Similia similibus ou La guerre au Canada/Nuit noire

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Imprimerie du Telegraph (p. 39-52).

III

NUIT NOIRE


C’était une nuit plafonnée d’étoiles, mais sans lune. Par instants, l’immense vélarium constellé semblait déchiré d’un horizon à l’autre par d’étranges fulgurations d’étoiles filantes rapides comme l’éclair, chaque fois accompagnées et suivies de ces mystérieux fracas d’explosion qui continuaient à semer l’épouvante à vingt milles à la ronde.

Le ruban gris de la route se déroulait sur un train de trente milles à l’heure sous les moelleux pneumatiques du moto-car qui emportait Paul et le notaire du côté de la ville.

Pendant un assez long temps, ceux-ci n’échangèrent pas une parole ; tous deux paraissaient abîmés dans de profondes réflexions, cherchant sans doute en eux-mêmes l’explication des phénomènes dont ils étaient témoins depuis ce qui leur paraissait quelques minutes à peine ; car ils avaient perdu jusqu’à la notion de l’heure, et, dans le tohu-bohu de leurs esprits, c’est à qui des deux n’osait ouvrir la bouche. Tant ils craignaient que leur premier mot ne fût pris pour une incohérence d’ivrogne ou de fou.

À la fin, brusquement tiré de sa rêverie par la vive lueur d’une sorte de fusée détonante qui venait de scier le firmament presqu’en ligne droite au-dessus de leurs têtes, Paul n’y tint plus.

— Hé ! notaire, cria-t-il à son voisin en le poussant du coude comme pour le réveiller ; avez-vous fini par vous former une opinion sur ce drôle de feu d’artifice ?

— Je m’y perds, répondit le digne homme. J’étais justement en train de raccrocher dans ma pauvre cervelle certaines associations, certains rapprochements de faits… Mais non, ce serait trop insensé. Vrai, c’est à en perdre la tête. Et vous ?

— Oh ! moi, fit Paul, mon écheveau est plus brouillé que jamais. Impossible de rien déchiffrer. Pour moi, c’est de l’hébreu ou de l’allemand…

— Hé ! mon jeune ami, interrompit le notaire, vous ne croyez peut-être pas si bien dire. Je ne sais pourquoi, mais tout à l’heure il me revenait tout à coup à la mémoire certaines petites circonstances qui dans le temps avaient piqué ma curiosité, mais que je croyais enterrées sous dix pieds de terre d’oubli.

— Certaines circonstances, vous dites ? interrogea Belmont, très intéressé.

— Vous ignorez sans doute, reprit l’autre, qu’il y a une dizaine d’années, lorsque la compagnie transatlantique allemande est venue s’installer ici, je fus l’un des notaires chargés de faire signer aux habitants de l’île voisine les promesses de vente des terrains dont la compagnie elle-même et ses subsidiaires disaient avoir absolument besoin pour l’exécution de vastes projets maritimes, industriels… et le reste, sur lesquels, comme c’est d’ailleurs l’habitude en pareils cas, on laissait planer du mystère. Les contrats que nous faisions signer aux expropriés étaient rédigés sur des formules fournies par les acquéreurs eux-mêmes : grimoires verbeux, filandreux et interminables où, comme mes confrères, j’avais remarqué plus d’une clause comportant des réserves et des privilèges tellement étendus que sur certains points ils semblaient porter défi au droit d’éminent domaine de l’État lui-même. Au début, les vendeurs, vieux cultivateurs que cette transaction dépossédait et bannissait du coup du bien ancestral sur lequel plusieurs générations de leur nom avaient vécu, hésitaient, faisaient même mine de refuser de signer les papiers. Mais le prix offert pour chaque arpent de terre était si alléchant, la valeur assignée à des maisons et à des granges qui tombaient de vétusté tellement au-dessus de l’ordinaire, que la résistance ne fut pas longue. Et…

Ici, le narrateur s’arrêta visiblement embarrassé.

— Et après ? fit Belmont.

— Eh bien, puisqu’il faut le confesser, reprit le notaire en baissant la tête comme honteux de ce qu’il allait dire, nous les professionnels, nous poussions à la vente. Que voulez-vous ? La nature humaine est toujours là ; on nous closait littéralement le bec avec ces ortolans qui nous arrivaient tout rôtis, sous la forme de contrats tout prêts, ce qui ajoutait tant de numéros inespérés à nos répertoires de minutes, avec riches honoraires à la clef. D’ailleurs, l’engouement ne se limitait pas à notre profession ; tout le public, hommes d’affaires, chambres de commerce, corps municipaux — les journalistes mêmes, et si vous aviez été là dans le temps, mon cher journaliste, vous auriez fait comme les autres… tous en un mot poussaient à la roue. C’était du capital étranger qui s’amenait par millions ; le pays avait tout à y gagner…

Le digne tabellion reprit, après un instant de silence :

— Voilà les brillants souvenirs que tout à l’heure je retournais ironiquement dans ma tête. Dans ma rêverie, il m’a semblé tout à coup entendre éclater à mes oreilles le ricanement diabolique de Méphisto. Car, notez bien ce que je vous dis, jeune homme, c’est là, dans cette île d’en face, que nous avons cru, sots que nous étions, travailler pour l’agrandissement de notre cher vieux Québec ; et c’est aussi de là, de cette même île ensorcelée, que part votre feu d’artifice, qui est en réalité, savez-vous quoi ?…

— Je n’ose y penser, dit Paul, tout frémissant.

— Le bombardement de Québec ![1]

— Comment ! vous croiriez que…

La conversation fut à ce moment interrompue par le brusque arrêt de l’auto.

Depuis quelques instants, le chauffeur avait dû ralentir la course et patiner d’un côté à l’autre du chemin, qui devenait de plus en plus encombré d’équipages de toutes sortes, presque tous — chose extraordinaire — filant dans la même direction, vers Québec dont l’imposant massif, tout noir à sa base, n’apparaissait plus que comme un volcan à plusieurs cratères, vomissant des flammes et d’épais nuages de suie et de cendre.

Le feu attire les curieux comme les mouches, on sait cela ; mais il serait injuste d’attribuer un pareil motif, en un pareil moment, à cette multitude de gens de tout âge et de tout sexe qui, les uns en voiture de louage ou en buggy, les autres en automobile, quelques-uns même à pied — car le tramway avait cessé de circuler — s’empressaient vers la ville.

Non, c’étaient sans doute, pour la plupart, des citadins précipitamment rappelés de leur maison de campagne ou de leur tour de voiture par les sinistres lueurs de l’incendie, ou des villageois auxquels les mystérieux événements de la soirée inspiraient de mortelles inquiétudes sur le sort de leurs enfants à l’école ou de parents logés en ville.

Ils allaient mornes, soucieux, l’œil aux aguets, sous l’impression vague de quelque danger imminent, d’autant plus redoutable qu’on ne savait pas où ni quand il éclaterait. Contre l’habitude, on n’entendait pas de ces cris d’impatience ou de défi, de ces propos goguenards que les cochers et chauffeurs prennent plaisir à échanger quand ils se rattrapent ou se distancent sur les grandes routes.

À mesure que cette procession d’équipages, sans cesse grossissante chemin faisant, se rapprochait des ponts à bascule qui donnent accès au cœur de la cité, l’encombrement devenait tel qu’on n’allait plus qu’au pas. Les véhicules se rangeaient le mieux possible, deux, parfois trois de front, barricadant la route sur toute sa largeur. Bientôt il fallut faire halte, en attendant que la tête du défilé pût trouver passage sur l’étroite voie des ponts.

C’est dans un de ces moments que le teuf-teuf de la famille Meunier dut stopper, juste à un tournant du chemin. Ainsi placés, ses phares au carbure projetaient un double cône de lumière sur la lande inhabitée et d’ordinaire déserte qui borde le confluent de la rivière Saint-Charles et du fleuve Saint-Laurent.

— Voyez donc, dit le jeune chauffeur en se retournant tout à coup, tout ce monde là-bas.

En effet, à l’extrémité du triangle lumineux tracé sur le sol par les réflecteurs de la voiture, on croyait percevoir une masse confuse et mouvante comme celle d’un grand attroupement populaire.

La voix du chauffeur s’éleva de nouveau. C’était un jeune gars éveillé, qui avait, comme on dit, les yeux clairs.

— J’ai jamais cru aux histoires de feux-follets, moé, fit-il, mais, nom d’un petit bonhomme ! si c’en est pas, quéqu’c’est donc que ça ?

Et il indiquait du doigt, à quelque distance du mystérieux rassemblement, un point de la grève d’où jaillissaient d’un instant à l’autre, dans l’obscurité, des piqûres blanches comme des étincelles électriques, bizarrement rythmées, tantôt longues, tantôt brèves, qui s’éteignirent bientôt.

Presque aussitôt, Paul — qui dans sa jeunesse avait appris l’alphabet télégraphique — signalait à ses compagnons, du côté de la ville, une des vieilles maisons de la rue des Remparts ; derrière le vitrage nu d’une de ses hautes lucarnes, une main invisible agitait une lampe à pétrole, l’élevant et l’abaissant tour à tour, comme pour répondre au feu-follet de la grève.

— On dirait des signaux, fit remarquer rêveusement le notaire.

— Mon cher concitoyen, lui dit Paul d’un ton pénétré, armons-nous de courage. Nous sommes en plein drame !

Au bout de quelques minutes, la route s’était déblayée ; les deux citadins purent enfin entrer en ville, par des rues noires comme un four, mais pleines de rumeur, car tout le monde était aux portes, en quête de nouvelles que personne ne pouvait donner à coup sûr.

On entendait dire que la Citadelle, l’Armurerie, la Cartoucherie étaient en feu, qu’il n’y avait plus ni téléphone, ni télégraphe, ni lumière électrique, ni tramway, et que des misérables, on ne savait pourquoi, voulaient faire sauter la ville. Çà et là, des vitrines étaient pauvrement éclairées de bougies ou de lampes à pétrole ; Paul entra dans un de ces établissements, griffonna quelques lignes sur un feuillet de son carnet de reportage, les remit au jeune conducteur de l’auto qu’il renvoya en toute hâte au village. Voici ce qu’il mandait à son futur beau-père :

« Gardez ceci pour vous. Un grand malheur se prépare ! Il a été souvent question d’un voyage pour ma chère Marie-Anne ; mes bonnes parentes de là-bas, dont vous avez l’adresse, l’attendent toujours à bras ouverts. Croyez-moi, conduisez-la avec sa mère, sans perdre une minute, dès cette nuit, à la première station de chemin de fer où les trains circulent encore. Les hommes doivent rester à leur poste. À la grâce de Dieu ! — Paul Belmont. »

Paul courut ensuite à son journal. Hélas ! il n’y avait plus de journaux. Les machines à composer, les presses, tout était arrêté. L’énergie électrique, la lumière, tout avait subitement manqué de bonne heure dans la soirée, en même temps que le téléphone et le télégraphe. Isolement complet…

What is the matter with Quebec, old chap ? éclata tout-à-coup une voix familière aux oreilles de Paul, comme celui-ci débouchait sur la Place centrale de la Haute-Ville, où la Basilique de Notre-Dame de Québec et l’Hôtel de Ville — le spirituel et le temporel — se font vis-à-vis comme deux excellents voisins.

Et le nouveau venu donna un vigoureux " shake hands " à notre jeune ami, qui répondit non moins cordialement.

Arrêtons-nous ici un instant, pendant que la foule s’accumule d’une minute à l’autre sur la Place, lugubrement éclairée par les réverbérations intermittentes de l’incendie aérien allumé par des mains criminelles, qui est en train d’achever la destruction de la forteresse et de tout ce qui faisait la protection militaire du vieux Québec.

Des nouvellistes effarés parcourent les groupes, apportent des récits à faire frémir. Sur les deux cents soldats et officiers de la garnison, au moins cent cinquante ont été écrasés sous les décombres de la citadelle. Les arsenaux, le Manège Militaire, la Cartoucherie, l’Armurerie, sont en cendres. En deux mots, Québec est à la merci d’une bande de brigands.

Quels brigands ? Là-dessus, les avis sont très partagés. Les « Monsieur je sais tout » ne manquent pas. L’un d’eux déclame d’un ton suffisant, au centre d’un groupe attentif, qu’il ne faut pas s’étonner de ce qui arrive. On assiste en ce moment à l’explosion de la Grande Révolution Sociale, tant de fois et depuis si longtemps annoncée, prédite par les astrologues politiques. L’orage grondait sourdement partout ; en bien des endroits, il se manifestait par des grèves retentissantes. Mais les Gros Intérêts, monopoleurs, capitalistes, législateurs mêmes, se sont bouché les oreilles, ont fermé les yeux à l’évidence. À en croire le bavardage de cet augure, ce qui se passe en ce moment à Québec se produit simultanément dans tous les centres industriels des deux mondes…

Pour Paul et le camarade qui l’a interpellé dans la langue de Shakespeare, le mot de l’énigme diffère notablement de la version qu’on vient d’entendre. Paul a d’abord répondu, lui aussi, que ce qu’il y a, c’est que Québec est aux mains des bandits ; mais lorsque l’autre demande « Quels bandits ? », il lui répond tout crûment :

— Tes pareils !

Et là-dessus, les deux camarades, loin d’en venir aux mains, partent bras-dessus bras-dessous et se perdent dans la foule.

  1. Dans le monde officiel à Québec et à Ottawa, on sait que les incidents qui servent de base à notre récit n’ont rien de la fiction. Durant les deux ou trois années qui ont précédé la guerre, les émissaires prussiens semblent avoir eu un faible pour les environs de la forteresse de Québec. La grande Île d’Orléans, isolée, peu fréquentée, sans autre communication avec la terre ferme que par petits bateaux de marchés, exerçait sur eux une mystérieuse attraction. Endroit en effet des plus commodes pour y établir des batteries à double effet, sur Québec d’un côté, de l’autre sur les forts de la Martinière.

    L’un des projets allemands les plus bizarres fut de créer un port de mer pour la compagnie transatlantique Hamburg-American à l’extrémité inférieure de l’Île d’Orléans, lorsque l’immense rade de Québec offrait tous les avantages d’un port naturel à eau profonde. Le schéma de l’entreprise comportait l’établissement d’un chemin de fer électrique sur tout le pourtour de l’Île, l’érection d’un pont de 8,000 pieds pour communiquer avec la côte de Beau Pré : une dépense de quatorze à quinze millions de piastres, disaient les promoteurs, représentés à Québec par un baron à millions. Ils s’étaient procurés à Ottawa toute la cartologie hydrographique du fleuve Saint-Laurent. Sir Lomer Gouin, le premier ministre de la Province, s’écria quand on vint l’entretenir de cette proposition : « Mais vous voyez bien que ce sont des espions ! »

    Là-dessus se greffaient d’autres projets visant toujours l’Île d’Orléans. Il s’agissait d’y établir des industries allemandes. On demandait la permission d’exproprier, de construire des quais. Des agents parcoururent l’Île, se firent donner des options sur les terres des habitants.

    Une seule de ces entreprises a été mise à exécution : la création d’une fabrique de pierre artificielle à Saint-Jean de l’Île. Depuis la déclaration de guerre, l’usine a été fermée, et le chef d’exploitation, M. Mundheim, officier gradé dans l’armée allemande, a été interné à Kingston.

    Citons encore pour mémoire le fait de cet autre Allemand qui vers la même époque vint demander au gouvernement la concession des droits de pêche dans les eaux du Saint-Laurent, entre Montréal et Québec. Cette proposition de haute fantaisie n’eut pas de suite.