Silhouettes contemporaines - Jérôme et Jean Tharaud

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SILHOUETTES CONTEMPORAINES

VIII [1]
JÉRÔME ET JEAN THARAUD

Il y avait une fois deux frères qui, à quinze ans, écrivaient un journal intitulé les Deux Pigeons et s’aimaient en effet d’une amitié si tendre qu’on les voyait toujours ensemble et qu’ils ne formaient en vérité qu’un être à deux visages. Même si par hasard on n’en rencontrait qu’un, il restait toujours dans celui-là un peu de l’autre, si bien qu’on ne savait jamais exactement lequel était Jérôme et lequel était Jean. Ils n’avaient jamais eu qu’une bourse et qu’un logis, jamais fait que les mêmes choses, jamais écrit que les mêmes livres ; si l’un avait fait un voyage, le second voyait par ses yeux et signait sans mentir les descriptions du voyageur. Tout ce qui passait par les sens du premier, l’autre l’éprouvait par sympathie : c’était un appareil que la nature avait fait double, afin de le rendre plus sensible ; tandis qu’eux, par économie, de cette double vision ne faisaient qu’une image, où se confondaient les nuances de leurs impressions fraternelles. Toujours en route, si par hasard on les savait de passage à Paris, on ne manquait pas de les inviter dans quelque maison amie : mais ces soirs-là on était sûr de ne voir paraître qu’un des deux frères parce que, dit la légende, ils ne possédaient en commun qu’un habit. Aujourd’hui que l’aisance est venue avec la gloire, je doute qu’ils en aient davantage : le vieil habit suffit toujours aux besoins mondains du ménage. Solution toute naturelle, le jour où l’Académie décidera de s’adjoindre ce beau talent en deux personnes.

Cette circonstance ne laisse pas de compliquer un peu la tâche du biographe. Car, dans cette société littéraire si unie, on ne voit pas quel est le chef. Ils disent je, comme Théophile Gautier disait nous. A peine si leurs lettres sont signées d’un seul de leurs prénoms. Toutes sont écrites à la même table, dont ils occupent éternellement chacun l’un des côtés, installés vis à vis, devant le vaste bocal à pointes de diamant qui leur sert d’encrier, et où, depuis vingt ans, ils puisent tant de beaux livres, en jouant avec deux grands chats soyeux de l’Extrême-Orient qui ne quittent pas leur épaule, et qui semblent un peu leurs mystérieux génies. Jérôme a adopté le blanc, et son frère le gris : je livre au psychologue ce trait à méditer.

Comme il arrive souvent dans ces sortes de mariages, c’est le cadet qui est l’homme pratique, dans la mesure où l’esprit pratique s’accorde avec l’idée de ce couple d’artistes ; c’est aussi l’homme d’intérieur, bien que, dans ce charmant ménage de garçons, ce soit lui le célibataire. On soupçonne qu’il serait resté volontiers au coin du feu et se serait contenté de voyager en songe, si l’ainé n’avait hérité de l’étincelle nomade et de je ne sais quel génie bohème et vagabond. Leurs personnes physiques mêmes paraissent infiniment diverses : Jean, le cadet, un peu plus grand que son aîné, avec une masse de cheveux noirs, le visage régulier et le teint espagnol ; Jérôme plus trapu, de teint plus indécis, la face un peu camuse et un regard d’enfant, avec une physionomie qui semble d’abord étrange et qui est seulement très ancienne, toute pareille à ces figures qui sourient de leurs yeux bridés et de leur sourire énigmatique dans le cortège des rois archaïques de Chartres... Mais à force de vivre et de penser ensemble, ces différences s’effacent, comme il se voit entre ces époux qui finissent par se ressembler ; on surprend chez l’un des expressions et des gestes de l’autre. Il faut renoncer à séparer ce que la vie a uni, et se contenter d’imiter les graveurs d’autrefois, qui aimaient à détacher deux profils accolés sur le champ de la même médaille.


C’est à Paris que je les ai connus, du temps que nous étions collégiens, mais c’est seulement un peu plus tard que je commençai à les comprendre. Les jeunes gens habitaient alors avec leur mère une maisonnette accrochée comme par une corde à la pente d’un chemin rocailleux qui dévale la montagne d’Angoulême. Je revois encore, à vingt-cinq ans d’intervalle, la petite ville ennuyée et aristocratique, serrée autour de sa cathédrale ciselée comme un bijou, et qui offre du haut de ses vieux murs en terrasse une des plus belles vues de France. En face de cet horizon, ils me racontaient, les livres qu’ils commençaient à méditer sur les célébrités locales, Paul Déroulède et Ravaillac.

Mais en Charente, les Tharaud n’étaient pas réellement chez eux. Leur mère était venue s’installer à Angoulême après des revers de fortune ; elle avait choisi pour l’éducation de ses fils le séjour de cette ville où son père avait été proviseur du lycée. Ainsi leur maison d’Angoulême ne leur peignait que l’exil, la gêne, le collège, où les jeunes gens se sentaient tristement prisonniers : et au contraire leur petite patrie, leur cher pays du Limousin, les heureuses vallées où ils avaient vécu enfants, prenaient dans leur mémoire une magie de paradis perdu.

Charme des impressions d’enfance ! De toute la littérature française, les Tharaud préféraient, je crois, les premiers livres des Mémoires d’outre-tombe, à cause de ce qu’ils y retrouvaient d’eux-mêmes. Depuis lors, le seul livre dont je les aie entendus faire le même éloge, c’est ce merveilleux Prime jeunesse de Loti, un des plus purs chefs-d’œuvre dont puisse s’enorgueillir une langue qui en compte tant d’immortels. Peut-être certaines pages de la Maîtresse servante ont-elles quelque chose de cette qualité-là, et c’est ce qui les met à part dans l’œuvre des deux frères. Dans leur pays de Saint-Junien, ils eurent ce début lumineux de la vie qui forme pour le reste de l’existence un fond, un halo de bonheur, une réserve éternelle de fraîcheur et de poésie. Pourtant ces discrets écrivains ne nous ont pas fait encore le vrai récit de leurs souvenirs. Ils ne nous ont pas donné ce « roman de deux enfants » qui serait l’histoire de leur jeunesse et de leur vocation. Ce que j’en sais, je l’entrevois à travers certaines phrases de leurs confidences et de leurs livres : enfance paresseuse, enchanteresse, dans un pays secret, touffu et verdoyant, enveloppé partout d’ombrages et de mystères, où les vallons étroits deviennent à tout instant ce qui s’appelle des « bouts du monde ; » pays spongieux, humide, plein de lueurs d’étangs et de miroitements de sources, de frissons qui se glissent le soir comme des écharpes ; pays de frémissantes ondines et de fées ; vallées de la Vienne et de la Glane, solitudes chères à Corot, beaux châtaigniers, rivières vierges qui se jouent comme aux premiers jours sous des arches de feuillage, bocages où l’araignée tisse entre les branches sa toile, où la vapeur de la cascade se fixe en broderies aériennes, en fines perles de cristal.

C’étaient encore sur les collines les tristes gentilhommières, surmontées de girouettes qui grincent au-dessus des cimes des châtaigniers ; toits pointus, isolés, qui s’appellent et se font signe de coteau en coteau par-dessus les vallées, comme se répondent à la chasse dans les bois gémissants les fanfares des veneurs. Là achève de mourir tout un monde d’autrefois, toute une noblesse délabrée qui offre encore l’image en ruines de ce qu’était la France il y a deux cents ans : des personnages rudes, à l’existence renfrognée, coupée de facéties brutales. Parfois ce hobereau cultivé, raffiné, transplanté à la cour, a donné quelques types supérieurs de la grâce française : les Talleyrand, les Noailles, les Mortemart ou les Ségur. Le reste, demeuré sur place, forme cette petite noblesse rurale déjà raillée par Molière, chaque jour plus ruinée, dévorée par les dettes, pillée par ses intendants et par ses métayers, mais obstinée à ne pas déchoir et arborant fièrement son panache déguenillé. On attelle avec des cordes à puits, mais il y a encore des armoiries sur les harnais. Le cavalier porte peau de bique et casquette de loutre, mais il s’appelle Monsieur le comte. Là, surtout chez les femmes, que d’existences sévères, difficiles et tourmentées ! Que de vertus solides qui ont l’air de travers ! Que d’économies laborieuses sous l’apparence de l’avarice ! Que de passion sous le masque de la sécheresse et de la dureté ! Quel héroïque dédain de la convention et de la mode ! Quelle admirable école d’originalité !

Nul doute que les deux frères auraient pu se contenter d’exploiter ce fonds de terroir et devenir les romanciers de leur province, comme leur « payse » George Sand l’a été du Berry, ou comme l’auteur de l’Ensorcelée le fut de son Cotentin. Mais dans cette province même, à côté des terriens obstinés, il y avait des exemples de vies aventureuses, de ces types remuants que la pauvreté ou le goût du neuf chassait de leurs tanières, et qui portaient le nom français sur les grands chemins du monde : c’étaient de vieux officiers de l’Empire, des marins en retraite, étonnants vieillards demi-maniaques, comme celui qui, les jours de tempête, montait sur le toit de sa maison, à la cime des bois orageux, et de là, comme de sa passerelle, commandait la manœuvre à des escadres imaginaires. La famille des romanciers avait sa part de cette flamme errante. Deux frères de leur mère, officiers de marine, étaient morts en six mois aux deux extrémités du monde : l’un aux îles Maliotes, l’autre à Reijckawick, en Islande ; à la suite d’un accident de chasse, il s’était fait couper la jambe en fumant son cigare. Leur sœur n’était pas moins intrépide. « J’aurais voulu être marin, » disait-elle. Et ce génie inquiet a passé en partie à ses fils. Les deux frères Tharaud ont été de grands voyageurs. Et il y a encore un troisième frère, l’ainé, dont j’avais entendu parler depuis dix ans avant de l’entrevoir une fois, un Tharaud excentrique établi à Hanoï, coureur de brousse, chasseur de tigre, et se montrant le moins possible à Paris, « la plus sale colonie du Tonkin. » Il y a bien des jours où Tharaud le Limousin pense comme Tharaud le Tonkinois.

On dirait que la nature, en formant ces trois frères, ait pris soin de graduer dans trois épreuves différentes le même caractère. Elle a formé d’abord l’ainé sans alliage, avec l’énergie pure et le goût de l’action. Pour le second, Jérôme, elle ne disposait plus de la même quantité de force ; l’humeur mobile se tournait en qualité intellectuelle, en ouverture de curiosité ; le troisième, Jean, serait le plus casanier, le plus rêveur et le plus sédentaire, celui qui, le dernier resté entre les jupes de la nourrice, fût demeuré le plus volontiers à écouter les musiques de l’âtre, les plaintes du vent d’Ouest dans les nuits limousines, le charme des voix intérieures. Depuis longtemps du reste, les esprits des deux frères se sont amalgamés au point que leurs natures et leurs sentiments se confondent. Mais de leur patrie provinciale, comme de leurs parents voyageurs, il devait leur rester je ne sais quoi d’indélébile, le goût de la terre, des horizons, de l’air libre, l’ennui des villes, et ce sentiment décidé que l’intérêt de la vie ne se limite pas aux quatre murs d’un salon ni à un coin de boulevard.


Cependant il y avait aussi dans la famille une tradition de belles-lettres venant du grand-père normalien, celui qui avait restauré le lycée d’Angoulême, et dont son camarade Duruy voulait faire, parait-il, un proviseur de Louis-le-Grand- Mme Tharaud dirigea les études de Jérôme de manière à suivre à son tour la carrière universitaire, non sans peine : l’enfant ne savait pas lire à dix ans. Encore n’a-t-il pas pris sur lui de beaucoup aimer les livres : jamais je ne l’ai vu grand liseur, « Madame, il dort toujours ! » s’écriait la bonne demoiselle chargée de lui montrer l’alphabet. Je crois qu’il a encore, à l’heure qu’il est, cette merveilleuse faculté de dormir, ces sommes bienheureux qui succèdent à des accès d’activité et qui désolaient, à l’Ecole, le respec-table Gaston Boissier.

Jérôme se réveilla toutefois assez pour obtenir une bourse en troisième à Sainte-Barbe, où son frère venait le rejoindre quelques années plus tard. Cependant Jérôme était reçu au concours de 1895 à l’Ecole Normale, tandis que Jean s’installait au bout de la rue d’Ulm, dans une maison neuve de la rue des Fossés-Saint-Jacques, sous le prétexte d’y préparer de vagues examens de droit ou de finances.

C’était un bien charmant endroit que l’Ecole Normale sous la crosse paternelle du bon érudit Georges Perrot. Je ne sais si elle tenait encore de la caserne universitaire qu’avait créée M. de Fontanes pour y former les cadres de l’enseignement impérial. Au temps où je l’ai connue, elle ressemblait plutôt à l’abbaye de Thélème. C’était une villa Médicis d’où, au lieu de la vue de Rome, l’œil embrassait le paysage de la Glacière et la vallée de la Bièvre ; on y jouissait d’une liberté infinie. On y avait des maîtres qui s’appelaient Edouard Tournier, Gustave Lanson, Brunetière ; Joseph Bédier semblait seulement un camarade plus âgé, qui en des leçons inoubliables nous contait le roman de Tristan et Yseut. C’était encore Charles Andler et notre redoutable bibliothécaire Lucien Herr, qui avait un cœur d’or et un langage bourru.

S’il ne s’agissait ici que de mes souvenirs, je n’aurais qu’à laisser courir ma plume ; je pourrais parler sans fin de ces années heureuses où nous avions vingt ans. Mais je crois qu’en réalité, Jérôme doit très peu de chose à l’éducation de l’École Normale. A cet âge, le milieu moral est constitué pour toujours. La plupart de nos cama-rades nous étaient déjà connus : c’était l’équipe de coureurs qui avait l’habitude de se rencontrer à toutes les épreuves de la Sorbonne, aux concours généraux. Jérôme connaissait Maurice Pernot, qui était d’Henri IV, et François Laurentie, qui était de Louis-le-Grand. Surtout il s’était lié avec sa propre bande, celle de Sainte-Barbe, qui se réunissait le soir aux mardis de l’aumônier, Monseigneur (alors et toujours pour nous l’ « abbé » ) Pierre Batiffol, et dont faisait partie Charles Péguy.

C’est là que je les ai connus tous les deux, voilà quelque vingt-sept ans, et c’est de là que date entre Péguy et les Tharaud une amitié qui fut un des événements de leur vie.

Il est fort difficile de dire quelle sorte d’action exercèrent l’un sur l’autre les talents de Tharaud et de Péguy, car on ne saurait guère en concevoir de plus dissemblables. Elle fut cependant très forte, par l’admiration et par l’estime mutuelles, et par la confiance en eux-mêmes qui résultait de ce sentiment. Ils étaient l’un pour l’autre le premier des publics. Personne ne pouvait manquer d’être frappé par la prodigieuse originalité de Péguy : on eût peut-être tardé davantage à convenir de ses dons d’écrivain. Tharaud, dont le goût faisait loi, fut le premier qui nous persuada du génie de cet étrange petit homme passionné. Il le tenait pour le chef de notre génération. De son côté, Péguy admirait chez Tharaud la conscience artistique, la science du métier, l’amour de la bonne ouvrage. Lorsque Péguy, encore élève à l’Ecole Normale, fonda cette librairie socialiste de la rue Cujas, qui fut l’origine de sa gloire et de ses embarras d’argent, ce fut un roman des Tharaud qu’il commença par éditer. Bientôt, lorsque sur-vint la brouille qui termina l’affaire, et que Péguy émigra pour fonder les Cahiers de la Quinzaine, c’est dans la chambre de Jean Tharaud qu’il transporta son fonds ; hospitalité qu’il rendait d’ailleurs à ses amis en publiant dans les Cahiers leurs contes et leurs nouvelles. Je revois toujours cet entresol de la rue des Fossés-Saint-Jacques, encombré jusqu’au plafond de piles de la première Jeanne d’Arc, que l’auteur, aidé de Jean Tharaud, avait déménagées dans une charrette à bras. Peut-être quelques curieux se rappellent-ils encore ce livre extraordinaire sur lequel son auteur fondait tant d’espérances. Le trait le plus singulier, c’était la quantité de « blancs, » les steppes de papier perdu qui le faisaient ressembler à un livre interfolié, sur lequel le poète devait avoir le dessein de compléter sa pensée. Trois fois par semaine Péguy, qui vivait à Orsay, venait coucher à Paris « pour ses affaires de gérance. » II avait un lit de camp dans la chambre aux Jeanne d’Arc ; et des heures, avant de s’endormir, il racontait à Jean, à travers la porte entr’ouverte, des plans et des plans de poèmes, tout ce qu’il rêvait d’écrire en marge de son esquisse : c’étaient tous ses futurs Mystères, ses grandes fresques théologiques, tout son chapelet de « Jeanne d’Arc, » toute sa « divine comédie » qu’il déroulait ainsi dans ses visions nocturnes et dont l’ombre éternelle a emporté le secret.

Je me trompe, en disant que Tharaud a tiré peu de profit de l’Ecole Normale. C’est alors que Jérôme a commencé à voyager. C’était un axiome à l’Ecole que le travail scolaire ne comptait pas, et que tout l’intérêt de l’année se concentrait sur les vacances. Même pour quatre ou cinq jours, comme à l’époque du nouvel an, il eût été déshonorant de rester au logis. Avait-on, en donnant des leçons, amassé quelques louis, on prenait le train pour Milan, pour Londres, pour Amsterdam. En été, quelques fanatiques n’auraient manqué pour rien au monde la saison de Bayreuth ou celle de Munich. C’était une forme de notre inquiétude. Une manie ambulante nous jetait sur les routes. Nous voulions nous sentir chez nous dans toutes les villes d’Europe. C’est même, si j’ai bonne mémoire, dans sa seconde année d’Ecole, que Jérôme fît à Pâques sa première traversée d’Algérie.

Charmants voyages ! Les gens qui me lisent aujourd’hui ne peuvent plus se douter de ce qu’on faisait, il y a vingt ans, avec une bourse de jeune homme. Mais comme voyageur, Jérôme s’était acquis parmi nous un record : c’était encore lui qui trouvait le moyen d’en faire le plus avec le moins d’argent. Une fois, à Strasbourg, à un retour d’Allemagne, il se trouve, son billet payé, avec une somme de 3 marks 50 pfennigs en poche pour toute fortune. En grand tacticien, il ne divisa pas ses forces. Il se fit servir une vaste choucroute, paya et ne mangea plus que le surlendemain, à Angoulême. Il n’y a pas si longtemps que, pour s’être attardés quinze jours à Grenade, les deux frères débarquaient sans le sou à Tanger : leur solde les attendait au quartier-général, mais nul moyen de gagner Casablanca. Jean commençait à s’inquiéter ; son frère prenait les choses avec philosophie. En effet, il avait raison : la Providence, qui sert les poètes, leur envoya cent francs sous la forme d’un Limousin qui se trouva là, juste à point pour les tirer d’affaire. Et ce serait encore une histoire que celle du départ pour le Monténégro... Ces traits eussent enchanté un Gérard de Nerval. Ils ont fait aux Tharaud une sorte de légende, la physionomie de personnages flottants, toujours semblant venir d’ « ailleurs, » comme s’ils sortaient éternellement de quelque conte de fées... Cette légende est-elle absolument exacte ? On dira que, comme toutes les légendes, celle-là est plus vraie que l’histoire. Mais n’anticipons pas. Nous n’en sommes qu’aux débuts des voyages de Jérôme.


Il devait bientôt devenir plus « européen » qu’il ne voulait. A la sortie de l’Ecole, un poste de « lecteur français » lui fut offert dans un collège de Buda-Pesth. Il a conté naguère, ici même, ses souvenirs d’arrivée, son tête-à-tête avec Bismarck. L’impression d’ailleurs passa vite, Tharaud n’eut qu’à se louer de la courtoisie hongroise. Il n’était pas homme à se nourrir longtemps de vains regrets. Avec cette facilité charmante de ses manières, son aisance admirable pour se prêter à tous (ah ! la collection des amis des Tharaud !), il eut bientôt fait de se lier avec toute sa classe. Il ne manquait pas une occasion de courir la putza, de fréquenter le paysan, de se familiariser avec cette grande vie pastorale qui lui a toujours semblé une des poésies de l’Europe, un des derniers fragments de l’antiquité orientale survivant dans notre monde, et qu’il vient de nous raconter dans quelques pages superbes et dans la plus majestueuse de ses symphonies.

A Pesth même, — Juda-Pesth, comme on appelle cette ville aux trois quarts israélite, — autre spectacle. Là, il était frappé par le phénomène juif. La plupart de ses étudiants étaient juifs. Ayant vu ou entrevu les grandes juiveries de Pologne, ces Palestines de la dispersion, ces colonies religieuses restées intactes depuis des siècles comme les Hébreux dans le disert, la grande ville du Danube lui apparaissait comme la première étape d’Israël vers l’Occident et la civilisation ; c’était le vestiaire où le juif d’Orient changeait d’habits, dépouillait sa défroque, commençait à se frotter d’idées et de langage modernes. L’idée naissait en lui de l’étudier dans cette migration, et de suivre les métamorphoses par lesquelles le fils du rabbin de Lemberg devient l’étudiant de Pesth, puis l’anarchiste de Paris ou de Londres, l’agent politique ou l’homme d’affaires de New-York ou de Chicago, toujours se vulgarisant, toujours perdant de sa primitive originalité poétique, mais cependant reconnaissable et conservant toujours la puissance de désir et la magnifique et subtile énergie de sa race.

Mais, chose curieuse ! tout en amassant ainsi la matière de ses futurs romans et de cet incomparable Quand Israël est roi, qui est peut-être le plus beau de ses livres, l’écrivain était préoccupé de choses toutes différentes. C’est un trait remarquable de sa manière : il n’a jamais bien su décrire ce qu’il avait sous les yeux. La réalité immédiate, l’instantané photographique, ne sont pas des objets de son art. C’est ce qui fait que ce romancier n’est qu’un médiocre journaliste. On l’a bien vu pendant la guerre. Les deux frères ont fait trente mois de campagne dans le même régiment, mais c’est seulement deux ans après, de loin, à Marrakech, qu’ils ont écrit Une Relève. C’est un des rares livres de guerre qui aient une valeur artistique, mais il n’a rien de commun avec ces carnets de route et ces fonds de cantine dont le public a été tout de suite excédé. On y retrouve les éléments de la réalité, mais infiniment transformés, transposés du domaine de l’impression vulgaire à l’existence poétique. A une pareille métamorphose une lente élaboration est nécessaire ; la mémoire y joue un grand rôle : elle crée le recul, la perspective, l’atmosphère ; les Tharaud ne prennent pas une note ; ils comptent sur ce système pour décanter leurs sensations (un de leurs mots favoris) et n’en retenir que les traits destinés à survivre. C’est un procédé de filtrage et d’élimination, un procédé d’artistes qui en usent avec les faits comme on en use avec le vin, pour le laisser reposer, se dépouiller et se mûrir. Leurs conversations, qui sont tout le secret de leur « collaboration, » ne sont qu’une des méthodes par lesquelles ils obtiennent ce degré de vérité poétique ou de réalité transformée, cette combinaison d’éléments modifiés par un long séjour dans la conscience et comme par un bain de sensibilité, et devenus enfin des thèmes de rêverie et de musique.

C’est ce procédé instinctif que les deux écrivains devaient appliquer tour à tour à chacun de leurs sujets, et qui fait que leurs livres, si soigneusement documentés, ne sont jamais de purs documents. C’est pourquoi aussi, écrivant sur des choses qui leur sont familières, leur pittoresque n’est jamais du bibelot ou du clinquant ; les objets dont ils parlent nous semblent depuis longtemps connus, ne produisent pas cette surprise puérile qui est celle du badaud et du nouveau venu ; ce n’est jamais ce bariolage de la « couleur locale » et l’orientalisme de camelote et de bazar, qui fausse les descriptions de l’école romantique et qui consiste à s’étonner de détails matériels que les gens du pays ne remarquent même plus. Leur art est autrement intime et autrement profond ; jusque dans les endroits les plus éblouissants, rien n’y sent la peinture toute fraîche, le vêtement trop neuf et le style « nouveau riche. »

C’est ainsi qu’à Pesth, il y a vingt ans, au lieu de se mettre au débotté à faire du document et à écrire des romans magyares, Tharaud n’était préoccupé que de la composition d’un livre qu’il n’acheva jamais, dont le héros était Wagner, et qui s’appelait tantôt le Foehn (à cause d’une page de Michelet sur le vent du Sud qui au printemps fond les neiges dans le Tyrol) et tantôt Orphée en Frioul. Je me rappelle en avoir lu un été, à Salzbourg, une vingtaine de pages admirables. Les « deux pigeons » se donnaient rendez-vous à mi-route entre Pesth et Paris, se retrouvaient en Italie à Venise, à Amalfi, où ils logèrent avec bonheur à l’Albergo della Luna, dans la chambre où Ibsen avait écrit les Revenants, — à moins que Jérôme n’allât rejoindre à Stamboul son cher camarade Henri Lebeau, avec lequel il fît, aux Cahiers, une charmante relation d’une excursion au mont Athos.

Cependant, la guerre du Transvaal s’achevait. A l’École, Jérôme s’était pris de passion pour Kipling, dont la Lumière qui s’éteint fut certainement pour quelque chose dans le petit roman de la Lumière, dont le héros est un aveugle. Aux premières nouvelles de la guerre, il ne tint plus en place : le sang marin se réveillait ; il envoyait Paris et les livres au diable ; il ne rêvait que de partir comme correspondant de journal. Le bruit du canon l’attirait. Il lui semblait plat de mourir sans avoir entendu la grande musique de la vie. Le charme de l’aventure et des existences violentes, la rumeur des grands événements l’enchantaient comme d’autres, à cet âge, rêvent des femmes et de l’amour. Rien ne lui semblait plus magnifique que la mort de M. de Villebois-Mareuil, mort de gentilhomme, en amateur, pour une cause désespérée, et surtout par dégoût pour les vulgarités de la vie. Plus tard, aux premiers coups de canon dans les Balkans, il n’y tint pas et partit étourdîment pour Scutari, comme Fabrice del Dongo, pour voir au moins une bataille. Il avait le vague désir de la vie dangereuse, beaucoup plus que son cadet, de nature plus pacifique et plus contemplative. Ce vœu de son tempérament allait être assez bien servi.

Sur le moment, du moins, rien n’indiquait encore que la guerre dût jamais se rapprocher d’Europe. Elle paraissait un orage lointain, dont la menace était bannie de notre monde paisible. Le petit professeur du collège Baro Eötvös devait se contenter d’en rêver. Il l’écoutait de loin comme un homme enfermé interprète des bruits sourds et cherche à évoquer l’image de ce qui se passe derrière le mur. Ainsi la nature parfois place chez le poète le pressentiment de l’avenir. Les événements de la guerre, Bloemfontein et Ladysmith, le vieux Krüger éconduit par l’Empereur allemand, retentissaient dans son cœur : tous les soirs, l’écrivain se rendait dans un des grands cafés en façade sur le Danube, au Rémi ou à la Redoute, non loin de la statue d’Alexandre Petöfi ; il feuilletait la collection des journaux illustrés, la luxueuse presse anglaise, américaine, allemande ; il partait en voyage, parcourait le veld sablonneux que limitent des cirques de kopjes dénudés, il imaginait les champs de bataille, des escarmouches, des convois, des rivières passées à gué, des troupeaux de bœufs lancés comme des tanks, un fagot allumé à la queue, dans les fils de fer barbelés ; et c’est là, dans ces locaux d’un faste indifférent, à la lumière des lampes à arc, aux sons des orchestres irritants des tsiganes, que le romancier composa l’admirable Dingley.


Ce n’était pas encore le Dingley que nous connaissons, celui qui, quelques années plus tard, remanié, presque doublé dans ses dimensions, eut l’honneur en 1906 de recevoir le prix Goncourt ; je crois savoir que M. Descaves et le regretté Huysmans avaient décidé du vote dans cette occasion. Circonstance plus glorieuse encore, M. Anatole France, qui avait remarqué Dingley dans les Cahiers, contribua beaucoup à la nouvelle édition, celle que couronna l’Académie Goncourt. Ce beau succès, l’estime des maîtres et la conscience même d’avoir fait un chef-d’œuvre, n’étaient pas cependant de quoi vivre. En réalité, ce moment fut peut-être le plus difficile de l’existence des deux frères. Jérôme, après quatre ans d’exil, était revenu à Paris, où il lui semblait que les conditions de travail lui seraient plus favorables. Mais le problème de vivre de sa plume, quand on ne veut rien bâcler, qu’on dédaigne la notoriété à bon marché du journalisme, c’est à peu près le problème de la quadrature du cercle. Les deux frères écrivaient peu, de courtes et admirables nouvelles, que n’ébruitaient guère les Cahiers de Péguy, et qui tranchaient dédaigneusement sur la production courante. Un pessimisme qui n’est pas le fond de leur nature, mais qui à leur âge n’était pas dénué de dignité, éloignait d’eux le grand public. Les sujets sombres, volontiers tragiques, souvent empruntés à la guerre, qui les préoccupaient alors exclusivement, plaisaient peu. La France d’Agadir n’était pas disposée à entendre parler de ces choses funestes. Une certaine dureté de cette œuvre parcimonieuse, un style fort et un peu tendu, paraissaient tristes. Le fait est que les deux frères, qui avaient publié Dingley, Bar-Cochebas, les Hobereaux, l’Ami de l’ordre, étaient si peu goûtés à Paris qu’ils durent encore s’expatrier et tenter cette fois la fortune à Berlin.

C’est alors que leur ami Carolus de Pesloüan les présenta à son cousin M. Maurice Barrès, qui les prit avec lui en qualité de secrétaires : ils y passèrent sept ans, comme Jacob dans la maison du père de Rachel, et ce fut là un événement capital de leur vie. Comme nous sommes une fois pour toutes ce que nous devons être ! La première fois que je vis Jérôme, à cette fameuse soirée de Sainte-Barbe, ce qui me frappa, c’était sa familiarité avec tous les auteurs qui passionnaient la jeunesse du « quartier » (le quartier latin, il va sans dire) et qui étaient l’inconnu pour le rhétoricien respectueux que j’étais alors. Sa liberté d’esprit m’imposait et me scandalisait. Il était évident qu’il allait à l’école sous les galeries de l’Odéon, bondées d’aveuglants livres jaunes qu’on feuilletait debout dans un courant d’air éternel, image de l’inquiétude du siècle et de son esprit vagabond. Il traitait Hugo de vieux « birbe, » comme un jeune romantique pouvait traiter Voltaire. En revanche, il était plein de l’Ennemi des Lois, de Sous l’œil des barbares, livres dont le seul titre me remplissait d’une nuance de curiosité effrayée. Quinze ans plus tard, une amitié de collège réunissait le romancier au maître de sa jeunesse. L’amitié a joué dans sa vie le rôle que d’autres vies abandonnent à l’amour.

Ces quelques années passées dans l’intimité de l’auteur de Colette Baudoche et de la Colline inspirée furent d’une grande importance pour tout le groupe des Cahiers. C’est un charme de Maurice Barrès que sa grâce, sa gentillesse, sa façon d’être jeune et ami de la jeunesse. Nul n’oblige plus généreusement, de la louange et du cœur, qui lui semble en valoir la peine. La sympathie de Barrès fut précieuse aux Cahiers, au moment où Péguy se voyait mis en quarantaine par le parti socialiste. Barrès rouvrit sa retraite, ménagea sa rentrée dans la tradition. Il eut le courage de répondre pour lui, de le patronner publiquement, et jusqu’après sa mort, dégageant de la controverse le sens héroïque de sa vie, adopta noblement sa gloire.

Pour les Tharaud, si l’on veut se figurer au juste le genre de services qu’il leur rendit, il faut se représenter le temps d’apprentissage que les peintres d’autrefois passaient dans l’atelier d’un maître. Tout art comporte une part de métier, un ensemble de méthodes et de pratiques qui ne suppléent pas au don du ciel, mais dont le plus beau talent ne saurait se passer. Cet art ne s’apprend plus nulle part. Il ne faut pas chercher une autre explication de l’anarchie contemporaine et de tant de belles promesses avortées.

Ces années de travail assidu et de formation solitaire qui précèdent l’entrée des deux frères chez M. Barrès, je ne voudrais pour rien au monde qu’ils ne les eussent pas vécues. C’est la beauté de leur carrière, que ce temps qu’ils ont passé dans une stérilité apparente, publiant deux ou trois minces volumes en dix ans. Ils avaient la manie de recommencer leurs ouvrages, ne pouvant se résoudre à les abandonner avant qu’ils eussent atteint un degré irréprochable de perfection. Mais il y avait évidemment dans une telle méthode de très graves défauts. A côté d’une ambition très noble, il y avait quelque enfantillage, et encore plus de maladresse. Ils se rendaient à plaisir le travail difficile. Ils ne savaient pas se contenter ; de dures séantes finissaient le plus souvent par remplir la corbeille à papiers. Ils avaient une détestable hygiène de travail.

M. Maurice Barrès leur en enseigna une supérieure. Il avait conservé d’excellentes méthodes, apprises de Leconte de Liste, qui les tenait lui-même de ces grands laborieux que furent les romantiques, et qui consistent dans une sage économie des forces. Comme tous les jeunes gens, les Tharaud s’imaginaient qu’il y a un état de grâce favorable aux chefs-d’œuvre, une sorte de bonheur surnaturel, se produisant avec l’éclat d’une révélation. L’auteur du Culte du moi leur apprit à être plus modestes. Il leur faisait voir qu’un chef-d’œuvre n’est pas nécessairement écrit du premier jet, que la beauté procède par étapes, qu’il faut se soumettre humblement aux conditions de l’esprit. Un novice se désespère, s’il n’atteint pas d’emblée à l’expression de son idée. Ce jeune présomptueux ignore les réalités du travail. Il ne sait pas que les pensées justes se présentent rarement à l’esprit les premières, qu’il est presque contradictoire de rencontrer tout de suite la formule définitive. Il faut user de patience, souffrir de commencer par le commencement, savoir conserver son ébauche. Enfin, on ne peut soigner à la fois l’ensemble et le détail. Obtenir les masses, l’ensemble, puis la perfection de la forme, ce sont des opérations distinctes et séparées. Il faut diviser le travail, « sérier » les efforts, conserver jusqu’au bout la liberté du jugement. On est bien aise d’apprendre que l’écrivain moderne qui a fait le plus d’état de la sensibilité et des parties profondes et inconscientes de l’être, est aussi celui qui a le moins négligé la réflexion et jusqu’à l’industrie de son art. Comme les grands mystiques, ses modèles, personne n’a mieux connu le prix de la culture méthodique du sentiment, la mécanique de la pensée. Son art repose sur une étude attentive des conditions de la nature. C’est lui rendre hommage que de le montrer dans ce rôle de maitre, donnant autour de lui des conseils de raison et des leçons de discipline


A partir de la Maîtresse servante, qui parut en 1911, les œuvres des Tharaud se succèdent assez vite. « L’arbre est en fleurs, » écrivait gracieusement leur maitre à propos de la Fête arabe, publiée l’année suivante. Puis, c’étaient coup sur coup Ravaillac, Déroulède, la Bataille de Scutari, et cet admirable roman de l’Ombre de la Croix, qui achevait de paraître au moment où la guerre éclata : cinq ou six volumes en trois ans, toute une floraison et un épanouissement subits qui suivaient une longue période de préparation et de demi-silence. Les Tharaud sont bien des ruraux en cela, ils n’ont point brusqué leurs saisons ; ils ont eu leur jeunesse un peu tardive, un hiver nuageux et rechigné avant la grâce de leur printemps.

Pour les œuvres suivantes, parues depuis la guerre, Une Relève, leurs deux volumes du Maroc, Rabat et Marrakech, et enfin leur dernier roman, Un royaume de Dieu, on me dispensera d’en parler longuement ; aucun lecteur de la Revue n’a pu les oublier. Elles sont célèbres. Le nom de leurs auteurs, estimé jusqu’alors d’un petit nombre de délicats, est devenu populaire. Il a conquis le grand public. Je me bornerai à dire que leur talent, dans ces derniers livres, a gagné encore en souplesse ; leur art, sans rien perdre de sa vigueur, a pris plus de liberté. Toute trace d’effort a disparu. Personne n’écrit en France une prose mieux portante, d’une science plus consommée avec moins de recherche, d’une propriété plus exacte et d’une variété d’effets plus délicieuse. Ce sont les meilleurs peintres que nous ayons depuis Loti. Leurs descriptions sont bien différentes de celles qu’introduisaient dans leurs livres les écrivains naturalistes, comme des tableaux suspendus dans un appartement : elles sont faites, pour ainsi dire, sans avoir l’air d’y penser ; elles font corps avec le sujet, elles se mêlent au récit comme l’atmosphère et l’éclairage à la scène réelle. Tout s’évoque et se compose, les costumes, les idées, les personnages, le décor ; la vision se déploie avec une familiarité charmante, comme les plis d’un tapis, sans couleurs violentes, avec un pittoresque achevé. On ne se lasse pas de cette féerie qui se renouvelle à chaque instant, comme on va de chambre en chambre dans l’harmonieux dédale d’un palais enchanté. Et même, dans leur dernier roman, ces sévères écrivains sont parvenus au sourire. Il leur a fallu vingt ans de peine pour arriver à dégager la bonne humeur de leur nature, ce sens de la fantaisie ou de la bouffonnerie des choses, qui faisait partir Jérôme par moments d’un accès de gaieté enfantine, de ce bon rire ingénu, innocent et limpide, qui est une des raisons qui nous le font aimer.

Aujourd’hui que les voilà illustres, on peut se demander pour finir ce qu’ils représentent de nouveau, ce qu’ils apportent dans le roman et la littérature. Par toute une partie de leur œuvre, peut-être la plus brillante et la plus populaire, ils appartiennent à la riche famille de nos orientalistes. C’est d’ailleurs une définition qui ne leur convient qu’a demi. Ils seraient plutôt des spécialistes de certains problèmes des races, comme le problème juif et le problème musulman, si ces mots pédantesques ne répondaient assez mal à la manière de ces artistes parfaits. A cet égard, il serait curieux de rapprocher leur pensée de celle d’un de leurs émules, qui les a précédés dans le domaine africain. Comparés à M. Louis Bertrand, on ne peut se dissimuler qu’ils sont d’écoles et de sentiments opposés. Partout les Tharaud sont tentés de donner le beau rôle à l’indigène, qui représente pour M. Bertrand le Berbère, le Barbaresque, réfractaire, rétif au progrès. Les uns s’affligent de voir disparaître le pasteur et le nomade, qui n’est pour le second que la sauterelle du désert, le sauvage et dangereux Numide. Les premiers s’enchantent des trouvailles de la fantaisie arabe et de cette architecture exquise que l’auteur de Sanguis martyrum traite de bi-coques et de plâtras. Les Tharaud demandent grâce pour ces fragiles merveilles ; M. Louis Bertrand propose qu’on restaure, avec les « villes d’or, » une des voies sacrées de l’humanité : il montre que la féerie arabe n’est qu’une création illusoire, une dégénérescence des modèles de Rome.

Il est impossible de trancher en passant ce débat, qui divise depuis si longtemps l’opinion des historiens et des coloniaux. Le merveilleux oriental n’est-il, comme on le veut, qu’un mirage ? N’y a-t-il réellement au monde qu’un type supérieur de civilisation ? Tout ce qui s’écarte de Rome est-il fatalement barbarie ? La réponse dépend du prix que l’on attache à certaines choses, de l’idée qu’on se fait de la perfection humaine. Il est permis de croire que le barbare lui-même peut avoir sa noblesse, que certaines vertus de la plante humaine (je dis même des vertus d’une espèce raffinée) se conservent mieux au désert que dans un salon ou derrière un comptoir. Les Tharaud étaient préparés à goûter mieux que d’autres certaines formes d’aristocratie, fût-ce au prix de quelque rudesse, eux qui avaient reconnu tant de beautés poétiques jusque dans la vie inculte des hobereaux de leur pays. Il faut toujours se souvenir qu’une part de leurs idées morales leur vient d’une nourrice qui ne savait pas lire. Il y a toujours dans le vrai rural quelque chose du féodal, c’est-à-dire d’un système qui, pour être aujourd’hui aboli, n’en contenait pas moins une part de la vérité humaine. Ils regardent crouler les vieux châteaux de l’Atlas du même œil sans illusion qu’ils contemplaient dans leur enfance les ruines des donjons sur les collines de la Vienne. Ces deux moyen-âges se ressemblent. Je ne nie pas ce qu’un tel regret comporte de romanesque : ces écrivains si purs ne se défendent pas d’être d’un pays romantique. Ce sont avant tout des artistes, naturellement épris du passé, des poètes, — et il n’y a de poésie que de ce qui n’est plus. Le rêve du retour à l’âge d’or classique est-il d’ailleurs moins « romantique ? » Il faut simplement reconnaître dans ces grands peintres, les Tharaud et M. Louis Bertrand, deux attitudes diverses de la pensée, l’une plus sentimentale, l’autre plus rationnelle, l’une faite surtout de volonté, l’autre de sympathie : ce sont deux attitudes également françaises.

Mais peut-être le trait le plus significatif de l’œuvre des Tharaud n’est-il pas la diversité de ses aspects, la variété des aperçus qu’elle nous ouvre sur le monde : c’est la nouveauté même de la matière de leur poésie. Il n’y a pas d’écrivains français qui fassent moins de place à l’amour. C’est presque un dogme chez nous que la matière inépuisable de l’intérêt littéraire se trouve dans l’étude du cœur et en particulier des passions de l’amour. Les Tharaud suppriment ce ressort. On ne saurait rêver d’écrivains moins parisiens. « L’histoire du monsieur et de la dame » (c’est leur mot) leur parait indigne d’attention. Les rapports entre les sexes, qui forment chez tant d’hommes le grand intérêt de la vie, les ennuient. Ici encore, je crois que le fond des choses est un sentiment paysan. Les femmes sont un sujet sur lequel les gens de la campagne s’expriment rarement : ils éprouvent pour la femme un sentiment de pudeur, étrangement mêlé de mépris et de respect. Sur les choses de la chair, ils ont plus d’une gauloiserie et d’un propos salé, mais ils ne confondent pas le plaisir et la tendresse ; ils savent que la vie est dure et qu’elle ne permet pas longtemps la volupté. Pour ce qui est de l’amour, à la manière exclusive dont les romans l’entendent, c’est un phénomène aussi exceptionnel que le génie, ou une convention de mondains et de littérateurs, aussi éloignée de la réalité que les madrigaux, les sonnets, les idylles et les bergeries. Dans la vie, les vrais intérêts sont d’un ordre plus rude. Le mariage, les enfants, le pain quotidien, l’ambition, le métier, l’action, sont les objets réels de la plupart des existences. C’est pourquoi les Tharaud n’ont pas écrit de romans d’amour. Et peut-être ce qui les attire dans la vie musulmane, comme une distinction exquise, c’est qu’on n’y voit jamais les femmes et que, sur ces choses intimes, l’homme observe le plus noble secret.

Alors, délivrés de ce dangereux enchantement, les deux romanciers ont pu ouvrir les yeux tout grands sur les spectacles du vaste et mobile univers. Ils y ont découvert mille intérêts nouveaux : la terre revêt pour eux cette grâce radieuse qu’elle avait à nos regards d’enfants ; ils ont promené leurs sympathies et leurs curiosités sur des coins inédits de l’Europe ; ils nous ont révélé le merveilleux israélite et le merveilleux musulman : ils ont ramassé tous les thèmes de poésie qui traînent dans notre monde, les dernières fleurs encore fraîches du bouquet de la vie. Ils inventent leurs histoires pour se divertir eux-mêmes, comme ces contes que leur nourrice se plaisait à leur faire quand ils étaient petits, et avec cette liberté, ce sentiment secret du rythme et de la beauté qui sont ceux d’un Debussy composant une « arabesque » ou un ballet. Ils ont extrait de ce vieux monde une musique nouvelle. Il leur a suffi de renoncer aux sortilèges de l’amour pour voir la vie telle qu’elle est : ils y ont aussitôt trouvé une source intarissable de bonheur, ce bonheur fait d’horreur de la vulgarité, de sourire héroïque, d’une libération dédaigneuse de toute sentimentalité. Avec les mêmes yeux qui découvraient jadis les poétiques « bouts du monde » de la vallée de la Glane, ils découvrent chaque jour le charme de l’univers ; ils sont peut-être, parmi les romanciers modernes, ceux qui ont le mieux parlé de l’enfance (le petit héros de la Lumière, le petit Archie dans Dingley, le petit Ruben de l’Ombre de la Croix) ; et sans jamais vieillir, toujours émus, toujours charmants, ils promèneront longtemps encore sur cette misérable planète, où ils nous auront fait voir plus de beautés que personne, leurs regards de braves, de candides et de gracieux enfants.


FIDUS.

  1. Voyez la Revue des 15 janvier, 15 mars, 15 avril, 15 mai, 15 juin, 15 juil-let 1920, 15 juin 1921.