Simple Histoire/Notice sur Mistriss Inchbald

La bibliothèque libre.
Simple Histoire (1791)
Traduction par Jacques-Marie Deschamps, Jean-Baptiste-Denis Desprès.
Simple Histoire, suivi de Simple Histoire, suivi de Lady MathildeJules Laisne, libraire, Ch. Vimont, libraire (p. v-xvi).



NOTICE


SUR


MISSTRISS INCHBALD.
Séparateur


C’est à Standing-Field, près Bury (Suffolk), que naquit en 1755 mistress Inchbald. Son père était un fermier fort considéré dans le pays et professant la religion catholique. Il se nommait Simpson.

C’était une nombreuse et belle famille que celle de M. Simpson ; tous ses enfans étaient doués d’un extérieur agréable : mais entre tous Élisabeth se faisait remarquer par son esprit, sa figure et ses graces ; de bonne heure elle annonça d’heureuses dispositions, quoique ses parens ne fissent que bien peu de frais pour les développer.

Elle avait huit ans lorsqu’elle perdit son père : à quelque temps de là, quatre de ses sœurs et son frère aîné se marièrent : madame Simpson conserva sa ferme qu’elle continua d’habiter avec les trois enfans qui lui restaient : mais bientôt l’exploitation de leur domaine fut négligée et cessa d’être aussi lucrative que du vivant de M. Simpson : sa veuve avait un goût très passionné pour le spectacle, et il était rare qu’il se donnât à Bury une représentation sans que la famille Simpson y assistât, et bientôt mesdemoiselles Simpson, et surtout Elisabeth, ne rêvèrent plus que théâtre, et lorsqu’il ne leur était pas possible de se rendre à la ville pour y jouir de leur amusement favori, elles passaient, à la ferme, la plus grande partie de leurs journées à lire à haute voix les pièces qu’elles avaient déjà vu jouer.

Les nombreuses lectures d’Élisabeth lui donnèrent le désir de connaître le monde et lui inspirèrent une profonde aversion pour la solitude, surtout la solitude des champs, et si quelquefois elle montrait du goût pour la retraite, on ne devait l’attribuer qu’à la difficulté qu’elle éprouvait dans sa prononciation et qui souvent la rendait inintelligible pour ceux qui n’étaient pas habitués à l’entendre.

Néanmoins, à treize ans elle déclara qu’elle aimerait mieux mourir que de continuer le genre de vie qu’elle menait à la campagne.

L’exemple que lui donna un de ses frères contribua pour beaucoup à lui faire prendre une détermination ; ce frère, qui n’était pas marié, quitta un jour la ferme et se fit recevoir dans une troupe de comédiens ambulans. De ce jour Élisabeth n’eut plus qu’une pensée, celle d’imiter son frère.

À dix-sept ans, la jeune Simpson était une très belle personne. Du reste elle ne se fit jamais illusion sur sa beauté, et c’était la moindre de ses vanités : cependant elle fut sensible aux premières atteintes que le temps vint porter à ses charmes, et elle en donna la preuve en refusant de recevoir un jour un de ses amis absent depuis long-temps et qui, partant de nouveau, venait lui faire ses adieux.

En 1770 (elle avait alors dix-sept ans), Élisabeth fit quelques tentatives pour être admise dans la troupe de M. Griffild, directeur de deux troupes de Norwich et de Bury. Mais ces tentatives furent sans résultat pour le moment ; alors elle se décida à faire un premier voyage à Londres, où elle passa un mois chez l’une de ses sœurs : c’est dans la maison de cette sœur, dont la société se composait en grande partie de comédiens de second ordre, qu’Élisabeth vit, pour la première fois, M. Inchbald, qui jouissait déjà d’une certaine réputation. Il paraît que M. Inchbald, en devint fort amoureux, bien qu’il eût au moins vingt ans de plus qu’elle : mais elle quitta Londres et revint à Standing-Field, dont le séjour lui parut encore plus insupportable que par le passé : elle essaya de nouveau de se faire agréer par M. Griffild, qui de nouveau la refusa.

Ce refus la désespéra ; c’est alors qu’elle prit la ferme résolution de tout tenter pour satisfaire le désir qui la dominait comme un sortilége.

Un soir elle se renferma de bonne heure dans sa chambre et traça à la hâte pour sa mère une lettre dans laquelle elle lui annonçait son départ, et la suppliait de ne pas considérer sa démarche comme la conséquence d’une pensée ou d’un projet criminel, mais bien comme le résultat d’une fatalité à laquelle il lui était impossible de se soustraire.

Puis elle fit un petit paquet de ses hardes, s’esquiva au milieu de la nuit, courut à travers champs jusqu’à la route de Londres et se jeta dans la première voiture qui passa.

C’est une espèce de phénomène, qu’une jeune fille de village qui n’a ni amourettes, ni intrigues, et qui, par le seul désir de voir le monde, quitte ainsi, sans ressource, sans protection, le toit paternel : il y a là un type parfait d’héroïne de roman.

La nôtre arriva à Londres, mais décidée à ne pas voir ses sœurs. Elle se rappela une parente éloignée qui demeurait dans le Strand : ce fut chez elle qu’elle se rendit : par une déplorable fatalité, cette parente avait quitté Londres depuis un mois pour aller vivre en province ; l’embarras d’Élisabeth fut extrême, elle ne put le cacher aux gens de la maison auxquels elle s’était adressée : elle leur avoua sa situation et les pria de l’héberger pour la nuit ; car il était alors dix heures du soir. On consentit à la recevoir jusqu’au lendemain ; on le fit même de si bonne grâce qu’elle en fut touchée jusqu’aux larmes.

Mais le lendemain, les prévenances de ses hôtes l’alarmèrent : elle s’imagina qu’on voulait profiter de sa jeunesse et de son inexpérience pour lui faire faire quelques sottises, et remplie de terreur, elle s’enfuit aussitôt sans même remercier ceux qui l’avaient si bien accueillie.

Ce jour là elle resta jusqu’à minuit sans asile. Après avoir erré au hasard dans les rues de Londres, elle se trouva devant une auberge près le pont d’Holborn : elle entendit quelqu’un demander une place pour la diligence d’Yorck : le cocher ayant répondu qu’il n’y en avait plus, Élisabeth imagina de faire la même demande et de profiter du refus assuré du conducteur pour obtenir de l’hôtelier une chambre où elle pût passer la nuit, sous prétexte d’attendre la voiture du lendemain.

En la voyant si jeune et si belle, l’hôtesse hésita un instant à la recevoir, ne concevant pas qu’à cet âge on eût un motif légitime de se trouver ainsi seule la nuit dans les rues et courant les diligences. Cependant on lui donna un cabinet.

Le lendemain, miss Simpson feignit une course chez une prétendue parente qu’elle aurait quittée la veille et qu’elle était bien aise de revoir avant son départ. Puis, quant au bout de quelques heures d’absence elle revint à son auberge, elle dit à la maîtresse de la maison que sa parente l’avait tourmentée pour ne pas partir encore et qu’elle y avait consenti.

Elle paya quinze jours d’avance pour le chétif réduit où on l’avait confinée, puis chaque jour elle sortait, non pour aller chez sa parente comme elle le disait, mais bien pour solliciter un engagement auprès des directeurs des théâtres de Londres, dont MM. King et Reddish étaient alors les plus importans.

M. King, cédant à ses instances et à l’aveu qu’il lui fit de sa position à Londres, lui promet un engagement, mais ce fut à M. Reddish qu’elle dut s’adresser pour en obtenir la réalisation. Ce directeur reçut parfaitement la jeune Simpson, lui donna des conseils sur la carrière qu’elle se proposait de suivre, et parut disposé à la servir de la manière la plus désintéressée.

Mais bientôt Elisabeth sut à quoi s’en tenir relativement à la touchante bienveillance de M. Reddish : dans un entretien sérieux qu’elle eut avec lui, le directeur s’exprima si nettement sur ses intentions et ses vues, que la pauvre postulante n’eut rien de mieux à faire que de fuir à la hâte et d’éviter M. Reddish à tout jamais.

Ce nouveau désappointement ne la rebuta point. Elle se rappela M. Inchbald, qu’elle avait vu chez sa sœur quelques années avant. Il était alors attaché au théâtre de Drury-Lane. Elle alla le trouver pour solliciter son appui et ses conseils. M. Inchbald, qui était homme à bonnes fortunes, avait oublié depuis long-temps la petite fille de Standing-Field. Cependant il la reconnut, la reçut avec la plus grande déférence et la présenta presque aussitôt à l’un de ses amis qui allait diriger une troupe de province.

L’ami d’Inchbald, M. D…, ne s’informa pas des talens de miss Simpson ; il l’engagea pour sa figure, lui donna tout de suite des rôles à étudier, et lui promit de faire tout ce qui dépendrait de lui pour la mettre bientôt à même de se montrer avantageusement en public. En outre, il pourvut à tout ce dont elle avait besoin. La pauvre enfant pensa un instant que sa mauvaise étoile avait disparu, et que la fortune commençait à lui sourire ; mais elle ne tarda pas à être détrompée. À l’exemple de M. Reddish, M. D…, un soir, à la suite d’une leçon, se montrant plus empressé que de coutume, et miss Simpson plus réservée, il en résulta une altercation assez vive, dans laquelle M. D… reprocha à son élève les sacrifices qu’il avait faits pour elle, et s’exprima si nettement sur le prix qu’il en attendait, que la jeune fille, outrée du ton de M. D…, et furieuse de ne pouvoir lui dire avec assez de volubilité ce qu’elle pensait, saisit une jatte de thé que l’on venait de servir, la lança à la tête de son maître, et s’enfuit en jurant bien aussi de ne plus remettre les pieds chez celui-là.

Tout en s’applaudissant de ce qu’elle venait de faire, miss Simpson ne put s’empêcher de voir que sa position était redevenue aussi fâcheuse que par le passé ; elle résolut d’avoir encore recours aux bons offices de M. Inchbald ; elle alla le trouver et lui dit tout.

Vous avez été trop emportée, lui dit-il ; pourquoi cette violence ? — Oh ! parce que je ne pouvais pas parler comme je l’aurais voulu… Si je n’avais pas bégayé… je lui aurais dit… mais je ne pouvais pas… alors vous comprenez qu’il fallait que j’agisse ainsi pour faire voir que j’étais en colère, sans quoi il ne l’aurait pas cru ; mais que vais-je devenir à présent ?

Et des larmes abondantes coulaient de ses yeux.

M. Inchbald fut touché de sa douleur, ses anciens sentimens pour elle reprirent toute leur force.

— Tenez, mon enfant, lui dit-il, en lui prenant affectueusement la main, je ne vois qu’une chose qui puisse vous sauver : c’est un mariage.

— Oui… mais qui voudra m’épouser ?

— Moi !

— Vous !

— Oui, moi ! Mais peut-être n’y consentirez-vous pas…

— J’y consentirais… avec grand plaisir… et je vous en serais reconnaissante toute ma vie.

— Et… m’aimeriez-vous ?

Miss Simpson hésita… M. Inchbald, par prudence, ne jugea pas à propos d’insister. Il espéra que ses soins, son amour et le bien-être dont il la ferait jouir amèneraient tôt ou tard ce qu’il aurait pourtant mieux aimé tenir d’un mouvement spontané : il la laissa donc à ses réflexions : puis quelques jours après il lui écrivit en la pressant. Voici la réponse qu’il en reçut :

« En dépit de tout ce que me dit votre plume éloquente, le mariage m’effraie encore plus qu’il ne me séduit. Je veux bien croire qu’il nous procure un bonheur supérieur à tout autre, mais il me semble que pour en juger sainement il faudrait être assez avancé dans la vie pour pouvoir établir une comparaison exacte entre la félicité du mariage et le vide que laissent après elles les autres sources de bonheur : mais se jeter entre les bras d’un mari avec la moindre répugnance, la moindre crainte pour l’avenir, est suivant moi un acte de haute imprudence. Il y aurait beaucoup moins de gens malheureux, si la plupart des unions étaient contractées avec plus de discernement. J’espère que le ciel me préservera de toute erreur et de toute imprudence à cet égard !!… »

Pourtant, après de nouvelles hésitations qui ne purent qu’augmenter l’estime de M. Inchbald pour Élisabeth, celle-ci se décida et bientôt elle échangea le nom de miss Simpson contre celui de mistress Inchbald : c’était en février 1772.

Presque aussitôt les deux époux partirent pour Bristol, où madame Inchbald fit son premier début, mais sans beaucoup d’éclat : son défaut de prononciation fut toujours un obstacle au développement de son talent ; on ne lui pardonnait ce défaut qu’en faveur de sa beauté et de la justesse de sa diction.

Mistress Inchbald n’eut jamais que de l’estime pour son mari : la tranquille affection qu’elle lui témoignait était entre eux un sujet de querelles fréquentes ; un sentiment profond de reconnaissance et de devoir attachait madame Inchbald à son époux, mais c’était tout. Cependant il se présenta une circonstance où ce sentiment lui offrit un salutaire appui.

Un homme d’une grande naissance, doué de toutes les qualités et de tous les talens qui peuvent entraîner et séduire, se déclara son admirateur et lui inspira un degré d’intérêt dont elle finit par s’effrayer au point qu’elle jugea à propos de consulter son confesseur à ce sujet : celui-ci donna à madame Inchbald le conseil de ne plus recevoir chez elle le dangereux visiteur. Ce conseil fut suivi ; mais le cœur de madame Inchbald n’en fut guère plus tranquille ; elle prit alors le parti que lui dictaient sa droiture et sa sincérité, elle avoua tout à son mari, implora le pardon d’un sentiment involontaire, le supplia de la diriger, de la soustraire du péril. Loin de lui témoigner du mécontentement et de la jalousie, M. Inchbald compatit à ses peines, soutint son courage et ne lui en porta que plus d’affection.

À cette époque, M. Inchbald ayant éprouvé quelques désagrémens à la scène, résolut de faire un voyage en France : peut-être y fut-il autant déterminé par le désir d’éloigner sa femme de celui dont le souvenir la tourmentait, plus que par tout autre motif. Les deux époux s’embarquèrent en 1776, et séjournèrent en France pendant un an à peu près.

Mistress Inchbald profita de ce séjour pour lire nos meilleurs auteurs, dont elle connaissait déjà la langue. Mais il fallut bientôt quitter la France. M. Inchbald, qui avait compté pour vivre sur le produit de son talent comme peintre de portraits, s’aperçut qu’il avait fait une fausse spéculation ; il revint à Bristol, et pendant quelques mois les époux y vécurent assaillis de mille privations : c’était au point que souvent ils supprimaient un des deux repas de la journée, et que, plus d’une fois, ils se virent contraints d’aller ramasser dans les champs quelques légumes pour ménager leurs chétives ressources, près de s’épuiser. Par bonheur ils obtinrent, sur ces entrefaites, un engagement assez avantageux pour Liverpool : ce fut là que madame Inchbald vit pour la première fois la célèbre tragédienne mistress Siddous, qui alors était aussi dans un état de fortune des plus précaires. Ces deux dames se lièrent d’une étroite amitié : elles passaient une partie des jours à faire de la musique, et le soir elles se rendaient au spectacle ensemble.

Ce fut en 1777 que madame Inchbald s’occupa de jeter le premier plan de son admirable roman Simple Histoire. Lorsqu’il parut, tout le monde crut reconnaître John Kemble, frère de miss Siddous, dans Dorriforth, principal personnage du livre. On prétendit même que madame Inchbald n’avait tracé ce personnage avec tant de vérité, de soin et de talent, que parce qu’elle aimait en secret celui qu’elle prenait pour modèle : ce qui confirmait cette opinion, c’est que Kemble, qui avait fait ses études pour entrer dans les ordres, renonça à cette carrière pour suivre celle du théâtre, afin de se rapprocher de l’amie de sa sœur. Néanmoins nous affirmerions avec conscience que jamais Kemble ne fut l’amant de madame Inchbald : leur amitié fut étroite et constante ; mais leurs sentimens ne dépassèrent jamais une ligne qu’ils ne pussent avouer.

À cette époque les affaires de la famille de Standing-Field devinrent tout-à-fait mauvaises. Le goût de madame Simpson pour la lecture et les théâtres, la négligence qu’elle apportait à ses affairés d’intérêt avaient mis la ferme dans un désordre complet : madame Inchbald se désolait de la situation de son imprudente et malheureuse famille : la seule chose qu’elle pût obtenir de son mari pour aider sa mère, fut la division de leurs appointemens ; alors seulement, et en s’imposant les privations les plus dures, elle put venir au secours de ses parens.

Pourtant il arriva bientôt que ses arrangemens de fortune prirent une tournure favorable : les deux époux avançaient au théâtre : ils avaient alors un entourage digne d’eux et qui savait les apprécier. L’avenir leur souriait, quand tout à coup un malheur affreux vint frapper cet excellent ménage. M. Inchbald, en jouant au théâtre de Leed, mourut subitement. Ce fut un jour d’horreur et de désespoir pour sa femme. On lit dans ses souvenirs de la semaine où cet événement arriva : — Je l’ai commencée heureuse épouse, je l’ai finie veuve infortunée.

On doit penser que bientôt de nombreux prétendans à sa main, ou seulement à son cœur se présentèrent. Un des comédiens de la troupe d’Édimbourg fut le premier qui se proposa et le premier qui fut aussitôt refusé : plusieurs autres firent les mêmes démarches et ne réussirent pas davantage, et, bien que madame Inchbald fût, comme nous l’avons déjà dit, étroitement liée à Kemble, jamais il ne leur vint à la pensée de s’unir par un engagement indissoluble : pourtant madame Inchbald disait un jour :

— Si Kemble m’avait demandée, j’en aurais sauté de joie comme un enfant !

Malgré les refus de la belle veuve, le nombre de ses adorateurs ne fit qu’augmenter, surtout lorsqu’elle fut engagée au théâtre de Covent-Garden ; mais nulles propositions ne purent entamer sa résolution… et Garrick, le directeur du théâtre, disait d’elle : — C’est une femme qui s’est vouée solennellement à la vertu et au grabat.

Madame Inchbald avait une piété sincère et une foi peu commune chez les personnes de sa profession : elle avait fréquemment des scrupules qui n’étaient pas sans influence sur sa santé. Ses amis catholiques, dont le zèle dépassait souvent les bornes de la raison, lui inspiraient des craintes pour son salut à cause des tentations auxquelles l’exposait sa profession. Ils l’engagèrent à consulter le docteur Geddes, célèbre théologien de leur communion. La réponse du docteur fut d’une tolérance et d’une sagesse qui trouvent peu d’imitateurs.

Il déclara qu’il pensait avec saint François de Sales que, le théâtre est en soi une chose indifférente ;

Qu’il peut même, étant bien dirigé, devenir, sinon une école de morale, du moins un amusement raisonnable et instructif, auquel les riches, les oisifs et les grands peuvent se livrer sans scrupule.

Enfin, il termina en disant à madame Inchbald elle-même :

« Si la profession que vous exercez, ma chère mistress Inchbald, est incompatible avec vos devoirs de religion, au nom du ciel, renoncez-y à l’instant ! Mais si votre conscience vous dit que vous pouvez remplir vos obligations de chrétienne en faisant votre état, je vous supplie d’y rester, afin que votre exemple serve à prouver qu’au théâtre le salut est possible comme dans toute autre situation sociale, ce que d’ailleurs, moi, je crois fermement. »

Tranquillisée de ce côté, mistress Inchbald continua sa carrière dramatique : elle avait terminé son roman, qu’elle ne trouvait à placer chez aucun libraire, chose qui est arrivée à la plupart des livres que par suite on a le plus recherchés. Ce déboire ne l’empêcha pas de composer pour le théâtre quelques pièces fort gaies qu’elle parvint à faire jouer à Hay-Market. La première, intitulée le Conte Mogol (Mogul Tale), obtint beaucoup de succès, quoique madame Inchbald, qui remplissait un des rôles principaux, faillit se trouver mal pendant la représentation, à cause de l’émoi que lui causait sa double qualité d’auteur et d’actrice. Le succès du Conte Mogol ouvrit à son auteur le cabinet de plus d’un directeur et lui valut la réception de plusieurs pièces qui rapportèrent l’année suivante beaucoup d’argent.

Pour comble de bonheur, Simple Histoire, que l’on avait dédaignée tant que ce n’avait été que l’œuvre d’une comédienne obscure, fut achetée par le libraire Robinson au prix de cent livres sterling le volume : le même éditeur lui paya quelque temps après cent cinquante livres son second roman quoiqu’il ne fût que d’une très minime dimension. Une fois connue aussi avantageusement qu’elle méritait de l’être, on lui fit des demandes de toutes parts, et elle dirigea plusieurs entreprises et publications littéraires qui lui furent extrêmement profitables ; car elle laissa à sa mort environ cent mille francs, fruit de son travail et de ses économies.

Elle faisait un honorable et noble usage de sa fortune : toutes ses affections s’étaient réunies sur la malheureuse famille de Standing-Field. À soixante ans, madame Inchbald se privait des secours d’une servante, afin de pouvoir soutenir plus convenablement ses pauvres parens : elle devint même sur ses dernières années d’une économie qui allait jusqu’à la bizarrerie. Elle se fondait sur le vieil adage qui dit : « Ayez soin des petites sommes, les grosses se soigneront bien elles-mêmes. »

Une fois qu’elle eut renoncé au théâtre et à la littérature, elle vécut fort retirée, non à la campagne, qu’elle ne pouvait souffrir, mais à la ville, dont la solitude ne l’effrayait nullement par cela seul qu’elle pouvait s’y soustraire aussitôt que la fantaisie lui en prenait. Un jour on vint la relancer dans sa retraite pour la conduire chez une de ses amies, où se trouvait une personne étrangère qui désirait beaucoup la voir. Ce fut avec bien de la peine que l’on détermina mistress Inchbald à faire la démarche que l’on désirait d’elle, et que nécessitait son refus de recevoir dans sa maison toute personne qui n’était pas de son intimité.

La personne qui attendait madame Inchbald, chez miss Edgeworth, était madame de Staël accompagnée de sa fille.

Quoique l’auteur de Simple Histoire fût alors d’un âge bien avancé, madame de Staël parut frappée de la noblesse de son maintien, de la beauté de ses traits et de la simplicité de ses manières ; elle lui témoigna le plus vif intérêt, et quand elle fut sortie, la baronne courut à la fenêtre et l’examina aussi long-temps qu’elle put l’apercevoir, comme si elle eût voulu graver à jamais ses traits dans sa mémoire.

Mistress Inchbald est enterrée dans le cimetière du Kinsington, où elle mourut le 1er août 1821. Un monument fort simple a été élevé à sa mémoire. Mais le seul tribut digne de son talent et de ses vertus serait la publication de ses œuvres complètes : espérons qu’il se trouvera un éditeur assez honorable pour rendre cet hommage à l’une des célébrités les plus respectables et les mieux méritées de ces derniers temps.