Similia similibus ou La guerre au Canada/Le feu sous la cendre

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Imprimerie du Telegraph (p. 127-139).

IX

LE FEU SOUS LA CENDRE


Oreste et Pylade n’avaient pas eu besoin de se faire automobiliser à une grande distance dans la campagne pour se renseigner exactement sur la situation. Joyeux et chargés de nouvelles, ils rentraient en ville en plein jour, au risque de se faire trouer la peau ; ils échappèrent aux balles indiscrètes en rampant à travers champs pour regagner leur chemin de bois.

Belmont, pour un, avait raison d’être content de sa journée. Par un rapide échange de télégrammes, il avait pu s’assurer que Marie-Anne et sa mère étaient en sûreté chez ses vieilles parentes de là-bas, à l’autre bout de la Province, dans une petite ville du district de Montréal tout à fait en dehors de la zone dangereuse.

Le premier soin des deux inséparables fut de courir à l’imprimerie pour aviser au moyen de communiquer la bonne nouvelle à la population. Le moyen fut vite trouvé…

La ville n’avait rien perdu de sa physionomie affairée et riante de jour d’été. Tant que le soleil fut assez haut pour chauffer à blanc la moitié des rues, l’affluence des piétons se portait naturellement du côté de l’ombre.

Le commerce ne souffrait pas encore trop du régime militaire, car ce jour-là on pouvait voir un peu partout, comme à l’ordinaire, les petits commissionnaires se faufiler à travers la foule, distribuant de droite à gauche ou jetant aux portes les feuillets imprimés dont leurs bras étaient chargés. Si les mouchards du Kaiser, faisant leur ronde par la ville comme la veille, avaient eu réellement le bon Dieu de leur côté comme l’affirmait leur orgueilleuse devise, ils auraient eu assez de nez pour filer quelques-uns de ces messagers au pied léger.

Non pas que la circulaire volante que ceux-ci prodiguaient avec tant de largesse fût en soi fort compromettante. Ce qui tirait l’œil tout d’abord, c’était en très grosses lettres le nom et l’adresse d’un grand magasin à rayons célèbre pour ses « occasions ».

En tête des « réductions inouïes » que promettait cet affriolant prospectus, figuraient des jupons en percale, des cache-corsets, des caleçons divinement brodés et autres intimités féminines à faire frémir un escadron de hussards Tête-de-Mort. On offrait des valeurs de 2 dollars pour $1.69 ; ce qui était déjà pour rien à $1.20 était réduit à 99 cents, et ainsi de suite, d’après la même échelle de rabais décimal et infinitésimal.

Parmi les petits porteurs de ces merveilles, il s’en trouva d’assez osés pour induire quelque kaiserlick en tentation en lui tendant au passage leurs séduisantes « occasions », accompagnées d’un petit clin-d’œil espiègle. Dans ces cas-là, le tenté eut tort de s’offusquer et de refuser le cadeau à coups de crosse de fusil.

Il eût mieux fait de se mettre à la remorque du tentateur, si peu kolossal qu’il fût ; il aurait peut-être découvert à sa profonde stupéfaction que les jupons roses et les chemisettes ajourées n’étaient qu’un prétexte pour faire passer une autre marchandise qu’il eût volontiers payée au poids de l’or, certain d’en tirer bon bénéfice pour lui-même.

Ne faisons pas comme lui notre petit saint Antoine, allongeons le pas pour ne pas nous laisser distancer par le gamin aux circulaires.

Tiens ! voilà qu’il s’arrête devant une maison, il regarde en l’air ; c’est bien le bon numéro sans doute, car il sonne et disparaît presque aussitôt dans l’ entrebâillement de la porte, où heureusement, invisible comme nous le sommes, nous avons juste le temps de nous glisser sur ses talons.

Sa mission n’est pas longue ; il demande à voir le patron, à qui il remet discrètement, un doigt sur la bouche… la circulaire aux rabais inouïs ? — ah ! non, un autre carré de papier beaucoup plus petit qu’il tire de sa poche. Puis il s’en va, tandis que le maître de céans ajuste ses lunettes et déchiffre lentement, avec des marques d’intérêt croissant, ce que nous allons lire avec lui :


patience vaut mieux que violence


(À communiquer aux amis)


Bonnes nouvelles : hors de Québec, les brigands ont raté leur affaire.

Ottawa arme. Levée en masse. Le secours s’en vient. À bientôt la délivrance.

En attendant, toujours même consigne : calme et sang-froid. Éviter toute altercation. Dédaigner toute provocation. Laisser dire et faire, et se taire.

Jusqu’à nouvel ordre, chacun fera bien de regarder tous les matins après 5 heures sous le paillasson de sa porte, ou sous son perron, ou dans sa boîte aux lettres. On y trouvera peut-être quelque petit billet dactylographié, insignifiant pour ceux qui n’en auraient pas la clef.

Ainsi : « Pleine lune demain » annoncera l’arrivée prochaine de l’armée de secours.

« Marée haute à — heure » donnera le signal de l’assaut et des précautions à prendre avant l’heure indiquée pour mettre femmes et enfants en sûreté.

S’il y a bataille quelque part et que nos troupes aient le dessus, on vous écrira simplement : Gretchen est bien malade.[1]

Communiquez verbalement ces signes de convention aux amis.

On espère pouvoir indiquer dans une autre note de quel côté la population devra se porter au-devant de ses sauveurs.


Les Vigilants


Il nous semble voir le bon bourgeois tourner et retourner, lire et relire ce mystérieux avis. Il se met à réfléchir :

« Communiquer aux amis ! » murmure-t-il. Si on ne dirait pas l’un de ces petits billets que M. Belmont a l’habitude de me faire tenir en secret à la veille des élections ? Je parierais que c’est encore lui !

Évidemment, ce brave homme est l’un de ces agents d’organisation électorale que les partis politiques au Canada ont soin d’aposter dans chaque quartier de ville, comme dans chaque village et chaque concession en province.

Par l’intermédiaire de ces chefs de file, partisans dévoués pour la plupart par amour « pour la cause » ou par goût pour les émotions de la lutte, sans la moindre ambition de récompense pour eux-mêmes, la direction du parti se tient en contact constant avec les masses, certaine que par ce canal ses ordres feront beaucoup de chemin en peu de temps sans avoir l’air d’être impératifs.

Belmont avait choisi le bon moyen, et comme son confrère en avait fait autant pour le public anglais, tous deux avaient raison d’espérer contenir la population dans une attitude calme et digne. L’essentiel était de gagner du temps.

Leur second mouvement, au sortir de l’imprimerie, avait été de se rendre au Parlement, où le cabinet siégeait en permanence depuis la veille. Les ministres, on le comprend, délibéraient sur l’attitude qu’ils auraient à prendre dans leur entrevue du lendemain avec le gouverneur militaire.

Les excellentes nouvelles que leur apportaient les deux journalistes tranchèrent du coup la difficulté. Il n’y avait qu’une chose à faire : gagner du temps ; qu’un parti à prendre : les ministres iraient se constituer prisonniers en attendant, diraient-ils, la confirmation officielle du succès allemand dont s’était vanté le commandant. En effet, Ottawa une fois aux mains de l’ennemi, leur mandat cessait, ils redevenaient simples citoyens et subiraient leur sort comme des hommes.

Dans l’intervalle, Belmont et son camarade retourneraient de nuit aux nouvelles, par leur chemin dérobé, cette fois porteurs d’une dépêche chiffrée des ministres aux autorités fédérales, indiquant à l’armée de délivrance la route à suivre pour reprendre Québec par surprise et rendre ainsi à l’ennemi la monnaie de sa pièce.

Pendant ce temps-là, que faisait celui-ci ? À en juger par les allures plus abandonnées, pour ne pas dire moins brutales, des patrouilles qui parcouraient la ville en tous sens, et des soldats qui fumaient placidement leur longue pipe de porcelaine à la porte des corps de garde, et qui s’étaient mis en chemise à cause de la chaleur, on eût dit un certain relâchement de discipline.

De fait, les gens de la troupe commençaient à se dire entre eux que la population était déjà gagnée au nouveau régime ; aussi se donnaient-ils des airs de paternelle bonhomie. Ceux qui parlaient l’anglais ou baragouinaient le français daignaient s’arrêter pour faire un bout de jasette avec les passants ; d’autres allaient jusqu’à payer en monnaie sonnante une partie des marchandises dont ils se servaient largement dans les magasins.

La veille, sur un ordre du commandant, des détachements avaient fait le tour de tous les établissements où l’on vendait des armes à feu, histoire, disaient-ils, de désarmer la population. Tout ce qui pouvait porter ce nom, jusqu’à la moindre carabine Flobert chère aux bambins de douze ans, et beaucoup d’autres accessoires par dessus le marché, avait été confisqué et transporté dans les magasins de la citadelle.

Tout cela s’était accompli sans trop de bruit ni de rouspétance.

Enfin, sauf quelques espiègleries que se permettaient les gamins de la rue au passage de quelque kamarad trop ventripotent — plaisanterie que la victime prenait généralement du bon côté — tout s’était bien passé.

On ne saurait dire que la même quiétude régnait dans les hautes sphères de la petite armée d’occupation. À la mine de plus en plus rogomme du commandant en chef, les gens de son entourage voyaient bien, sans en connaître la cause, qu’il n’avait pas l’esprit tranquille. C’est qu’il avait eu beau dépêcher émissaire sur émissaire par le sud du fleuve pour savoir ce qui se passait dans le reste du pays, chacun rentrait avec des renseignements vagues, souvent contradictoires, qui ne lui disaient rien de bon.

C’est alors qu’il songea, pour faire diversion à ses noires idées, à ordonner qu’on lui amenât le maire de la ville et les principaux échevins ; dans le trouble de ses esprits, il avait presque oublié que ces personnages étaient toujours gardés à vue dans leurs demeures depuis l’avant-veille.

Son Honneur le maire ne se fit pas prier ; il coiffa son plus beau huit-reflets, passa à son cou le grand collier d’argent insigne de ses fonctions, sauta dans son automobile et se trouva bientôt dans l’antichambre du grand hôtel, en compagnie de quatre ou cinq de ses collègues.

Le premier mot du commandant lorsqu’il fut introduit en sa présence fut pour ordonner qu’on lui enlevât son collier de maire.[2]

— Je n’en ferai rien, dit fièrement celui-ci comme on allait porter la main sur lui, avant de savoir si je suis encore, oui ou non, le premier magistrat de cette ville. C’est le maire que vous avez emprisonné chez lui ; c’est lui que vous avez mandé ici. Je ne remettrai cet insigne qu’aux citoyens dont je suis l’élu et le protecteur. Ce peuple, vous l’avez vu, est ami de l’ordre et des lois ; il restera tel aussi longtemps qu’on respectera ses droits et sa dignité, droits et dignité dont je suis à ses yeux le représentant. Tant qu’il verra en moi le détenteur de l’autorité, je puis vous garantir le maintien du bon ordre. Ce que j’attends de vous, c’est que, conformément aux lois de la guerre, vous ne porterez atteinte « ni à l’honneur des familles, ni à la vie des citoyens, ni à la propriété privée, ni aux convictions religieuses, ni au libre exercice des cultes ».[3]Qu’attendez-vous de moi ?

Après son escarmouche de la veille avec les avocats, le commandant n’était pas d’humeur à parlementer, encore moins à soutenir une dispute publique sur les lois de la guerre ou de la paix.

Il laissa le collier tranquille, se contentant de dicter la convention suivante :

Respect des habitants et des propriétés publiques et privées ;

Direction, non soumise au contrôle militaire, des affaires publiques par l’administration municipale.

En échange de quoi, imposition de guerre au montant de deux cent mille piastres à être versée le jour même par l’autorité municipale.

En vain le maire tenta-t-il de faire comprendre au dictateur que le chiffre de la rançon était trop élevé, qu’il lui fallait un plus long délai pour trouver les fonds. Peines perdues ; toute discussion fut inutile.

Au sortir de l’entrevue, le maire dit aux citoyens qui l’attendaient anxieusement sur la Place, assez haut pour être entendu des officiers de l’état-major :

— C’est un cas de force majeure. Mon devoir est de vous conseiller d’obéir, « en attendant l’heure de la réparation. » Écoutez la voix de votre maire, « maintenez-lui votre confiance, il ne la trahira pas ! »[4]

Comme on allait crier : Hourra pour monsieur le maire ! — il les arrêta en disant à mi-voix :

— Pas de manifestation maintenant ! Demain peut-être !

Nous avions oublié de dire que pendant qu’il était dans l’antichambre du Château, attendant les ordres du général, quelqu’un lui avait glissé dans l’oreille, de la part du premier ministre, les dernières nouvelles d’Ottawa !

  1. Style des dépêches échangées entre les conspirateurs germano-américains et Berlin en 1915 par leur télégraphe sans fil à Sayville. Voir, au sujet du vocabulaire conventionnel du service d’espionnage, le curieux livre publié à Philadelphie en 1915 : My adventures as a spy, par Sir Robert Baden-Powell, fondateur du mouvement des boy-scouts.
  2. Exactement ce qui fut fait au bourgmestre de Bruxelles lors de l’entrée des troupes allemandes en 1914 ; avant d’entrer en pourparlers avec lui, on lui fit enlever son écharpe, sauf à la lui rendre quelques instants après
  3. Les mots entre guillemets sont presque textuellement tirés de la proclamation de l’héroïque bourgmestre de Bruxelles, M. Adolphe Max, en date du 19 août 1914.
  4. Textuellement le langage du bourgmestre de Bruxelles, août 1914.