Simples essais d’histoire littéraire/04

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SIMPLES ESSAIS


D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

IV.
LE ROMAN PHILANTHROPE ET MORALISTE.
LES MYSTÈRES DE PARIS.

Il n’est pas d’époque qui se soit mieux prêtée que la nôtre au développement de ce genre de littérature qu’on appelle le roman, et qui ait ouvert une plus large voie à sa fortune. C’est qu’en effet, dans un siècle où l’on s’efforce de vivre, au lieu de se laisser vivre, la vie étant devenue la plus grosse affaire, l’égoïsme, naturellement curieux, s’intéresse à l’existence des autres, qui peut influer sur la sienne, comme au train du monde où il est plus ou moins acteur, et cherche autour de lui, au-dessus de lui, dans le passé, partout, les points de comparaison avec lui-même et les différences, pour s’accommoder le plus possible de ses découvertes. Ce qu’on doit aimer alors en littérature, plus encore peut-être que l’histoire, qui est le tableau de la vie publique, c’est le roman, qui est le tableau de la vie privée. Lorsqu’une agitation immense s’est emparée d’une société entière, et que, les vieilles barrière enlevées, le champ ouvert à tous, il y a, jusque dans les recoins les plus obscurs, une fièvre de mouvement jusqu’alors inconnue ; lorsque les passions, celles même qui étaient naguère le partage exclusif du très petit nombre, sont devenues des hôtes qui visitent indistinctement tout le monde, et que le plus pauvre, le plus déshérité de tous héberge quelquefois splendidement, le genre littéraire qui s’applique à reproduire les passions individuelles, à les prendre sur le fait en les idéalisant, doit naturellement plaire, charmer, faire vogue, sans compter que ce nouvel état de choses agrandit son domaine, double ses ressources, car la même raison qui décuple le nombre de ses lecteurs lui fournit de nouveaux sujets d’étude, et lui découvre, pour ainsi parler, de nouveaux filons dans cette mine inépuisable du cœur humain. Ainsi, il est vrai de dire que de nos jours le roman a eu beau jeu, et s’il est en train de perdre la partie, qu’il n’impute pas la faute aux évènemens extérieurs, au guignon, comme dit le vulgaire, ou au destin, pour dire un grand mot : qu’il ne l’impute qu’à lui-même ; il a abusé de sa veine et a imité le joueur heureux qui double toujours, sans songer qu’il finira nécessairement par un échec, et qui se ruine au moment où rien ne lui était plus facile que de s’enrichir.

Nous allons vite dans les temps modernes ; hommes et choses ne marchent plus au pas d’autrefois. Le flot nous entraîne avec une rapidité si grande, que l’on refuserait d’y croire, si on pouvait en douter en se souvenant du point de départ et en considérant les objets du rivage. Quelques années suffisent pour former une période complète dans les idées comme dans les faits, avec ses débuts, son apogée et sa décadence. Par exemple, deux ou trois lustres composent un véritable cycle littéraire, où plus d’un genre a une jeunesse pleine d’essor, une maturité douteuse et une agonie ; où se succèdent de bruyantes réputations dont l’une chasse l’autre, car on n’y fait que passer sur le trône, et l’on dirait que les grands hommes n’y sont bons qu’à faire un relais. Cela n’est-il pas vrai surtout pour le roman et les romanciers depuis 1830, et le cycle, ouvert alors avec fanfares ne va-t-il pas déjà se fermer ? Quand un art qui ne se respecte plus, et un public qui s’est laissé insensiblement pervertir, en sont venus, l’un à résumer dans une œuvre tous les précédens excès, l’autre à applaudir cette éclatante débauche du talent, suprême tour de force qu’on ne peut dépasser d’une ligne sans déshonneur, n’est-ce pas le signe funeste ?

Cependant, à l’heure des débuts, il y a quelques années à peine, on pouvait croire, sans être optimiste, que le roman, cette branche qui verdoie et fleurit si naturellement sur le tronc de la littérature française, allait se charger de précieux rameaux. Chez plusieurs, il y avait vocation manifeste et heureux don du talent. Or, on sait que le talent du romancier est de deux sortes : ou il est multiple comme la vie, il se transforme indéfiniment, il parle toutes les langues, le langage du cœur et celui des intérêts, le langage voilé de la rêverie, comme le langage superficiel et railleur du monde ; son caractère est continuellement celui des autres, il disparaît dans autrui, et éclate d’autant plus qu’il se cache mieux ; ou, au lieu d’être cet insaisissable protée dont le signalement échappe sans cesse, il a sa physionomie très distincte et s’identifie si bien avec ses créations, que les divers personnages du livre sont comme des pseudonymes de l’écrivain : son individualité, toujours présente, remplit l’ouvrage et en fait à elle seule les honneurs en véritable maîtresse du logis. Les deux espèces de talent, dans leur dissemblance profonde, ont d’égales chances pour créer des chefs-d’œuvre. Si d’un côté on se glorifie de Clarisse Harlowe et d’Ivanhoé, de l’autre on peut répondre avec Candide, Werther et René. Mais évidemment le romancier qu’on peut appeler impersonnel s’épuisera moins vite que l’autre, qui ne se nourrit que de sa substance. Le coffre-fort du spéculateur qui appelle tous les capitaux résistera plus long-temps que celui du spéculateur qui veut se suffire à lui-même, à fortune personnelle égale d’ailleurs. Eh bien ! c’est malgré le système de crédit que le coffre-fort de nos romanciers s’est vidé si rapidement. Doués des facultés poétiques qui, d’après le cours naturel des choses, devaient le plus produire sans se fatiguer et s’appauvrir, les maîtres du roman contemporain ont vieilli en un clin d’œil, sans presque traverser l’âge mûr. Cette aimable fraîcheur de jeunesse, en accord parfait avec un milieu où tout semblait naître et rajeunir, qui colorait les œuvres du début, et rendait si indulgent pour les défauts, a cédé presque aussitôt sa place aux marques irrécusables d’une caducité précoce. Et si l’on demande la cause de cette vieillesse prématurée, on peut répondre avec assurance que c’est la volonté qui a manqué à ces divers talens, cette volonté forte qui, dans le concert de nos facultés, est le chef d’orchestre puissant sans lequel tout déchante, sans lequel, lorsqu’il y a parfois de l’harmonie, ce n’est qu’une harmonie de hasard. La volonté absente ou enchaînée, on s’est laissé aller aux tentations les plus dangereuses, et on a ouvert la porte à deux passions qui mènent loin, la cupidité et l’amour-propre, ou, en d’autres termes, l’amour de l’argent et l’amour du bruit.

Dès qu’une passion se montre à la surface d’une société comme la nôtre, il y a des gens qui arrivent aussitôt à la file pour la satisfaire et l’exploiter, et de même qu’on ouvre des maisons de jeu aux joueurs, on ouvrit le feuilleton aux romanciers. Ils s’y précipitèrent d’enthousiasme, et les plus heureux, les élus, purent croire d’abord que tout allait à souhait ; ils faisaient bonne moisson d’argent et de renommée. Il est vrai qu’ils ne considéraient pas la fin, et qu’ils ne voulaient pas s’apercevoir qu’en se créant d’aussi beaux revenus, ils dissipaient leur capital, et que leurs réputations éblouissantes et éphémères ressemblaient beaucoup à ces soleils, jouets des enfans, qu’on enflamme en les faisant tourner sur eux-mêmes, et qui se consument dans un bouquet d’artifice.

L’improvisation est le nerf du feuilleton et la ruine du romancier, de telle sorte que le feuilleton, qui est ingrat, dévore ses bienfaiteurs. C’est folie que de vouloir créer ex abrupto des œuvres d’art où tout doit être combiné de longue main, puisque tout s’enchaîne dans le développement des situations et des caractères, et que chaque page engage l’avenir du livre ; c’est le comble de l’orgueil que de supposer qu’on peut parler, au courant de la plume, une langue pleine de nouveauté et de correction. L’improvisation, en matière d’art, est un contre-sens qu’on paie cher ; c’est appliquer la vapeur au cerveau, ce qui n’est pas plus raisonnable que de l’appliquer au cœur, et, certes, il ne viendra à l’idée de personne qu’on puisse forcer le cœur à improviser sans relâche des sentimens et des passions. Il ne faut pas oublier que l’imagination est la plus délicate des mères, et que, pour peu qu’on lui fasse violence, elle se venge sans le vouloir, et ne donne le jour qu’à des enfans pâles et maladifs, condamnés en naissant. Ce qu’il ne faut pas oublier non plus, c’est que ces avortemens douloureux tarissent avec une promptitude terrible les sources de la fécondité, et que l’artiste qui, après quelques années d’improvisation déréglée, s’aperçoit qu’il joue un rôle de dupe et veut revenir sur ses pas, n’en est plus le maître. Il s’adresse au travail patient, qui ne porte plus ses fruits ; il invoque le temps, qui ne répond plus. Pour sentir la justesse de cette observation, on n’a qu’à regarder autour de soi ; l’épuisement complet et malheureusement peut-être irréparable de ceux qui passaient à bon droit pour les plus féconds n’est-il pas le résultat de cette gageure insensée qui s’exécute au bas du journal quotidien ? Le feuilleton a été comme un tapis vert sur lequel on a perdu à l’envi le plus net de son esprit et de son talent.

Le jour où le roman épousa morganatiquement le feuilleton doit être marqué d’un caillou noir. De ce moment, on n’a plus servi au public que le carton aux ébauches ; il a suffi d’une idée générale, d’un titre et du nom des personnages, pour qu’on lançât le premier chapitre : les autres viennent à la grace de Dieu. Avec un pareil système, le plan se modifie à mesure, les contradictions de toutes sortes abondent ; quand il n’y a pas lacune, il y a remplissage, et l’on a souvent le sort de cet architecte étourdi qui, ayant commencé de bâtir au hasard, s’amusa aux ornemens inutiles de la façade et n’oublia que l’escalier de la maison[1]. L’histoire des lettres a ses mauvais jours : tantôt on a à déplorer l’absence et tantôt l’abus du talent ; ou, si l’on aime mieux, l’imagination a ses époques de rois fainéans et aussi ses régences. C’est en pleine régence qu’elle est aujourd’hui, et c’est le feuilleton qui l’a menée là par la main. Il serait peut-être curieux d’examiner si, en trahissant ainsi la littérature, la presse quotidienne ne se nuit pas à elle-même, et si les blessures ne sont pas réciproques. Est-il vraisemblable qu’un journal ne perde rien de l’estime et de la considération publiques en étalant chaque matin, comme un mauvais rêve de la nuit, ces productions informes qui portent de si profondes atteintes au bon goût et à la morale, atteintes si difficilement guérissables, comme tout ce qui blesse l’intelligence et le cœur ? Est-il vraisemblable surtout qu’un journal conservera encore qualité pour élever la voix au nom du bon goût qu’on insulte et de la morale qu’on outrage, lorsque pendant deux ans il aura abrité sous son pavillon une marchandise plus que suspecte qu’on lui avait confiée, sachant bien qu’on ne fait jamais plus sûrement la contrebande que dans les carrosses du roi ; lorsque pendant deux ans il aura introduit, dans les lieux jusque-là réservés et inabordables, une corruption qui, pour être déguisée, n’en est que plus dangereuse, et qu’il aura insinué aux endroits les plus tendres de la société, sous le nom de remède, un poison qui brûle et corrode ?

D’écart en écart, l’improvisation aidant, c’est à ce point en effet que le roman en est arrivé : il sert du poison, ou peu s’en faut, avec une fausse étiquette, c’est-à-dire que pour dernière ressource il est devenu licencieux avec des airs de moraliste. Dans sa dernière transformation, qui l’aurait cru ? il n’a pas trouvé d’autre moyen de se renouveler que de ressusciter Mercier et Rétif de la Bretonne. Oui, Rétif et Mercier ! À chacun sa gloire : ces noms-là doivent avoir leur part des récens triomphes. Dans le domaine de l’esprit comme dans le céleste empire, les descendans doivent anoblir les aïeux, et la piété littéraire nous commande, lorsque nous imitons un ancêtre qui ne nous vaut pas cependant et que nous dépassons de beaucoup, de lui rapporter la moitié de nos succès. C’est pourquoi je m’imagine que l’ombre de Rétif et celle de Mercier ont dû tressaillir naguère, et que leurs tombes, à l’heure où je parle, doivent être couvertes de fleurs. La Bretonne, dira-t-on, était sans goût, sans littérature, sans style ; son imagination, douée d’une surprenante activité, était sans la moindre étendue ; son esprit, toujours encombré d’insoutenables et absurdes projets de réforme était comme le panier à chiffons d’un véritable réformateur ; c’est un écrivain du dernier étage, un romancier de ruelle, un détestable moraliste. J’en conviens : il n’a pas moins exploré le premier les bas-fonds de la société parisienne, et donné pour domicile au roman les lieux infâmes sous prétexte de morale ; il n’a pas moins échafaudé le premier ses fictions sur cet étrange et odieux sophisme, qu’une femme peut faire folie de son corps et conserver la pureté de son ame, qu’elle peut boire chaque jour la honte jusqu’à la lie et conserver des trésors de virginité dans le cœur. Rétif a écrit la Fille entretenue et vertueuse, et si ce n’est pas là la mère, c’est au moins la grand’mère de toutes nos Fleur-de-Marie. Infatigable romancier, il était infatigable publiciste. Il a écrit, principalement sur la prostitution parisienne, je ne sais combien de plans de réforme qu’il intitulait le Pornographe, le Gynographe ; à chaque nouveau roman, le publiciste venait au secours du romancier, et l’un portant l’autre, ils traversaient la rue et se laissaient choir dans le ruisseau. Il a commis tous les solécismes et les barbarismes possibles, il a composé deux cent cinquante volumes, et il en a imprimé de ses mains un bon nombre sans manuscrit. Il avait un orgueil démesuré, et se croyait l’esprit de Voltaire et l’éloquence de Rousseau. Ne rions pas, car nous touchons à une grande infirmité de l’intelligence humaine, ce qui est toujours sérieux : ceux qui ont connu Rétif assurent que, malgré l’immoralité et la folie de ses systèmes, c’était un homme de bonne foi, qui se salissait sans s’en apercevoir, et qui battait la boue avec les meilleures intentions.

Mercier a, comme Rétif, des titres à la reconnaissance de quelques contemporains. Au lieu d’imiter La Bruyère ou même Duclos, et de chercher à s’élever jusqu’à la hauteur des Caractères ou à se mettre au niveau des Considérations sur les Mœurs, on a mieux aimé se rapprocher du Tableau de Paris, de ce livre qu’un mot de Rivarol a si parfaitement caractérisé. Ce mot spirituel n’est pas aussi juste pour les auteurs d’aujourd’hui ; si l’on pense encore dans le même endroit, on écrit sur un autre secrétaire : on écrit dans un boudoir, sur un secrétaire de palissandre. Mercier est du monde maintenant ; il a fait toilette, et il n’a plus comme autrefois, avec son tempérament à la Jean-Jacques, son style de procès-verbal ; seulement, avec plus d’art, il a beaucoup moins de convictions. Ce que Rétif de la Bretonne entreprenait par instinct populaire mal dirigé, et l’auteur du Tableau de Paris par zèle philosophique mal entendu, nous le faisons pour moins que cela, pour éveiller la curiosité du lecteur ; et comme ce qu’on entreprend par calcul, on le pousse facilement à l’extrême pour peu qu’on y trouve le moindre intérêt, Mercier et Rétif sont dépassés de mille stades ; leur genre s’est grandement perfectionné ; leurs peintures n’ont jamais eu comme les nôtres ce parfum de bagne et cette odeur de bouge. Ce progrès n’est pas le seul, il en est un autre aussi important : en remuant le limon impur que déposent toutes les civilisations avancées, en étalant avec complaisance les plaies hideuses des membres gangrenés du corps social, en intercalant de temps à autre dans nos livres des tableaux d’un libertinage effronté, nous rions sous cape d’être pris, sur notre parole, pour des philanthropes et des moralistes, tandis que nos patrons si peu prisés croyaient, en bonne conscience, bien mériter, à chaque coup de pinceau, de leur pays et de l’humanité ; nous avons sur eux l’avantage, et disons même que notre procédé est tout-à-fait nouveau dans l’histoire des débauches de l’imagination française.

Au moins le libertinage du XVIIIe siècle était plein de franchise. La littérature sensuelle de ce temps-là disait son vrai nom, elle levait boutique et mettait enseigne ; Crébillon fils et Diderot ne vous prenaient pas en traîtres et lorsque vous entriez dans leur cabaret, vous saviez d’avance quel vin on allait vous servir. Les choses se passent aujourd’hui d’une autre façon ; c’est à la faveur d’un déguisement que la corruption se glisse partout, et l’on ne sait si elle s’est frottée de philanthropie, comme on prend un passe-port, pour circuler librement, ou si c’est par un de ces raffinemens qui ne sont possibles qu’après des régences et des directoires, et qui sont un assaisonnement piquant, un attrait de plus.

L’époque s’est engouée de philanthropie, vous êtes philanthrope ; les monts-de-piété, les caisses d’épargne, les bagnes et les prisons sont les sujets en apparence favoris de vos veilles laborieuses. Vous avez les plus tendres sympathies pour les classes populaires, et vous n’êtes certes pas à court de projets pour améliorer leur moralité et leur bien-être. Il est vrai qu’en cette matière vos innovations sont de la veille, et que, pour la plupart, ce sont les enfans légitimes de pères bien connus ; mais le public n’est pas dans le secret de ces généalogies, et vous avez tout le mérite de l’invention. Vous êtes chaleureux, parfois même éloquent ; vous avez l’air convaincu, vous vous faites appeler l’avocat du pauvre, et sur ce pied-là, vous voilà parfaitement établi chez M. Orgon. Maintenant tout vous est permis : ne respectez rien, blessez à loisir ce qui est digne d’hommages, goûtez de tous les fruits défendus ; vous êtes le maître ici. Vos tentatives les plus hardies passeront pour les mouvemens naïfs d’un cœur bien intentionné. Allez plus loin encore : Orgon a le bandeau sur les yeux et, si Elmire n’était inébranlable, il faudrait trembler pour sa vertu.

Souvent déjà le roman moderne avait prétendu faire acte de moraliste avec des peintures de l’Arétin ; il n’avait pas réussi, parce qu’il n’avait pas su jouer son jeu. Les obscénités de la Fille aux yeux d’or étaient encadrées dans les Scènes de la Vie parisienne, où l’écrivain déclarait faire de la thérapeutique sociale. La promenade de Lélia avec sa sœur Pulchérie sous les ombrages était dans un livre qui se posait en haut plaidoyer. Le public cependant n’avait jamais voulu prendre le change. L’auteur de la Fille aux yeux d’or lançait sa déclaration de moraliste d’un ton goguenard et rabelaisien qui n’était pas propre à tromper les gens, et l’autre heurtait trop vivement, dès le premier mot, les idées reçues, et le prenait d’ailleurs sur un ton trop lyrique. Le lecteur mal circonvenu y voyait clair ; jusqu’à présent, on n’avait pas su habiller Faublas en Tartufe. Était-il donc bien difficile de songer aux caisses d’épargne et au prêt gratuit ? Grace à cette préface, tel magistrat qui aurait pu être tenté de faire un mauvais parti au livre lui prodigue le plus cordial accueil. Beaumarchais a-t-il eu grand tort de mettre l’éloge de la forme dans la bouche de Brid’oison ?

M. de Balzac et l’auteur de Lélia n’avaient pas compris la puissance de certaine couleur locale. Trenmor et Vautrin ne parlaient pas l’argot. Enfin l’argot est venu : la langue des bagnes et des lieux infâmes, la langue des voleurs, des assassins, des filles de joie, cette langue ironiquement infernale qui offre avec un cachet de vérité effroyable, ce qu’il y a de plus profondément triste en ce monde, je veux dire le vice et le crime arrivés à leur dernière expression, à la raillerie ; — l’argot a été intronisé dans le roman. On avait quelquefois employé le langage des halles, cette pittoresque langue du peuple qui éclate en poétiques barbarismes, en figures ingénieusement frappantes. Molière n’avait pas dédaigné de se servir du patois du village ; mais de la langue des halles et du patois des campagnes à la langue impure des affreux repaires, pétrie avec du sang et de la boue, il y a une distance incommensurable qu’il était réservé à notre époque de franchir. C’est pourtant un illustre poète qui le premier osa porter la main sur cet horrible vocabulaire, et qui crut faire ce jour-là une heureuse trouvaille, ne se doutant pas qu’en obéissant à sa passion du pittoresque et de l’antithèse, il démantelait les frontières et livrait passage à l’invasion. L’invasion est arrivée, une véritable invasion de barbares dans le royaume de l’art, autrefois si bien gardé. Leur langue ayant pénétré par les brèches ouvertes, les courtisanes de bas étage, les escrocs et les assassins ont rompu leur ban ; et ont pris brutalement possession de ce pays qu’habitaient naguère Corinne et René. Fidèles à leurs habitudes de s’approprier le bien des autres et de se moquer des droits acquis, ces personnages ont usurpé la première place ; ils se sont distribué les principaux rôles ; enfin ils trônent en maîtres dans le roman : les haillons sont devenus la pourpre du lieu, comme l’argot en est la poésie. — On a eu raison de dire que le vieil Homère sommeille parfois ; au XVIIIe chant de l’Odyssée, Irus, le mendiant, se montre, reçoit un coup de poing d’Ulysse et disparaît. Aujourd’hui le mendiant partagerait les honneurs du poème avec Ulysse, et, si c’était un bandit, il aurait la part du lion.

Qu’est-ce à dire ? Le lecteur français, qui jadis voulait être respecté, s’accommode-t-il de ce commerce familier avec ces êtres dégradés qui sont la lèpre de la civilisation et, dès la première page, se laisse-t-il installer sans murmurer dans un mauvais lieu ? S’il le supporte, il mérite qu’on le traite ainsi ; mais l’art, qu’on ose avilir à ce point, et qu’on fait descendre des hauteurs qu’il aime à ce métier de proxénète, l’art doit protester de toutes ses forces : la Muse, malgré ses excès, n’avait pas mérité un tel châtiment, et aucun tribunal ne l’avait condamnée aux égouts. L’histoire et le monde, hier et aujourd’hui, le cœur humain de tous les temps, ne sont-ils pas assez vastes pour l’imagination devenue plus ambitieuse ? ou le champ est-il si complètement balayé que la plus vigilante glaneuse ne puisse y trouver une nouvelle gerbe ? Cela serait vrai, qu’il faudrait se taire, ou employer sa plume ailleurs. Si le monde était si vieux que tous les sujets qui peuvent servir à la fiction eussent été traités sous toutes les faces et fussent mille fois rebattus, que le génie des ancêtres eût dit son dernier mot sur tous les sentimens, sur toutes les passions, et les eût soumis à toutes les combinaisons possibles, ne laissant aux faiseurs de récits de la postérité que le choix dans les redites, il faudrait alors donner congé à la Muse plutôt mille fois que de l’entraîner, pour lui fournir du nouveau, dans les sentines impures du vice ignoble et du crime odieux, plutôt que de la dégrader enfin, sous le prétexte de la rajeunir !

Lorsqu’un homme de conscience pure, dit-on, M. Parent-Duchâtelet, qui, par devoir, avait passé sa vie dans les régions fangeuses de la prostitution parisienne, communiqua ses études aux lecteurs, il obéit à une inspiration malheureuse, et publia un livre honnête et scandaleux. De pareils ouvrages doivent être fermés au public, comme le musée secret de Naples. Pour désinfecter ces lieux qu’on ne peut pas détruire, il faut que les médecins du corps et les médecins sociaux étudient dans tous ses degrés cette putréfaction physique et morale ; mais les résultats de ces travaux doivent être l’objet de rapports officiels en haut lieu. Si on se trompe d’adresse, si le rapport officiel se change en un livre de cabinet de lecture, en voulant guérir la plaie sur un point, on l’agrandit sur un autre. Le manuscrit était une œuvre louable et utile, l’ouvrage publié est une suite de peintures obscènes, et un honnête homme se trouve l’auteur d’une espèce de compendium du libertinage. M. Parent-Duchâtelet mit donc au jour un livre dangereux, quoique son ouvrage eût la sécheresse du procès-verbal. Que sera-ce alors si on arrange Parent-Duchâtelet en roman, si on cherche ainsi à répandre l’intérêt sur cet amas de vices qui piquent déjà la curiosité au vif, lorsqu’ils sont présentés sous la forme de la nomenclature ? Que sera-ce, si on emploie tous les moyens qui sont à la disposition du romancier, pour vous attirer et vous retenir au milieu des grossiers tableaux de ces basses impuretés, qui ont leur attrait sans doute, puisque l’écrivain et le lecteur s’y plaisent si facilement ? Notre goût est en bon chemin ! Les ruelles de la Cité, voilà les jardins d’Armide de nos poèmes !

Avec la plus admirable souplesse d’esprit et la plus grande dextérité de parole, il serait impossible de raconter dans un salon, dans ce qu’on est convenu d’appeler le monde, certaines scènes de nos romans, sans faire monter la rougeur au front des femmes. Personne n’oserait commencer de pareils récits, et, si on commençait, à coup sûr on n’achèverait pas. Comment donc ose-t-on écrire et signer de son nom ce qu’on n’oserait pas dire, et comment celles qui ne pourraient pas écouter le premier mot sans rougir, et qui vous imposeraient silence au second, parviennent-elles à vous lire le front calme et le teint reposé ? Ceci est à l’éloge de nos mœurs et non pas au nôtre : le siècle a plus de moralité que le monde. Si ce fait a pu être contestable, il ne l’est plus ; il n’a été que trop mis en lumière par le prodigieux succès qui a éclaté autour du livre de M. Eugène Sue.

Tant qu’un écrivain côtoie la popularité, réussit passablement, ne triomphe encore qu’à demi, tant qu’il est dans les limbes de la renommée, il n’y a pas grand inconvénient à ne pas dire tout ce qu’on pense sur son compte, à laisser voir plutôt l’éloge que le blâme, à lui servir courtoisement les vérités flatteuses et à garder à part soi les vérités un peu dures. La médiocrité de fortune comporte les ménagemens ; à destinée moins humble autre langage. Dès que l’écrivain voit luire sur ses œuvres le soleil de la popularité, par quelque moyen qu’un tel succès soit obtenu, on lui doit la vérité tout entière, Puisque sa plume est transformée en une façon de sceptre par les suffrages complaisans d’un peuple de lecteurs, il peut y avoir péril en la demeure, il faut qu’on lui parle avec une franchise sans détour, qui, dans sa rudesse, aura peut-être encore de quoi chatouiller son amour-propre, car c’est un hommage indirect à sa royauté d’un moment. Les royautés littéraires sont découvertes et n’ont pas de ministres responsables. Au fond, M. Eugène Sue trouverait peut-être plus commode la royauté absolue, mais il a trop d’esprit pour le dire et pour ne pas rendre ses comptes de la meilleure grace du monde. Jusqu’ici, M. Eugène Sue avait été un écrivain qui, après les ébauches vigoureuses du début, s’appliquait à observer et à bien peindre, et promenait son imagination et sa palette des tableaux historiques aux tableaux de genre, y réussissant de mieux en mieux. Sa plume trop facile ne gravait pas, et sculptait encore moins ; son esprit, trop enclin au paradoxe, se mettait avec trop d’empressement à la poursuite de l’exceptionnel et du bizarre ; néanmoins ses livres, qui n’étaient pas encore des coups de maître, offraient une agréable lecture et donnaient de belles espérances. En donnant à sa pensée une assiette plus solide, à son style de complexion un peu faible plus de vigueur et d’éclat, l’auteur d’Arthur aurait pu se créer dans le roman une place distincte et élevée. Il ne l’a pas voulu. — Le talent le plus parfait a nécessairement, dans l’ensemble de ses qualités, une qualité moins haute, et c’est celle-là, si l’on n’y prend garde, qui influe sur les autres et les fait descendre à son niveau. Le talent incomplet a, parmi ses défauts, un défaut plus réel, qui lui appartient plus en propre, si l’on peut ainsi parler, et qui cherche à absorber ses voisins et marche à l’empire : c’est ce défaut qu’il faut extirper à tout prix, ou qu’il faut placer dans l’impuissance de nuire. Chez M. Sue, ce défaut était une vive tendance aux peintures sensuelles et grossières. Comprimée d’abord, cette tendance se fit jour peu à peu ; dans l’île de Chio d’Arthur, elle se montra ouvertement ; dans Mathilde, ce fut un peu plus voilée, quoique trop apparente encore. Le défaut vient enfin d’éclater dans toute son énergie et a tout envahi. Il y avait jusqu’à présent, dans les romans de M. Sue, un fond de cale ; le fond de cale s’est agrandi démesurément, et est devenu le bâtiment tout entier. — Le bâtiment avec un beau mât pavoisé, a été lancé à la mer sous le nom de Mystères de Paris.

Paris est l’objet de la curiosité universelle. C’est le théâtre des grands travaux de l’intelligence et des grandes luttes morales ; le bien et le mal s’y coudoient, et de même que dans le Paris souterrain que nous avons sous nos pieds circulent l’eau pure qui doit nous désaltérer, le gaz qui nous éclairera, et aussi les immondices de la cité, de même, dans la ville qui frappe nos yeux, circulent côte à côte et vont à leur but les vices, les lumières et les vertus. La civilisation y touche à son apogée et y fait éclater les plus étonnans contrastes de luxe et de misère, de grandeur et d’abjection, le tout ensemble quelquefois dans un même acteur, car les statues d’argent y ont souvent des pieds d’argile. Les meilleures comédies y succèdent aux plus terribles drames. Tout s’y produit sous des formes nouvelles et inattendues, et l’observateur profond qui aurait pénétré les secrets de cette société originale, et qui saurait dire comment elle sent, comment elle pense, s’il appelait l’imagination à son secours, pourrait écrire le livre le plus incisif, le plus curieux, le plus profond, dramatique parfois comme Shakspeare, parfois ironique comme Zadig. Avec une imagination riche et contenue, une plume acérée et flexible, on ferait merveille, et le tableau serait une des pages les plus instructives et les plus attachantes de l’histoire de la vie humaine. Mais si au lieu de regarder cette société au visage et au cœur, si au lieu d’étudier les mystères de son esprit et de son ame dans le salon, le boudoir, le cabinet du penseur, la boutique et l’atelier, ce que peut suffire à l’ambition la plus vaste, l’écrivain se plaît surtout à peindre les voleurs et les courtisanes dans les plus minutieux détails de leur existence, il découpe son livre dans le grand livre de la Préfecture de Police, et bien loin de donner les mystères de Paris, il ne donne que les mystères de la prostitution et du crime. Dirai-je toute ma pensée ? Ce livre qu’on aurait pu écrire, et où l’habileté prudente du romancier aurait donné la main à la finesse et à la probité du moraliste, n’aurait pas été salué, dès son apparition dans le monde, par des applaudissemens aussi bruyans que celui de M. Eugène Sue. Le motif se devine aisément. Si l’on ne songeait qu’au succès, on a pris le meilleur moyen. Voulez-vous que le récit de votre voyage soit tiré à cent mille exemplaires ? faites-vous le Christophe Colomb d’un monde d’impuretés. Séduit par l’appât, le lecteur ne regardera ni aux trivialités ni aux invraisemblances, et pendant dix volumes vous pourrez vous donner carrière. Ainsi a fait M. Sue, et parlant de son système, lui qui pouvait avec originalité être de l’école de Walter Scott, il a composé une épopée à la Ducray-Duminil ; et il n’y aurait que moitié mal encore, s’il n’avait enté Ducray-Duminil sur Pétrone.

Qu’on se figure un prince souverain d’Allemagne qui, ayant quitté momentanément ses états pour s’occuper d’affaires plus graves et d’une moralité plus haute, c’est-à-dire des intérêts de deux ou trois inconnus, cache l’altesse sous le costume du simple ouvrier, et, pour mener à bonne fin ses grands projets, hante les mauvais lieux de la Cité, parle argot, se lie avec les bandits ; un bon prince qui établit au milieu de Paris un tribunal de haute et basse justice, où il est à la fois accusateur et juge et où ses valets de chambre servent de bourreaux ; un grand-duc régnant qui, riche à millions et ne songeant qu’à faire du bien, se posant en providence, parvient, après dix volumes d’efforts surhumains, à marier une grisette avec son amant ! Qu’on se figure une prostituée de la Cité, innocente et pleine de candeur, qui, dans le premier chapitre du roman, exerce son abominable métier, et qui à la fin du livre devient princesse dans une cour d’Allemagne ! Qu’on se représente une grande dame ambitieuse qui vise à une couronne, et au lieu de se faire aimer du prince, ce qui serait le plus naturel, passe des compromis avec des voleurs qui la poignardent ; une jeune et gentille ouvrière qui vit de son travail et aime passionnément les oiseaux ; une duchesse qui paie les dettes de son amant ; une honnête famille d’ouvriers dans la détresse ; les turpitudes d’une demi-douzaine de scélérats vivant du crime et jouant avec le crime, leurs mœurs à nu, leur vraie langue ; un notaire que l’abus du libertinage conduit à une de ces maladies odieuses qu’on ne peut pas nommer et dont le nom est en tête du chapitre, un notaire qui vole et qui assassine ; un médecin qui assassine ; toute une famille, fils, mère, fille, qui assassine ! — et si on ajoute, pour égayer le tableau, les angoisses d’un portier qui ne remplissent pas moins d’un volume, on saura à peu près combien il faut entasser dans une œuvre d’imagination, de choses invraisemblables et de choses vulgaires, pour qu’elle soit lue à tous les étages, dans toute la France, pour que les belles lectrices s’émeuvent, se passionnent, comme autrefois les blondes ladies des trois royaumes au nom de Clarisse Harlowe, et pour que l’écrivain jouisse momentanément du laurier de Richardson. Mais ce qu’on ne saura pas, si on ne l’a vu de ses yeux, c’est jusqu’où peut aller chez nous la liberté de la plume, en s’entourant de certaines précautions ; c’est par quels détroits périlleux, à travers quels marais fétides, le lecteur se laisse conduire, sans s’effaroucher, sur les traces d’un écrivain qui a eu soin de prendre une feuille de route.

Cette feuille de route est donc un talisman, qu’il suffise de la montrer pour que les lois ordinaires soient à l’instant même suspendues, et qu’on crée pour vous un droit d’exception ! Les portes qui resteraient sévèrement fermées s’ouvrent devant ce mot d’ordre ; les reproches amers et peut-être dédaigneux qui allaient éclater se changent en douces louanges : l’illusion est complète, et ce qui serait de la boue est de l’or. Je n’admets pas cependant ici la bonne foi chez tout le monde, et j’aperçois de malins sourires sur certaines lèvres. Je sais que plusieurs devinent la mystification et s’en arrangent : ce sont les spirituels complices de ces immorales et hypocrites équipées. Quant à la sincérité du plus grand nombre, j’y veux croire : je crois surtout à la complicité involontaire des lectrices, il serait trop dur d’en douter, et je ne leur refuse pas les circonstances atténuantes. Je crois aussi à la loyauté de ces ouvriers qui élèvent naïvement un piédestal à l’auteur des Mystères de Paris, et qui, dans une lettre publiée par M. Sue, qui en a supprimé la fin par modestie sans doute, lui attribuent une mission évangélique et le comparent à Jésus-Christ. Est-ce parce que Jésus chassa les vendeurs du temple ? Il semble que M. Sue n’en fait pas autant.

La chasteté du pinceau, je ne dis pas la pruderie, chez l’écrivain qui analyse et met en jeu les passions, est une preuve de force. Le romancier baisse lorsqu’il ne trouve plus assez de ressources dans la peinture des sentimens, et il se perd, si en ce moment, au lieu de redoubler d’efforts et de rattraper ce qu’il a compromis, il abandonne sa cause et passe avec armes et bagages de l’autre côté, c’est-à-dire du côté des sensations. Il aura les bénéfices peut-être, et à coup sûr le châtiment de sa trahison ; il pourra devenir le peintre des choses du corps, il ne sera plus celui des choses de l’ame. On ne sert pas deux puissances. Absorbé par la sensation, il ne comprendra plus qu’à demi le sentiment et ne le verra plus qu’à côté ou au-dessus du vrai. Ceci explique pourquoi le livre de M. Sue est trop vrai et ne l’est pas assez, pourquoi c’est un amas de réalités repoussantes et une réunion d’êtres fantastiques.

Fleur-de-Marie, ou, pour parler comme l’auteur, la Goualeuse est la principale figure des Mystères, celle pour qui M. Sue réserve la meilleure part de son émotion et les plus fraîches couleurs de sa palette. Fleur-de-Marie est pourtant tout-à-fait hors de nature, et prouve combien l’auteur approfondit peu les lois du monde moral. Une jeune fille dont l’enfance a été livrée aux mains de la mégère la plus corrompue, et qui plus tard, ayant à choisir entre le travail honnête et la prostitution, choisit d’elle-même la prostitution, et tombe, bien par sa faute, dans cette fange dégradante, ne peut pas être une jeune fille à l’ame toujours délicate, au cœur toujours noble. Que tout germe de vertu ne soit pas étouffé dans cette malheureuse créature, que le remords la trouble quelquefois, qu’elle pleure, on le comprendrait ; mais ce qu’il est impossible d’admettre, c’est qu’une courtisane du dernier échelon, toute souillée d’infâmes caresses, qui vit avec des voleurs et des assassins, les tutoie et boit toute la journée de l’eau-de-vie avec eux, puisse être un type parfait de grace innocente et de délicieuse pudeur. Les contrastes, dans un cœur, s’allient momentanément ; un voleur de profession pourra être probe à une heure donnée ; il serait absurde cependant de faire d’un voleur de profession un honnête homme, cela s’exclut ; il n’est pas plus juste de transformer une fille de joie en une sorte de vierge à l’ame immaculée. Cela ne va à rien moins qu’à séparer l’ame du corps, ce qui est une nouveauté assez piquante en philosophie. Quoi ! M. Sue ne prend pas même la peine de dissimuler le moindre détail de l’ignoble existence de son héroïne ! l’antre qu’elle habite et les hôtes de ce repaire sont minutieusement décrits et mis en relief avec tant de complaisance, qu’on voit le vice suinter à travers les murs, et qu’on respire l’atmosphère nauséabonde de ces dégradations humaines qui vivent par groupes et sont si épouvantablement contagieuses de l’une à l’autre ! Et puis il nous montre cette Goualeuse qui vit là, parce qu’elle veut bien y vivre, qui y est venue, parce qu’elle a préféré cette ignominie à un peu de travail, — il nous la montre pure, candide, comme la jeune fille qui n’a pas quitté sa mère, frêle sensitive qui se crispe au moindre souffle ! Ce n’est pas qu’elle soit tourmentée par le remords : elle ne demande qu’un peu de liberté, et quelquefois l’air de la campagne ; avec cela, elle supporterait patiemment sa honte. Fleur-de-Marie n’est pas moins douée de mille délicatesses de cœur, et M. Sue ne se fait pas faute de lui prêter les charmantes naïvetés de la vertu. De qui se moque-t-on ici ? De la raison, de tout le monde, et, je le crains, un peu de soi-même. — Sous prétexte d’innovation, l’art moderne s’amuse à tout déplacer ; il prend l’amalgame pour l’invention. Le beau mérite d’installer Atala ou Virginie là où l’on allait chercher Messaline !

Quand M. Sue rencontre la vérité de caractère dans ses personnages, c’est le plus souvent une vérité commune et de portée médiocre. À ce titre, Rigolette est sans doute très vraisemblable. C’est la jeune ouvrière aimable, honnête et rangée, un peu l’idéal de la grisette, de cette grisette si connue, dont Beaumarchais donna le premier la définition, il y a quelque temps de cela, et qui depuis a fait tant de chemin sur les trottoirs de Paris. Rigolette est donc une création qui a coûté peu d’efforts, et je n’en parlerais que pour mémoire, si je n’avais à constater une grosse contradiction de M. Sue. Rigolette et Fleur-de-Marie sont deux amies intimes ; à seize ans, seules au monde, elles se trouvent sur le pavé de Paris avec une jolie figure, leur état de couturière, et deux cents francs, ma foi, au fond de leur bourse. L’une cherche du travail, vit gaiement de peu dans sa mansarde, et le soir et le matin fait monter sa prière à Dieu comme un doux encens. L’autre trouve qu’il est dur de travailler, et plus agréable de courir les promenades et les guinguettes ; elle gaspille en quelques jours son petit trésor, et, un beau matin, accepte l’affreux marché que vient lui proposer une horrible femme ; elle se rend sans presque avoir lutté et sans entraînement, sans séduction. Si encore elle était fascinée par l’amour ! si elle tombait, aveugle et charmée ! si c’était la chute d’Eloa ! Non, son cœur est calme et ne bat point, et c’est de sang-froid qu’elle s’est rendue, parce qu’on lui a promis en échange de l’oisiveté et un peu de pain ! M. Sue n’a pas voulu voir qu’il y avait un abîme entre Rigolette et Fleur-de-Marie ; puisque Rigolette se sauve à si bon marché, comment excuserez-vous celle qui se perd si facilement, et, pour me servir d’un mot connu, avale la honte comme l’eau ? Soyez indulgent, charitable, ne l’accablez pas de vos mépris, plaignez-la, soit ; vous ne pouvez pas raisonnablement davantage : cependant vous entreprenez beaucoup plus, car c’est à celle-là que vous prodiguez les richesses morales ; c’est celle-là, dans son avilissement volontaire, que vous comblez des dons les plus précieux et les plus rares ! La jeune fille qui reste honnête est bien inférieure, à l’endroit du cœur, à celle qui est devenue la maîtresse des forçats ! En vérité, la donnée est insoutenable et le contre-sens trop grossier.

S’il est un romancier de notre temps qui se plaise à la peinture de la laideur morale, c’est M. Sue. La galerie de tous les personnages odieux qu’il a créés formerait un musée assez vaste. On pouvait prévoir que les Mystères de Paris seraient bien partagés sous ce rapport ; ils le sont en effet, même au-delà de toute prévision ; les monstruosités y abondent, et, de quelque côté qu’on se tourne, on se trouve en présence de quelque face hideuse et satanique ; la Chouette et le Maître d’école sont la gloire du genre ; Bras-Rouge et Tortillard ne sont que sur la seconde ligne. À la vue de ces seuls noms, on devine dans quelles régions nous sommes. La critique, pour ne pas un peu rougir, a besoin de se rappeler que l’art ennoblit tout ce qu’il touche, et si c’est là une illusion qu’elle détruira une autre fois, elle y veut croire en ce moment. Ces divers types sont la cruauté et la perversité poussées à leurs dernières limites ; je ne connais pas de spectacle plus affligeant. Voir un enfant comme Tortillard, dont le cœur est un abîme de méchancetés inouies, une vieille femme comme la Chouette, qui se repaît voluptueusement de toutes les souffrances qu’elle cause, et savoure un crime comme on savoure une bonne action, voir sous toutes les faces ce qu’il y a de plus vil, de plus bas, de plus cruel, attriste l’imagination et soulève le cœur. Or, dans les Mystères de Paris, c’est ce spectacle qu’on a toujours sous les yeux ; lorsque le Maître d’école n’est pas sur la scène, il est remplacé par le Squelette, autre terrible brigand, et le Squelette, à son tour, cède la place aux Martial, famille d’Atrides. Lorsque le théâtre a changé, et que disparaissent pour un moment les misérables qu’a flétris la justice sociale, alors arrivent les misérables que le monde honore, et entre autres les grandes dames qui empoisonnent leurs maris, aidées de leurs médecins. Les vols, les assassinats, se succèdent presque sans interruption ; la guillotine même est dressée dans un coin du livre. Une odeur de sang s’exhale en maint endroit, et l’horrible, en un mot, coule à pleins bords. Il n’y a qu’un moyen pour l’artiste de mériter son pardon en pareil cas, c’est de s’élever jusqu’à la poésie de la terreur ; malheureusement M. Sue n’atteint pas si haut.

Parlerai-je du notaire Ferrand ? C’est toucher à une plaie vive, c’est mettre le fer dans l’ulcère. Cet épisode de Ferrand et de Cécily laisse voir le fond du système et découvre tout un ordre de pensées qu’on s’efforçait d’entourer de voiles. On a été trop loin, on s’est trahi, et ceux qui ont des yeux peuvent voir. Que veut-on au lecteur avec de tels tableaux ? Le philosophe qui prouve, le moraliste qui enseigne, le philanthrope qui se dévoue, en quoi peuvent-ils avoir besoin de salir l’imagination pour arriver à leur but ? Vous êtes pris en flagrant délit ; vos habiles précautions oratoires ne trompent pas le juge, si elles trompent le public, et vous ne vous sauverez pas dans une caisse d’épargne. Vous avez vous-même arraché le masque. Ferrand et Cécily à côté des dissertations sur les salles d’asile, c’est du de Sade avec une préface de M. de Gérando.

On sent trop dans les romans de M. Sue que les deux ou trois honnêtes gens qui s’y promènent avec emphase n’y sont que pour le contraste. Rodolphe, Mme D’Harville, ont des vertus d’apparat, et leurs amours sont froids comme l’hiver. Ce sont des caractères tout tracés dès la première ligne, et qui se développent dans une psalmodie monotone. Cela est si vrai, que ces personnages chargés d’office de représenter la vertu sont taillés sur le même patron, coulés dans le même moule, et ne font que changer d’habit et de nom en passant d’un roman dans un autre. Ainsi Rodolphe, c’est M. de Rochegune, comme Mme D’Harville est Mathilde. Les emprunts que M. Sue se fait à lui-même ne sont pas suffisamment déguisés : M. de Rochegune et Mathilde n’ont réellement changé que de nom. Je dois dire aussi que M. Sue ne copie pas seulement ses types vertueux, qu’il copie les autres, et se répète ainsi sous toutes les espèces. Qui croirait, à la première vue, que la Chouette est un vieux type dont M. Sue se sert en toute occasion, et, par exemple, que c’est Mlle de Maran à s’y tromper ? La Chouette et Fleur-de-Marie ne sont qu’une seconde édition, Mlle de Maran et Mathilde étaient la première. Bien des gens ne regardent pas de si près les choses, et puisque la Chouette est une femme du peuple, tandis que Mlle de Maran est une grande dame, ils ne comprennent pas qu’il puisse exister la moindre ressemblance. La critique doit déshabiller les personnages et leur faire subir un long interrogatoire pour constater leur identité et savoir exactement d’où ils viennent. Puisque je suis sur le chapitre des emprunts, Rochegune ou Rodolphe, n’est-ce pas la même chose que Grandisson ? Tous les trois sont également beaux, également braves, au même degré pères du pauvre et modèles des amoureux ; tous les trois aiment une femme vertueuse et sont poursuivis de l’implacable amour d’une méchante femme. De même je voudrais savoir quelle différence il y a entre Mathilde et miss Byron ? Il n’y a pas jusqu’aux évènemens extérieurs qui ne soient reproduits avec un peu trop de fidélité. Rochegune sauve Mathilde et l’arrache courageusement des mains de son ravisseur ; Grandisson aussi arrive comme une providence, et le ravisseur est pourfendu. Il y a, à cet endroit de Mathilde, il est vrai, un narcotique qu’on ne trouve pas dans Grandisson : il faut aller le chercher dans Clarisse ; mais le procès est entre M. Sue et Richardson. — Je reviens à mon observation ; je faisais remarquer que la vertu, dans les romans de M. Sue, est théâtrale et n’est que pour la montre, et que ses représentans d’ailleurs y sont en très petit nombre. — Les Mystères de Paris regorgent de vices et de crimes ; c’est un Botany-Bay infect où quelques honnêtes gens s’égarent et servent d’attrape pour les sots et de sels pour les délicats.

M. Sue, dans la peinture des caractères, a supprimé les nuances ; il n’admet que les extrêmes. Si vous n’êtes pas capable de tous les dévouemens, vous êtes capable de tous les crimes, et si vous n’êtes pas saint Vincent de Paule, vous êtes Lacenaire ou pis encore. C’est en ce sens qu’on a raison de dire que les Mystères de Paris sont un rendez-vous d’êtres fantastiques. On peut rencontrer un ange dans ce monde : les anges foulent quelquefois les sentiers terrestres ; on peut rencontrer un démon quelque part ici-bas : les démons ont affaire partout ; mais qui a vu un ange ? qui a vu un démon ? Bien peu de gens. Qui a vécu dans une société de démons et d’anges ? Personne. Un romancier peut donc se proposer de peindre un être angélique ou un diabolique personnage ; il sera dans l’exception, ce qui n’est pas sortir de la vraisemblance. S’il pousse plus loin son système, si, avec la prétention de représenter le monde réel, il n’ouvre la porte de son livre qu’à des ames célestes ou à des ames infernales, il érigera l’exception en loi générale, ce qui est du fantastique au fond. Il plaira à un poète de peindre un jeune pâtre qui trace sur le sable, comme le Giotto, d’admirables figures, et se trouve un grand peintre sans s’en douter ; ou bien, il changera ce jeune pâtre inculte en mathématicien qui simplifie les lois du calcul mieux qu’aucun savant, ce que nous avons vu : le poète créera un type, ce qui est le droit éternel de l’art, et restera dans les limites du vraisemblable. Mais s’il lui plaît de transformer d’un trait de plume toute une société de jeunes pâtres en mathématiciens savans ou en grands peintres, il inventera des bergers beaucoup plus faux que ceux de M. de Florian. Eh bien ! tel est le procédé de M. Sue ; il étend l’exception à tout le monde, et ses personnages, qui seraient peut-être, quelques-uns du moins, vrais séparément, sont impossibles parce qu’ils sont réunis. En outre, l’invraisemblance dans les caractères amène l’invraisemblance dans les faits : les Mystères de Paris le prouvent surabondamment. Je doute que dans aucune fiction romanesque on ait mis sous les yeux du lecteur quelque chose de plus incroyable qu’une prostituée de la Cité passant, de son lieu de prostitution, à une cour souveraine, pour y être vénérée et adorée, et qui ne fait que changer de costume !

Parmi les nombreux épisodes des Mystères, il y en a un qu’il faut distinguer cependant : c’est la famille Morel. M. Sue a bien exagéré encore, et un peu plus de simplicité aurait rendu le tableau beaucoup plus touchant. Tel qu’il est néanmoins, cet épisode a un véritable mérite, et l’on est ému à l’aspect de tant de misère unie à tant de probité. Devant une si grande détresse supportée avec une si admirable résignation, qui ne se demande s’il n’est pas un remède à de telles infortunes ? qui ne se dit que ce remède doit exister, et qu’une société bien organisée comme la nôtre ne peut pas être impassible comme le César antique, lorsque passent devant elle, en la saluant, ceux qui vont mourir ? Mais plus le tableau de M. Sue vous a intéressé et touché, plus vous vous occupez de la cause de l’ouvrier et du pauvre, et plus vous vous retournez contre un livre qui compromet cette cause en la défendant, et qui, si on peut nuire à la philanthropie, lui porte le plus rude coup en arborant son drapeau.

Dans une œuvre où l’on ne se serait pas tout permis, et qu’il faudrait prendre au sérieux, la critique ne pourrait pardonner à l’auteur d’Arthur ces caricatures vulgaires et sans sel qu’il va chercher dans une loge de portier. En allongeant indéfiniment de vieilles anecdotes qui ont traîné sur les petits théâtres, M. Sue n’arrive jamais à la gaieté, et il fera sagement, à l’avenir, de renoncer à un genre où il n’est que le disciple de M. Paul de Kock.

Si nous voulions continuer à suivre les Mystères de Paris dans leurs défilés tortueux, nous trouverions encore je ne sais combien d’assassinats, d’impuretés et de tirades pseudo-philanthropiques, et nous pourrions nous égarer à loisir dans un inextricable labyrinthe d’invraisemblances, car ce livre n’est pas moins compliqué que les Mystères du château d’Udolphe. Il n’y a pas d’inconvénient à s’arrêter ; nous avons vu suffisamment les ressources qu’exploite cette littérature qui fouille les bagnes, hante les mauvais lieux, secoue les guenilles ; après cela, il ne reste plus qu’à s’étonner du succès. Il vaut mieux l’expliquer. Quand on connaît le monde actuel, si peu soucieux d’art et de poésie et si friand de scandales, on peut dire que l’art et l’écrivain n’ont qu’une part très secondaire dans le succès des Mystères de Paris. Ce livre a réussi comme un procès en cour d’assises, et, après tout, il n’a pas été lu avec plus d’empressement que l’affaire du Glandier.

Il serait injuste cependant de ne pas accorder à M. Sue un remarquable talent de mise en scène ; c’est là son originalité et sa force. Quant à son style, il devient de plus en plus incorrect et insuffisant. Comment n’en serait-il pas ainsi ? M. Sue entasse volumes sur volumes, et sa plume, une fois lancée, ne s’arrête plus. En présence de nos écrivains qui imposent à leur plume une course si rapide, je me rappelle parfois Jean-Jacques et ses longues promenades, d’où il revenait la mémoire chargée de deux ou trois phrases qu’il tournait et retournait cent fois dans sa tête, et auxquelles il ne donnait souvent la consécration dernière que dans ses insomnies inspirées ; je me rappelle la dalle de marbre sur laquelle Bossuet appuyait son pied en méditant et en écrivant, et où il avait creusé comme un sillon. Nous sommes loin de Bossuet et de Jean-Jacques, et l’expression de Mme de Sévigné nous peint à merveille : « nous écrivons à bride abattue. » À ce régime, la phrase s’énerve, l’image se décolore, la saveur et le parfum s’évanouissent. Que M. Sue y prenne garde : la divinité jalouse se venge déjà cruellement, car son style porte en maint endroit le plus triste cachet, celui de la médiocrité. Comme un de nos grands poètes, M. Sue, n’oublions pas de le remarquer, se livre à l’usage immodéré des points : c’est un moyen trop commode, mais je ne veux pas aujourd’hui en faire reproche à l’auteur des Mystères ; c’est à coup sûr la plus inoffensive de ses erreurs. Si M. Sue parle bien argot, je l’ignore. Clément Marot, chargé par François Ier de publier une édition de Villon, supprima l’argot, en disant qu’il le laissait « à corriger et exposer aux successeurs de Villon en l’art du croc et de la pinse. » — Clément Marot eut de la dignité, il comprit le point d’honneur littéraire, et laissa une bonne leçon à la critique de l’avenir.

Quant à l’idée générale des Mystères de Paris, elle est d’accord avec le reste du livre, c’est un paradoxe. L’auteur, en élevant son Rodolphe à l’étrange dignité de grand-prêtre de la justice individuelle, fait leur procès aux institutions et proclame hautement leur insuffisance. Rodolphe constitue à lui seul un tribunal sans appel ; c’est l’homme que la société ne protége pas, et qui, se retranchant dans son droit de légitime défense, punit qui le blesse, en véritable seigneur suzerain ne relevant que de lui-même. C’est le droit féodal en plein XIXe siècle. La philanthropie, avec son amour intelligent du progrès, nous ramène au moyen-âge. Si, comme M. Sue le pense, notre société est si faible, si désarmée, qu’elle ne puisse pas plus préserver notre propriété que notre personne, chacun doit en effet se placer au-dessus de ce fantôme de pouvoir, et par le dévouement et l’énergie à suppléer à la coupable faiblesse des lois. Seulement, il est à craindre, vu la rareté du dévouement et de la vertu, qu’il y ait plus de coupables que de juges, et que le crime, si ce n’est déjà fait, ne prenne bientôt le haut du pavé. Qu’on établisse donc sans retard de vastes associations pour la défense de la bourse et de la vie, qu’on ne sorte jamais en plein jour sans ses pistolets de poche, et que chacun, comme Rodolphe, ait chez soi le salon de la justice et la chambre aux exécutions. En vérité, et pour parler sérieusement, nos lois sont-elles aussi impuissantes qu’on se plaît à le dire ? Notre police est-elle si faible, si aveugle ? Mais qu’on fasse donc connaître à quelle époque de l’histoire les lois ont eu plus de force unie à plus de douceur, et à quelle époque l’administration de la police a eu la main plus longue et les yeux plus ouverts. Allons, il y a encore des juges à Paris, et, tout bien considéré, je préfère nos tribunaux à celui du seigneur Rodolphe et de Murph, son digne bailli. Je vais plus loin, et je suppose que ce tribunal clandestin n’exercerait pas long-temps ses fonctions au beau milieu de Paris, sans que cette police, qui n’y voit pas clair, ne fît main-basse sur notre grand-juge, et ne l’envoyât sur les bancs de la cour d’assises, où son altesse royale s’apercevrait facilement que notre code pénal n’est pas tombé en désuétude. Ainsi, ce n’est pas assez d’être licencieuse, la pseudo-philanthropie s’est jetée dans le sophisme anti-social. C’était appeler à soi une petite cohorte. Le sophisme antisocial est toujours adoré dans un coin. M. Sue sacrifiait à l’idole de bois : les disciples de Fourier battirent aux champs. M. Sue est presque un des leurs. Le système de Fourier est un immense épicuréisme ; peut-on nier que les Mystères de Paris ne soient de la secte d’Épicure ? Il est vrai que le fouriérisme actuel met son drapeau dans sa poche, fait le bon apôtre, et ne présente que le côté présentable de sa doctrine. Les légions de bayadères que le maître promenait si joyeusement de phalanstère en phalanstère ont été mises en non-activité, à cause du malheur des temps, et le thyrse des bacchantes reste dans l’armoire. Le public, qui avait du bon sens cette fois, s’obstinait à rire de la folie de ces innovations ; alors on a pris un biais, on s’est accommodé aux circonstances, et on est devenu, en un mot, une variété de cette fausse philanthropie qui nous occupe. M. Sue devait être parfaitement compris de ce côté, et on lui devait l’accolade fraternelle. Toutefois, ce baiser de philanthropes devant tout le monde pourrait servir au poète comique.

Les bons livres, contre les lois de la perspective, grandissent en s’éloignant ; les Mystères de Paris diminuent déjà. En attendant que justice se fasse, ce roman, qui a causé beaucoup de mal, est encore dangereux. Les esprits corrompus y trouvent une pâture, les rêveurs anti-sociaux une arme contre la société ; c’est en même temps un leurre pour les cœurs honnêtes et naïfs qu’il gâte en les mystifiant. Les choses étant ainsi, n’était-ce pas un devoir d’exprimer toute notre pensée ?

L’illustration, en bonne marchande, ne pouvait manquer aux Mystères de Paris, elle est amie du succès. En livrant son œuvre au complaisant crayon, M. Sue ne se doutait point qu’il venait de trouver son plus dangereux critique. Le peintre ne peut pas avoir recours aux mille précautions oratoires de l’écrivain, et il présente son personnage ou sa scène d’emblée. Le procédé n’a pas été favorable aux créations de M. Sue ; ce qui leur convenait le mieux, c’était le demi-jour du livre ; les arracher de leur demi-obscurité propice, pour les exposer dans un cadre au grand jour, c’était les trahir ; la trahison sera plus complète encore, si on les traduisait devant la rampe. Dès qu’on verrait, en chair et en os, se mouvoir, parler, agir, toute cette lèpre humaine, le dégoût ne serait-il pas universel ? L’illustration a commencé la preuve, le théâtre pourrait bien l’achever. Le roman de M. Sue a tout à craindre de ses deux alliés.

De même que tout bonheur a son côté triste, on dit que toute calamité a sa consolation. Les Mystères de Paris apportent la leur : du coup, ils ont blessé à mort le roman-feuilleton ; une maladie aiguë a tué une maladie chronique. Les anciens coryphées du genre, les triomphateurs d’hier, ont perdu contenance, et, comme des gens troublés, ils cherchent au hasard et ne trouvent point. La détresse est si grande, qu’ils ont mis toute vanité à part, et se sont cotisés bravement pour une concurrence impossible ; on ne copie pas le succès ; les Mystères de la Province sont tombés à plat. Le roman pseudo-philanthrope est le dernier mot du roman-feuilleton, qui va s’éteindre sans crise, sans douleur, parce qu’il éprouvera une difficulté de vivre. Cette maladie littéraire que nous avons essayé de décrire emporte le malade. Au point où on en est venu, il est impossible que le public, dont on s’est joué si effrontément, n’ouvre pas les yeux. Il n’y a qu’un dénouement possible à cette comédie, et c’est le dénouement qu’a trouvé Molière. Pour qui sait voir, le moment est donc favorable. Un mauvais règne qui finit est un beau jour, et le lendemain est comme une renaissance. La littérature peut se relever. Un retour franc au goût et à la morale, qu’on y songe, il y a là une bonne place à prendre et de la vraie gloire à gagner.


Paulin Lymairac.
  1. Un romancier très connu, l’auteur des Mystères de Paris peut-être, publiant un roman-feuilleton, l’intitula d’abord : Histoire fantastique, et vers le cinquième ou le sixième chapitre, virant de bord, substitua au premier titre celui-ci : Histoire contemporaine. Il eût pu laisser les choses en l’état. D’histoire fantastique à histoire contemporaine, il n’y a que la main pour nos romanciers. J’indique le fait pour prouver comment ces architectes littéraires dressent d’avance leurs plans et leurs devis ; on compose son œuvre, comme on la publie, au jour le jour : bien mieux, on s’en vante.