Simidso Sedji, récit japonais

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SIMIDSO SEDJI
RÉCIT JAPONAIS

I.

La petite ville de Yokohama est située sur la côte orientale de Niphon, la principale île de l’empire japonais. Bien peu de gens en Europe en connaissaient l’existence il y a une douzaine d’années. Placée loin du Tokaïdo, la grande route qui traverse le Japon depuis Nagasaki, au sud, jusqu’à Hakodadé, au nord, elle n’avait pas même été aperçue par les rares voyageurs hollandais qui, sous l’égide d’une ancienne convention, se rendaient, à de longs intervalles, de Décima, leur résidence, à Yédo, et passaient alors à une faible distance du futur emporium du commerce japonais avec l’Occident. C’est seulement en 1859 que quelques personnes en relations d’affaires avec l’extrême Orient apprirent qu’un port inconnu, appelé Yokohama, situé non loin de Yédo, la résidence du taïkoun, venait, en vertu de récens traités conclus avec les États-Unis, la France, l’Angleterre, la Hollande et la Russie, d’être ouvert au commerce étranger.

Les négocians de Shanghaï et de Hongkong, en Chine, un petit nombre des résidens de Singapoure et de Batavia, furent les premiers à tirer parti de cette nouvelle. En Europe, on est généralement méfiant lorsqu’il s’agit d’expéditions lointaines, de spéculations à longue échéance. La prudence y est considérée comme la première vertu du commerçant, et tout homme jouissant d’un certain crédit oserait à peine s’engager ouvertement dans des entreprises dont les bénéfices ne seraient pas clairement prévus. Dans l’extrême Orient, on est moins timide. Les Européens et les Américains qui se sont résolus à y venir chercher fortune sont pour la plupart des hommes jeunes. Cette résolution et le commencement de la mise à exécution, le départ, annonçaient déjà chez eux un certain esprit aventureux joint à quelque hardiesse et à quelque énergie. Arrivés au lieu de destination, ils se sont trouvés dans une société d’hommes jeunes, énergiques et non moins aventureux qu’eux-mêmes, ils ont entendu parler de grandes fortunes faites, perdues, regagnées, de spéculations hasardeuses qui n’ont réussi qu’à force d’audace et de persévérance ; leurs qualités et leurs penchans naturels se sont rapidement développés dans un tel milieu, et à leur tour ils se sont jetés avec non moins d’audace dans la tourmente des affaires, mettant à l’œuvre pour y réussir le capital qu’ils avaient apporté, jeunesse, activité, intelligence. À des hommes de cette trempe, la prudence doit paraître un défaut dès qu’elle se montre plus hésitante que la spéculation bien raisonnée. Peureux, le vrai type du négociant, c’est le commerçant honnête, réservé, persévérant, intelligent sans doute, mais avant tout hardi ; ils ne recherchent que les affaires nouvelles, laissant volontiers à leurs aînés les sentiers battus ; l’inconnu, loin de les effrayer, exerce sur leur esprit une attraction invincible, et leur semble, jusqu’à un certain point, une garantie de succès. Sur des indices souvent faibles, sur le rapport d’un voyageur ou d’un capitaine dont le navire a été jeté sur une côte non explorée, ils n’hésitent pas à échafauder une affaire sérieuse. En cela, ils n’agissent cependant point à la légère, ils mettent au contraire un grand amour-propre à ne négliger aucun détail propre à contribuer au succès et à diminuer autant que possible les hasards de l’entreprise ; mais ils sont en quelque sorte satisfaits de laisser une large part à la chance et de mettre en pratique l’adage : « qui ne risque rien n’a rien… » Très souvent ces sortes d’affaires échouent et amènent de grandes pertes. Les gens forts, — et on en trouve, toutes proportions gardées, un plus grand nombre dans l’extrême Orient que parmi nous, — supportent ces revers philosophiquement ; loin de se décourager, ils sont prêts à se remettre à l’œuvre le lendemain d’une défaite. En ces derniers temps, cet esprit de spéculation à outrance a produit de véritables désastres financiers ; aussi est-il tombé dans un certain discrédit. L’extrême Orient, grâce à la facilité de relations qui existe depuis quelques années, s’est rapidement européanisé, et l’on commence à y professer le même culte que dans nos vieilles sociétés pour la prudence en matière de négoce. En 1859, il n’en était pas encore ainsi : les grandes maisons de commerce de la Chine disposaient d’immenses capitaux, d’un crédit illimité ; leurs agens étaient confians dans l’avenir et décidés à marcher en avant sans se laisser influencer par les échecs du passé. Aussi l’avis de l’ouverture du Japon au commerce européen fut pour tout ce monde une heureuse nouvelle, et l’on s’empressa d’en tirer tout le parti possible. Grâce aux Chinois de Fou-tchou, qui entretenaient depuis des siècles des rapports réguliers avec le Japon, grâce aussi aux renseignemens recueillis sur le commerce des Hollandais à Décima, l’on savait à peu près ce qu’il convenait d’envoyer au Japon, et ce que l’on pouvait espérer d’en retirer. On prit ses mesures en conséquence, et bientôt les Japonais virent arriver chez eux des bateaux à vapeur et à voile chargés de marchandises de toute nature, amenant dans ce pays si calme et si pacifique des hommes dont l’activité et la turbulence furent pendant longtemps pour les indigènes une cause toujours nouvelle d’étonnement.

Les nouveaux arrivés s’établirent à Yokohama tant bien que mal. Ils y trouvèrent de petites maisons en bois et en papier mises à leur disposition par le gouvernement japonais, et ils y rencontrèrent des marchands indigènes disposés à entrer en affaires avec eux. Des relations tout à l’avantage des étrangers s’ensuivirent ; ces hommes, accomplis dans leur genre, joignant à une expérience consommée des affaires une solide connaissance des marchés du monde, ne firent pour ainsi dire qu’une bouchée de tout ce qui se trouvait à Yokohama. Les ruses enfantines que les Japonais opposèrent à leur habileté furent pour eux un encouragement plutôt qu’un obstacle. Il aurait été, à leur sens, presque honteux d’acheter de l’or et de la soie à la moitié ou au quart de leur valeur intrinsèque, de vendre les produits de l’Europe trois et quatre fois le prix de revient, si, pour obtenir ces résultats, on n’avait été obligé de lutter quelque peu. La lutte ainsi engagée fut un jeu pour les étrangers, et, avant que les Japonais eussent pu reprendre haleine et se rendre compte d’un événement si extraordinaire, les anciennes pièces d’or avaient disparu de la circulation, et les soies, jadis abondantes au-delà de toute demande, étaient devenues d’une telle rareté qu’on les payait le double du prix auquel elles s’étaient maintenues au Japon durant des siècles.

Le gouvernement national s’émut d’un semblable état de choses. Avec une remarquable diligence, il fit une enquête spéciale, puis, s’entourant d’hommes compétens et de conseillers qu’il pouvait croire désintéressés, qu’il choisit en partie parmi les étrangers eux-mêmes, il prit des mesures pour empêcher l’appauvrissement du Japon et donner aux marchands indigènes le temps de se familiariser avec le modus operandi des commerçans étrangers. Cependant les quelques mois qui avaient suivi l’époque de l’ouverture du Japon avaient été si bien mis à profit, qu’ils avaient suffi pour créer une certaine opulence dans la colonie étrangère. Les nouveaux enrichis, après avoir enseigné aux Japonais comment il fallait s’y prendre pour gagner de l’argent, leur montrèrent alors de quelle manière ils entendaient le dépenser ; ils s’établirent sur un grand pied, remplaçant les logis de bois par de spacieuses maisons solidement construites en pierre ou en pisé, élevant des magasins, des hangars, des écuries, remplissant leurs demeures de domestiques, tenant table ouverte, adoptant en un mot la vie large et coûteuse des communautés européennes en Chine et aux Indes.

Les Japonais prirent à cette époque, jusqu’à un certain point, leur revanche en provoquant sur le prix des vivres et de la main-d’œuvre une hausse énorme, qui n’aboutit du reste qu’à mettre le marché de Yokohama juste au niveau de ceux de la Chine. Les étrangers, tout en se disant indignement volés, n’en continuèrent pas moins à vivre en grands seigneurs. Les indigènes accoururent alors de toutes les provinces de l’empire visiter ce qu’ils appelaient les « palais des étrangers ; » ils admirèrent les meubles, les étoffes, les instrumens européens ; ils semblèrent frappés d’étonnement de la manière de se vêtir, de manger et de boire de leurs hôtes. On les reçut en général de bonne grâce, souvent même on leur fit de petits cadeaux, toujours reçus avec force remercîmens et parfois payés de retour sous forme de paniers remplis d’œufs ou d’oranges. Cependant on remarqua bientôt que ces visiteurs appartenaient, presque sans exception, aux basses classes de la société japonaise ; c’étaient le plus souvent des parens ou amis des serviteurs de la maison, ou bien de petits marchands qui, au moment de retourner dans leur province après s’être débarrassés à Yokohama de quelques balles de soie, de quelques caisses de thé ou de quelque laque ou bronze d’art, brûlaient de voir ces habitations curieuses élevées par les étrangers, et dont on contait merveille dans l’intérieur du pays. La nombreuse et hautaine aristocratie japonaise se tenait loin de Yokohama, évitait les nouveau-venus, affectait pour toutes les innovations importées par eux un dédain superbe. Elle semblait pressentir que cet élément hétérogène, introduit dans la société japonaise, y causerait une révolution qui tournerait tout à l’avantage de la bourgeoisie, et détruirait tôt ou tard le prestige dont elle avait joui seule jusqu’alors. Aussi les nobles se montrèrent-ils dès le principe, à de rares exceptions près, hostiles aux représentans de l’Occident, et exploitèrent-ils volontiers toute occasion de manifester en public les ressentimens qu’ils nourrissaient.

Les étrangers se souciaient au fond assez peu de cette irritation des esprits. Ils n’étaient pas venus au Japon pour quêter les sourires de la noblesse, et la bienveillance d’un prince indigène ne les intéressait que dans la mesure du profit qu’elle pouvait leur rapporter. D’un autre côté, c’étaient des hommes vifs et peu endurans, ayant le sentiment de leur valeur personnelle et nullement enclins à la laisser méconnaître par qui que ce fût. Si par état leur devoir était d’aimer la paix, par tempérament ils se sentaient poussés à la guerre ; l’intérêt leur faisait une règle d’être polis avec tout le monde, mais ils n’étaient point d’humeur à supporter tranquillement la moindre provocation. Les disputes, les querelles devinrent de plus en plus fréquentes ; ce fut bientôt un acte d’imprudence de se risquer seul et sans armes dans la campagne, et même à une certaine époque dans les rues de Yokohama. Le consul britannique alla jusqu’à notifier officiellement à ses compatriotes l’avis de ne sortir qu’armés d’un revolver, en les autorisant à en faire usage contre tout indigène qui les provoquerait. Les attentats contre la vie des étrangers étaient en effet devenus très fréquens, et l’état d’isolement auquel Européens et Américains se trouvaient réduits au Japon justifiait ces mesures excessives de précaution. Deux officiers russes, deux capitaines de marine hollandais, le secrétaire de la légation américaine, l’interprète de la légation anglaise, le domestique du consul français, venaient d’être assassinés sans que les Japonais pussent alléguer ou imaginer le moindre sujet de provocation de la part des victimes. On semblait les avoir choisies dans chacune des nationalités représentées au Japon comme pour les braver toutes à la fois, et la preuve qu’il s’agissait bien d’assassinats politiques et non de crimes vulgaires, c’est que dans aucun des cas cités on n’avait soustrait les objets de valeur dont les victimes étaient munies au moment où la mort les avait frappées.

La situation de la communauté étrangère de Yokohama devint passablement critique : elle ne comptait alors qu’une centaine de personnes, et elle était entourée d’une population de 30 millions d’individus que l’on savait en grande partie être hostiles aux étrangers. On n’avait cependant pas de graves inquiétudes ; on se sentait protégé par le droit commun, et on avait lieu de supposer que le gouvernement japonais serait assez soucieux de son honneur et de son existence pour ne pas encourager une infraction flagrante des traités qu’il venait de conclure avec les puissances occidentales. Au bout de quelque temps, les plus timides eux-mêmes furent entièrement rassurés par l’arrivée de troupes anglaises et françaises, qui s’installèrent à demeure tout près du quartier européen, dans une position assez forte pour pouvoir repousser des attaques aussi peu sérieuses que devaient l’être celles de soldats mal armés et ignorans de la discipline moderne. On fit bon accueil à la colonne expéditionnaire envoyée à Yokohama, et les officiers, jeunes gens pour la plupart, devinrent bientôt les hôtes familiers de leurs compatriotes. Des relations amicales et intimes s’établirent entre le camp et la ville, qui, à cette époque, se fondirent dans une fraternelle communauté.

La race anglo-saxonne forme à Yokohama, comme dans tout l’extrême Orient, le fond de la population étrangère ; aussi les occupations et amusemens de la vie journalière sont-ils, sous beaucoup de rapports, conformes aux habitudes britanniques : on mange et on boit à l’anglaise, on se réunit dans des clubs, on joue au cricket, et l’on place la promenade ou la course à cheval au-dessus de toute autre récréation. Presque tous les résidens de Yokohama possèdent un ou plusieurs poneys, presque tous savent monter à cheval, et si beaucoup d’entre eux ne sont pas des cavaliers accomplis, au moins sont-ils endurcis à la fatigue, et ne craignent-ils ni les mauvais chemins ni les longues traites. Toute la communauté se réunit régulièrement cinq ou six fois l’année au champ de courses, et presque chaque jour on y rencontre une joyeuse compagnie de jeunes sportsmen se rendant à un steeple-chase, assistant à un match, ou revenant simplement de la promenade ordinaire qu’ils font dans le voisinage de Yokohama.

Les jours de départ des malles de l’Europe et de l’Amérique obligent la plupart des colons à un travail multiple et fatigant. Le lendemain, beaucoup d’entre eux prennent des vacances. Si le temps est beau, ces jours de liberté sont invariablement consacrés à une longue excursion à cheval. On se réunit par groupes de trois ou quatre, on expédie d’avance des vivres aux endroits où l’on veut faire halte, et l’on part de grand matin pour revenir dans la soirée, après avoir passé la journée presque entière à cheval. Ces promenades ont un charme qu’il serait difficile de retrouver autre part qu’au Japon. Le pays est parfaitement beau, et offre une variété d’aspects infinie : on traverse des plaines admirablement cultivées, on franchit des collines boisées où l’on trouve en été la fraîcheur à l’ombre de grands arbres, et d’où l’on découvre la mer, les monts de Hakkoni et Fouzi-Yama, « la montagne sans pareille. » Qu’on aille au pas ou au trot, les bettos (garçons d’écurie) se tiennent à la tête des chevaux. Presque entièrement nus, les membres secs et nerveux curieusement tatoués, ces hommes semblent ne pas connaître la fatigue : ils courent à grands sauts, ils poussent des cris pour s’exciter entre eux ou pour attirer l’attention des chevaux sur les irrégularités de la route, et pourvu qu’on leur laisse le temps de fumer une pipe par-ci, de boire par-là une coupe de sakki (eau-de-vie de riz), ils luttent de persévérance avec les meilleurs chevaux du pays. Si la course est trop longue ou trop rapide, ils s’accrochent à l’arrière de la selle, suivant à grands bonds l’allure du cheval ; mais de manière ou d’autre, et sans que l’on ait besoin de s’occuper d’eux, ils s’arrangent pour arriver à la halte en même temps que leurs maîtres. Lorsque ces cavalcades d’étrangers traversent des villages de pêcheurs ou de laboureurs, elles n’ont d’autres précautions à observer que de prendre garde aux enfans qui jouent au milieu de la route ; dans les villes, il faut de plus faire attention aux passans, et se tenir à distance des porteurs de sabres qui y circulent en grand nombre. On évite aussi, sur les grands chemins ou dans les maisons de thé, de se laisser approcher par ces yakounines ou lonines (fonctionnaires et nobles sans emploi), sans s’être assuré au préalable que leurs intentions sont amicales ; on adopte enfin, d’une manière générale, quelques mesures défensives faciles à prendre et auxquelles on s’habitue vite. Les anciens résidens de Yokohama circulent ainsi partout et à toute heure de la journée ou de la nuit sans appréhension sérieuse ou bien fondée ; quant aux nouveau-venus, quelques promenades en société des vétérans de la colonie les mettent en peu de temps au courant des habitudes du pays.

Une des excursions que l’on fait le plus souvent est celle que l’on nomme à Yokohama le tour d’Inosima. Presque tous les voyageurs qui ont visité le Japon ont vu ce charmant îlot qui ne forme pour ainsi dire qu’un seul et vaste temple. Quant aux vieux résidens, la plupart d’entre eux ont visité Inosima tant de fois qu’ils connaissent dans tous leurs détails les villages, les maisons de thé et les beaux sites qui se trouvent sur la longueur de la route.

Inosima est à une distance d’environ 40 kilomètres de Yokohama. On s’y rend en général en passant par Kanasawa, village de pêcheurs, et Kamakoura, ville sacrée, dont le grand temple, dédié au dieu de la guerre, attire des pèlerins de toutes les parties du Japon. Il faut deux heures pour aller à cheval à Kanasawa. La route est charmante ; elle est surtout fréquentée à cause d’un point de vue pris au sommet des collines qui séparent la vallée de Yokohama de celle de Kanasawa, et d’où l’œil embrasse un panorama d’une beauté merveilleuse.

À Kanasawa, il y a une maison de thé tenue par un Japonais très intelligent, qui a servi comme domestique dans une maison étrangère ; il y a si bien étudié les habitudes de ses maîtres qu’il trouve moyen de satisfaire sa nombreuse et exigeante clientèle, composée de tous les membres de la colonie. On déjeune d’ordinaire à Kanasawa, et on se rend ensuite facilement en une heure à Kamakoura. Le chemin est encore très beau ; mais on est obligé de ralentir la marche, car la route est coupée par deux chaînes de collines, par des ruisseaux, par des torrens, sur lesquels on a jeté des ponts qu’aucun étranger n’a jamais vus en bon état.

Il faut une autre heure pour franchir la distance qui sépare Kamakoura d’Inosima. On traverse une plaine sablonneuse, puis on longe les bords de la mer. À mi-chemin s’élève Daïbouts, colossale statue en bronze de 60 pieds de haut, représentant un Bouddha assis ; l’intérieur forme un sanctuaire où une vingtaine de personnes pourraient trouver place. D’Inosima, on peut retourner à Yokohama par le Tokaïdo, la grande chaussée impériale, en passant par les villages de Fouzi-zama et de Hodongaïa. Sur tout ce parcours, les Japonais se sont familiarisés avec les étrangers, et dans les maisons de thé où ceux-ci ont l’habitude de s’arrêter, on en connaît un grand nombre par leur nom.

Ivanasawa n’est qu’un joli petit village admirablement situé au bord de la mer ; mais les anciens et beaux temples de Kamakoura sont curieux à visiter, ils se trouvent réunis dans un parc soigneusement entretenu. La grande route, qui débouche en face de l’entrée principale, a reçu des soins tout particuliers : elle est tirée au cordeau, d’une largeur inusitée, bordée d’arbres superbes et divisée en trois allées parallèles ; celle du milieu forme en quelque sorte une voie sacrée sur laquelle on ne passe pas d’ordinaire : elle est destinée aux processions religieuses qui se rendent en cérémonie au grand temple du dieu de la guerre de Kamakoura. Cette belle allée a une longueur d’environ un kilomètre. À l’extrémité opposée au parc, elle se divise en trois chemins différens : un petit sentier, encaissé au début entre deux remparts d’une hauteur d’environ 4 pieds, continuant en ligne droite la grande allée, conduit à travers un petit bois au bord de la mer. Ce bois est fourré, et on peut s’y dérober facilement aux yeux des passans. Deux autres sentiers se bifurquent à gauche et à droite de la grande allée et se dirigent, le premier vers quelques habitations de paysans cachées derrière un rideau d’arbres, le second vers le colosse de Daïbouts dont il a été parlé plus haut. Cette dernière route est celle que prennent les voyageurs qui vont à cheval de Kamakoura à Daïbouts. En quittant l’allée, elle parcourt une plaine cultivée, habitée par quelques fermiers, dont les petites maisons s’élèvent irrégulièrement çà et là au milieu des champs et le long de la route. Dans cette plaine, il n’y a pas d’arbres, et de loin on peut apercevoir les gens qui la traversent.

Au sommet de l’angle formé par la grande allée de Kamakoura et le sentier de Daïbouts se trouve un vieil arbre dont les branches forment un berceau de verdure. Ce tronc est entouré d’un banc de bois. Une personne assise sur ce banc peut aisément surveiller l’allée qui mène au temple de Kamakoura, les sentiers conduisant à la mer et aux maisons de paysans, et enfin la plaine de Daïbouts ; il lui est facile aussi d’éviter les regards d’un arrivant en se cachant derrière l’arbre. Celui qui va de Kamakoura à Daïbouts laisse ce banc à deux pas à sa droite ; à la gauche de la route, en face de l’arbre, se trouve une misérable petite hutte où quelques passans s’arrêtent en été pour prendre une tasse de thé avant d’affronter le soleil de la plaine. Enfin, au point même où se divisent ces quatre différentes routes : l’allée, le chemin de la mer, les sentiers des fermes, la route de Daïbouts, se trouve un puits où les habitans des environs vont chercher leur provision d’eau.


II.

Ce fut au commencement de l’hiver de 1863 que je fis à Yokohama, dans la maison d’un ami commun, la connaissance du commandant Baldwin. Les événemens que je vais raconter, et qui eurent lieu quelques semaines plus tard, ont gravé sa figure dans ma mémoire. Le commandant était grand, vigoureux, bien fait ; il avait le front haut, le regard franc et loyal, le nez droit et fort, la bouche et le menton d’un homme résolu ; sa chevelure et sa barbe étaient noires, épaisses, son teint bruni et hâlé comme celui d’un homme qui vit toujours au grand air. L’ensemble de sa physionomie inspirait la sympathie et la confiance ; on sentait qu’on avait affaire à un homme bon, honnête et courageux. Il paraissait avoir trente-cinq ans. Le timbre de sa voix me frappa comme particulièrement agréable : c’était une voix aux notes profondes, pleines, harmonieuses, telle qu’on se figure celle d’un homme en bonne santé, au physique comme au moral. Baldwin venait d’arriver au Japon, il était curieux de faire prompte connaissance avec le pays et ses habitans. Il m’adressa une foule de questions auxquelles je pris plaisir à répondre de mon mieux. Il me demanda surtout mon avis sur les excursions les plus intéressantes à faire dans les environs, et nous nous quittâmes après une promesse mutuelle de nous revoir à peu de jours de là pour entreprendre ensemble quelque longue promenade.

J’ai souvenir d’avoir rencontré vers la même époque un jeune camarade du commandant, le lieutenant Bird. C’était au club, au milieu d’un cercle d’officiers et de résidens de Yokohama. Bird paraissait à peine avoir dépassé sa vingtième année ; il était grand, élancé. Avec son teint pâle, ses cheveux blonds, son air distingué, il me fit l’effet d’un jeune homme triste, peut-être maladif. Il était arrivé au Japon en même temps que le commandant Baldwin.

Une dizaine de jours plus tard, j’avais chez moi une nombreuse société à dîner. Il faisait mauvais temps dehors, et, causant et fumant, nous restâmes réunis jusqu’à une heure avancée de la nuit. Dans le courant des conversations, j’appris que deux de mes amis personnels, Albert de Bonnay, récemment arrivé de Paris et qui demeurait dans ma maison, et Charles Wirgman, le dessinateur du Journal illustré de Londres, avaient été rencontrés le matin même à Kamakoura. Ils étaient partis de Yokohama quelques jours auparavant pour faire, comme disait Charles Wirgman, « des études de mœurs et de paysage. » Je savais ce que mon ami Charles entendait sous cette phrase sonore. « Faire des études de mœurs, » c’était pour lui s’installer dans une maison de thé, s’attabler là avec les premiers Japonais venus, faire venir des chanteuses et des danseuses, et passer le jour et la nuit à boire, à manger, à chanter, à rire, à émerveiller les indigènes par sa verve intarissable, par sa connaissance extraordinaire de la langue japonaise et de toutes les habitudes et coutumes nationales. Nul n’était mieux connu, plus populaire dans les maisons de thé de Yokohama et des environs que Charles Wirgman, l’ekakisan (le seigneur peintre), comme on l’appelait, et de tous les étrangers il était peut-être le seul qui ne portât jamais aucune arme. « Presque tous ceux que l’on a assassinés, disait-il, étaient armés. Je préfère me fier à mes jambes, si l’on voulait m’attaquer ; mais personne n’y songe, on me connaît partout où je vais. »

J’aurais hésité cependant à donner Wirgman comme cicerone à M. de Bonnay, pour qui le Japon était une terre tout à fait inconnue ; mais je savais que dans l’excursion qu’ils avaient entreprise ils seraient guidés, surveillés et en cas de besoin protégés par Felice Beato, l’artiste grec auquel on doit toutes les belles photographies que nous avons du Japon, et qui connaissait à fond, grâce à l’état qu’il exerçait, les moyens les plus sûrs et les plus commodes de voyager dans l’intérieur du pays. Je n’éprouvais donc aucune appréhension touchant la sécurité de mes amis, et je fis à peine attention lorsqu’on me dit que Wirgman avait été vu dessinant et de Bonnay se promenant dans la grande allée de Kamakoura. Quant à Beato, on le supposait enfermé quelque part dans sa chambre noire.

Mes amis venaient de me quitter ; je m’étais mis au lit, et j’étais à peine endormi lorsque j’entendis la porte de ma chambre à coucher s’ouvrir avec précaution. Je sautai à bas du lit, et je vis devant moi la figure bouleversée de mon domestique japonais, le vieux Také. Ma première impression fut qu’il venait m’avertir qu’un incendie avait éclaté dans le voisinage, accident des plus fréquens au commencement de l’hiver dans toutes les villes japonaises ; mais il s’agissait d’autre chose. À ma question : « pourquoi viens-tu m’éveiller si avant dans la nuit ? » il répondit : « Des officiers du gouverneur désirent vous parler ; on a assassiné deux étrangers. » Je dois faire remarquer que j’étais à cette époque chargé de la gérance d’un consulat à Yokohama, et qu’en cette qualité je recevais les communications directes du gouverneur.

Je dis à Také de faire entrer les messagers, et j’entendis aussitôt leurs grands souliers en bois résonner dans le corridor. Ils les déposèrent à la porte avant d’entrer, et, après avoir soufflé les lanternes en papier qu’ils portaient à la main et mis dans un coin de la chambre le plus grand des deux sabres dont chacun était armé, ils ouvrirent la conversation en débitant quelques phrases de politesse sur le temps, la santé, le plaisir de me voir, et autres banalités. Impatient d’arriver au dénoûment, je les interrompis au début pour les prier de me communiquer sans retard l’objet de leur message. J’appris alors que dans l’après-midi, entre quatre et cinq heures, deux étrangers avaient été assassinés sur la grande route qui conduit de Kamakoura à Daïbouts. Le gouverneur venait de recevoir la nouvelle, et s’était empressé de la porter à la connaissance des ministres et consuls étrangers. On ne savait rien du nom et de la nationalité des victimes ; on n’avait retrouvé que leurs cadavres.

Je m’habillai à la hâte, et, précédé d’un domestique portant une lanterne, — car la nuit était noire et les rues de Yokohama ne sont pas éclairées, — je courus chez le gouverneur. Il était près de trois heures du matin, mais tout le monde était sur pied. Je fus sans délai introduit dans la salle d’audience. Malgré toutes mes instances et l’empressement apparent du gouverneur à me répondre, je n’appris à peu près rien de nouveau. « Les victimes avaient probablement été à cheval, car on avait arrêté deux chevaux sans cavaliers, elles portaient le costume de gentlemen, ce n’étaient pas des matelots. Quant aux bettos qui devaient les accompagner, on ne les avait pas retrouvés, » Le gouverneur ne put ou ne voulut m’en dire davantage, mais il consentit, après quelque hésitation, à me donner une escorte de quatre officiers japonais pour m’accompagner jusqu’à Kamakoura, où j’avais résolu de me rendre à l’instant, afin de faire cesser la pénible incertitude dans laquelle me laissaient les vagues renseignemens que je venais de recevoir.

Také avait prévu ce qui arriverait et avait pris des mesures en conséquence. En entrant à l’écurie pour donner l’ordre de seller mon cheval, je trouvai tout préparé pour le départ : le cheval sellé et bridé, le betto presque nu malgré la rigueur de la saison, ce qui indiquait qu’il s’attendait à fournir une course longue et rapide. Il avait une petite lanterne à la main ; dans l’étroite ceinture qui lui serrait fortement les reins, il avait passé le poignard que les bettos portent souvent en voyage. Mon habit de cheval, une lourde cravache plombée, un revolver à fort calibre, étaient, dans ma chambre à coucher, mis sous ma main, et, au moment où j’avais fini de m’habiller, Také me présenta un verre de vin chaud, car la nuit était fraîche, et le vieux serviteur savait qu’au plus tôt je n’arriverais pas à Kamakoura avant le lever du soleil. En sortant de la cour, je fus accosté par M. de Brandt. Il avait comme moi reçu la nouvelle du double assassinat, et il partageait mes inquiétudes sur le sort de Wirgman et de Bonnay.

Lorsqu’il me vit à cheval, il devina sans peine où j’allais, et, sans me donner le temps de le lui demander, il m’offrit de m’accompagner. « Allez relancer les Japonais, dit-il, et venez me prendre en passant ; vous me trouverez tout prêt. » Les chevaux de l’escorte n’étaient pas encore sellés, je perdis dix minutes à presser les officiers, et je pressentis dès lors que j’aurais des difficultés avec eux. Tout près de leur écurie, M. de Brandt nous attendait ; sans perdre plus de temps, nous mîmes nos chevaux au trot, et, passant par la grande rue de Yokohama, nous sortîmes de la ville. Avant d’arriver au pont sur lequel on franchit le canal de ceinture, notre escorte nous faisait déjà défaut. Nous attendîmes un instant, et, invitant les officiers à presser le pas de leurs montures, nous repartîmes ; mais au bout de quelques centaines de mètres nos prétendus gardes du corps avaient de nouveau disparu. Nous étions alors à l’entrée de la grande plaine qui s’étend entre Yokohama et les collines de Kanasawa. La lune se montrait derrière nous, et le ciel s’était éclairci. « Il est inutile de s’occuper davantage de ces misérables poltrons, dit de Brandt, en parlant de l’escorte. Ils ont peur et nous feront perdre toute la nuit, si nous les attendons ; de plus ils ne nous seraient d’aucune utilité dans le cas peu probable d’une attaque, le mieux est de ne nous fier qu’à nous-mêmes. Nous connaissons le chemin, allons en avant sans perdre plus de temps ; parlez seulement au betto pour qu’il reste avec vous, car il fera nuit noire au milieu des collines, les chemins sont en mauvais état, et nous aurons besoin de sa lanterne. » J’appelai mon betto, que j’avais choisi avec soin parmi les meilleurs coureurs de Yokohama, et qui m’avait donné de nombreuses preuves de force et d’énergie. « Il faut rester à la tête des chevaux, lui dis-je, jusqu’à Kamakoura ; si tu le fais, tu auras un mois de gages pour récompense. » Le betto serra sa ceinture, frotta des deux mains ses longues jambes nues, sèches et nerveuses comme celles d’un cheval de course, et partit en bondissant sur le sol avec l’élasticité d’une bête fauve. Les chevaux, après avoir surmonté l’inquiétude qu’ils avaient montrée au début de la course nocturne, et comme s’ils partageaient notre impatience, s’appuyèrent plus fortement sur les rênes ; dressant leurs oreilles aux appels du betto, qui à chaque irrégularité de la route poussait un cri de : abonaï ! abonaï ! (gare ! gare !), ils partirent d’une bonne allure sur les talons de leur guide, dont la lanterne vacillante projetait une faible lumière.

La lune s’était levée, et nos ombres dansaient devant nous, fouillant dans les ornières et les fossés, fauchant l’herbe, franchissant les buissons, serpentant le long des troncs d’arbres, se profilant en tout sens comme des coureurs fantastiques. Nous cheminâmes ainsi botte à botte jusqu’au pied des collines de Kanasawa. La nuit était noire en cet endroit, et nous trouvâmes les chemins en fort mauvais état. Nous quittâmes l’étrier pour laisser souffler nos bêtes et leur guide. Un silence profond régnait autour de nous ; à peine entendait-on résonner le sabot des chevaux sur le sol détrempé par de récentes pluies, que le vent et le soleil qui pénètrent difficilement dans ces défilés ombragés n’avaient pas eu le temps de sécher et de durcir ; de Brandt ne disais mot, et, comme lui, je ne me sentais aucune envie de parler ; nos pensées étaient dans l’allée de Kamakoura, auprès des deux victimes que nous allions reconnaître.

Sur le versant opposé de la montagne, nous rencontrâmes un voyageur solitaire. Le betto lui plaça brusquement la lanterne sous le nez, et nous vîmes la figure effrayée d’un pauvre paysan. L’homme était tellement bouleversé de la rencontre, qu’il put à peine articuler quelques mots, « Il ne savait rien du meurtre ; il demeurait dans une ferme isolée, et il était parti la nuit pour arriver de grand matin à Yokohama. »

Dans la plaine, nous remontâmes à cheval, et partîmes au grand trot. Nous passâmes par Kanasawa, où tout dormait encore, et vers cinq heures du matin nous abordâmes les collines de Kamakoura. Il nous fallut de nouveau modérer l’allure de nos chevaux. Le betto, qui s’était bravement tenu à sa place devant nous, me semblait essoufflé ; mais, lorsque je lui demandai s’il se sentait la force de courir encore, il fit de la tête un signe affirmatif. À quelques pas de là, nous traversâmes un petit ruisseau couvert d’une mince couche de glace. Je vis le betto entrer dans l’eau, s’asperger la nuque et la figure. Nos poneys ne donnaient aucun signe de fatigue, et aussitôt que nous eûmes franchi les collines, nous les remîmes au trot.

Les étoiles commencèrent à pâlir, l’horizon s’élargit, une faible lueur grise, froide et triste, s’étendit sur le paysage. Devant nous se dessina la haute flèche de la pagode de Kamakoura. Quelques instans après, nous étions dans la ville. La maison de thé, située à l’entrée de l’allée, et où les étrangers ont l’habitude de descendre, était, malgré l’heure matinale, grande ouverte. Sur les bancs extérieurs étaient assis des bettos tenant des lanternes éteintes sur lesquelles je pus distinguer les armes du gouvernement. À la fenêtre se montraient des officiers que je reconnus pour les avoir vus chez le gouverneur de Yokohama. Parmi eux, j’aperçus l’interprète Sinagawa. Sur mes interpellations, il répondit que nous trouverions les cadavres au bout de la grande allée, près du puits, là où le chemin fait un coude pour aller à Daïbouts. Il ne savait pas les noms des victimes, il ne les avait pas même vues ; le gouverneur l’avait envoyé à Kamakoura pour qu’il se mît, en cas de besoin, à la disposition des autorités étrangères. Il était prêt à nous suivre, si nous le demandions.

Nous mîmes nos chevaux au galop et descendîmes l’allée ; mais avant d’arriver au bout nous ralentîmes l’allure, et d’un silencieux accord nous nous arrêtâmes soudain tous deux. À quelques pas devant nous, il y avait quelque chose d’inconnu, de terrible. Nous avions peur de voir ce que nous étions venus chercher, et ce que nous savions maintenant avoir trouvé. Nous descendîmes lentement de cheval, donnant les brides au betto, qui se tenait près de nous, couvert de sueur et haletant.

À dix pas devant nous, l’un près de l’autre, étaient couchés deux corps sur lesquels on avait jeté une vieille natte de paille. Je la soulevai en frémissant, et je vis deux cadavres horriblement mutilés. Mon imagination maîtrisait à tel point tous mes sens, que pendant quelques instans je restai persuadé que j’avais sous les yeux les corps de Wirgman et de Bonnay. Pourtant ce n’étaient pas eux. Je me sentis presque soulagé malgré l’horreur du spectacle. « Les connaissez-vous ? demandai-je à voix basse à de Brandt. — Non, » me répondit-il sur le même ton. Le betto voulut s’approcher aussi, mais les chevaux se défendirent furieusement.

Les deux cadavres étaient couchés sur le dos, les bras étendus en croix, les jambes écartées. Le premier était le corps d’un homme de carrure athlétique, à la chevelure et à la barbe noires et épaisses. Sa figure ne portait aucune blessure, et avait gardé jusque dans la mort une expression de mâle résolution ; les yeux grands ouverts, ternes, vitreux, terribles, semblaient regarder. Dans la main droite, dont deux doigts étaient coupés, il tenait un revolver ; le canon était plein de terre ; dans la main gauche, il avait un tronçon de cravache en baleine tranchée comme par un rasoir ; cette cravache était couverte de sang ; on voyait à côté de sa hotte un éperon cassé. L’autre cadavre était celui d’un jeune homme blond ; ses bras et ses jambes étaient tailladés de coups de sabre, mais dans le buste et à la tête je n’aperçus d’abord aucune blessure ; une expression de douleur poignante était répandue sur cette figure pâle, calme et belle ; les yeux étaient à moitié fermés comme dans un rêve ; le chapeau était tombé, et sa longue et soyeuse chevelure blonde était souillée de sang ; la montre, pendant encore à la chaîne, avait glissé du gousset ; dans le silence qui se faisait autour de nous, j’entendis distinctement qu’elle marchait encore. À dix pas des corps, on avait attaché une paire de chevaux aux longues branches de l’arbre qui se trouve au coude du chemin. Ils étaient harnachés à l’européenne ; selles et brides portaient des traces de sang.

Un bruit de chevaux approchant à toute vitesse nous fit tourner la tête : c’étaient deux cavaliers, qui s’arrêtèrent comme nous à une certaine distance des cadavres et sautèrent à terre ; je reconnus en eux M. Stearns, Américain, et le nègre George, le loueur de chevaux de la colonie, « Qui est-ce ? » demanda Stearns en s’approchant. Nous ne pûmes donner de réponse. Stearns se pencha sur les cadavres, les examina un instant. « C’est le commandant Baldwin, dit-il, et, se retournant vers l’autre corps, c’est le lieutenant Bird, Poor fellows ! n’Et alors seulement je reconnus dans ces corps inanimés et mutilés les deux hommes que j’avais rencontrés peu de jours auparavant pleins de vie et de jeunesse.

Bientôt après un membre de la légation anglaise arriva, escorté de la garde à cheval du ministre. On se mit alors à examiner soigneusement ! es lieux où le double meurtre devait avoir été commis ; mais les témoins muets du forfait ne révélèrent rien à nos yeux inexpérimentés : par-ci, par-là, près du puits surtout et à l’entrée du sentier qui conduit à la mer, on découvrait des taches de sang. C’était tout. Les habitans des maisons voisines avaient pris la fuite ; pour le moment, il n’y avait plus rien à apprendre à Kamakoura. Les soldats qui avaient accompagné l’officier anglais avaient disposé deux brancards ; on y coucha les cadavres et on les porta ainsi jusqu’au rivage de la mer, où ils furent placés à bord d’une barque de pêcheur qui les transporta à Yokohama.


III.

La nouvelle de l’assassinat de Baldwin et de Bird souleva tout Yokohama d’indignation. Les deux malheureux n’étaient point les premières victimes du fanatisme japonais : Heusken, Voss, Decker, Lenox Richardson, beaucoup d’autres encore, étaient tombés dans les mêmes embûches ; mais ce dernier meurtre paraissait le comble de la haine, puisqu’il était impossible de trouver une circonstance quelconque qui pût en atténuer l’horreur. Baldwin et Bird venaient de débarquer, ils ne parlaient pas le japonais, ils n’auraient pu, même le voulussent-ils, provoquer ou insulter un indigène ; dans le régiment dont ils faisaient partie, ils jouissaient de l’estime générale comme gens sérieux, calmes et bons. Il n’était pas non plus possible de supposer qu’ils avaient succombé dans un combat loyal ; les circonstances dans lesquelles on avait trouvé leurs cadavres s’opposaient à une pareille hypothèse, et il était évident pour tout le monde qu’ils n’avaient dû la mort qu’à leur qualité d’étrangers. Si les choses en étaient arrivées là, toute sécurité personnelle avait disparu pour les résidens de Yokahama, et chacun d’eux ne plaidait que sa propre cause en insistant fortement sur l’adoption immédiate de mesures énergiques pour la recherche des assassins. Sous l’influence de l’indignation générale, poussées d’ailleurs par Le désir de venger la mort de deux victimes sacrifiées à un fanatisme farouche, les autorités anglaises procédèrent avec une vigueur plus qu’ordinaire. Le ministre se rendit aussitôt à Yédo pour y conférer avec les chefs mêmes du pouvoir exécutif, et, leur représentant la gravité du crime, la responsabilité qui pèserait sur le gouvernement du taïkoun, dont l’impuissance et la faiblesse seraient taxées de complicité, il obtint la promesse que l’on ne négligerait rien pour découvrir les coupables. En attendant, on poussa l’instruction du crime avec une ardeur et une bonne foi apparentes. Les témoins furent examinés en présence de fonctionnaires et d’interprètes anglais ; les circonstances exactes dans lesquelles Baldwin et Bird avaient succombé parvinrent ainsi à la connaissance du public.

MM. Beato, Wirgman et de Bonnay, dont il a été parlé plus haut, étaient les étrangers qui, les derniers, avaient vu Baldwin et Bird vivans. Ces cinq personnes s’étaient rencontrées dans les environs de Daïbouts, et y avaient déjeuné de compagnie. Baldwin et Bird avaient annoncé leur intention de visiter les temples de Kamakoura et de retourner le même jour à Yokohama. Ils étaient pressés de partir pour arriver avant la nuit sur le plateau des collines de Kanasawa et voir le soleil se coucher derrière la montagne de Fouzi-Yama. Wirgman, Beato et de Bonnay avaient résolu de revenir par le Tokaïdo en prenant par le village de Fouzi-Zawa, où ils voulaient passer la nuit. Les deux compagnies s’étaient séparées vers trois heures en se souhaitant mutuellement bon voyage. Wirgman s’était encore plusieurs fois retourné, suivant du regard les deux cavaliers qui traversaient lentement la plaine de Daïbouts, et avait dit : « C’est beau, deux hommes seuls à cheval dans une grande plaine solitaire ! » Lui et ses deux compagnons, de Bonnay et Beato, étaient arrivés le soir à Fouzi-Zawa ; ils s’étaient installés dans la meilleure maison de thé de l’endroit, y avaient soupe et s’étaient couchés. Au milieu de la nuit, un betto était entré dans la chambre et leur avait appris qu’on venait d’assassiner deux étrangers à Kamakoura, en ajoutant qu’il était peut-être prudent de partir immédiatement pour Yokohama ; mais Beato et Wirgman avaient pensé que c’était une histoire inventée pour leur faire évacuer la maison de thé, où les étrangers ne sont pas toujours bien vus, parce que leur présence en tient éloignés les Japonais de distinction. Ils avaient questionné le betto, et comme celui-ci n’avait pu donner que de vagues renseignemens recueillis de la bouche d’un autre betto, qui prétendait arriver de Kamakoura, ils avaient traité son histoire de fable et s’étaient tranquillement rendormis pour ne se remettre en route que le lendemain, à l’heure convenue d’avance.

Un garçon de treize ans, le fils d’un journalier japonais, était le principal témoin. Il racontait que son père, dont la cabane était placée à une centaine de pas de l’endroit où l’on avait trouvé les cadavres, l’avait envoyé, le jour du meurtre, chercher de l’huile chez un marchand dont la maison est située dans la plaine de Daïbonts, à 1 kilomètre environ de la grande allée de Kamakoura. Chemin faisant, il avait rencontré deux officiers japonais, un grand et un petit, dont le premier lui avait demandé quelle distance il y avait du puits à la mer et du même point à Kamakoura. L’enfant avait donné le renseignement demandé, et avait continué sa route. En revenant, il avait revu les mêmes hommes. Ils étaient alors assis sur le banc, au pied du dernier arbre de l’allée ; ils avaient les larges manches de leurs robes retroussées comme les Japonais ont l’habitude de le faire lorsqu’ils vont se battre, courir, ou se livrer à un exercice violent. Le grand l’avait apostrophé furieusement, lui criant de s’éloigner au plus vite. L’enfant s’était gardé de désobéir ; mais, curieux de voir ce qui allait se passer, il avait pris la chemin qui conduit à la mer, avait passé par-dessus les remparts qui l’encaissent, et s’était caché derrière les arbres et les buissons qui forment en cet endroit un épais fourré. Le plus petit des officiers s’était, au bout de quelques instans, avancé au milieu du carrefour et avait regardé de tous côtés, puis, comme s’il avait aperçu ce qu’il cherchait au loin, il avait rejoint son camarade, et, tout en courant, il avait tiré son sabre ; l’autre officier en avait fait autant.

L’enfant, en suivant la direction du regard de ces hommes, avait alors aperçu deux cavaliers venant de Daïbouts, par le sentier et s’acheminant avec lenteur, l’un derrière l’autre, vers l’arbre d’où on les guettait. D’après la description que l’enfant fit des cavaliers, Baldwin marchait en tête, Bird le suivait à dix ou douze pas de distance.

Au moment où le cheval de Baldwin avait dépassé l’arbre, les officiers s’étaient rués sur lui à grands coups de sabre ; le cheval avait fait un bond de côté, et l’homme qui le montait était tombé par terre. Les officiers l’avaient laissé là et s’étaient précipités sur Bird, dont le cheval venait au même moment de dépasser l’arbre qui lui avait caché l’assassinat de son compagnon. L’enfant avait entendu un cri, et tout de suite après il avait vu Bird à terre à la même place où Baldwin était tombé avant lui ; celui-ci s’était relevé, la figure tout ensanglantée, un revolver à la main, et en trébuchant il s’était traîné vers le rempart derrière lequel l’enfant se tenait caché. Là, dans une langue étrangère que le témoin ne pouvait comprendre, il avait crié quelque chose ; il n’avait dit que trois ou quatre mots, et las mêmes mots il les avait répétés trois ou quatre fois. Il avait tenté ensuite de passer par-dessus le rempart ; mais au même instant les officiers, abandonnant Bird, s’étaient retournés contre Baldwin. L’enfant s’était fait petit pour ne pas être aperçu ; il avait entendu un second cri, plus horrible encore que le premier. Après cela, tout était redevenu tranquille. Eu relevant la tête, il vit un des officiers ramasser une poignée de feuilles et essuyer son sabre ; immédiatement après, les deux hommes avaient disparu. Pendant quelques minutes encore, l’enfant était resté blotti dans sa cachette ; lorsqu’il avait jeté un dernier regard sur la scène du meurtre, Baldwin se traînait sur ses genoux vers le puits où Bird était toujours couché sur le dos. Deux fois il était tombé sur le côté, mais il s’était relevé et ne s’était arrêté que lorsqu’il avait été près de Bird ; là, il s’était laissé choir de tout son long, la figure contre terre. L’enfant avait couru à la maison, et avait raconté à ses parens ce qui venait d’avoir lieu.

Ce témoignage complet, portant le cachet d’une entière bonne foi, fut corroboré dans le courant de l’instruction par d’autres témoignages d’une importance secondaire. Un point cependant resta complètement obscur : tous ceux qui avaient trouvé Baldwin et Bird après le meurtre étaient unanimes dans la déclaration que les deux malheureux avaient encore vécu quelque temps, et avaient même échangé quelques paroles ; mais le post mortem examen, dirigé avec un soin minutieux par le chirurgien du régiment, démontra de la manière la plus positive que Bird n’avait pu survivre une seconde au coup qu’il avait reçu dans la nuque, et qui devait avoir eu l’effet foudroyant de la décapitation. On était ainsi conduit à supposer que les hommes qui avaient trouvé le malheureux, que peut-être les fonctionnaires appelés à constater le double meurtre avaient de sang-froid achevé la boucherie commencée par les deux assassins, afin de supprimer un témoignage embarrassant, car Bird, quoique ses bras et ses jambes eussent été hachés par les grands sabres japonais, ne portait cependant qu’une seule blessure mortelle, celle de la nuque. Baldwin avait exhalé sa jeune vie par une blessure qu’il devait avoir reçue lorsque, s’efforçant de passer par-dessus le rempart, il avait tourné le dos à ses ennemis. Un coup de plus de 2 pieds de longueur et qui, partant de l’épaule droite, aboutissait à la hanche gauche, devait, d’après la déclaration du docteur, avoir amené la mort dans l’espace de vingt minutes au plus. Cette contradiction entre la déclaration des témoins et le résultat de l’enquête médicale n’a pas été éclaircie.

Baldwin et Bird furent enterrés dans le cimetière de Yokohama. Le régiment auquel ils avaient appartenu, la communauté étrangère et un grand nombre de fonctionnaires japonais assistaient à la cérémonie funèbre. Le colonel du régiment prononça quelques mots qui firent monter les larmes aux yeux des hommes qui l’entouraient ; le ministre anglais jura, en présence des tombes ouvertes, de ne rien négliger pour venger l’infâme meurtre. Un peloton, commandé par un jeune officier, s’avança ensuite sur les bords de la fosse. Les paroles de commandement furent prononcées d’une voix forte et claire ; trois fois les armes furent déchargées sur la tombe, puis tout rentra dans le silence, et les assistans quittèrent le cimetière.


IV.

Quatre semaines environ après l’enterrement de Baldwin et de Bird, le bruit se répandit à Yokohama que l’un des assassins venait d’être arrêté. Cette rumeur fut presque aussitôt confirmée par un avis officiel émanant du consulat britannique. Le prisonnier se nommait Simidso Sedji ; on annonçait la publication prochaine de toutes les pièces de son procès : son arrestation, sa confrontation avec les principaux témoins, son jugement et sa condamnation. Quelques jours plus tard, les journaux anglais de Yokohama publièrent ces différens documens sous une forme succincte, mais qui permit de faire une sorte de contre-enquête. Grâce aux communications faciles entre Yédo et Yokohama, on apprit alors ce qui suit.

Sedji avait été arrêté dans une maison de thé de Sinagawa, un des principaux faubourgs de Yédo, et qui ne forme pour ainsi dire qu’un seul et vaste lieu de débauche. Il y avait logé d’abord quelques jours sans éveiller le moindre soupçon ; sa dépense était faible, il payait régulièrement et passait pour un officier licencié (lonine), comme il y en a beaucoup à Yédo et à Sinagawa. Sedji avait dit à son hôte qu’il attendait quelques amis avec lesquels il devait se rendre dans le sud. À Yédo, il ne semblait avoir aucune relation, la seule personne qu’il fréquentait était une des courtisanes de la maison, qu’il avait l’intention de racheter et d’emmener avec lui aussitôt que ses amis l’auraient rejoint. La maison était hantée par une foule de mauvais sujets ; presque chaque nuit y donnait lieu à quelque festin, dégénérant d’ordinaire en orgie et ne finissant que lorsque les plus intrépides s’étaient couchés, las de chanter et de boire. Sedji avait souvent été invité à ces turbulentes réunions, mais il avait toujours refusé de s’y joindre, se disant malade et incapable de boire. Il faisait cependant apporter de grandes quantités de sakki dans sa chambre, et y buvait avec la courtisane son amie. Un soir, on le vit entrer inopinément dans la salle commune, la figure rouge et le regard allumé, et sans se faire prier, il s’était mêlé à la société de quelques officiers qui soupaient en société de danseuses et de chanteuses. À ses premiers propos, on avait compris qu’il était ivre, et l’hôte, curieux d’en apprendre un peu plus long sur son compte, ne lui épargnait pas les rasades, afin de donner plus facile cours à sa langue. Sa maîtresse avait voulu l’entraîner au dehors, mais il l’avait repoussée rudement et était devenu de plus en plus bruyant. Un des officiers présens avait prononcé le mot de todjin (étrangers). À ce mot, Sedji était devenu furieux, avait accablé les étrangers d’invectives, et s’était oublié jusqu’à dire que, si une centaine seulement de Japonais pensaient et agissaient comme lui, c’en serait bientôt fait de tous les barbares.

Le meurtre de Kamakoura était à cette époque présent à la mémoire de tous, et la police de Yédo, désireuse par exception de faire son devoir, avait envoyé des instructions détaillées aux maîtres des maisons de débauche de Sinagawa, qui servent ordinairement de refuge à tous les malfaiteurs de la capitale. La police japonaise est admirablement organisée lorsqu’elle veut bien faire. Elle a des espions partout, et les propriétaires des maisons publiques comptent d’office dans le nombre.

Aux dernières paroles de Sedji, l’hôte s’était éloigné sans que son absence eût été remarquée. La maîtresse du lonine s’en aperçut la première et lui glissa quelques mots à l’oreille. Rappelé à lui-même, il quitta la table à l’instant et remonta dans sa chambre. Lorsqu’un moment après on le vit reparaître dans la grande salle, il était silencieux, et, les mains appuyées sur ses jambes, prêt à se lever d’un bond, il s’assit près du feu, le visage tourné vers la porte d’entrée. Cette porte s’ouvrit presque aussitôt, donnant accès à l’hôte et à six hommes de police qui s’approchèrent de Sedji en lui intimant l’ordre de les suivre. Sedji tira un poignard qu’il tenait caché sous sa robe et se jeta sur celui qui l’avait livré ; mais il avait affaire à des hommes experts dans la manière de capturer les malfaiteurs dangereux ; les agens le saisirent rapidement par derrière, lui tenant les bras, l’étranglant à demi, et, quoiqu’il opposât une résistance furieuse, il se vit bientôt désarmé et solidement garrotté. C’est en cet état qu’il fut transporté en prison, où on le laissa sans s’occuper autrement de lui. Le matin suivant, il avait subi un premier interrogatoire. Le juge lui avait demandé d’où il venait, quels étaient ses moyens d’existence, où il allait. Les réponses de Sedji n’avaient pas paru satisfaisantes, et on l’avait averti qu’on le soumettrait sans plus de délai à la torture, s’il ne se décidait à parler à la justice avec le respect qui lui est dû, c’est-à-dire en avouant la vérité.

Sedji demanda qu’on lui épargnât la torture, s’engageant solennellement à tout révéler et à répondre sans détour aux questions qu’on lui adresserait. « J’ai assassiné, avait-il dit dès le début ; mais j’espère que l’on m’accordera la grâce d’expier ma faute en homme noble, en me laissant mourir de ma propre main. » Le juge, loin de rien promettre, avait préalablement exigé du prisonnier une confession complète de son crime. Sedji, après l’avoir supplié de nouveau d’intervenir en sa faveur et de prendre en considération sa naissance, afin de lui épargner la mort honteuse d’un vulgaire criminel, avait alors, dans le langage des classes élevées, raconté sa vie entière. Cette confession fut publiée en langue japonaise à Yédo ; les journaux de Yokohama en donnèrent un abrégé en anglais.

« Je m’appelle Simidso Sedji, dit le prisonnier, et je suis né dans la province d’Awomori. J’ai vingt-cinq ans. J’ai à peine connu ma mère ; je n’avais que trois ans lorsqu’elle quitta mon père, qui ne l’aimait plus, et se retira auprès de ses parens. Elle mourut sans que je l’aie jamais revue, lorsque j’avais sept ou huit ans. Je fus élevé par la seconde femme que mon père avait épousée après le départ de ma mère. Nous vivions alors dans l’opulence. Mon père occupait un rang élevé dans la maison du prince, et son revenu était considérable ; mais un jour il se prit de querelle avec un des proches parens du maître, et celui-ci le congédia. Nous quittâmes alors Awomori, et nous vécûmes pendant quelque temps dans une petite ville de Sendaï. Ma belle-mère ne nous avait pas suivis, car mon père, prévoyant que nous ne tarderions pas à tomber dans la misère, l’avait laissée chez ses parens. Elle lui écrivit de temps en temps et lui envoya un peu d’argent ; mais elle était pauvre elle-même, et la gêne de mon père devint bientôt excessive. Il vendit ce qu’il possédait, ne gardant que quelques habits et ses armes habituelles, qui lui venaient de son père. Enfin il tomba malade et mourut en peu de jours. Il ne me laissa d’autre héritage que ses armes, car ses habits mêmes avait été vendus durant sa maladie.

« J’avais été élevé avec soin, et l’usage des armes m’était familier. J’offris mes services à plusieurs princes et officiers, mais je ne réussis pas à trouver de maître. On me dit partout que l’empire déclinait en puissance et en richesse, que son antique gloire était ternie parce que les étrangers, venus de l’autre côté de la mer, régnaient en maîtres, méprisaient les Japonais, et emmenaient sur leurs grands vaisseaux les trésors du pays. La monnaie d’or avait déjà disparu, il fallait être riche pour pouvoir acheter des vêtemens de soie ; la thé et le riz même valaient le double de ce qu’on les vendait jadis. Les princes étaient obligés d’emprunter pour maintenir le train de maison qui convenait à leur dignité, et aucun d’eux ne pouvait songer à augmenter le nombre de ses serviteurs.

« J’appris que dans le sud on préparait une grande guerre contre les étrangers, que là plus aisément qu’ailleurs je trouverais du service. Je traversai alors tout le Japon à pied, et souvent je souffris grande misère ; mais, lorsque j’arrivai enfin à Simonoseki, les patriotes avaient été vaincus, et l’on me dit que les princes et le taïkoun et jusqu’au mikado avaient été forcés de conclure des conventions humiliantes avec les étrangers. Je cachai alors mes armes dans les environs de Yédo, où j’étais retourné avec quelques autres lonines, et je me fis homme de peine. Je gagnai ainsi de quoi vivre misérablement ; mais la pensée qu’une telle existence, indigne d’un noble, m’était imposée par la venue des étrangers, que c’étaient eux qui causaient l’abaissement de tout ce qu’il y avait de noble au Japon, cette pensée ne me quitta plus.

« Un jour, je fus chargé de porter un paquet à Yokohama. Ce que je vis dans cette ville me remplit d’étonnement : les marchands étaient aussi insolens que des nobles ; ils parcouraient les rues au grand trot de leurs chevaux, et les officiers étaient quelquefois contraints de se ranger de côté pour leur faire place. Je vis dans la rue, se rendant à son palais, le gouverneur, dont je connaissais fort bien la famille, très ancienne, riche et puissante ; un étranger lui adressa la parole en plein air et s’entretint avec lui sans se découvrir. Ce n’était pourtant, me dit-on, qu’un fonctionnaire d’un rang tellement infime, qu’il lui était permis d’être en même temps marchand et officier. Je vis encore des étrangers au théâtre et dans l’arène des lutteurs ; on leur cédait partout les meilleures places, et ils parlaient haut, ils riaient, ils allaient, venaient comme s’ils étaient les maîtres. Les Japonais de Yokohama étaient tellement habitués à ces façons insultantes, qu’ils n’en sentaient plus l’humiliation ; ils s’écartaient lorsqu’un étranger voulait passer, et ils n’étaient pas honteux de se voir interpeller par lui avec la familiarité d’un ami.

« Un domestique de la maison où j’avais affaire me demanda si je voulais visiter un palais étranger, et me conduisit chez un riche marchand où servait son frère. Le maître du logis, qui pouvait avoir mon âge et qui parlait le japonais si singulièrement que j’avais grand’peine à l’entendre, nous dit : « Allez, visitez, » et, comme il sortait en même temps que nous, il me poussa de côté pour passer devant. Je me fâchai et réclamai vivement ; mais l’étranger se retourna en riant, et répondit quelques mots que je ne pus comprendre. Le domestique, qui avait l’air honteux, me dit par manière d’excuse que son maître avait le cœur bon et généreux, mais qu’il marchait toujours très vite, que c’était sans mauvaise intention qu’il m’avait un peu bousculé. Dans la maison, tout annonçait la richesse : partout il y avait des livres, des tableaux, des sièges, et on marchait sur des étoffes précieuses. J’aperçus une belle Japonaise, la compagne du todjin, au dire de mon guide. Elle était aussi richement vêtue que le sont les femmes des grands-officiers, et ne semblait point honteuse de son abjection. Le kotzkoï (domestique) l’aborda avec respect, et lui demanda la permission de visiter la chambre à coucher et la salle de bains du maître. En retournant à Yédo, je songeais à ce que j’avais vu et à ma propre misère.

« À quelques jours de là, je fis dans une maison de thé la rencontre d’un officier qui revenait également de Yokohama, qui parlait avec chagrin de la puissance et de l’orgueil des étrangers. Je lui dis que j’étais assez fort pour tuer n’importe lequel d’entre eux que je rencontrerais sur mon chemin. Nous causâmes longtemps, et je finis par lui apprendre mon nom et ma qualité d’homme noble. Alors nous fîmes un contrat par lequel nous prîmes l’engagement de nous associer l’un à l’autre jusqu’à la mort pour tuer des étrangers ; mais mon nouvel ami n’avait guère d’argent, car lui aussi était lonine, et il nous fallait trouver moyen de vivre en hommes libres. Nous pénétrâmes donc une nuit dans la maison d’un marchand que nous savions riche et qui habitait une maison isolée, et nous lui demandâmes de l’argent. Nous avions caché notre figure, retroussé nos manches, nous étions armés, nous étions désespérés, et nous menacions de tuer l’homme, s’il ne contentait nos exigences. Il nous compta 150 rios (environ 1,200 fr.), nous suppliant de ne pas lui demander davantage et jurant de ne pas nous poursuivre. J’achetai alors les vêtemens qui convenaient à mon rang d’officier, et, après avoir déterré mes armes, je partis avec mon ami pour Yokohama ; mais aux portes de la ville on nous demanda nos fouddas (espèce de passeport qui se porte ordinairement d’une manière visible attaché à la ceinture ou à la poignée du sabre) ; nous n’en avions pas, et, comme toutes les entrées de la ville étaient sévèrement gardées, force nous fut de rebrousser chemin. Durant plusieurs semaines, nous rodâmes dans les environs de Yokohama. Nous vîmes un grand nombre de todjin, mais ils allaient toujours par groupes de quatre ou cinq, ils étaient armés, à cheval, et tenaient le milieu de la chaussée. Dans les endroits découverts, il n’y avait pas moyen de les attaquer, et dans les sentiers encaissés où il aurait été plus facile de les surprendre, ils passaient toujours au grand trot.

« Un soir, je crus toucher à l’exécution de mon projet ; mais par accident je me trouvai seul au moment propice. J’étais assis au bord du chemin, attendant mon ami, qui était allé acheter des vivres, lorsque j’entendis un bruit de chevaux. Je ne vis point de lanternes, et je compris aussitôt que des étrangers s’avançaient au-devant de moi. La nuit était sombre, presque sans étoiles ; il n’était pas difficile de m’échapper après avoir abattu un de ceux qui approchaient. Ils n’étaient que deux. Je tirai mon sabre avec précaution, mais au moment où je le levai au-dessus de ma tête la lame dut étinceler à la lueur d’une étoile, car l’homme poussa un cri et donna de l’éperon à son cheval, qui fit un bond, tandis que son compagnon s’arrêtait brusquement à quelques pas devant moi. Je me retirai sans bruit, et je les entendis échanger quelques mots et s’éloigner ensuite au grand trot.

« Voyant combien il était difficile d’arriver à notre but, nous nous rendîmes à Kamakoura pour y faire nos dévotions dans le temple du dieu de la guerre. Il y avait plusieurs mois déjà que nous n’avions qu’une seule pensée, tuer des étrangers ; il ne nous restait plus que quelques rios, rien ne nous réussissait, et nous étions exaspérés. À Kamakoura, nous vîmes encore beaucoup de nos ennemis aller et venir, mais l’occasion de les approcher ne se présenta pas. Une après-midi enfin, tandis que nous errions dans la plaine de Daïbouts à la poursuite de notre projet, l’occasion tant désirée vint à nous. Nous aperçûmes deux hommes venant à cheval lentement et sans défiance l’un derrière l’autre ; nous nous embusquâmes à l’endroit que dans nos précédentes excursions nous avions remarqué être favorable à l’exécution de notre dessein. Nous étions tous les deux résolus à tuer, et lorsque les étrangers passèrent, nous les tuâmes. Cela est la vérité, je n’ai plus rien à dire. »

Ce récit s’accordait parfaitement avec les témoignages recueillis avant l’arrestation de Sadji. L’enfant qui avait assisté à la scène du meurtre et qui fut confronté avec le prisonnier le reconnut d’ailleurs immédiatement, et le désigna comme le plus grand des deux officiers, celui qui lui avait crié de s’en aller.

Sedji prétendit d’abord ne pouvoir donner aucun renseignement sur son complice. Celui-ci lui avait dit venir d’Owari, province où lui, Sedji, n’avait jamais été et où il ne connaissait personne. Il se faisait appeler Tzé-ziro, mais Sedji ne savait pas si c’était là son véritable nom. Le prisonnier fut alors soumis à la question ordinaire ; mais il jura sur la foi des sermens les plus sacrés qu’il n’avait dit que la vérité. Il ajouta cependant quelques autres renseignemens dont les juges, qui au fond du cœur sympathisaient probablement avec lui, parurent se contenter. Il déclara qu’immédiatement après le meurtre il s’était séparé de Tzé-ziro, et qu’il ne l’avait pas revu. Tzé-ziro avait annoncé l’intention de se joindre aux lonines du nord. Il le désigna comme un homme d’à peu près son âge, peut-être un peu plus jeune, ayant les manières et le langage d’un noble. Il ne lui connaissait aucun signe particulier ; mais il donna une minutieuse description de son costume et de ses armes.

Le jugement, prononcé à Yédo, affiché dans les principales rues de Yokohama, condamna Simidso Sedji à la peine de mort par le sabre. Le vol avoué par le criminel était l’objet d’une mention particulière dans le jugement, et pour beaucoup de Japonais cette circonstance avait aggravé la peine ; c’est pour cela qu’il avait été condamné à recevoir la mort de la main du bourreau, et qu’on lui avait refusé la grâce de mourir d’une manière plus douloureuse, mais plus honorable. Le jugement arrêta en outre que le coupable serait promené à cheval dans les rues de Yokohama pour servir d’exemple au peuple, que son exécution aurait lieu à Tobi, l’un des faubourgs, et que sa tête resterait exposée pendant trois jours à la principale porte d’entrée de la ville.


V.

Au mois de janvier suivant, environ trois mois après l’assassinat de Baldwin et de Bird, mon domestique, le vieux Také, vint m’informer qu’il avait lu une affiche japonaise annonçant que Simidso Sedji arriverait dans le courant de la journée à Yokohama pour y subir la sentence qui avait été rendue contre lui. J’étais curieux de me trouver face à face avec l’homme qui avait souvent occupé mes pensées durant les dernières semaines, et je dis à Také de m’avertir à temps du moment où passerait le cortège.

Vers trois heures de l’après-midi, le domestique revint m’annoncer que Sedji traverserait Hondjo-dori, la grande rue de Yokohama, et que j’allais le voir passer tout près de la maison. Je sortis aussitôt, et je vis une foule compacte, composée de Japonais et d’étrangers, qui entourait un cheval sur lequel un homme était attaché. Je parvins non sans peine à rester en place, laissant la foule circuler autour de moi, et me trouvai ainsi, au bout de quelques minutes, près du groupe qui servait de point de mire à tous les regards. Le cheval qui portait le condamné était conduit en laisse. C’était une grande bête, forte et paisible, qui allait d’un pas lent et régulier. En avant, marchaient quelques soldats sans ordre ; l’un d’eux portait au bout d’une longue pique un large écriteau qui contenait le nom, le crime et la condamnation du lonine Simidso Sedji. Derrière le cheval suivaient d’autres soldats, marchant également sans ordre. Je ne jetai qu’un regard sur le cortège et reportai mon attention sur celui qui en était le terrible héros. Il exerçait sur moi une espèce de fascination, et je ne pouvais plus détourner mes yeux de lui.

Sedji était solidement attaché à la haute et large selle sur laquelle il se tenait accroupi à la mode des Japonais ; mais on avait laissé du jeu à ses liens, qui ne semblaient point le gêner, et qui lui permettaient même de se tourner librement à droite et à gauche. L’expression de sa physionomie était hautaine et cruelle, ses traits amaigris disaient les incroyables souffrances de la prison japonaise ; mais on n’en jugeait que mieux la charpente de cette tête osseuse à la bouche droite, aux lèvres minces et serrées, à la mâchoire saillante et forte, au menton large et carré, aux yeux caves. Il avait le teint olivâtre des Japonais du nord et semblait vigoureux et au-dessus de la taille ordinaire. Habillé avec recherche, élégamment même, ses cheveux, la partie la plus importante de la toilette indigène, étaient arrangés soigneusement. Ce qu’il y avait de surprenant en lui, c’était son calme parfait. Dans le regard froid et indifférent qu’il promenait de groupes en groupes et qui semblait voir tout ce qui se passait autour de lui, il n’y avait pas trace de peur ou de fanfaronnade. Il avait plutôt l’allure d’un chef marchant au milieu de ses sujets que l’air d’un condamné allant au supplice. De temps en temps, quatre ou cinq fois pendant les heures où je le suivis, il chantait. C’étaient des improvisations récitées sur le mode étrange des Japonais, des plaintes en notes aiguës longuement soutenues, lamentables et sauvages ; ses traits restaient alors impassibles. Ses yeux regardaient fixement devant lui, ses lèvres seules remuaient pendant que son chant plaintif passait dans l’air : « Je m’appelle Simidso Sedji, je suis un lonine d’Awomori, et je meurs pour avoir tué un todjin. — Avant le coucher du soleil, ma tête tombera ; demain elle sera exposée sur la hatoba de Yokohama. — Les étrangers verront alors la tête d’un homme qui jusqu’à la mort n’a point connu la peur. — C’est un jour funeste pour le Japon, le jour où un noble est frappé de la main du bourreau pour avoir tué un étranger. — J’aurais su d’une main ferme me donner la mort ; mais la grâce du maître m’a abandonné, et il me faut périr comme un misérable. — Hommes de Yokohama qui m’entourez, si vous rencontrez des patriotes, dites-leur que Simidso Sedji n’a pas tremblé en présence du supplice. »

C’était une froide journée d’hiver ; le soleil s’approchait du sommet du Fouzi-Yama et enflammait de lueurs rousses les neiges qui le couronnent. Je m’étais joint à Polsbroek, le premier résident étranger au Japon, mon ancien hôte et ami, et d’un commun accord nous avions résolu d’assister à la fin de la tragédie. À cinq heures, la promenade à travers la ville était terminée, et le cortège, revenant sur ses pas, se dirigea vers Tobi, où devait avoir lieu l’exécution. Devant une maison de thé, à l’extrémité de Yokohama, l’on servit à Sedji son dernier repas. Il semblait affamé et mangea avidement tout ce qu’on lui présenta. Il but aussi plusieurs coupes de sakki chaud, et s’entretint sans embarras pendant le temps de la collation avec le valet du bourreau, qui le servait.

Lorsque le cortège se remit en marche, le jour baissait rapidement, et lorsque nous arrivâmes à Tobi, il faisait nuit noire. Le temps était froid, on alluma des feux en plein air autant pour voir que pour se chauffer. Deux hommes s’emparèrent de Sedji et l’aidèrent à descendre de cheval ; il se frotta les bras et les jambes, que l’immobilité et le froid avaient raidis, et s’approcha lentement d’un des feux. Il s’arrêta là, debout et immobile ; les yeux fixés sur le brasier, il resta pendant plusieurs minutes plongé dans une absorbante réflexion ; puis il soupira profondément, et, se retournant vers un des soldats japonais qui se tenaient près de lui, il lui demanda l’heure. « Il est sept heures, lui dit-on. — Sept heures, répéta-t-il lentement ; à Yédo, l’on m’avait promis qu’à quatre heures tout serait fini. J’ai froid. Pourquoi me fait-on attendre si longtemps ? »

Le caractère officiel de Polsbroek nous avait procuré une place dans le voisinage immédiat du condamné ; je ne pouvais détacher les yeux de lui, j’étais attentif à chacun de ses mouvemens, je prêtais l’oreille à chacune de ses paroles. Il s’assit lentement devant le feu et demanda une tasse de thé chaud, qui lui fut apportée sur-le-champ. Il s’efforçait évidemment de rester impassible et de paraître indifférent, et il tournait souvent la tête de côté et d’autre, comme si les gens qui étaient près de lui l’intéressaient ; mais on eût dit qu’il lui fallait le grand jour pour être entièrement maître de lui-même, et que la nuit détruisait son courage. À certains momens, il succombait aux rudes assauts que lui livrait l’instinct de la conservation ; il semblait alors qu’un voile passât sur sa physionomie et adoucît, en les assombrissant, ses traits froids et rigides. Le regard devenait immobile, une expression d’indescriptible horreur se fixait sur sa figure amaigrie et fatiguée ; mais ces momens de faiblesse étaient rares et de fugitive durée. Il s’arrachait à cet état d’abattement par un violent effort, que trahissait un mouvement convulsif du corps entier ; il cambrait sa haute taille, il relevait la tête, et la résolution de mourir comme un homme éclatait si clairement dans sa physionomie, que je croyais assister à toutes les agitations de son âme.

Mon attention fut soudain détournée de Sedji. J’entendis dans le lointain les cris par lesquels les bettos ont coutume d’annoncer l’arrivée d’un officier et de lui frayer un passage. Les cris approchèrent rapidement ; bientôt nous pûmes voir les grandes lanternes du gouverneur, qui, portées par les coureurs, semblaient voler au-dessus du sol. « Le gouverneur ! le gouverneur ! » s’écria-t-on de tous côtés. Un soldat mit la main sur l’épaule de Sedji. « Prépare-toi, lui dit-il, le gouverneur de Yokohama est arrivé. » Aucun mouvement ne trahit l’émotion du condamné, pas un muscle de sa face ne bougea ; saïo (en effet) fut toute sa réponse. Il se tint immobile, les yeux fixés sur la place où les chevaux du gouverneur s’étaient arrêtés. Un officier se détacha du groupe de son escorte, et, courant vers les soldats qui gardaient Sedji, il leur dit quelques mots à voix basse. « L’exécution est renvoyée à demain, répéta-t-on bientôt sur toute la place. Le ministre anglais exige que le régiment des officiers assassinés soit présent. » En effet il en était ainsi. Lorsqu’on dit à Sedji qu’il avait encore quelques heures à vivre, il eut pour la première fois un mouvement de frayeur, et son visage si pâle devint plus pâle encore. Mionitchi, mionitchi (demain, demain), répéta-t-il, et, sans rien ajouter de plus, il se laissa tranquillement ramener dans la prison.


VI.

Le lendemain matin annonçait une belle journée ; le temps était clair et froid. Toute la communauté étrangère de Yokohama s’était donné rendez-vous à Tobi. Ceux qui avaient vu Sedji la veille étaient curieux de savoir s’il soutiendrait jusqu’à la fin le rôle de héros qu’il avait voulu jouer ; les autres étaient avides de connaître l’homme qui depuis vingt heures était l’objet des conversations de chacun. Si Sedji n’avait eu d’autre but que de montrer à ses ennemis, aux étrangers, qu’un Japonais savait rester calme en présence de la mort, il devait être content. Tous ceux qui l’avaient vu avaient été forcés d’admirer son courage et la dignité de son altitude.

Vers huit heures du matin, le régiment dont Baldwin et Bird avaient fait partie arriva sur la place des exécutions, où il se forma en ligne. Au même moment, la prison s’ouvrit, et un kango (chaise à porteurs), dans lequel Sedji était enfermé, en sortit, porté au pas de course par deux hommes. La chaise fut posée à terre au milieu du carré formé par les soldats anglais et par les nombreux spectateurs étrangers. L’élément japonais n’était que faiblement représenté : quant aux mesures d’ordre public que l’on prend en de pareilles circonstances en Europe, elles faisaient complètement défaut. Il y avait par-ci par-là quelques officiers et soldats qui paraissaient de service ; mais ils étaient éparpillés dans la foule, et l’ordre se maintint sans leur intervention.

La mise en scène des exécutions japonaises est des plus simples : il n’y a là ni potence, ni guillotine, ni billot, ni siège où l’on attache le patient ; il y a seulement une fosse de 5 pieds de long pour recevoir le cadavre, une petite natte en paille commune sur laquelle le condamné s’agenouille, enfin un seau contenant de l’eau chaude. Le Japon a encore certaines mœurs du moyen âge ; les grands criminels y périssent dans d’atroces souffrances : on les crucifie, on les coupe en morceaux avant de les tuer, on les fait mourir à petit feu. Les anciens résidens de Yokohama se souviennent de l’incendiaire coupable d’avoir mis le feu à la ville de Décima, et qui, attaché sur un bûcher, avec de la claie humide sous les bras, entre les jambes et autour du cou pour ralentir l’effet du supplice, fut brûlé vif en présence d’un grand concours de Japonais et d’étrangers. Ceux qui se rendent souvent de Yokohama à Yédo savent aussi qu’en restant sur le Tokaïdo, la grande route, ils doivent passer devant la place des exécutions de la capitale. Lorsqu’ils voyagent en compagnie de femmes ou de personnes impressionnables, ils aiment mieux faire un grand détour pour éviter cet endroit, car ils se rappellent y avoir vu des hommes et des femmes crucifiés, dont les chairs mutilées palpitaient encore, et dont les visages grimaçaient dans les souffrances d’une horrible et lente agonie.

Dans les exécutions ordinaires comme celle qui allait avoir lieu, le condamné se place à genoux devant la fosse ouverte ; il est lié, mais peu étroitement, et ses mouvemens paraissent presque libres ; les bras cependant sont attachés sur le dos, poignet serré contre poignet. Il porte la robe ordinaire des Japonais ; cette robe est largement ouverte de manière à laisser le cou et la nuque entièrement nus. Au dernier moment, on lui bande les yeux et on l’avertit de se tenir dans une immobilité complète en lui faisant comprendre qu’un mouvement qui empêcherait le bourreau de frapper juste ne ferait que prolonger son agonie. L’exécuteur est placé à sa gauche, armé d’un sabre long et lourd qu’il tient des deux mains. Lorsque le condamné se tient tranquille, l’exécuteur lui dispose la tête dans la position requise et guette le moment propice pour asséner, prompt comme l’éclair, le coup fatal. Lorsque le patient se débat ou menace de faiblir, il est garrotté de manière à se tenir forcément à genoux. Un valet placé derrière lui soulève les bras, qui font alors levier et forcent le cou à prendre une position horizontale ; c’est en ce moment que le bourreau fait son office. Ces hommes sont très adroits ; l’arme dont ils se servent a le poids d’un couperet de boucher et le tranchant d’une lame de rasoir. Très rarement ils manquent leur coup ; même lorsqu’ils frappent à faux, même lorsqu’ils sont obligés de s’y prendre à deux ou trois fois pour séparer la tête du tronc, il est presque certain que le premier coup qu’ils donnent est mortel.

Simidso Sedji sauta à bas de la chaise aussitôt que la porte en fut ouverte. Il n’y avait nulle crainte qu’il faiblît, et on ne l’avait lié en apparence que pour l’empêcher de courir et de faire usage de ses mains. Il rejeta la tête en arrière, effaça les épaules, respira à pleins poumons et fixa pendant plusieurs secondes son regard sur le soleil qui brillait devant lui ; puis, d’un pas élastique et rapide, il se dirigea vers le petit monticule placé devant la fosse où la mort l’attendait. De même que le jour précédent, il était habillé avec soin. Son visage était pâle, mais ses dents serrées, faisant saillir la mâchoire, imprimaient une telle expression de farouche énergie à ses traits, que la fatigue que j’y avais remarquée la veille avait disparu ; un sourire étrange, un sourire de dédain et de désespoir, plissait ses lèvres.

Arrivé à l’endroit où il devait s’agenouiller, il échangea quelques paroles avec l’exécuteur, probablement au sujet du drame qui allait se passer, car je le vis se tourner et indiquer du regard sa place et celle du bourreau. Comme un valet s’approchait pour lui bander les yeux, il l’écarta. « Ne craignez pas, dit-il d’une voix calme et polie, que je fasse un mouvement. Je sais fort bien ce qui me reste à faire. » Sa demande lui fut accordée. On y paraissait préparé, et je ne doute pas que le gouverneur ne fût en quelque sorte fier du spectacle qu’il offrait aux étrangers. « Il se peut, avait-il l’air de dire, que vous mouriez aussi bien que Sedgi ; mais il vous est impossible de mourir mieux. »

Les derniers préparatifs de l’exécution se firent rapidement. Sedji, après avoir placé du pied la natte où il devait s’agenouiller, prit, sans se presser, la position requise. Les valets se tinrent près de lui pour lui donner assistance en cas de besoin ; mais ses genoux ne fléchirent point. Une fois assis, il fit un mouvement d’épaules comme pour se mettre à son aise et pour bien découvrir son cou. Le bourreau saisit ! e sabre et l’examina minutieusement, puis il retroussa les larges manches de sa robe, et, les paumes de ses mains l’une contre l’autre, il leva les bras au-dessus de sa tête pour bien s’assurer que rien ne le gênerait dans les mouvemens qu’il aurait à faire. Sedji suivait chaque geste avec la plus grande attention. « Est-ce que tout est prêt ? » demanda-t-il lorsque le bourreau, ayant passé derrière lui, s’était placé à sa gauche, — et sur la réponse affirmative qu’il reçut, il continua : « Verse alors de l’eau chaude sur ton sabre et attends quelques instans. Je veux chanter encore une fois, et lorsque j’aurai terminé, je me tournerai vers toi et je te dirai yo (bien). J’avancerai alors le cou, et je resterai immobile ; tu pourras viser et frapper sans précipitation. » Après avoir dit ces paroles, une horrible contorsion bouleversa ses traits, et ses yeux se fixèrent dans un strabisme hideux. Il ressemblait ainsi aux tableaux sur lesquels les demi-dieux et anciens héros du Japon sont représentés combattans et mourans ; la figure contorsionnée ainsi, il ouvrit la bouche, et, d’une voix forte et claire dont les notes aiguës et soutenues fendaient l’air et s’entendaient à une longue distance, il chanta : « À présent meurt Simidso Sedji, le noble sans maître. Il meurt sans remords, car tuer un barbare est l’honneur du patriote. » Puis se tournant vers l’exécuteur, il le regarda quelques secondes fixement, et d’un ton ferme il cria : Yo ! Tendant ensuite le cou comme le corbeau lorsqu’il veut prendre son vol, serrant la mâchoire à se broyer les dents, immobile, il attendit.

Sa tête fut portée à l’entrée de Yokohama où, pendant trois jours, elle resta exposée aux yeux des passans. Beato en prit une photographie que j’ai conservée. La mort a apaisé les traits contorsionnés au moment de l’exécution, et je retrouve dans l’image la figure hautaine et cruelle de l’assassin des deux officiers anglais.

Son complice, le prétendu Tzé-ziro, fut arrêté quelques mois plus tard. Les renseignemens que la torture avait arrachés à Sedji étaient complètement faux. Tzé-ziro, dont le nom véritable était Mamiya Hadsimé, avait dix-neuf ans ; il avait la figure douce, les traits réguliers et agréables ; rien dans son apparence qui pût faire supposer que cet enfant était un homme capable des dernières violences. Il fut décapité dans la cour de la prison de Tobi, en présence d’un petit nombre d’étrangers. Sa mort ne ressembla point à celle de Sedji. Il paraît que ses juges avaient craint de le voir faiblir au moment fatal et lui avaient administré quelque narcotique. Il sortit de la prison chancelant, ivre-mort, soutenu par deux hommes, ne sachant point ce qu’il faisait et où il allait ; une vague frayeur était seule répandue sur sa figure, et, comme une brute qu’on égorge, se débattant impuissant entre les mains de ses bourreaux, il reçut le coup mortel.


Rodolphe Lindau.