Silhouettes contemporaines - Henry Bordeaux

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Silhouettes contemporaines - Henry Bordeaux
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 312-331).
SILHOUETTES CONTEMPORAINES

IV[1]


M. HENRY BORDEAUX






Je le regardais monter devant moi ; sa robuste carrure remplissait la vareuse horizon aux quatre galons ; encore que la colline fût modeste, la pente était raide et le chemin médiocre. Et j’admirais la fermeté aisée de son pas.

Nous venions de cheminer une heure côte à côte, tirant des événements tragiques qu’en ce printemps de 1918 nous vivions ensemble, nombre d’idées générales, — par quoi se reconnaissent deux bons Français. Et une fois de plus, j’avais constaté que, pour raisonner sur la grande crise nationale, le commandant Bordeaux n’avait qu’à transporter à un plan supérieur les idées que développe, depuis vingt ans, le romancier de la famille. Rien ne l’amenait à se déjuger, mais tout à s’élargir. Aussi s’était-il, à son ordinaire, exprimé avec cette autorité où se reconnaît une pensée mûrie et chaque jour confirmée. Et maintenant, engagé dans le chemin montant, il avait pris la tête et guidait la marche.

Il marchait sans hâte et, en apparence, sans effort. Les jambes, très fortes dans les molletières de cuir fauve, vraies jambes de montagnard musclées et solides, le portaient sans précipitation, mais assez rapidement vers le sommet : le pied se posait, comme d’instinct, sur la pierre plate qui, dans la fange du chemin, pouvait le mieux assurer sa marche. En réalité, son œil exercé, — cet œil au regard si réfléchi, — conduisait au mieux cette petite ascension. Et soudain je me rappelai mes courses dans les Alpes et particulièrement un magnifique guide qui, par-dessus les cols d’Anterne et du Brévent, me conduisait à Chamonix. Cet homme avait, des heures, cheminé devant moi, aux montées, aux descentes, dans l’herbe glissante et dans les rochers chaotiques, du même pas égal, sûr, calme, — et cependant rapide. Et il me plut de constater que l’auteur de la Croisée des Chemins avait, sous l’uniforme de la Grande Guerre, l’allure d’un solide guide des Alpes.

N’était-il pas, quand la guerre l’avait arraché à ses travaux, arrivé à cette heure magnifique où un écrivain se sent devenu un guide ?


M. Henry Bordeaux qui, avant cinquante ans, arrive aux sommets, y est parvenu de ce pas assuré. Festina lente, conseille la Sagesse aux jeunes gens ; hâte-toi lentement. Il s’est hâté lentement et n’a pas cessé de s’élever : « La vie, a-t-il écrit, est une ascension. À mesure qu’on monte, on voit mieux, on respire mieux, on domine mieux. Et la sérénité du soir est en haut. » Vers le sommet, il s’est acheminé, depuis vingt ans, d’un pied qui, évitant les faux pas, lui a permis d’atteindre les hauteurs bien avant que son soir tombât. Il n’est pas jusqu’aux hésitations du début qui n’ajoutent à la leçon de ce bon roman qu’est cette vie de romancier. Après avoir cherché sa voie, on l’aime plus. « Rien n’est plus favorable au talent, a-t-il avoué, qu’un mauvais début ; c’est le meilleur des excitants. »

Le 1er janvier 1889, Eugène-Melchior de Vogué adressait une lettre ouverte « à ceux qui allaient avoir vingt ans. » Nous la lûmes tous dans nos chambrettes. L’admirable penseur nous incitait à « refaire une âme collective » à la France. Il entendait réagir contre un individualisme qui, devenant le danger national, effrayait son âme toujours aux écoutes. Né en 1870, M. Henry Bordeaux était de ceux « qui allaient avoir vingt ans. » Je suis convaincu qu’il lut l’appel de Vogué avec cette déférence qu’il a toujours témoignée aux maîtres de la pensée, mais il eût été surpris d’apprendre qu’il serait, — avant dix ans, — un des plus précieux artisans de l’œuvre à laquelle nous conviait le noble écrivain. Car, ainsi que nous tous, il était ivre de cet individualisme qui, à l’état de dogme, opprimait de jeunes intelligences, alors qu’elles s’en croyaient exaltées.

Le jeune étudiant s’en grisait d’autant plus volontiers qu’issu d’une province et d’un foyer traditionnalistes, il se donnait l’illusion de briser une contrainte. Il croyait s’être « libéré. » Il ne l’était pas. Probe, généreux, intelligent et, au tréfond, raisonnable, il ne pouvait échapper longtemps à la voix d’une terre et d’un sang également sages.

« La Maison » était à Thonon, sur les bords du Léman, — telle qu’il nous l’a décrite. Les aïeux de sa mère se l’étaient transmise; le père, venu du Midi ariégeois, s’était vite agrégé à cette solide famille de Savoie, étant lui-même d’àme robuste. Cependant quand je voyais Henry Bordeaux, abandonnant son calme réfléchi, s’animer et presque se soulever, je me disais : « C’est l’Ariège qui bouillonne. » Chez lui cependant la Savoie reste souveraine.

C’est une province pleine de force et de grâce tout ensemble. Gardant d’un beau passé historique une forte personnalité, elle la fortifie d’un orgueil légitime. Marche sans cesse menacée, elle a vécu dans la bataille; terre assez âpre, elle a exigé de ses laboureurs de rudes labeurs. De cette double lutte le Savoyard a gardé un caractère vigoureux, rude, facilement disputeur. Les lacs, les monts, les névés, les gorges, les torrents ont composé à ce petit pays une autre forme de personnalité ; la nature y a, écrit Bordeaux, « le pouvoir d’exalter et d’apaiser tour à tour. » La race est réaliste, mais sans rien de vulgaire. Thonon est l’avant-garde de la Savoie vers cette petite Méditerranée qu’est le Léman. La gravité savoyarde s’y tempère de grâce. Une enfance qui s’écoule là s’empreint de sensibilité.

Un foyer plein de noblesse s’est fondé là du jour où le jeune fonctionnaire, devenu avocat, a épousé la fille des magistrats de Savoie. Le père, la mère, nous les apercevons, plus ou moins voilés, mais toujours admirables, dans presque tous les livres de M. Bordeaux : heureux ceux d’entre nous qui, par surcroît, y ont reconnu des traits chers à leur enfance !

Un grand avocat de Savoie, François Descostes, a, au lendemain de la mort prématurée du bâtonnier de Thonon, peint en pied son confrère, — noble figure dont les lecteurs de M. Henry Bordeaux disent : « C’est bien lui ! » — comme s’ils l’eussent connu. Cet avocat, à la fois solide et ardent, tout au devoir, et tout à la vie, était né chef ; père incomparable, il n’a laissé à ses huit enfants que de puissants exemples. En 1870, déjà père de quatre petits enfants, il avait voulu s’engager et avait fait la campagne. Ce n’est pas à son foyer qu’une telle résolution eût rencontré la moindre objection. Tous les lecteurs de M. Bordeaux savent ce qu’est une femme forte : c’est celle que peint l’Écriture. Cependant, nous l’ayant fait deviner à travers ses admirables « mères, » il hésite, pris d’une sorte de pudeur filiale, à nous la livrer en traits précis dans sa « Maison : » « Si je veux m’approcher, je ne trouve plus de mots. » Et à peine indique-t-il d’un trait cette douceur qui recelait tant de force : « .Mon père dont l’autorité semblait inébranlable se tournait vers elle, comme s’il lui reconnaissait une puissance mystérieuse. »

Cinq fils, qui ont tous marqué, — chacun en sa carrière : — un ingénieur qui a laissé de ses voyages hors d’Europe des récits pleins de vie; un autre ingénieur, qui, avant la guerre, a, l’un des premiers, deviné et décrit le rôle de l’aéroplane ; ce jeune avocat, qui, devenu bâtonnier à trente ans, continue à son barreau de nobles traditions ; ce général Bordeaux, qui, après tant de campagnes lointaines, défendait, le 23 juin 1916, en avant de Souville, une des portes de Verdun et la sauvait ; et cet écrivain, qui demain sera « reçu » à l’Académie ; une jeune sœur de Charité, qui récemment mourait en Chine, tandis que ses deux sœurs transportaient en des foyers nouveaux les enseignements reçus : mieux que tout ce qu’a pu écrire un fils plein de gratitude, une telle couronne nous édifie. Nous savons à quelle source un Bordeaux a puisé ses qualités, en quelle terre s’enfoncent ses racines. Le romancier de la Famille ne s’est point improvisé ; nous savons où est la garantie de la sincérité qu’il apporte dans son art.

À un tel foyer un enfant s’élève sans désordre, mais sans tristesse. Les enfants de familles nombreuses sont, en thèse générale, pleins de gaîté. De fait, son enfance dans la grande maison parait avoir été gaie. L’était-elle moins au collège ? M. Bordeaux ne parle guère de ce collège que pour nous révéler, détail imprévu, qu’il y joua dans la Fille de Roland le rôle de Berthe. Ce devait être une vigoureuse Berthe, car, par ailleurs il nous avoue que, « pourvu d’une bonne santé,» il « en enra- geait à cause de la couleur dont elle enluminait ses joues. » Peut-être le milieu n’eùt-il formé qu’une pâte solide ; un aimable vieillard y versa le levain. Chose curieuse, le grand-père maternel, — qu’il le peint en termes charmants ! — représentait en ce milieu la fantaisie. Emmenant l’enfant en promenade, ce disciple de Jean-Jacques lui ouvrit le livre de la Nature, le grisant de l’air, des eaux, des fleurs, des forêts. Paul Bourget louera dans l’œuvre du romancier « ce mariage heureux de l’âme et des horizons. » Les parents lui ont fait l’âme ; le grand-père lui a ouvert les horizons. Il laisse entendre que le levain eût pu devenir poison ; mais une forte nature résiste facilement à une passagère intoxication.

Peut-être se fût-il plus promptement dérobé à ce prestige, si, par ailleurs, jeté à seize ans dans Paris, il n’eût été plongé dans la grande vague d’individualisme qui, en ces années, déferlaient des pentes de Montmartre à celles de la Montagne Sainte-Geneviève. Henry Bordeaux s’en est grisé ; il a dû, de 1887 à 1889, beaucoup parler de « vivre sa vie » et de « cultiver son moi. » Et lorsque, pourvu d’ailleurs de deux licences, il lui fallait, en 1889, quitter Paris, pour venir, suivant les intentions paternelles, faire son stage d’avocat en sa petite ville, c’était en provincial envoûté. Le monstre le tenait. Deux ans de stage à Thonon, un an de caserne à Annecy lui ont paru années d’exil. Il les a remplies d’une débauche de lectures : Shakspeare et Taine, Chateaubriand et Bourget, Villiers de l’Isle-Adam et Sully Prud’homme, Loti et Verlaine, bien d’autres, — et Tolstoï, et Ibsen. Parfois la main du père a glissé entre ces volumes un Fustel de Coulanges, un de Maistre, un Le Play auxquels la mère ajouterait volontiers le François de Sales de l’Introduction et le Bossuet des Méditations. Mais l’heure de Le Play, de Maistre et de François de Sales n’a pas encore sonné pour le jeune « émancipé » tolstoïsant et ibsenien. Les autres prévalent. Et un beau jour de 1892, il faut bien que le bâtonnier, avec un secret soupir, donne licence au jeune stagiaire de jeter la robe aux orties ; le Savoyard va courir se rejeter dans l’antre du Minotaure. Il va « vivre sa vie. » Mais la veille du départ, d’un geste affectueux, le père a saisi le bras du jeune homme et l’a entraîné hors de la petite ville ; il l’a arrêté devant un champ où un paysan creuse son sillon : « … Ils ont besoin de paix pour tracer leur sillon. Cette paix, nous ne devons pas la troubler et nous devons empêcher qu’on la trouble. »

Le Paris que retrouve le jeune homme, se soucie moins que jamais, — en cette année 1892, — de si grands devoirs. L’individualisme qui n’était qu’une croisade en 1887, a maintenant place conquise. La table du Pascal Rouvray de la Croisée des Chemins, à elle seule, nous le révélerait : de l’Homme Libre de Maurice Barrès à la Société mourante de Jean Grave, de l’égotisme à l’anarchisme, tout passe sur cette table. Je n’ai jamais rien lu qui peigne mieux que les premières pages de ce beau roman, notre génération arrivée à sa majorité. Le jeune avocat rédacteur au contentieux du P.-L.-M. est revenu rallier les bataillons de l’individualisme littéraire. Le voici qui publie son premier livre Âmes Modernes. La Revue blanche et le Mercure, revues d’avant-garde, ont volontiers publié les fragments de l’étude qui, plus que toutes les autres, arrête le lecteur, l’enthousiaste article sur Ibsen où Nora est, — par le futur auteur des Roquevillard ! — approuvée d’avoir, pour vivre sa vie, abandonné mari et enfants. Le recueil, tout entier conçu dans cet esprit, révèle, par ailleurs, une âme si jeune, si sincère, si enthousiaste qu’on ne sait si l’on doit regretter ce démon qui certes, chez ce jeune homme de vingt-trois ans, n’est point celui de midi, — à tout prendre le seul tout à fait dangereux, — mais celui des premières heures qui, s’il ne nous asservit pas au delà de la trentaine, ne nous pousse dans les voies étrangères à notre âme que juste assez pour nous permettre d’en mieux garer un jour nos neveux. Un joli conte à talons rouges, pimpant et douloureusement pervers, — Jeanne Michelin : le Savoyard va-t-il décidément s’égarer en cette voie ? Nous y gagnerons sans doute un aimable chroniqueur ; nous y perdrons à coup sûr un fécond écrivain.

La vie nous manœuvre plus que nous ne la conduisons ; mais c’est neuf fois sur dix, pour notre bien. Car, nous remettant sur le penchant naturel d’où nous nous écartions, elle nous ramène ainsi à nos vraies fins.


À l’automne de 1896, l’homme de bien qui avait guidé ses premiers pas est arraché au travail par la mort : cruel deuil qu’aggrave un cruel problème. C’est celui qui se posera dans la Croisée des Chemins, — l’un des romans les plus vécus de M. Henry Bordeaux, — devant Pascal Rouvray. Déjà le jeune homme, — en cette année 1896, — s’est ouvert les revues, les journaux, les salons littéraires, l’officine des éditeurs. Il n’est encore qu’au seuil de la vie littéraire, mais la porte s’est ouverte. Sa présence est cependant nécessaire en cette « Maison » où, timidement, l’appellent l’admirable veuve et de jeunes enfants. Cette Maison vivait du travail du père : le « cabinet » de l’avocat va-t-il tomber ? Voici l’heure où la vie vient heurter à notre porte.

Le romancier a parlé de « ces voix du passé qui prennent malgré nous la parole, lorsque nos intérêts les plus sacrés entrent en jeu. » Plus simplement, son caractère, qui est droit, ferme, grave et sensible, réagit pour la première fois sur sa vanité. « Regarder la vie en face, » c’est le mot par lequel se terminera la Petite Mademoiselle. L’ayant regardée en face, il l’a vue. Le romancier de Jeanne Michelin redevient Maître Bordeaux, avocat à Thonon.

Mystère de la destinée ! Ce jeune écrivain, arrêté net en son premier élan, que pense-t-il de cet avatar ? Qu’il a sacrifié son talent au devoir et sa carrière à sa famille. Or qu’est-il ? Un esprit qui se dévoyait et qui reprend sa pente naturelle, un cerveau qui se grisait d’une vaine boisson et qui, ramené aux réalités, va y trouver la plus substantielle des nourritures. Il a rêvé d’être un jour appelé « maître » par de jeunes littérateurs en quête de direction ; il est appelé « maître » par le « Palais » de sa sous-préfecture. Mais le président qui, le premier, lui dit : « Maître Bordeaux, vous avez la parole, » ignore que très précisément un maître naît qui, après avoir retrempé au contact du sol natal et de l’àme des petites gens, son cerveau et son cœur, va sous peu prendre et garder la parole pour défendre, non plus devant un modeste tribunal de deuxième classe, mais devant l’opinion de son pays, la plus noble des causes, — très précisément celle à laquelle il vient, payant d’exemple, de sacrifier son envie : la cause de la collectivité familiale.

Cinq ans après, vous eussiez vu dans le cabinet de Me Bordeaux, travailler côte à côte deux jeunes gens. « À nous deux nous n’avions guère plus de quarante ans. » Mais le jeune stagiaire qu’il forme représente pour lui la liberté. C’est pour transmettre à ce jeune frère la « charge » intacte, qu’il a jadis consenti à ce qu’il appelait alors l’exil. Et il est résolu à regagner Paris, — mais avec des sentiments si étrangement changés ! « Je m’honore, écrira-t-il, d’avoir appartenu au barreau. » Il lui faut en outre s’en féliciter. Contact avec le plaideur, le juge, les affaires, quelle source d’observations sur la vie réelle ! Mais c’est cependant le contact repris avec la terre qui a transformé son esprit. Infatigable marcheur, il a, mieux connu et vite chéri, d’un amour cette fois éclairé, ce sol riche de souvenirs et de beautés : chaque champ lui a rappelé la leçon du père : là est l’assise de notre nation et sur cette assise s’appuie la première pierre de l’édifice qui est celle du foyer. Avocat, il a pénétré l’âme de ces paysans dont, par ailleurs, maire d’une petite commune, il a éprouvé les passions. Avec cette terre natale, il a par ailleurs lié de plus doux liens, — et si forts ! Le foyer qu’il vient de fonder sera doublement de chez lui. Son réenracinement est ainsi complet et parce qu’il l’est, il lui est permis peut-être de quitter, cette fois sans aucun danger de déviation, le pays natal. Le quittant, il ne saurait plus s’en arracher ; ses racines y resteront, et si loin en apparence du sol où elles plongent, l’arbre produira fleurs et fruits de sa terre. Ainsi va s’achever « la belle histoire » de M. Henry Bordeaux qui, pensant sacrifier sa vie au devoir, y a, tout en satisfaisant sa conscience, conquis de loin la maîtrise.


Dans les loisirs de son office, il a préparé, — ce sera toujours un grand bourreau de travail, — les éléments du roman même du réenracinement qu’il est allé écrire chez son éminent ami, le comte Costa de Beauregard. C’est le Pays Natal qu’avec une belle résolution, qui est un des traits marquants de son caractère, il a envoyé à la Revue.

La Revue est alors entre les mains de Ferdinand Brunetière. Peu de directeurs ont, d’un flair plus sûr, distingué chez de jeunes écrivains, — qu’ils fussent Hervieu ou Bordeaux, — le talent prenant son essor. Un beau matin, — oh oui, beau ! — l’avocat est appelé à Paris par la fatidique petite lettre bleue, que tant d’entre nous ont connue, où, de sa forte écriture, Brunetière priait qu’on « prît la peine de passer à la Revue. » D’un bond, si j’ose dire, notre provincial y fut. Il a conté, en des pages piquantes sa première entrevue avec le maître, sa déception quand, après les critiques et les éloges, également véhéments, le directeur prononce l’arrêt : « La Revue publiera le livre, mais dans deux ans. » Deux ans ! déjà se croyait-il imprimé et son départ de Thonon ainsi autorisé. Il se récrie. « Voici votre manuscrit ! » et de sa petite main sèche Brunetière lui rend le « papier. »

Il fallait que cet « homme pressé, » — comme disait en souriant Brunetière, — cherchât ailleurs. La Revue hebdomadaire publiait l’œuvre et déjà l’avocat en préparait une autre. Mais cette fois, le manuscrit prêt, l’auteur l’accompagnait à Paris, — pour tout de bon. Il y rentrait non plus en enfant perdu et presque prodigue, mais en soldat bien armé pour l’àpre lutte des lettres, — parce qu’ayant trempé ses muscles et son âme. René-Marc Ferry venait de fonder la Revue Minerva. Tous ceux qui ont approché ce Lorrain au grand cœur, prématurément déçu par la vie, puis frappé par la mort, en garderont toujours le souvenir, et de cette Minerva qui, en dix-huit mois d’existence, remplit une belle carrière. Ferry connaissait Bordeaux et se saisit littéralement de son manuscrit. C’était celui de la Peur de Vivre.

Le titre était hardi et, en cette année 1902, la thèse devait, chose qui aujourd’hui nous étonne, le paraître plus encore. L’individualisme portait alors tous ses fruits : la Nation allait à se dissoudre. Avec quelques autres, Bordeaux, plus ou moins clairement, apercevait une mission : tandis que certains essayaient simplement de panser l’abcès purulent, d’autres en effet pensaient qu’il fallait avant tout réassainir ce corps dans les veines duquel, depuis vingt ans, le poison circulait. La première tâche était de rétablir la moralité dans la pensée.

La Peur de vivre n’est pas l’œuvre la plus forte de M. Henry Bordeaux, mais les circonstances où elle parut, en font, — dans l’expression morale du mot, — sa meilleure œuvre. Prenant l’offensive, il affirmait nettement que la vie, loin d’avoir abandonné les foyers traditionnalistes, y était à ce point en honneur, que dans les âmes affaiblies par l’étroit individualisme se trouvait au contraire, avec l’effroi du devoir, la peur de vivre. Le livre fit événement. L’auteur avait acquis la vogue avec l’estime. Calmette lui ouvrait le Figaro et Brunetière convoquait derechef cet « homme si pressé, » lui prenait l’Amour en fuite et se faisait une sorte de malin plaisir de le « faire passer » en quinze jours, — un record !

M. Henry Bordeaux avait trouvé sa voie. Il s’y enfonçait de son pas ferme et égal. Sans doute ne s’astreignait-il pas à la stricte formule qui avait fait la fortune de la Peur de vivre après celle du Pays natal. Il est romancier et, avant tout, aime son art. Mais dans toutes ses œuvres courait cet esprit assainissant qui les apparente toutes. Les Roquevillard, publiés en 1906, donnaient d’ailleurs une expression plus nette encore à ce que, récemment, un commentateur de l’œuvre entière, le docteur Garrère, appelait une « doctrine de vie. » En aucun volume n’avait été formulée d’une façon si heureuse la force vivifiante de la Tradition en face de l’action dissolvante de l’Individualisme. Le cadre du drame, — par ailleurs bien bâti et singulièrement émouvant, — permettait en outre à l’écrivain d’affirmer derechef la vertu de sa province, parant d’une noblesse de plus la famille qui revivait en ces pages gravement savoureuses. Lorque de la colline de Saint-Cassin, l’avocat Roquevillard fait appel à ceux de sa race, on croit déjà entendre ce Debout, les morts ! qui devait, un jour, caractériser la lutte acharnée contre l’ennemi de la Nation. C’était encore, à cette heure, l’ennemi intérieur qu’il fallait que les morts arrêtassent. L’écrivain, poussant ce cri de ralliement, n’était plus un simple soldat, mais un des chefs de la féconde croisade.

Concevait-il comme « une croisade » l’entreprise à laquelle il participait ? Je ne le pense point. Il en est des batailles de la pensée comme de celles de la guerre : chacun travaille de son mieux, et c’est souvent, la victoire remportée, que se découvre le plan suivant lequel la bataille s’est gagnée. Tout simplement guidé à travers ses fables par une pensée sincère et forte, il a, sans se croire voué à une mission, écrit de beaux romans. Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il n’est guère de moment depuis sa rentrée à Paris, où il n’ait eu le souci de sans cesse élargir son champ d’observation et d’étude, — et par conséquent d’action. On l’a sacré le » romancier de la famille : » Le Roman de la famille française, c’est ainsi qu’un des commentateurs de l’œuvre, M. Joseph Ferchat, qualifiait, en 1912, l’œuvre entière, — la Maison n’ayant cependant pas encore paru. Il est de fait que la Neige sur les pas, les Yeux qui s’ouvrent, la Robe de laine, drames pleins d’une sensibilité aiguë, se rattachent moins étroitement que les Roquevillard, la Croisée des chemins et plus tard la Maison au cycle de la famille. Mais ces romans s’y rattachent néanmoins, plus ou moins consciemment, par cet esprit qui assure à l’œuvre entière son unité : ce que j’appellerai l’esprit de restauration familiale. Un tel esprit ne se résigne point à s’enfermer dans un genre, et, si largement qu’un Henry Bordeaux conçoive le roman, il ne peut s’y tenir. Il s’est fait critique et il faut entendre le mot dans un sens très large encore. Cette « union de l’âme et des horizons, » que nous avons entendu M. Paul Bourget louer chez son jeune confrère se retrouve à chaque page de ces études d’âmes qui élargissent les impressions de l’infatigable « pèlerin. « Sa vision de la vie, chaque fois, s’en élargit, tant les lieux lui apprennent de choses sur « les gens. » D’où ces études nourries et savoureuses qui lui assurent dans le genre dit « critique » une place à part. Et toujours cette tendance irrésistible à faire œuvre morale, c’est-à-dire sociale.

Il en fut de même quand il abordait, en 1910, la chronique dramatique dans la Revue hebdomadaire. Le Théâtre et la Vie, — les trois séries donnent plus peut-être qu’aucune de ses œuvres l’impression de cet esprit tout à la fois robuste et fin, bien assis sur des principes contrôlés, et, comme il s’y livre lui-même avec ses souvenirs, ses goûts, les leçons que lui a données la vie, qu’il y est tour à tour « plaisant et sévère, » il serait aisé de retrouver là tous les aspects de son talent comme de son caractère.

En 1913, un champ plus large encore lui était offert. Il a, dans la préface des Pierres du Foyer, conté comment, œuvre d’éducation ménagère, le Foyer, fondé par une femme au grand cœur. Mme Thome, s’était transformé en société de conférences où dominait la préoccupation largement sociale. Lorsqu’il s’agissait de tracer en des leçons solides et pénétrantes le passé de la famille française, à qui pouvaient s’adresser les organisateurs du Foyer sinon à celui qui, l’étudiant dans le présent, n’avait cessé d’en signaler l’action primordiale dans l’économie de la vieille France ? Les cours de 1912 et 1913 obtinrent un succès qui achevait de démontrer l’opportunité de l’entreprise, l’action du conférencier. Ces leçons paraissaient bientôt à ce point répondre à l’esprit de la maison, qu’à la fin de 1913, la direction des conférences était confiée à M. Henry Bordeaux.

En cette année 1914, l’auteur de la Peur de vivre était un des guides dont la jeune génération recherchait les inspirations, — cette « jeunesse nouvelle » dont il aurait à dire sous peu, à propos des tombes ouvertes, la vertu magnifique. Toute imprégnée de cet idéalisme pratique qui l’induisait à rejeter l’individualisme pernicieux, cette jeunesse nouvelle se préparait à travailler à notre restauration par la remise en honneur des traditions, de la race. À la genèse de ce mouvement, M. Henry Bordeaux avait singulièrement travaillé. En pleine possession de son talent de romancier, il avait, dans la Maison, fait tenir avec une belle amplitude ce drame de la famille dont il nous avait, avec une pensée sans cesse élargie, fourni tant d’épisodes. Il faisait école : « Je ne suis pas médiocrement fier, avait-il le droit d’écrire en 1914, d’avoir contribué à substituer dans le roman le contlit des générations aux aventures individuelles. » Il ne se flattait pas : conscient de l’autorité qui résultait d’un magnifique labeur, il acceptait de guider après avoir si longtemps instruit. Il n’était guère douteux qu’il reçût, avant peu, avec un siège à l’Académie, la suprême consécration. La guerre allait retarder de quelques années ce couronnement de sa carrière : car si la guerre a fait donner des bâtons de maréchal, elle en a fait ajourner quelques-uns. Mais elle allait, en revanche, amener cet esprit à s’élargir et à s’élever encore.

La dernière conférence de Bordeaux au Foyer datait du 1er avril 1914. Elle était, elle aussi, intitulée La Maison. Elle se terminait par ces mots : « Ainsi la Maison ne durera que si elle s’appuie sur des murs vivants, sur des colonnes vivantes. » Il parlait de la maison familiale : c’était la maison nationale dont il allait, devant Verdun, voir les murs vivants, les colonnes vivantes. Et sous le coup de son émotion le romancier de la famille, devenu soldat, se fera, — avatar imprévu, — un des historiens de la défense nationale.


Il y a toujours eu du soldat chez cet homme de lettres fervent, — parce que, qu’il le voulût ou non, ce romancier à idées a toujours été un combattant. Pour quelle cause a-t-il combattu ? La cause de la famille. Or, qu’est-ce que la Famille à ses yeux ? Avant tout la cellule de la Nation. Il a toujours vu bien au delà du foyer et, en le défendant, toujours entendu servir cet « agrégat de foyers » qu’est la patrie française. Sans doute répondait-il aux inquiétudes désobligeantes de quelques pessimistes quand il écrivait : « Il n’y a pas de peuples jeunes et de peuples vieux. Il y a des peuples sains et des peuples malades. » Par là entendait-il dire que la France se sauverait en s’assainissant.

En attendant, il aimait renjplir, au delà même des exigences de la loi commune, ses obligations militaires. Officier de réserve, dont nous connaissions, par de vibrants a sovenirs de manœuvre, » les sentiments cordiaux, il l’était resté bien après tous ses contemporains, ne s’étant résigné qu’en 1913 à rejoindre ceux-ci dans la « territoriale. » À le voir en campagne, j’ai eu l’impression que, hors de l’action ardente, il se trouvait toujours mal à l’aise. Je ne l’ai jamais vu si heureux qu’après une mission périlleuse accomplie.

On eut cependant raison de résister à ses requêtes quand, affecté aux services d’Etat-Major, il sollicitait un poste dans la troupe. Un Henry Bordeaux, entraîné par trente ans d’observation à l’intelligence des choses et des hommes, peut rendre, en d’autres situations, de bien autres services ! Mais jamais il ne se résignera à s’y tenir. Le 27 septembre 1916, le capitaine Bordeaux sera titularisé dans la Légion d’honneur et cité à l’ordre, pour « s’être offert volontairement, le 9 mars 1916, pour accomplir une mission particulièrement dangereuse qu’il a exécutée sous un bombardement violent, » — c’était devant Verdun, — et le 30 novembre 1917, il sera cité derechef, par un chef qui s’entend en courage, le général Maistre, pour avoir, les 22 et 23 octobre 1917, « en partageant en tous points la vie, les fatigues et les périls » du 4e zouaves jeté à l’assaut du fort de Malmaison, fait « l’admiration de tous par son sang-froid et son courage. » Aucune de ces deux citations n’a étonné ceux qui, comme moi, l’ont si souvent vu courir spontanément au-devant du danger.

Sa lettre de service le plaçait, dès les premiers jours, dans le service des chemins de fer. À la gare de Bercy où il présidait à l’embarquement de tant de bataillons et de batteries, il fut l’un des mille rouages de cette formidable machine qui devait agir jusqu’au surmenage pour qu’aucun à-coup ne se produisît. Pendant dix-huit jours et dix-huit nuits, il travaillait soutenu par l’enthousiaste confiance que lui inspirait le spectacle d’une admirable discipline consentie, génératrice de victoire. Porté à Reims, chassé de Reims, revenu à Reims, il y passait les dernières semaines de 1914, s’en évadant sans cesse pour ces excursions aux tranchées, du goût de celle dont il a publié, en 1910, le récit piquant, cette « Nuit de Noël » où l’on gagna à coups de fusils le droit de manger la dinde apportée par le bon camarade, associé tour à tour aux deux fêtes.

Il était depuis quatorze mois à l’État-major de la 1re armée et, j’en suis témoin, s’enrageait d’une longue stagnation, quand, le 22 février, le trommelfeuer éclatait sur le front de l’armée voisine, l’armée de Verdun. Il obtint d’y courir « en liaison pour un jour » et allait y rester, à un tout autre titre, pendant près de dix mois.


Depuis les premiers mois de guerre fonctionnait au Grand Quartier général, non sans quelques difficultés, une Section d’information. Sous ce titre un peu énigmatique, un tout petit groupe d’officiers, — bien particuliers, — travaillait à faire valoir notre effort de guerre, fournissant aux attachés militaires à l’étranger et parfois à la presse les informations nécessaires pour que la gloire récoltée ne restât point ignorée. J’espère que l’un de nous aura, quelque jour, le loisir d’écrire l’histoire de cette curieuse et précieuse Section et on saura alors au prix de quelles opiniâtres instances quelques hommes de lettres arrachèrent à l’armée licence de faire connaître ses incomparables exploits. Longtemps M. André Tardieu avait, à lui tout seul, constitué cette section. Après son départ, deux de nos brillants confrères, MM. Maurice Pernot et Jean de Pierrefeu, étaient, à grand’peine, parvenus à sauver l’institution généralement méconnue et, aidés de M. Fernand de Brinon, à en prouver l’utilité par un zèle que rien ne décourageait. Ainsi avaient-ils non seulement maintenu cet embryon de propagande, mais l’avaient-ils développé en faisant désigner dans quelques armées des officiers, — publicistes et écrivains, — qui, qualifiés « officiers d’information, » alimenteraient le travail de la section. Je crois bien que le premier désigné fut notre confrère M. François de Tessan : Henry Bordeaux cumulait, à la 1ère armée, avec ses fonctions d’État-major, celles d’ « officier d’information » qui, lorsqu’il n’y avait point bataille, ne consistaient guère qu’à faire éclater la patiente vertu du poilu dans la tranchée. Au moment où soudain toute la bataille de France sembla se condenser devant Verdun, Henry Bordeaux venait à la rescousse de l’officier d’information que l’événement avait trouvé depuis plusieurs mois affecté à l’armée de Verdun, mais que, de son aveu, cette énorme bataille risquait de déborder.

Le drame militaire avait de quoi émouvoir au fond de l’âme le patriote. Le drame moral ne surprenait pas l’homme de pensée : « Il y a dans la guerre, avait-il écrit en 1912, une mystérieuse puissance d’amélioration. » À courir le champ de bataille, il allait constater que cette amélioration pouvait aller jusqu’à l’exaltation d’une incomparable vertu. Les officiers d’information envoyés à Verdun devaient, chaque soir, expédier une dépêche de sept à huit pages sur l’exploit de la veille ; il eût bien fallu, chaque jour, cent pages pour être juste. Ils firent de leur mieux, Henry Bordeaux, Louis Madelin, François de Tessan, plus tard Louis Gillet et Fernand de Brinon, pour que, du premier au dernier jour de la bataille, le Pays, puis l’Étranger comprissent la grandeur morale de ce formidable drame.

Le métier n’était pas sans risques ; des salles de la mairie de Souilly, quartier général de l’armée, on eût pu, à la rigueur, suivre la marche de la bataille ; pour en vivre la vie, il fallait aller la partager. Un soir, Henry Bordeaux me rejoignit dans l’ivresse d’une magnifique « visite. » Parti pour « s’informer » à Bevaux, — quartier général du 21e corps, — il avait vu le général Maistre en quête d’un officier à envoyer au fort de Vaux, déjà sous une voûte d’obus. Il s’était offert et fait agréer. Mes lecteurs connaissent tous, pour avoir lu ici même ces pages passionnantes, les Derniers jours du fort de Vaux et, donc, la petite excursion que « l’informateur » s’était imposée. On revenait de ce genre d’excursions avec une admiration parfaitement éclairée, que, pour des écrivains de carrière, il n’était pas malaisé de faire partager au Pays. Avec quelle fierté on rédigeait la dépêche qui, toujours, se résumait par la formule : « On tient ! »

Le 29 avril, le capitaine Henry Bordeaux avait reçu une mission plus large. Par un ordre du général en chef, il était chargé de réunir, en vue d’une notice à écrire, les éléments de cette dramatique histoire. Est-il encore indiscret de dire que de cette mission est sortie ce remarquable opuscule intitulé : Une bataille de cent trente-cinq Jours, où, malgré ses précautions pour garder l’anonymat, se trahissait l’écrivain habitué aux synthèses ?

L’écrivain qu’exaltaient les visions vécues entendait cependant avoir ses coudées plus franches. Il obtint licence de publier ces Derniers jours du fort de Vaux dont on peut dire sans outrance que cette poignante chronique fit, pour la première fois, saisir tout le caractère de cette prodigieuse bataille de Verdun. Et après ce chant d’épopée, c’en fut un autre. Quand, les soldats de Pétain ayant tenu, les soldats de Nivelle reprirent, Henry Bordeaux qui, de Souville, avait suivi toutes les péripéties de l’assaut donné, le 24 octobre, aux massifs de Douaumont et de Vaux, ainsi qu’il avait immortalisé la résistance, immortalisa la victoire. Les Captifs délivrés forment la seconde partie de ce prestigieux diptyque, au front duquel il était autorisé à inscrire ce titre apparentant ces deux « chants » à nos grandes épopées : La Chanson de Vaux-Douaumont.

Nous rencontrions parfois aux armées d’excellents camarades qui ne comprenaient pas grand’chose à notre mission. À quoi pouvait servir toute cette encre dépensée ? Je leur conterai simplement ceci. Dans les premiers jours de 1917, à travers la Belgique encagée, emmurée, coupée de la France, une brochure jaune circulait sous le manteau, une brochure imprimée en médiocres caractères sur un mauvais papier, et cette brochure mettait aux cœurs des opprimés la joie qui réveille l’espérance et fortifie la foi. De courageux patriotes avaient pu se procurer, — par quel miracle ? — les Derniers jours du fort de Vaux et avaient transformé le volume en tract. Je doute que M. Henry Bordeaux, la Société des Gens de lettres ni le Syndicat de la Propriété intellectuelle poursuivent jamais les contrefacteurs. « Je voyais bien, écrira l’un d’eux en 1919, le réconfort que ces magnifiques exemples de bravoure et d’endurance apporteraient à la population du pays occupé. » J’ai eu entre les mains un exemplaire de la brochure ; il était presque en lambeaux. Les Allemands avaient saisi 1500 exemplaires ; on s’arrachait les brochures échappées à cette rafle. Ils savaient bien ce qu’ils faisaient, écrit un Belge, quand « leur police, durant plus de deux mois, surmenait ses bataillons d’assaut pour prendre, elle aussi, le Fort de Vaux. » La vue de cette brochure fatiguée émeut. Il est probable que M. Henry Bordeaux n’a pour aucun des volumes sortis de sa plume des regards plus tendres que pour cette « contrefaçon. » Et je livre l’anecdote à ceux qui, en 1916 et 1917, disaient : « Est-ce le moment d’écrire ? »

Le général Pelle, major général, estimait vers la fin de 1916, on l’a dit ici, que c’était « le moment d’écrire. » Il entendit élargir la Section d’information du Grand Quartier général et y appela, entre autres officiers, le capitaine Bordeaux. C’était le placer à un observatoire aux vues plus étendues. Henry Bordeaux ne le quittera officiellement que quelques mois de 1917 pour retourner à une armée; en réalité, tous ceux qui l’ont connu au Grand Quartier savent qu’on ne l’y voyait que juste le temps qu’il lui fallait pour rédiger les études dont il allait, suivant la règle qu’il s’était imposée, chercher sur les fronts de bataille les éléments vivants. C’est ainsi que, désigné d’avance pour faire connaître au pays la bataille qui s’allait livrer en octobre 1917 autour du fort de Malmaison, il voulut être de la fête dans les rangs du 4e zouaves, — ce qui vaut tous les documents. De cette « excursion » a jailli le magnifique récitque publiaient, quelques mois après, les Lectures pour tous.

Le romancier s’était décidément fait historien. Sa pénétration, exercée par vingt ans d’observation, le préparait à cette tâche nouvelle. J’ai vu la lettre où le défenseur du fortde Vaux, l’héroïque commandant Raynal, déclarait les Derniers jours un « monument de vérité ; » or il avait fallu, en ce qui concerne les dernières heures de la défense, que M. Henry Bordeaux s’en tint aux témoignages parfois discordants et en dégageât l’histoire.

Au cours d’un de ses séjours au Grand Quartier, alors installé à Compiègne, il avait rencontré Georges Guynemer. Il avait vu l’aviateur dans la maison de ses parents. Dans l’état d’exaltation chronique où nous jetait le contact constant de l’héroïsme, la rencontre de ce Roland des nues devait émouvoir jusqu’au fond de l’âme l’auteur de la Chanson de Vaux-Douaumont. Lorsque, quelques mois après, il eut appris la disparition « en plein ciel » du héros, il composa la « chanson » de ce paladin de l’air. C’est, — nos lecteurs s’en souviennent, — un des plus beaux livres qu’il ait écrits, en tout cas le plus propre à surexciter en de jeunes âmes la passion de servir. Il venait de l’achever quand, le 21 mars 1918, le grand assaut allemand se déchaînait. Le nouveau commandant Henry Bordeaux était alors en Alsace reconquise, interrogeant ce coin de terre sacré où déjà une autre chanson, — celle du « Vieil Armand, » — pouvait s’écrire. Brusquement il regagna Provins où le Grand Quartier général s’était transporté et se fit donner incontinent mission de se rendre, avec un camarade de la section, près des armées du général Fayolle qui, à cette heure, se battaient magnifiquement pour rétablir la grande bataille cruellement compromise.

Je pourrais ici évoquer, une fois de plus, des souvenirs personnels bien émouvants, décrire ces courses au front qui, un jour de folle randonnée, nous menèrent en Flandre jusqu’au pied du Mont Kemmel, m’arrêter à ces retours à Sentis d’où « le commandant » expédiait ses savoureuses correspondances, — brassées d’exploits épiques, — à la Section dont « la mission de Sentis » était comme une antenne tendue vers le champ de bataille. À son ordinaire, il cherchait cependant l’épisode héroïque où tiendrait — comme à Vaux en 1916 — l’ « esprit » de la nouvelle bataille. Il le trouva dans la défense magnifique qu’avaient, dans les derniers jours de mars, opposée les soldats du général Humbert au sud de Lassigny, — notamment sur ce Plémont, un de ces lieux sacrés où il faudra que « la foule vienne et prie. » Je le vis sans cesse repartir pour ce coin d’élection où, en juin, la bataille se ralluma, nolamment pour ce château en ruines de Plessis-de-Roye qui, finalement, devait donner son nom à la nouvelle « chanson. »

Il en réunissait les derniers éléments quand la guerre prenait fin. Envoyé en mission aux armées des Flandres, il assista au magnifique passage de l’Escaut par les troupes du général Dégoutte, puis « aux joyeuses entrées » dans les villes de Belgique libérée. Il lui restait à être le témoin de l’épilogue du drame, le passage du Rhin par les troupes du général Leconte à Mayence, — et l’entrée dans la grande ville rhénane des chefs vainqueurs, — heures admirables dont il a, dans un récent volume, fixé le transportant souvenir.

Après quoi, il quittait l’armée, ayant ainsi, sous toutes les formes, « servi. » À la satisfaction de servir il en avait ajouté deux autres : celle d’avoir une fois de plus justifié son œuvre, celle d’avoir encore élargi sa vision.


Il avait, on se le rappelle, écrit : « À mesure qu’on monte, on voit mieux, on respire mieux, on domme mieux. » Jamais image ne s’est trouvée mieux caractériser une vie. L’alpiniste qu’est ce chasseur de chamois a fourni l’image à l’écrivain et, sans y prétendre, d’avance celui-ci avait tracé en cette simple phrase le programme que toute une vie devait justifier.

J’en connais peu dont chaque étape ait à ce point correspondu à un élargissement de la vue. M. Henry Bordeaux est parti pour l’existence, en robuste marcheur qui, dès l’enfance, se serait fait des muscles solides et de bons poumons. Mais, avant de trouver le chemin qui le mènerait aux hauteurs, l’excursionniste, parfois, commence par se perdre dans les sentes de la plaine qui tout d’abord, à travers les fonds souvent marécageux, le doivent mener au bas des pentes. Je me rappelle qu’au début d’une ascension, mon guide, qui se devait révéler excellent dans les plus mauvais passages de la montée, erra quelque peu dans les prés bourbeux où il cherchait la naissance du chemin qui, à travers le bois d’épicéas, nous conduirait au glacier. Il s’en excusa, la rougeur au front : « Je ne suis point, disait-il, l’homme des herbages. » Dès qu’il eut retrouvé enfin le sentier bientôt rocailleux, son pas devint si ferme qu’en dépit de ce faux départ, je lui restituai toute ma confiance.

M. Henry Bordeaux s’est un instant perdu dans les « herbages, » d’ailleurs semés de fleurs charmantes dont il pensait déjà faire une gerbe. Ayant enfin découvert, — à la croisée, — la voie qui le conduirait au sommet, il s’y achemina dès lors d’un pas ferme et mesuré, encore que rapide. L’ascension parut d’abord difficile ; les premiers pas furent durs ; le voyageur engagé dans le bois obscur, parce qu’il ne voyait plus la plaine et pas encore la cime, croyait s’enfoncer dans les ténèbres, alors qu’il allait vers la lumière. Mais, loin de fatiguer ses muscles, la marche, au contraire, le fortifiait. Sorti de cette forêt obscure, il marche à la lumière avec allégresse. S’il a le pas ferme, il a aussi la vue sûre du montagnard. À chaque étape, il a « mieux vu, » « mieux respiré, » « mieux dominé. » C’est ainsi que de l’étude d’un modeste foyer, à la vérité fécond en grandes leçons, il s’est élevé à celle de la famille française et que, du problème de la famille sa vue, élargie, s’est peu à peu étendue à tous ceux qui s’y rattachent, questions sociales, religieuses, politiques que chacune des étapes de son ascension lui faisait découvrir. Il était préparé à en franchir la dernière, à aborder le problème national que la guerre a posé devant lui.

La vertu française a trouvé en lui un témoin. Il n’était pas surpris par l’événement. Ayant été mêlé à la vie des paysans, il n’avait jamais perdu leur contact : il savait bien quels besoins d’endurance et de vaillance notre terre recelait. Il vit la plus splendide vertu en jaillir. Peut-être dépassa-t-elle son attente même. Il voulut qu’on le sût et le romancier de la famille devint ainsi le chantre de nos soldats. Il ne perdait d’ailleurs jamais de vue les conclusions qu’on devait tirer de cette lutte où, tant de fois, l’héroïsme parut ne point pouvoir prévaloir contre le nombre. Ce que les chefs appelaient « la crise des effectifs », le romancier l’appelait laconséquence d’une erreur séculaire sur la famille. En 1917, il alla, au cours d’une permission et quand l’horizon semblait sombre, rendre visite à une famille de chez lui, les Gannaz qui, riches de quinze enfants, avaient, les premiers, reçu le prix Étienne Lamy. Sorti un instant de la mêlée où l’Allemand menaçait de nous écraser de ses gros bataillons, il cherchait chez ces braves gens le réconfort d’une pensée heureuse. « Les enfants de France, c’est la végétation qui va recouvrir les abîmes des générations englouties par la guerre. » Aussi d’étape en étape, était-il arrivé à ce sommet d’où se découvrent les vastes horizons. Il était devant l’avenir du pays qui tient tout entier aujourd’hui dans celui de la race. L’ascension se terminait. Il « dominait. »

Ce robuste marcheur, devenu guide, est au sommet ; la plus belle récompense de cette perpétuelle ascension est qu’à ce sommet il a porté avec lui toute une partie de cette « jeunesse nouvelle » qui, pour avoir vu, grâce à lui, plus clair dans le devoir quotidien, n’en a que mieux servi, après le foyer et la famille, la race et le pays.

Fidus.
  1. Voyez la Revue des 15 janvier, 15 mars et 15 avril.