Similia similibus ou La guerre au Canada/À Sauvages, Sauvages et demi !

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Imprimerie du Telegraph (p. 218-231).

XV

À SAUVAGES, SAUVAGES ET DEMI !


Un Canadien de Québec dans l’armée allemande : à première vue, voilà bien le comble de l’invraisemblance. Mais, depuis que notre chevaleresque compatriote le regretté Faucher de Saint-Maurice a affirmé avoir déniché un Canadien pure étoffe du pays parmi les Bédouins d’Algérie, il ne faut plus s’étonner de ces sortes de rencontres.[1]

L’histoire de celui qui vient de s’introduire si inopinément au beau milieu d’un complot ourdi contre lui-même et ses pareils, n’a après tout rien de fort extraordinaire pour qui connaît l’esprit aventureux et nomade de beaucoup de nos jeunes compatriotes.

Natif d’une paroisse des environs de Québec, mais de parents pauvres qui comme tant d’autres s’étaient laissé entraîner il y a une trentaine d’années par le courant d’émigration aux États-Unis, il s’était tout jeune mis au service d’une famille allemande à l’aise du nom de Meyer, qui, étant sans enfants, le prit en affection et finit par l’adopter.

Il avait suivi ses protecteurs à Berlin, où il avait appris la langue du pays et avait lui-même fini par se prendre pour un Teuton pur sang, naturalisé, faisant du militarisme comme les autres jeunes gens de son âge, gagnant même ses épaulettes à force de travail, mais aussi grâce aux hautes protections dont disposaient ses parents adoptifs. Sur le rôle de son régiment, il figurait sous le nom de Herr Hauptmann Franz Bulow Meyer ; c’était tout ce qui lui restait de son état civil baptismal et patrimonial — François Boileau, avec une petite rallonge allemande.

Une inconsciente nostalgie l’avait poussé à solliciter du service dans le corps expéditionnaire dirigé sur le Canada. Une fois à Québec, les souvenirs confus de son enfance commencèrent à brouiller sa petite métaphysique nietzschéenne.

Dans les somptueuses écoles où il avait étudié à Berlin, on lui avait pétri la cervelle dans un moule qui pour commencer n’allait pas à sa tête. Il s’y était fait peu à peu, comme les jeunes Chinoises se font à la torture des petits pieds. Il avait fini par admirer sincèrement les herr professors à lunettes dont il suivait assidûment les cours.

Quelques-unes de leurs théories le firent tressauter au début ; il leur trouva ensuite le charme de la haute nouveauté !

De même, disaient-ils, que la culture forcée seule peut faire produire à la terre les phénomènes végétaux qui font l’ébahissement des visiteurs aux expositions universelles, de même c’est par le développement intensif de l’énergie vitale que se forment les géants physiques et intellectuels destinés à diriger, à corriger et surtout à épater le monde.

Parfois, en écoutant ces leçons de kultur à outrance, Franz sentait le vieil esprit gaulois se réveiller en lui, il se disait alors : Avec un système pareil, je ne m’étonne plus de voir circuler dans les rues de Berlin tant de gros navets, de grosses poires et de grosses bettes !

Passant de l’individu à la collectivité, ses maîtres lui démontraient qu’une nation de « surhommes » ainsi formés devait fatalement devenir une « surnation », et il était sous-entendu qu’il ne devait y en avoir qu’une : l’Allemagne, Deutschland über alles ! Dans ce système fondé sur la Force impitoyable, il ne restait pas de place pour la Pitié, la Résignation, ridicules vertus chrétiennes, non plus pour l’Égalité, invention moderne ; fausses valeurs que tout cela.

De là à conclure à la suprématie ultime des gros canons, il n’y avait qu’un pas, et les gros canons se faisaient chez Krupp.[2]

Dans le domaine de la morale, le surhomme devait naturellement s’élever au-dessus des petitesses de la conscience. L’un des ouvrages les plus lus de Nietzsche avait pour titre : Par delà le Bien et le Mal. L’un de ses paradoxes les plus cités était celui-ci : « L’homme qui aime son prochain comme lui-même a une bien pauvre idée de sa propre personne. » Et, comme les Allemands sont forts en chimie, ils appelaient cela l’acide moralique de Nietzsche.

Il ne faut donc pas s’étonner si, du moment où François Boileau le Canadien se retrouva tout à coup dans la peau de Franz Bulow, officier allemand de garnison à Québec, les deux hommes se prirent corps à corps. Le combat fut terrible ; mais Boileau eut le dessus.

Ce qui acheva de lui tourner les sangs, ce fut l’envoi soudain des troupes chargées de discipliner la population des campagnes où il était venu au monde et où il se croyait encore de la parenté. Il savait parfaitement ce que veut dire ce mot de discipline en bon allemand. Sa conscience eut des soubresauts, de véritables convulsions, à la pensée d’être le complice de cet horrible fratricide.

De ce moment, il résolut de rompre avec le régime de fer que le hasard lui avait imposé ; mais, dressé à la dissimulation par son éducation prussienne, il affecta tant de zèle dans son service que, sans la moindre méfiance, ses chefs venaient de lui confier les clefs et la charge des arsenaux où étaient enfermées les armes confisquées quelques jours auparavant.

Or, ces arsenaux étaient en dehors de l’enceinte de la forteresse.

Ce jour-là même, torturé de remords, il avait confié son état d’âme à un touriste new-yorkais avec lequel il avait lié amitié au grand hôtel, et qui lui-même ne s’était pas gêné d’exprimer devant lui l’horreur que lui inspirait la barbarie allemande.

Or, cet Américain, épris de Québec où depuis plusieurs années il avait contracté l’habitude de venir passer la belle saison, était le grand ami des journalistes de la capitale, tout particulièrement de Jimmy Smythe, qui n’avait pas de secret pour lui, pas même celui du caveau.

Come wilh me rightaway ! avait simplement dit le touriste en entraînant le capitaine Franz.

Et, sans perdre une minute, il l’avait conduit au conseil de guerre souterrain dont Smythe lui avait confié le mot de passe.

Nous renonçons à peindre l’enthousiasme avec lequel tous deux furent accueillis par les conspirateurs, une fois la glace brisée.

— C’est la Providence qui vous envoie ! s’écria le vieux patriote de Saint-Roch que nous avons déjà eu le plaisir d’entendre.

Ce brave homme, connu dans toute la ville comme l’orateur populaire du 24 juin, jour de la Saint-Jean-Baptiste, avait la manie des discours patriotiques ; il était aussi très ferré sur l’histoire de son pays.

— Nous avons affaire à des Sauvages, reprit-il ; eh bien, il faut leur servir leur propre médecine, leur faire la guerre à la manière des Sauvages. Avec les loups il faut hurler. Terreur contre Terreur. Laissez-moi vous rappeler la sanglante nuit du 4 au 5 août 1689, où les Peaux-Rouges, grâce à une ruse infernale, massacrèrent en quelques heures, du premier au dernier, tous les habitants de Lachine. Cette fois, ce sera non pas comme alors le triomphe de la barbarie contre la civilisation, mais justement l’inverse. Comme les infortunés colons de Lachine, notre ennemi est sans défiance… La différence, c’est que les victimes de 1689 n’avaient rien fait pour mériter la mort, tandis qu’aujourd’hui c’est le sang de nos frères qui crie vengeance… Pouvons-nous retarder d’une heure l’accomplissement d’un devoir aussi sacré ? Non, c’est aujourd’hui même qu’il faut frapper… Demain il serait peut-être trop tard… »

Comme l’assistance était d’avance convaincue et que l’orateur populaire prêchait à des convertis, on l’interrompit pour lui faire entendre que les minutes étaient précieuses.

Il fut convenu séance tenante que le capitaine Franz Bulow alias François Boileau aurait plusieurs centaines d’hommes à sa disposition dans le voisinage des arsenaux lorsque la nuit serait venue.

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Ce fut une nuit orageuse. Le soleil avait disparu de bonne heure dans une marée montante d’énormes cumulus qui se noircissaient à vue d’œil et envahissaient rapidement tout l’hémisphère occidental.

Dès avant huit heures, le zénith en était couvert ; la pluie commença à tomber en averses diluviennes comme la canicule canadienne en est coutumière.

C’était l’un de ces orages d’été bienvenus après la sécheresse, qui faisaient dire aux gens : « C’est de l’or en barre pour les habitants ».

Cette fois, dans toutes les familles réunies pour le repas du soir, on se répétait à mi-voix, avec un petit air sinistre : « C’est du fer en barre pour les Allemands ! »

Le mot d’ordre avait circulé de bouche en bouche par toute la ville : à neuf heures sonnantes, sortie générale de tous les hommes et de toutes les armes disponibles, rassemblement au centre de chaque quartier, et marche en colonnes serrées dans la direction de la forteresse.

Qui fut dit fut fait. Au vif ébahissement des factionnaires allemands que la pluie battante forçait de chercher refuge sous les auvents ou dans les porches, les rues, longtemps après l’heure réglementaire du couvre-feu jusqu’ici généralement si bien observée, s’emplissaient de formes humaines qui semblaient surgir de terre.

Avant même d’avoir le temps de pousser un cri, ou de se servir de leurs carabines, que par précaution contre la pluie ils tenaient emmaillottées dans les plis de leurs redingotes, les malheureux étaient cernés, désarmés, ligotés et mis sous verrou quelque part, dans une cave ou dans un cabinet noir.

Quant aux corps de garde, le peuple en connaissait parfaitement les êtres ; ils avaient été les premiers pris par surprise.

Ceux qui étaient logés dans les postes de police étaient une proie rendue plus facile par la connivence des pandores municipaux qui, secrètement prévenus du complot, avaient, sous le prétexte d’une partie de cartes ou de dames, engagé leurs camarades d’occasion à se mettre à leur aise, c’est-à-dire à déboucler leurs ceinturons et à mettre leurs fusils au clou. Ceux qui firent mine de résister virent leurs propres armes se tourner contre eux.

Enhardie par ces premiers succès, la foule s’élançait à pas de course, insouciante des torrents qui la trempaient jusqu’aux os ou des flaques d’eau dans lesquelles elle clapotait. Elle arrivait par grandes bandes de tous les points de la ville haute et basse, affluant indifféremment par les rues noires ou éclairées. Comme les chats, elle portait son propre flambeau.

Dans cette immense ruée humaine, il n’y avait pas de lâches ; on est toujours plus brave quand on se sent les coudes, en nombreuse compagnie, et ce soir-là c’était une compagnie d’au moins cinquante mille bons lurons, jeunes et vieux ; il s’y trouvait des enfants de douze à quinze ans, des femmes même, tous courant à la bataille comme à une noce.

Personne ne songeait à reculer, bien que la foudre du ciel se fût mise de la partie, joignant ses aveuglantes fulgurations et ses terrifiantes canonnades au grondement prolongé de cet autre tonnerre populaire, qui tout à l’heure ferait éclater le suprême éclair de la mort dans plus d’un œil épouvanté au seuil de l’abîme éternel.

À mesure que cette multitude effrénée approchait du but vers lequel elle convergeait de plus en plus pressée et furieuse, des bruits de fusillade plus ou moins lointaine se mêlaient aux roulements intermittents du tonnerre.

C’était l’avant-garde des assaillants qui avait fini par forcer les portes de fer de la forteresse. L’ex-capitaine Franz Bulow Meyer — car il avait jeté loin de lui son casque à pique, ses brandebourgs, jusqu’à son épée — avait été fidèle à sa parole.

Échevelé, ruisselant d’eau de la tête aux pieds, mais brûlant de fièvre, ayant dans les yeux cette fixité extatique particulière aux somnambules, il allait droit devant lui, comme en rêve, à la tête d’au moins un millier de citoyens auxquels il avait dès le début de la soirée livré un arsenal plein de fusils et de munitions.

Derrière cette troupe martiale se pressait, dans le chemin creux bien connu qui mène à l’entrée principale de la citadelle, tout un peuple armé de bâtons, de couteaux de boucherie, de vieux flingots, de révolvers, de haches, de massues, de barres de fer, de tout ce qui lui était tombé sous la main. La garde avait eu à peine le temps de donner l’alarme. La garnison était prise au piège.

Que pouvait cette poignée d’hommes contre la meute enragée qui emplissait déjà le carré de la forteresse et avançait toujours en criant : « Mort aux assassins ! À bas les assommeurs ! » Pour un qui tombait, il s’en dressait dix.

On imagine que les deux inséparables n’étaient pas loin. Ils suivaient de près le faux Prussien Franz, tous deux armés de carabines munies de leurs baïonnettes dont ils avaient en route débarrassé deux soldats de garde. Eux aussi allaient comme en rêve.

L’orage s’apaisait graduellement, les éclats de la foudre devenaient de moins en moins fréquents. Dans un déchirement de la nuée, une étoile apparut radieuse, humide. Au même moment, des clameurs joyeuses, des hourras retentissants montaient de la ville, saluant des roulements de tambour, des sonneries de clairon, comme le bruit lointain d’une troupe en marche. C’était l’armée canadienne qui faisait son entrée par le chemin de Sainte-Foy. Québec était repris !

Mais la mêlée n’en continuait pas moins dans l’intérieur de la forteresse. Franz, toujours sans armes, toujours insouciant de la mort, fonçait toujours sur l’ennemi. À ses côtés, Belmont et Smythe se battaient comme des lions. Soudain, le premier poussa un cri terrible. Biebenheim venait de se jeter sur lui l’épée à la main.

Belmont, frappé en pleine poitrine, tombait comme une masse… Mais la baïonnette de Smythe s’enfonçait presque au même instant dans la gorge du Prussien, qui s’abattit dans la poussière en gargouillant des mots inarticulés…

Jetons un voile sur cet horrible cauchemar !

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  1. En France, tout dernièrement, n’a-t-on pas été fort ébahi de trouver, sous le « kilt » et le tartan d’un régiment de Highlanders Écossais, toute une pléiade de jeunes Canadiens-Français de Montréal ?
  2. Les monstrueux aphorismes qu’on va lire sont de Nietzsche, le grand idéologue allemand :

    « La guerre et le courage ont accompli de plus grandes choses que l’amour du prochain… Mais nous sommes détestables ? Soit, mes frères. Enveloppez-vous du manteau de la haine sublime ! Et lorsque votre âme ainsi agrandie n’aura plus de frein, dans votre grandeur il y aura méchanceté, et c’est dans cet esprit que le superbe abordera le faible. »