Silva nova

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Les Voix du silenceE. Dentu (p. 181-191).


XI

Silva nova


I

 

Allons revoir la place où tomba le grand chêne
Dont j’interrogeais l’âme et que j’ai tant pleuré ;
L’herbe a jauni vingt fois et verdi dans la plaine ;
Et tout, hormis mon cœur, tout s’est transfiguré.

Surprenons dans ces bois l’œuvre de la nature ;
Je sais trop ce qu’ont fait et défait les humains,

Depuis que j’en reçus ma première blessure
Et que mon vieil oracle a péri de leurs mains !

J’aimais comme un aïeul cet arbre aux fortes branches ;
Il parlait à mon cœur de paix et d’infini ;
Je goûtais à ses pieds, sur un lit de pervenches,
Ce repos créateur d’où l’on sort rajeuni.

Je lui dois des sommeils plus féconds que mes veilles ;
Sous son ombre un jour pur se levait dans mon cœur ;
Mes chants volaient, pressés comme un essaim d’abeilles,
Et laissaient sur ma lèvre une étrange douceur.

Je ne sais quel parfum et quel souffle des choses
S’exhalaient et coulaient dans mon sang agité ;
Les paisibles esprits des chênes et des roses
M’armaient pour bien des jours de leur sérénité.


L’homme survint, frappa ces antiques racines ;
L’arbre géant croula sous son triste vainqueur ;
Le sol fut longuement sillonné de ruines ;
Plus d’ombre ! Et je partis ayant le deuil au cœur.


II



Je reviens. Le temps creuse et guérit bien des plaies ;
Voici mes vieux sentiers avec de jeunes haies.
Montons ! j’ai vu ce lieu si chantant et si vert,
Et la mort du grand chêne en a fait un désert !
Sachons, sur ces hauteurs par l’homme abandonnées,
Ce qu’a pu la nature au bout de vingt années.

Dans l’herbe, au pied du mont, plus vive que jamais,
Attestant le retour des bois sur les sommets,

Une eau gazouille et fuit ; un vent de bon augure,
Plein de vagues senteurs fraîchit sur ma figure.
Des bruits confus, d’où perce un chant rapide et clair,
Viennent à nous d’en haut avec les flots de l’air.
Tout part de ce sommet, tout ce qui se sent vivre,
Et la voix qui me berce et l’odeur qui m’enivre.
Tout semble avoir là-haut son asile caché,
Les pinsons, le chevreuil qui passe effarouché,
L’insecte qui s’envole à mes pieds de la mousse.
Moi, je suis ce courant qui m’attire et me pousse,
Repris par la jeunesse et l’instinct d’autrefois,
Je marche allègrement, car j’ai senti les bois.
Cinq coureurs inégaux, dont la gaîté me gagne,
Bondissent près de moi, vrais fils de la montagne.
L’aîné, déjà, me prête une robuste main ;
La mienne au plus petit allège le chemin,
Et, tous, joyeux, grimpants, chantants, roulés dans l’herbe,
Nous allons par les fleurs, et chacun fait sa gerbe.


Au détour d’un rocher, le coteau m’apparaît
Où trôna seul, jadis, le roi de la forêt.
Étonnés, dans une ombre où tout chante et fourmille,
Trouvant, au lieu du père, une immense famille,
Nous entrons sous un dôme où de minces piliers
Formaient d’étroits arceaux et poussaient par milliers.
Les hameaux enlacés verdoyaient sur nos têtes ;
Tout un peuple d’oiseaux y célébrait ses fêtes.
Les nids et les essaims, effrayés par moments,
Nous poursuivaient de cris et de bourdonnements.
Le bois se défendait, vierge encor de visites.
D’inextricables nœuds, ronces et clématites,
Le troëne et le buis nous retenaient captifs.
Les hêtres et les pins, les érables, les ifs,
Semés là par le vent des montagnes prochaines,
Y luttaient de vigueur avec les jeunes chênes.
Tout vivait sur ce sol que j’avais laissé nu.
L’homme absent, il semblait que Dieu fût revenu ;

Tout avait refleuri sous sa main paternelle.
C’était au lieu d’un chêne une forêt nouvelle.

Un seul vide, au milieu de la verte prison,
Laissait le bleu du ciel percer jusqu’au gazon,
Et marquait, sur le sol, d’un tertre circulaire,
La place où fut le tronc du géant séculaire.
C’était comme l’autel du sanctuaire ombreux ;
Un soleil éclatant l’ornait de mille feux.
Les digitales d’or, des fleurs de toute espèce,
Des touffes de grands lis montaient de l’herbe épaisse.
L’air n’était que parfums, et ce réduit charmant
Appelait la prière et le recueillement.

Je m’assis. Mon troupeau vagabond et folâtre,
Mes chevreaux, par les bois, bondissaient loin du pâtre ;
Et, seul, lançant un mot vers eux, de temps en temps,
Je repris le poème interrompu vingt ans.



III



Qu’il est bon, dans cette ombre où le vent seul murmure,
Sous ces arbres heureux, conseillers de la paix,
Qu’il est bon de mêler son âme à la nature,
Et d’exister sans vivre au fond d’un bois épais ;

Laissant monter la sève, en silence amassée,
Du tronc dans les rameaux et jusqu’au fruit vermeil,
Et le rêve plus mûr devenir la pensée
Par l’insensible effort du temps et du soleil.

J’aime en ces lieux sacrés l’âme qui s’y recueille
Pour éclater plus tard en mille êtres divers,
Et ce travail sans bruit qui refait feuille à feuille
L’arbre et l’esprit de l’homme et l’immense univers.


Dieu vous garde, ô forêts ! de notre impatience.
Le temps qui nous échappe au chêne est assuré.
Que l’avarice impie et la demi-science
Ignorent longuement votre asile sacré.

Croissez avec lenteur dans le creux des ravines,
Sur ces sommets dont l’homme a décharné les os ;
La nature aura vite effacé nos ruines
Si nous la respectons dans son puissant repos.

En groupes fraternels, croissez, ô jeunes chênes !
Des signes effrayants brillent de toute part,
Unis pour mieux braver les tempêtes prochaines,
Faites-vous l’un à l’autre un amoureux rempart.

Chaque automne à vos pieds la feuille s’amoncelle ;
Elle a refait un sol à ce roc dévasté.

Vous amassez, là-haut, pour la race nouvelle,
Un réservoir de vie et de fécondité.

Les oiseaux disparus reviendront avec l’ombre ;
Chaque arbre aura, l’été, son limpide concert ;
Et le riche oasis, peuplé d’hôtes sans nombre,
S’étendra tous les jours aux dépens du désert.

Neige et pluie et rosée iront de branche en branche,
Et la mousse, à vos pieds, les boira longuement ;
Et l’eau s’y fera soufre, au lieu d’être avalanche,
Pour fuir dans le vallon avec un bruit charmant.

Et tout reverdira ; les fils des métairies
Verront s’emplir encor les puits de leurs aïeux ;
Tout, les fruits des vergers, et les fleurs des prairies,
Tout nous vient de ces bois cachés survies hauts lieux.


Dans ces temples ombreux, de jour en jour plus rares,
Respectons le trésor des germes infinis ;
Fermons la forêt sainte aux bûcherons avares ;
Laissons grandir l’arbuste et se peupler les nids.

Peut-être avec ces bois un monde recommence ;
Et, pareil au grand arbre où Dieu m’a visité,
Un de ces rejetons, devenu chêne immense,
Tiendra sous ses rameaux tout un peuple abrité ;

Et les fils de mes fils viendront, rêveurs paisibles,
Chantant d’un cœur plus pur et plus épanoui,
Reprendre avec l’oracle et les voix invisibles
Le sublime entretien dont j’ai si peu joui.

Peut-être, un d’eux, priant sous ce dôme sonore,
Verra l’hôte attendu sortir des antres verts,

Et, vainqueur, sans combat, du sphinx qui nous dévore,
Emportera d’ici le mot de l’univers.

Ah ! qu’ils soient plus heureux du moins que nous ne sommes ;
Qu’ils ne connaissent pas la honte de servir ;
Qu’ils cherchent ici Dieu, mais sans y fuir les hommes,
Et qu’alors le devoir ne soit plus de haïr.

Que l’accord fraternel des hêtres et des chênes
Serve aux humains d’exemple et leur dicte ses lois ;
Et que la liberté, seul remède à nos haines,
Règne autour des palais comme au fond des grands bois.