle donnaient souvent à ce mot, c’est-à-dire qu’il s’était retiré des plaisirs du monde dans une piété plus stricte. Il n’en avait conservé que l’amour de la chasse et du commandement. Il forçait les sangliers et dirigeait les pèlerinages. Il en mena jusqu’à Jérusalem. Il ne recevait que sa famille et, une fois par an, le clergé de la paroisse. La nuit, il se relevait pour prier et pour se donner la discipline. Ses moustaches ne commencèrent à blanchir que vers soixante-dix ans, et, quand il mourut à quatre-vingt-neuf ans, à peine quelques-uns de ses cheveux s’étaient-ils argentés. On l’ensevelit en costume de tertiaire, car, vers la fin de sa vie, il faisait partie du tiers-ordre. On trouva dans un de ses tiroirs des bas roses de sa jeunesse et des cilices.

Ce fut à cet aïeul, dur pour lui-même, dur pour les autres, et qui inspirait à tous le plus grand respect, que l’enfant fut confié ; ce fut sous ses yeux qu’il fit son éducation. Le régime était inflexible ; debout à cinq heures ; tenu d’obtenir au collège des Jésuites, qui venait de s’ouvrir à Dijon, des places de premier, ou tout au moins de second ; jamais une manifestation de tendresse, et des encouragements dans le genre de. celui qu’il reçut le matin de son baccalauréat : « Je n’ai jamais été refusé à aucun examen ; j’espère que tu en feras autant. » Une pareille éducation fortifie la trempe d’un caractère. Les faibles pourraient en garder la courbature ; les natures généreuses y contractent la maîtrise de leurs sentiments et l’habitude de la volonté. J’ai remarqué que ceux qui ont été élevés ainsi, à mesure qu’ils avancent dans la vie, parlent plus complaisamment de leurs éducateurs. S’ils se sont insurgés contre eux, leur souvenir, que ces réactions passées ont dépouillé de toute amertume, ressemble souvent à de l’admiration. Une rigueur, même excessive, mais toujours égale et jamais injuste, éveille et entretient dans l’âme qui a dû s’y soumettre une sorte de fierté aristocratique dont elle prendra conscience un jour. Nous n’en voulons jamais à ceux qui ont pensé que nous valions la peine qu’on fit de nous des hommes. Il est vrai que, dans le cas de M. Estaunié, cette discipline impérieuse eut ses compensations. Dès cette époque commençait son admirable intimité, que la mort seule devait interrompre, avec une mère dont la droiture, l’intelligence virile, la culture exceptionnelle, la tendresse, eurent tant d’action sur son caractère et son talent.

Le jeune homme, qui, en 1818, quittait Dijon et venait aux Postes se préparer à Polytechnique, tenait-il plus de son ascendance paternelle que de son ascendance maternelle ? De l’une et de l’autre il avait hérité une grave conception de la vie et une rectitude intransigeante. Mais il se peut que l’ascendance paternelle ait d’abord prédominé. On remarque que, dans toute la première partie de son œuvre, son imagination se reporte de préférence vers les paysages languedociens. Un Simple se passe à Toulouse et dans la région toulousaine ; l’Épave et la Vie Secrète, à Saint-Julia ; le héros du Ferment vient de Castelnaudary. Au contraire, dans la seconde partie, la Bourgogne le reconquiert : les Choses voient le ramènent à Dijon ; l’Appel de la Route le conduit à Semur. Plus il va, plus il est attaché à sa petite patrie, plus il est Bourguignon et Dijonnais. C’est souvent dans le pays où l’on naquit qu’aux heures de lassitude on se sent renaître. L’air de la Bourgogne a pour lui des douceurs vives et une vertu délectable qu’il ne respire nulle part ailleurs. Bossuet se revanche du Midi janséniste.

Mais Jansénius avait commencé par prendre l’avantage. Et peut-être sa lointaine influence ne fut-elle pas absolument étrangère aux dissentiments qui se manifestèrent à Paris entre l’élève des Jésuites et ses maîtres.

Le fait est qu’il se déplut aux Postes. La préparation à Polytechnique, trop exclusive, où l’on ne travaillait qu’en vue de satisfaire tel ou tel examinateur, l’avait rebuté. Au risque de heurter son terrible grand-père, il émigra à l’Ecole Bossuet, dont les élèves suivaient les classes du Lycée Saint-Louis et que dirigeait alors l’admirable abbé Thenon, ancien élève de l’Ecole Normale et de l’Ecole d’Athènes. L’enseignement universitaire, particulièrement celui de Pierron, le ravit. Quant à l’Ecole Bossuet, il en goûta pleinement le régime, comme tous ceux qui ont eu la chance de le connaître ou qui l’ont encore. L’abbé Thenon envoyait ses grands élèves au cours de théodicée professé à l’Institut catholique par Mgr d’Hulst, son ami. M. Edouard Estaunié n’a jamais oublié l’intérêt qu’il y prit. Tout devait en effet l’attirer dans ce prélat dont Mgr Baudrillart a tracé un portrait magnifique et définitif. La nuance un peu hautaine de sa physionomie, ce qu’il appelait lui-même et s’excusait d’appeler « son hérédité aristocratique, » n’était point pour déplaire au jeune homme. Il admira son aisance dans l’exposition des idées abstraites, sa netteté décisive, son dédain des faux fuyants, son intelligence rapide, son ouverture d’esprit, la belle et profitable curiosité de ce prêtre, « qui, sans s’être adonné spécialement à aucune science particulière, avait su se tenir au courant du mouvement général des sciences. » Je ne sais ce qu’il retint de ses cours ni si, plus tard, il prêta l’oreille aux échos de cette parole que lui renvoyaient les journaux et les livres. Mais il est curieux de noter qu’en 1895 Mgr d’Hulst, dans son dernier discours de rentrée où il précisait le rôle de l’enseignement supérieur catholique, empruntait une de ses images les plus saisissantes à la théorie des ferments de Pasteur. Si nous traitions d’un contemporain comme nous le faisons des écrivains du passé, avec une ingéniosité souvent trop conjecturale, il ne nous en faudrait pas davantage pour aller chercher dans ce discours la première idée du Ferment de M. Estaunié.

Il entra à Polytechnique. Sa promotion fut une des plus glorieuses : elle comptait, entre autres illustrations futures, Ferber, le père de l’aviation ; Cazemajou, le grand explorateur de l’Afrique centrale ; les généraux Nollet et Pelle ; M, Rouché, directeur de l’Opéra, et M. Marcel Prévost. On a dit encore plus de mal de l’Ecole Polytechnique que de l’Ecole Normale. Que ne lui a-t-on pas reproché ? De surmener les jeunes gens jusqu’à les stériliser et de n’en faire que des théoriciens infatués d’eux-mêmes et de leurs théories. On l’a accusée, — ni plus ni moins que la Société de Jésus, — de les marquer d’une indélébile empreinte. On oublie que les grandes écoles ne donnent réellement un « esprit » qu’à ceux qui n’en avaient pas. « Vous imaginez-vous, disait un soir M. Edouard Estaunié dans un groupe où l’on discutait Polytechnique, vous imaginez-vous que l’X a été institué pour fabriquer péniblement et durement des officiers d’artillerie et quelques ingénieurs ? Non certes, et je vous accorde qu’on les fabriquerait aussi bien ailleurs. L’X est une institution de luxe, une vaste expérience faite chaque année sur deux cents cerveaux afin d’y découvrir et, s’il y a lieu, d’y développer les aptitudes mathématiques et le génie qui glorifierait la science française. Cette expérience donne ou ne donne pas de résultats ; affaire de chance ! Mais il semble que. tous les deux ou trois ans au moins, il en sorte un bel exemplaire. Pour le reste, pour la grande masse des Polytechniciens, on les rejette dans le courant. Ils n’ont pas à se plaindre. Que leur a coûté l’aventure ? Deux années d’études désintéressées, deux années de science pure, d’une science dont ils n’auront peut-être jamais l’occasion de se servir. Soit, mais deux années durant lesquelles ils ont acquis une souplesse et une rapidité de conception qui leur permet de s’adapter aux fonctions les plus variées. On prétend que le Polytechnicien est un théoricien inutilisable. C’est absurde. Il fait à l’École d’application les études pratiques qu’on fait ailleurs ; mais il les fait avec une méthode de travail incomparable. Assurément chaque promotion a son poids de médiocrité : des cerveaux vite usés, des esprits dénués de critique qui se persuadent que la science dont on les a nourris est toute la vérité. L’extrême culture mondaine ou supérieure, mal assimilée, rejoint l’outrecuidance primaire. Nous le voyons tous les jours, et nous n’avons pas besoin d’aller à Polytechnique pour le voir. Au total, quelques déséquilibrés, quelques abrutis, quelques vaniteux. Mais à côté de ceux-là les seuls dont on parle, que d’autres, dont l’intelligence, admirablement disciplinée, sait se plier, dans les ordres les plus divers, à ce qu’on attend d’eux ! »

Des témoignages comme celui de M. Estaunié sont précieux à retenir dans une démocratie où la défiance s’attache invinciblement à toutes les formations d’élite et où nous sommes toujours menacés par l’esprit de nivellement. Ils le sont davantage lorsqu’ils nous viennent d’un homme que sa vocation n’avait pas orienté vers ce genre d’études et dont elles exercèrent la volonté plus qu’elles ne répondaient à son ambition naturelle. Du plus loin qu’il remonte dans son passé, il ne lui souvient pas d’avoir jamais douté qu’il écrirait des romans. En eût-il écrit d’autres, s’il n’avait pas été polytechnicien ? On n’a pas manqué de retrouver l’influence de la culture scientifique dans ce que ses inventions romanesques paraissent avoir de déductif, de démonstratif et, pour tout dire, de « construit. : » Prenons garde d’attribuer aux mathématiques l’œuvre du tempérament. Personne n’a reconnu le polytechnicien sous la souple composition des romans de M. Marcel Prévost ; et tous deux pourtant ont subi à la même époque, de la part des mêmes professeurs, la même discipline intellectuelle. Non seulement M. Estaunié n’a point transporté dans les vivants problèmes de morale et de psychologie la rigueur des théorèmes ; mais je sais peu d’hommes plus éloignés des applications qu’on prétend faire de la méthode scientifique aux questions qui touchent l’âme humaine et les arts. Si les études scientifiques ont agi sur lui, ce n’est pas comme on l’entend d’ordinaire. Elles lui ont seulement donné le moyen d’acquérir un sens plus complet et plus aigu de la vie moderne. Il est excellent que l’écrivain, qui se propose de nous la peindre, ait fait le tour des connaissances de son temps et qu’il ait au moins traversé ces laboratoires dont les lueurs, qui s’en échappent, colorent, même à notre insu, nos pensées et notre imagination. L’éducation scientifique est plus utile à un romancier né que l’éducation exclusivement littéraire qui peut développer son esprit critique, mais intimider sa faculté de création. Elle a aussi cet avantage qu’elle ouvre à son activité en même temps qu’à son expérience psychologique des milieux qu’en général l’homme de lettres ignore ou n’étudie que de l’extérieur. Il importe peu qu’il n’en tire ni ses décors ni ses personnages : la seule chose qui compte est d’avoir pu multiplier sous différents éclairages ses observations de la nature humaine.

A sa sortie de l’Ecole, ayant manqué de quelques rangs les carrières civiles, il démissionne et suit des cours de droit. Le droit lui parut beaucoup plus loin des mathématiques que la théodicée. Mais il était dit que les mathématiques ne le lâcheraient pas. Un concours se présente pour l’emploi d’ingénieur des Postes et Télégraphes : il le passe, et le voilà définitivement embarqué. Ce fut en qualité d’élève ingénieur qu’il fit son premier voyage en Belgique et en Hollande. Il en rapporta des impressions de tableaux qu’il réunit plus tard dans un petit livre, le seul de lui qui ne soit pas un roman. Mais le romancier y est déjà. Je vous recommande ce qu’à propos de Peter de Hoock il écrivait de « l’ambiance. » Le milieu nous livre la clef des événements violents et des actes précis. L’ambiance nous révèle l’âme au repos, car l’âme sur tous les objets, qui forment la trame de sa vie, « met son dessin et ses chatoiements. » Elle s’y trahit, et ils la trahissent à leur tour. Un jour le romancier se fera leur complice, et nous aurons les Choses voient. Mais nous en sommes encore loin.

Quatre ou cinq ans devaient s’écouler avant qu’un manuscrit à la main il franchit le seuil d’un éditeur. L’éditeur était Paul Perrin. Le roman, intitulé Un Simple, violent, inexpérimenté, se ressentait de l’influence du naturalisme : le jeune auteur y avait traité, sans le savoir, le même sujet que celui de Pierre et Jean, avec plus de dureté, comme il convient à la jeunesse. Perrin en vit les défauts, mais, sous ces défauts, de telles qualités qu’il n’hésita pas un instant sur la valeur et sur l’avenir de l’inconnu. Il l’accueillit non seulement avec sa bienveillance et sa courtoisie coutumières, mais avec une sympathie qui s’adressait à l’homme et qui faisait de son accueil une sorte d’installation dans son amitié. Mais que cette amitié fut longue à devenir une intimité ! M. Doumic a rappelé ici même, lorsque nous avons eu la douleur de le perdre, quel homme charmant et rare fut « ce type accompli du libraire à la française » et avec quel plaisir ses auteurs lui rendaient visite simplement pour causer. Il avait toujours l’air heureux de vous voir, comme si vous lui apportiez une occasion de vous obliger ; et, même quand le succès de votre dernier livre ne répondait pas à son attente, ou à la vôtre, il trouvait toujours des mots qui vous remontaient. M. Estaunié a connu le charme de ces causeries ; mais, lorsqu’il avait donné un roman et qu’on avait obtenu de lui qu’il fit son service de presse, — ce qui n’était pas toujours facile, — il disparaissait des mois et des mois, tant il craignait que son roman fût une mauvaise affaire pour son éditeur.

Ils demeurèrent ainsi une vingtaine d’années, fidèles l’un à l’autre, aussi discrets l’un que l’autre, sentant qu’ils pouvaient compter l’un sur l’autre ; et un jour ils éprouvèrent qu’ils étaient d’intimes amis.

Cependant la carrière de l’ingénieur se déroulait parallèlement à celle du romancier. Je n’y insisterais pas, si elle avait été obscure et monotone. Qu’un Huysmans, par exemple, soit resté vingt ou trente ans chef de bureau dans un ministère, cela n’offre aucun intérêt à ceux qui étudient son œuvre, parce que rien dans ses fonctions ne pouvait le détourner d’écrire. Mais la vie administrative de M. Estaunié, par le travail qu’elle lui imposait, par les responsabilités où elle l’engageait, semblait exclure toute autre occupation. M. Millerand l’avait mis à la tête de l’École d’application où se forment les ingénieurs des Postes et des Télégraphes et les membres du haut personnel. C’était une dernière expérience que l’on tentait, car on songeait à la supprimer. L’ancien élève des Jésuites, qui avait souffert d’une spécialisation trop étroite, comprit qu’elle se mourait faute d’air. Il fallait en ouvrir les portes et les fenêtres aux idées générales. Aussitôt il institue un Conseil de perfectionnement. Henri Poincaré accepte d’y entrer et promet tous les deux ans un cours sur un sujet inédit. Le moment venu de lui rappeler sa promesse, M. Estaunié alla le trouver. « Que voulez-vous que je traite ? » dit Poincaré. M. Estaunié lui proposa un sujet absolument nouveau, convaincu qu’il lui demanderait au moins quelques semaines pour le préparer. Mais cet homme prodigieux lui répondit seulement : « Quand désirez-vous que nous commencions ? — Quand il vous plaira. — Eh bien ! mercredi prochain. » Les dix conférences de Poincaré furent publiées et servirent de base à de nombreux travaux. Ce fut à cette Ecole que Curie fit sa première conférence sur le radium. Quant à M. Estaunié, il s’était chargé d’un cours sur la télécommunication électrique, dont je crois qu’il tira un livre, et d’un autre cours sur l’Histoire de l’Art accompagné de promenades dans les musées de Paris. Au bout d’un an, l’École, qui se mourait, était revenue à la vie, mais à une vie nouvelle ; et il lui arrivait des élèves de tous les pays de l’Europe, y compris la Suède et l’Allemagne. Personne ne parla plus de la fermer.

Mais on eut besoin d’un homme pour la direction du Matériel et de la Construction : M. Estaunié y fut nommé. Cette direction consommait en moyenne un directeur tous les quinze mois. Il y resta plus de sept ans. La guerre le surprend Inspecteur général : il demande à partir ; on l’envoie au Grand-Quartier anglais assurer les liaisons télégraphiques de l’armée anglaise avec le réseau français. Il rejoint le 2 septembre, à la veille de la Marne ; et il suit les Anglais jusqu’en 1917. Rappelé à Paris, il entre à la Commission des contrats chargée de réviser les marchés et de rabattre les prix excessifs. Démobilisé en 1919, il reparaît au Ministère où les absents ont tort de ne pas continuer à l’être ; et il sollicite de son ingrate administration une retraite anticipée qu’on s’empresse de lui accorder. Mais, un mois plus tard, M. Millerand, devenu gouverneur de l’Alsace, le fait venir à Strasbourg et le nomme à la présidence de la Commission des liquidations d’Alsace-Lorraine. Il s’agissait d’établir le cahier des charges relatif à la liquidation des biens qui dépassaient cinq cent mille francs et dont beaucoup atteignaient des centaines de millions. La Commission désignait aux tribunaux la personne à qui le bien devait être accordé et le prix auquel on devait le liquider. Il est inutile d’appuyer sur les qualités qu’exigeaient des opérations aussi considérables et aussi délicates. Songez seulement à la somme d’expérience que représentent ces diverses situations. Directeur de Ministère, il a vu de près les ouvriers et leurs syndicats ; et, s’il s’est fait aimer d’eux, c’est par son esprit de justice et sa fermeté, non par ses complaisances. Président des liquidations, il a vu d’aussi près les hommes d’affaires qui certainement lui ont paru bien plus redoutables. Balzac lui aurait envié ce poste d’observation. La main sur des dossiers d’où l’or ne demandait qu’à ruisseler, il était là comme au centre de l’attraction des mondes.


Il avait servi l’État trente-quatre ans sans interruption. Ses mois de congé, il les avait employés à voyager en Espagne, en Sicile, en Italie, en Suisse, jusqu’en Roumanie ; mais il n’avait pas porté aux cités étrangères un cœur oublieux de son pays. C’est encore la France qu’il connaît le mieux. Il est l’hôte enchanté des petites villes, l’explorateur ravi de leurs trésors, l’amoureux des vieilles pierres et des paysages qui ont une histoire. Et il aime beaucoup aussi les gens qui en ont une ou qui en ont eu plusieurs. C’est comme un fait exprès ; partout, ou presque partout, il dépiste des personnages qui, par leurs aventures ou par le mystère de leur vie, aspirent, sans le savoir, à entrer dans un roman. La vérité est qu’il est partout romancier. Il l’est devant les tableaux d’un musée, devant la Dentellière de Van der Meer ou devant la Bohémienne de Hals ; il l’est lorsqu’il parcourt une ville et que, tombant en arrêt, il essaie de déchiffrer la physionomie inquiétante d’une vieille maison ; il l’est quand il raconte ses voyages ; il l’est dans l’hôtel où il descend et dont l’hôtelier, à moins que ce ne soit l’hôtelière, ne parvient pas à lui dissimuler qu’un secret lui ronge le cœur. Il l’était souvent derrière la table de son bureau, quand il plongeait dans l’âme de son visiteur l’acier de son regard. Perrin le sentait si bien qu’au début de leur liaison il faillit lui proposer de quitter sa situation pour se consacrer uniquement à son œuvre. M. Estaunié ne le sut que plus tard. Cette preuve de confiance l’eût beaucoup touché ; mais il eût certainement décliné la proposition. Il n’avait pas plus le sentiment de sacrifier son œuvre qu’un amant celui de trahir son amour, en accomplissant avec le plus grand zèle les devoirs de sa profession. Son œuvre, il la retrouvait chaque jour ; il ne l’oubliait jamais ; elle était la douceur, l’inquiétude, l’exaltation de sa vie ; mais il ne lui permettait pas d’en occuper toutes les heures. Il exprimait récemment l’idée qu’à l’inverse du philosophe ou du pur savant, le romancier doit être lui-même un acteur activement mêlé aux réalités du monde. « Il faut, disait-il, qu’il soit autre chose qu’un romancier : j’entends par là que, tout en produisant son œuvre, il subisse ou rencontre ou recherche des circonstances qui l’obligent à participer d’une manière directe et personnelle à l’état social de son temps. »

Pendant toute la durée de sa direction, il écrivait de une heure jusqu’à trois heures. A trois heures, il interrompait la page commencée et regagnait son ministère. Il lui est arrivé plus d’une fois d’abandonner un roman dont la première partie était achevée et qui représentait pour lui des mois de travail, bien plus, des mois de vie intérieure. Il le reléguait au fond d’une armoire, ne voulait plus y penser, n’y pensait plus. Et, quelques jours ou quelques semaines après, il en commençait un autre. C’est ainsi qu’il a dans ses papiers un roman sur l’Administration qui probablement ne sera jamais repris, et un autre sur la vie profonde d’un village français dont personne ne connaîtra le dénouement, pas même lui. Ceux qui croient au plan rigoureux de ses romans seraient confondus de la manière dont il les compose. Il part d’une scène qu’il a vue ou plutôt qui lui est brusquement apparue et d’où l’idée du livre a jailli. Mais où se place-t-elle ? Il ne sait ni quand ni comment elle se produira. Ses personnages s’y dirigent : il les suit. Chemin faisant, il en rencontre d’autres, et il est le premier très étonné que ces nouveaux venus jouent dans l’aventure un rôle qui dépasse toutes ses prévisions. Vous l’entendez dire en parlant de l’un d’eux : « Je ne sais pas ce qu’il va faire, mais je m’attends à un mauvais coup. » Ou encore : « J’avais là un bonhomme qui me semblait très inoffensif : je me trompais. » Nous nous rappelons les soirs d’hiver de 1912 où il nous lisait les Choses voient, à mesure qu’il les écrivait. Nous avions l’impression que l’auteur ou, si vous aimez mieux, le guide qui nous précédait à travers cette histoire angoissante avait marché comme nous de surprise en surprise.

Mais quelle part ses souvenirs personnels se sont-ils réservée dans cette œuvre d’imagination ? M. Estaunié a horreur de tout ce qui peut ressembler à des confidences, et peu de romanciers ont tenu leur vie intime plus écartée de leurs romans. Les endroits mêmes où il les place ne sont pas toujours ceux qu’il a le plus fréquentés. Je n’en compte que trois ou quatre qui lui étaient réellement familiers : dans Un Simple, la plaine de Belpech ombreuse, sillonnée de rivières, fouillis de prairies avec ses maisons moitié chaumières, moitié châteaux : un décor de son enfance ; dans l’Épave, la demeure de son grand-père ; dans la Vie Secrète, le village voisin de Saint-Julia. L’extraordinaire maison des Choses voient, cette maison d’aspect honnête, parcimonieux et cossu, en pierres de taille, cette vieille maison bourgeoise de parlementaires ou de basochards resserrée entre le long hôtel de la Bretonnière et l’hôtel de Chavannes, dans un coin aristocratique de Dijon, appartenait à des membres de sa famille. Et c’est tout. La première partie de l’Empreinte se passe à Nevers ; mais il n’a séjourné à Nevers que cinq heures entre deux trains. Le Ferment nous transporte à Spa ; mais il n’est resté à Spa qu’un seul jour. Il n’a fait que traverser le Vézelay des Solitudes, ce village de Bourgogne « ceint de vieux murs, qui semble une frégate échouée sur un récif et dont les petites fenêtres ouvrent, par-dessus la bande noire des remparts, des milliers de sabords d’où l’on s’attend à voir jaillir l’éclair d’un coup de canon. » Et l’inoubliable Semur de l’Appel de la Route, il ne l’a visité qu’un après-midi. Mais les gens de Semur ne démentiraient pas les lecteurs de la Revue qui se flatteraient de connaître leur ville. Il saisit avec une précision étonnante l’aspect des choses et n’évoque ou ne décrit jamais mieux que ce qu’il a vu très vite.

Quant à ses personnages, je crois que, jusqu’à l’Empreinte, il a peint çà et là des gens qu’il avait connus. Il avait connu et aimé sa Bonne Dame dont les malheurs commencèrent avec son veuvage, qui adorait sa fille, qui ne pouvait souffrir son gendre, qui se ruina pour eux et qui finit dans une maison de retraite. Le Père Boijol de l’Empreinte petit, mince, le nez fureteur, les lèvres rieuses, qui a réduit les Provinciales en tableaux synoptiques, est évidemment le Père Caruel. D’ailleurs, lorsque M. Estaunié fut décoré, le Père Caruel lui écrivit pour le féliciter et signa Boijol. Mais, à partir de l’Empreinte, je ne pense pas qu’on puisse mettre un nom sur aucun de ses personnages : ils sont tous sortis de son imagination ou d’une rencontre imprévue de son imagination avec la réalité. L’Ascension de M. Baslèvre naquit d’une conversation qu’il eut un soir à un diner. Il se trouvait assis près d’un haut bureaucrate (mort depuis) qui lui raconta incidemment qu’il retournait tous les dimanches à Vincennes et y passait la journée dans la petite maison d’un ami qu’il avait perdu. Ce détail frappe M. Estaunié et le poursuit. Une telle religion du souvenir ne recouvrirait-elle pas un grand amour ? Si cet homme avait aimé la femme de son ami et s’il allait ainsi chaque semaine revivre dans l’ambiance de l’être adoré et disparu ? Cela supposerait un amour très noble, très pur ; cela supposerait aussi que l’on croit à la présence des invisibles. Quel contraste avec les impitoyables passions charnelles qui ne se résignent ni à l’absence ni à la mort et qui laissent au cœur l’âcreté d’un désir inassouvi ! Et voilà l’Ascension de M. Baslèvre. Je note que le M. Baslèvre de la réalité avait vécu toute sa vie place des Vosges et que, parvenu au faîte des honneurs, il n’avait jamais quitté sa mansarde d’étudiant. Ce détail, que le romancier respecta, parut en général invraisemblable. C’est une vieille histoire. Et c’en est une autre, toujours bien venue, que d’avoir créé un personnage dont on vous donne ensuite le vrai nom et l’adresse. Dans la Vie secrète, M. Estaunié avait imaginé un certain Lethois qui, sans que personne le sût, continuait depuis vingt ans ses expériences sur les fourmis. Lethois ignorait tout de la législation et de la politique françaises ; mais il connaissait jusqu’au moindre détail les mœurs, le régime, les révolutions de ses fourmis, « et il n’apercevait dans l’humanité qu’une vaste fourmilière d’ordre inférieur. » Des lecteurs s’écrièrent : « Le signalement est parfait au physique comme au moral. On ne peut pas s’y tromper : c’est Un Tel qui demeure à Chartres. »

Cependant la plupart des êtres qu’il a créés ont un trait commun. Ce sont de grands solitaires qui ne connaissent ni les abandons ni les épanchements. Ils vivent repliés sur leur âme comme des dragons sur leur trésor. Ils ne communiquent entre eux que par éclairs et par éclats, et ne se découvrent qu’en se mettant hors d’eux-mêmes. Ils ne se confient à personne, et encore moins à ceux qui leur sont chers. Jamais l’expression de « rompre le silence » ne m’a paru plus juste. L’aveu de leurs tourments intérieurs, de leurs pensées les plus intimes, est une sorte de rupture, de déchirement, et ressemble presque à un acte d’hostilité. Tout récemment un critique d’une rare pénétration, M. Thibaudet, analysait en eux les effets de l’empoisonnement par le silence. Ils ne souffrent pas seulement de leur obstination à se taire : ils ont senti ou compris que, même si nous voulions tout dire, nous ne le pourrions pas. Seuls les esprits superficiels se livrent parce qu’ils n’ont rien à livrer. Nos paroles, nos confidences, ne sont que des ébullitions à la surface d’une âme dont l’impuissance à s’exprimer retient le meilleur d’elle-même ou le pire dans ses muettes profondeurs. Les uns s’en exaspèrent ou en gémissent ; les autres, qui sont les plus forts, s’y résignent et s’en accommodent. Cette vision de petits mondes fermés dont se compose notre monde, je croirais volontiers que M. Estaunié la tient du souvenir de ses ascendants. S’il ne les a pas pris pour modèles, s’il ne les a pas ressuscites pour les jeter dans ses combinaisons d’intrigues, il a du moins imposé à ses personnages leur repliement solitaire, leur religion du silence. Mais il a transformé en prison cellulaire ce qui n’était pour ces âmes fières et taciturnes qu’un oratoire dans une forteresse.

Mais lui, M. Estaunié, où le trouve-t-on dans son œuvre ? Il est rare qu’un romancier ne se mette pas en scène, ne fût-ce qu’une seule fois. Flaubert lui-même nous a livré quelque chose de sa jeunesse dans son Frédéric Moreau. Si on ne raconte pas les événements de sa vie, si on ne fait pas son portrait, on prête du moins à un des fils de son imagination ses goûts, ses prédilections, ses idées, un peu de son humeur. Je cherche en vain dans l’œuvre de M. Estaunié un jeune homme ou un homme dont le caractère s’accorde au sien, qui exprime ses sentiments, ou simplement qui partage quelques-unes de ses préférences. Cette sensibilité si délicate et si vive sous un masque de volonté tendue, ces effusions charmantes qui sont comme la source dans le roc, tout ce qui fait la grâce virile de son amitié, aucune de ses créatures n’en porte la marque ou n’en garde le reflet. Il n’en a chargé aucune de le représenter dans son rôle d’organisateur ou de psychologue à intuitions. Aucune ne s’est parée de ses plus chers plaisirs. Il ne me souvient pas qu’il ait décrit la joie du connaisseur qui guette le passage d’un dessin de maître, qui arrive à l’acheter par un concours de circonstances toujours exceptionnelles et dont la collection, commencée sur ses premières économies, tient à la fois du reliquaire et du trophée. Pas un de ses personnages n’aime ce qu’il aime : les vieux meubles, les belles étoffes, les fleurs, — ces fleurs qui lui sont nécessaires et dont il se plaît à faire de riches harmonies, car il en remontrerait aux plus habiles fleuristes dans l’art des gerbes et des bouquets. Pas un de ses personnages n’est, à ses moments perdus, tapissier ou encadreur. Enfin pas un ne l’a suivi sur les pentes et les glaciers des Alpes, l’ascension de M. Baslèvre n’ayant rien à voir avec celles de cet alpiniste passionné.

Mais on a beau se fuir soi-même dans ses romans, il faut bien qu’on s’y rejoigne çà et là Il y a une scène dans le Ferment dont je parierais qu’elle est une scène vécue. Le héros, ancien élève de l’École Centrale, donne des leçons au fils de Mme de Rouvayre, et cette dame, qui paie soixante francs une séance de son coiffeur à domicile, juge exorbitant qu’il en demande dix pour une heure de son temps. Il est certain que M. Estaunié n’aurait pu écrire l’Empreinte, s’il n’avait pas reçu l’enseignement des Jésuites. Ses souvenirs personnels ont nourri son livre ; mais comme il a pris soin d’en éliminer sa personne ! On se rappelle le sujet : un élève des Jésuites, pétri, malaxé selon leur idéal, est détourné du sacerdoce, vers lequel ils l’acheminaient, par son tuteur dont l’opposition dépose dans son esprit des semences de doute. Il décide de ne pas se faire jésuite, mais de rester fidèle à Jésus. Cependant il en veut à ses éducateurs d’avoir essayé de l’attirer à la vocation religieuse. Livré à lui-même, il entreprend la révision de ses croyances et se persuade qu’il ne croit plus. Mais incapable de sortir de lui-même, incapable de se dévouer à une tâche d’homme, demi-ascète, demi-sceptique, il ne peut supporter la vie du siècle et revient à la Compagnie qui lui tend toujours les bras. Il n’y a pas un atome de M. Estaunié en ce jeune homme inquiet, incertain, ambitieux sans énergie, violent et faible, et qui porte l’incrédulité dans sa foi comme Hamlet le doute dans sa certitude. C’est une création, et dont les Jésuites ont reconnu la vérité sous la plume d’un de leurs critiques les plus éminents, le Père Brou. Un jeune homme de cette nature et dans cette situation, a-t-il écrit, « doit voir ainsi les choses, interpréter ainsi les méthodes d’enseignement, le choix des lectures, les conseils donnés, les précautions minutieuses pour préserver la foi, les mœurs, la piété. » A ce point de vue, oui, l’Empreinte est un document, et j’en recommande la lecture aux Jésuites. Ils s’y instruiront et verront combien sage est la règle qu’ils ont lue vingt fois dans leurs Constitutions : « Si le candidat affirme n’avoir été poussé par personne de la Compagnie à y rentrer, on pourra passer plus outre. Mais s’il dit avoir été sollicité, il sera pour lui d’une grande utilité spirituelle qu’on lui laisse le temps de réfléchir. Si, après ces réflexions, il sent et juge qu’il lui convient d’entrer dans la Compagnie, alors... eh bien ! on pourra continuer à l’examiner. » Après cela, que la règle ait été violée, hélas ! il ne suffit pas qu’une règle existe pour qu’elle soit inviolable. » J’ai tenu à citer ce passage qui prouve, en même temps que la sincérité d’Estaunié, l’impersonnalité de son étude.

Son expérience intime ne lui fournit pas plus les événements que les personnages, mais seulement les idées et les problèmes. Je suis convaincu que l’idée de la Vie Secrète lui a été en grande partie inspirée par la double vie qu’il a menée si longtemps. Dès les premières pages du roman, il nous semble que l’auteur commette une étrange confusion. La vie secrète ne consiste pas à dissimuler un travail que nous publierons un jour. Pourquoi M. Lethois se cache-t-il d’étudier les fourmis et l’abbé Taffin d’écrire l’histoire de sainte Letgarde ? Le mystère dont ils s’enveloppent serait facilement percé, s’ils avaient des voisins curieux ; et derrière leurs rideaux ou leurs verrous ils me paraissent aussi candides que des enfants. La vraie vie secrète n’a besoin ni de rideaux ni de verrous. C’est celle de nos désirs inavoués, de nos haines, de nos amours, de nos jalousies féroces et silencieuses, de nos vices, de nos dévouements qui n’en seraient plus, si nous leur permettions de se révéler. C’est tout l’inexprimé ou l’inexprimable qui rend deux êtres étrangers l’un à l’autre jusque dans leurs embrassements. C’est la pensée invisible au fond des yeux les plus limpides. C’est la mort de l’amour sous les gestes habituels de l’amour. Ce sont les illusions éteintes dont la lumière survit encore dans notre regard. L’auteur des Choses voient et des Solitudes ne l’ignore pas. Mais, s’il ne se cachait pas de son travail d’écrivain, il en défendait jalousement l’intimité, et il ne parlait jamais de ce qui était pour lui plus que ses fourmis pour M. Lethois et plus que sa Sainte pour l’abbé Taffin. Combien de gens autour de lui savaient-ils qu’il écrivait des romans et pouvaient-ils soupçonner que ce directeur toujours exact, admirablement informé, homme d’initiative et de décision, qui semblait appartenir tout entier à sa charge, se réfugiait deux ou trois heures par jour dans un monde imaginaire où des âmes se torturaient ?

Il ne nous serait pas plus difficile peut-être de deviner dans l’Ascension de M. Baslèvre, venant après le dur livre des Solitudes, l’influence d’un changement de vie et comme une rayonnante diffusion de tendresse ; et nul ne s’étonnerait que l’Appel de la Route eût été tout d’abord entendu dans l’atmosphère d’une grande douleur. Mais qu’il nous suffise d’y sentir la vérité d’une âme qui se dérobe derrière les ardeurs nettes et tristes de son imagination. Une seule fois elle a rejeté tout voile ; elle a parlé pour elle-même ; et je ne sais rien de plus pathétique que la dédicace des Choses voient à une mère qui, jusqu’au moment de la séparation suprême, avait partagé toute sa vie : « ...Si tu as cessé d’être visible, ce n’est pas que tu sois partie, c’est que je suis aveugle... »


En revanche, son œuvre est l’histoire de son esprit. Ses romans s’enchaînent suivant une logique qu’il n’avait certes pas prévue. S’il ne sait jamais absolument où ses personnages le mèneront, il sait encore bien moins à quelle œuvre prochaine il abordera. Son roman fini, M. Estaunié se juge également fini et devient l’homme le plus malheureux du monde. Il se désintéresse de ces êtres qui lui ont dû la vie et les met à la porte en leur souhaitant bon voyage. Mais ils ne s’éloignent pas aussi facilement qu’il les a congédiés ; et, quand il croit tenir un nouveau sujet, il s’aperçoit tout à coup qu’ils sont rentrés à son insu et que ce sont eux qui le lui ont glissé sous la main., Comme il le dit plaisamment, il lui faut des mois pour se désintoxiquer du roman qu’il a fait. Il y parvient, mais alors qu’il recherche la variété et croit n’obéir qu’à son perpétuel désir de renouvellement, c’est sa pensée en marche qui le dirige et lui désigne l’étape.

Laissons de côté ses premiers romans d’un caractère purement anecdotique. Son itinéraire commence avec l’Empreinte. Le jeune homme a réagi violemment et douloureusement contre toutes les idées de son éducation, et il aboutit à la profession de foi la plus désespérée : « L’homme ne vit que par la nature ; il n’est là que pour la servir... Il n’y a ni bien ni mal : il n’y a que des forces et des équilibres. » Dans le Ferment qui suit l’Empreinte à trois ans de distance, cette philosophie est bien près de ne plus le satisfaire. Qu’il l’ait voulu ou non, son récit en dénonce les conséquences désastreuses sur certaines âmes et s’apparente aux Déracinés de M. Maurice Barrès et à l’Etape de M. Paul Bourget. Trois ans se passent encore. Il donne l’Épave, un singulier petit livre, la première partie d’un roman interrompu, un portique qui s’ouvre sur le désert, — comme le positivisme dont il parait adopter les froides conclusions. Mais déjà l’auteur de la Vie secrète n’accepte plus cet inconnaissable qu’il est inutile de chercher à connaître. D’ailleurs l’inconnaissable n’est pas seulement « la muraille qui enclôt l’horizon. » Il est en nous et dans les êtres qui nous entourent. La loi n’est point de s’y soumettre, car « il arrive une heure où cette vie secrète, qui a travaillé en silence le sol sacré des âmes, éclate, renverse, sauve ou tue : elle tue les égoïstes, elle ressuscite par la charité, et le sacrifice en rend la résignation possible. » A la fin de l’Épave, on nous disait que le mot Justice doit effacer le mot Charité. Il ne peut plus être question de justice, puisque nous nous ignorons.

Il semble que M. Estaunié se soit arrêté quelque temps comme s’il avait voulu épuiser l’amertume de cette ignorance. Les objets que nous voyons immobiles et immuables, ces témoins impassibles de nos agitations, pourquoi n’auraient-ils pas aussi leur vie secrète ? Le mystère est partout, mais nulle part plus prodigieux que dans le spectacle du visage humain. « Ah ! la sublime chose qu’un visage ! s’écriera le miroir des Choses voient. Je n’ai vraiment rencontré la vie que sur cette tache toute petite, très humble, toujours pareille en apparence, et qui cependant était à elle seule plus grande que l’horizon, plus diverse que l’Océan. » Désormais rien ne lui paraîtra aussi inepte que le mot fameux : « Je ne crois qu’à ce que touche mon scalpel. » C’est précisément à ce que n’atteint pas le scalpel que nous devons croire. Il n’atteint pas l’effrayante solitude des âmes. Mais est-elle si effrayante ? Par un jeu divin, elle qui sépare si bien les vivants, semble au contraire abattre la muraille devant ceux qui ne sont plus. On ne comprend vraiment les disparus que dans la solitude où ils nous ont laissés. Tant qu’ils vivaient, on ne savait quels ils étaient : à peine partis, ils deviennent la page ouverte que le cœur solitaire déchiffre tout entière et sans effort. » Ces dernières lignes des Solitudes nous annonçaient, avant que M. Estaunié s’en doutât, l’Ascension de M. Daslèvre. Mais quand la solitude n’abat pas la muraille, quand on n’entend pas les voix qui se sont tues, quand on continue de souffrir et de se révolter contre la souffrance ? A cette angoisse, notre héritage inaliénable et sublime, l’Appel de la Route répond par un acte de foi dans le monde invisible, dans une « Terre Promise. » Quel chemin parcouru !

Ne demandons pas à M. Estaunié si ce dernier roman est le terme de sa pensée. Nous l’embarrasserions peut-être. En ce moment, il est en train de se désintoxiquer des Lormier, des Manchon, des Traversot et de l’infortuné La Gilardière. Et il ignore quel nouveau drame se prépare dans son imagination. Mais soyez sûrs qu’il s’en prépare un, — et que nous avons affaire à une des plus fortes personnalités de notre temps.


FIDUS

  1. Voyez la Revue des 15 janvier, 15 mars, 15 avril, 15 mai, 15 juin, 15 juillet 1920, 15 juin, 15 juillet 1921.