Sir Andrew Ashton

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SIR ANDREW ASHTON

I

JACQUES BELVAL A JULES BELVAL

(Poste restante, Alexandrie, Égypte).


Talungah bungalow, 17 avril 1855.

Et d’abord, mon cher Jules, que je t’explique en quelles circonstances désastreuses est écrit le véritable volume qui va t’imposer un si ruineux port de lettre, et que je commence par le récit d’un assez complet épisode de voyage d’agrément. J’ai quitté il y a trois jours, trois siècles, le chemin de fer à la station de Ranneegunge (130 milles de Calcutta), pour confier ma personne, confiance imméritée, aux petites voitures qui conduisent le voyageur vers le nord de l’Inde. Au milieu de la nuit, une secousse horrible m’a tiré des douceurs d’un profond sommeil, et, sortant en toute hâte des flancs de mon équipage, j’ai pu saisir d’un coup d’œil, à la clarté d’une pâle lune, toute l’étendue du désastre qui venait d’arrêter ma course. L’essieu cassé, une roue entièrement démolie ; impossible de songer à remettre la boîte roulante en état de service : vingt lieues au moins me séparent d’une station européenne où je puisse trouver quelques secours. Le seul parti à prendre est de gagner à pied l’un des bungalows que le gouvernement entretient de distance à distance sur le Great Trunk Road, et d’attendre en ses murs que la compagnie avec qui j’ai traité prenne en pitié ma déplorable position, et envoie pour m’en tirer un autre véhicule. Un exprès est parti, il y a déjà quarante-huit heures, avec une ardente supplique; mais si je dois faire la part des lenteurs de toutes choses en ce bienheureux pays, je dois me résoudre à attendre ici une semaine, un mois, que sais-je? Et comment tromper l’ennui des longues heures de la journée et de la nuit dans le triste réduit où un malencontreux hasard m’a déposé? Nous sommes aux chaleurs, impossible de songer à mettre le nez dehors pendant toute la journée; de plus, l’immense plaine desséchée par un soleil torride dont le bungalow est entouré est un paysage qui engage peu à la promenade. Par une déplorable fatalité, mon domestique a oublié à Calcutta la malle où se trouvaient les quelques livres favoris, aimables et fidèles compagnons d’une vie passablement errante. En guise de passe-temps, je ne puis donc qu’exécuter un cent-et-unième voyage autour de ma chambre, sans trouver, hélas! grand intérêt dans les murs blanchis à la chaux, la magna charta des bungalows publics de l’Inde, la table, le lit, le punkah, les deux chaises et le lavabo à cuvette de cuivre qui en composent le mobilier.

La cuisine de l’établissement est digne de son ameublement primitif: un poulet tué sur le coup (sudden death) et grillé, du riz, des pommes de terre, — la science des maîtres d’hôtel indiens ne va pas au-delà, comme je te l’ai déjà dit, et, je le répète, j’attendrai sans doute ainsi une semaine, un mois! Il me faudra dévorer un à un tous les exécrables emplumés qui ornent la basse-cour, et peut-être en désespoir de famine, plus malheureux mille fois qu’Ugolin, devrai-je faire festin du serviteur pain d’épices que le hasard a attaché à ma personne. J’ai déjà, à l’instar des prisonniers célèbres, entamé commerce d’amitié avec les hôtes de mes plombs, oui, mes plombs indiens. Près de la porte d’entrée, voici une énorme araignée en qui ma sagacité a découvert de profonds instincts de mélomanie; une tribu de cancrelats batifole incessamment et agréablement sur la table où je t’écris; enfin un gros rat assiste régulièrement à mes repas, et je ne doute pas qu’avec le temps je ne parvienne à établir des rapports de complète intimité avec ce quadrupède.

En un pareil désastre, que puis-je faire de mieux que répondre dans le plus grand détail à ta lettre de Damas, te donner, autant qu’il est en moi du moins, et cela sous le sceau d’un profond secret, l’explication de cet épisode de ton voyage d’Orient qui t’a trop rudement intrigué pour ne pas m’intriguer moi-même? Je te l’avoue très franchement, la rencontre faite par toi dans un monastère de Damas m’a singulièrement frappé; cent fois déjà j’en ai relu le récit, et peux sans grand effort de mémoire le reproduire ici, points et virgules compris : c’est d’ailleurs, toute flatterie à part, un fort joli morceau de littérature épistolaire. « J’emploierais ici (tu reconnais ta prose) toutes les épithètes dont Mme de Sévigné salue Mme de Grignan dans une de ses lettres, j’alignerais points d’exclamation sur points de stupéfaction, et je peindrais encore mal la véritable hallucination que j’ai éprouvée en apprenant que tu avais été sur le point de te faire moine, moine!

« Après cet exorde ex abrupto, procédons avec ordre et méthode. Ce qui m’a surtout frappé sur la terre d’Orient, ce sont les couvens catholiques. Il y a dans cette vie de foi fervente, d’ardente charité, d’abnégation infinie, de pratiques superstitieuses, quelque chose de si en dehors de la nôtre; sous sa robe de bure, debout à quatre heures pour chanter matines, le jour entier en visite aux écoles, chez les malades, ou en compagnie des morts, le père franciscain, avec sa haine vigoureuse des Grecs, ses croyances profondes, est un être si différent de cet homme civilisé, ou soi-disant, qui dîne au Café de Paris, hante l’Opéra, parle turf, balance des pouvoirs européens, crédit mobilier et bons du Nord, que je n’ai jamais perdu l’occasion, lorsqu’elle s’est présentée, d’étudier d’après nature ces anachorètes des temps bibliques. J’avais double raison d’ailleurs de visiter le couvent des pères franciscains de Damas, car ce digne et excellent chasseur, notre ami P……, qui ne t’a pas oublié, m’avait chargé à Beyrouth d’une petite commission pour le père supérieur. Don Emmanuel de Vergas, ancien officier de cavalerie au service de don Carlos, homme qui réunit la foi d’un croisé aux séductions d’un homme de cour, don Emmanuel de Vergas, dis-je, me reçut avec tant de bienveillance, que j’éprouvai pour lui un de ces entraînemens à première vue dont, malgré ma trentaine bien sonnée, je suis encore susceptible, et toutes les heures que je pus dérober aux devoirs ardus d’un voyageur sérieux dans cette curieuse perle de l’Orient, je les donnai à mon nouvel ami.

« J’eus quelque temps la pensée que la fascination était réciproque, que les bontés du digne prêtre étaient bien pour moi seul, gagnées à la pointe de mon mérite. La désillusion toutefois, je peux le dire, ne fut pas trop amère, lorsqu’un beau jour le père Emmanuel me demanda, après mille détours, si je pourrais lui rendre un immense service, lui donner la plus grande joie qu’il pût encore espérer en ce monde, en un mot lui donner des nouvelles de Jacques Belval. — De mon cousin, de mon vieil ami d’enfance? repris-je avec un profond étonnement. — La similitude de votre nom ne m’a point échappé, et j’ai pensé que vous ne vous refuseriez pas à me dévoiler un mystère qui préoccupe toutes mes pensées.

« Alors, sans se faire prier, il me raconta que, il y a de cela environ six ans, tu avais passé six mois sous la robe de bure, que tu révélais les dispositions monacales les plus satisfaisantes, qu’il avait tout lieu d’espérer avoir arraché ton âme à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, lorsqu’un matin tu avais quitté le couvent en lui laissant une lettre pleine de tendres adieux et un don d’une charité princière pour être distribué aux pauvres.

« — Depuis lors, ajouta le digne prêtre les larmes aux yeux, je n’ai plus entendu parler de lui, et cependant Dieu m’est témoin que je n’ai jamais cessé un instant de penser aux douleurs secrètes qui empoisonnent la vie de cet ami, de ce fils que la Providence m’avait envoyé, et qu’elle m’a retiré. Que sa volonté soit faite! Le 24 février, jour où il nous a quittés, je ne manque jamais de célébrer une messe pour le salut de son âme. Cet anniversaire tombe demain, et vous ne refuserez pas, j’en ai la confiance, d’y assister.

« Tu devines ma réponse, et je pourrais me dispenser d’ajouter que le 24 février, à neuf heures, j’étais dans la petite église des pères franciscains de Damas, agenouillé sur la pierre, près de l’autel, et que je joignais au saint sacrifice des prières bien sincères de cœur, si près de celui d’en haut elles n’ont pas grosse autorité, mon pauvre vieil ami ! »

Sans avoir la plus faible intention de compliquer ce mystère, il me faut, pour te faire passer ce que je tiens moi-même de ses fils, il me faut, dis-je, rouvrir le livre de mes vieux péchés, et te conduire sans préambule dans un des salons des Frères-Provençaux.

Le dîner avait été des plus fins, et si bonne la compagnie réunie sur l’invitation hospitalière de mon ami G..., dans le salon bleu (tu vois cela d’ici), que, pour ne pas clore impromptu une aimable soirée, le dessert à peine terminé, la table à manger se métamorphosa en table de lansquenet. Nous étions là toutes personnes de connaissance, presque amis intimes, à l’exception d’un jeune Anglais, nommé Andrew Campbell, que je rencontrais pour la première fois, et dont la personne et les manières firent une si profonde impression sur mon esprit, qu’aujourd’hui son portrait est aussi pré- sent à ma mémoire que si notre dernière entrevue datait d’hier. Non que, pour te le décrire en style de passeport, je ne pusse pas très avantageusement emprunter le signalement banal qui caractérisait le mien ou le tien à cette époque : vingt-trois ans, 1m 75, yeux bruns, cheveux châtains, nez moyen, bouche moyenne, visage ovale, teint clair. Signes particuliers : néant! Mais il y avait sur ce jeune front un indéfinissable cachet de mélancolie. La fatalité avait tracé là de son doigt de fer des marques indélébiles. Je ne me pique pas certes de lire à première vue ce livre mystérieux, la vie d’un homme, et cependant je devinai d’instinct des remords incessans, une mortelle douleur cherchant à s’étourdir au milieu des ardentes folies de la vie parisienne. Un fait insignifiant en lui-même me frappa surtout vivement. Entre deux tailles, l’on vint à parler d’un mariage inoui dont le scandale défrayait depuis huit jours la chronique parisienne. Un de nos amis (tu te rappelles ce triste épisode de nos jeunes années), dans un de ces égaremens de la passion pour lesquels le monde est sans pitié, venait de sacrifier à une déesse impure du demi-monde un beau nom, une grande fortune, un noble cœur. Dès le début de cette conversation, je vis les yeux du jeune étranger, pleins de défi et de colère, rouler dans leurs orbites en lançant de droite et de gauche des éclairs sauvages. Puis, une fois sûr que, dans le feu croisé des plaisanteries d’assez mauvais aloi qui se succédaient, aucun coup n’était tiré à son adresse, il s’approcha du guéridon des rafraîchissemens, où mon regard, qui le suivit à la dérobée, le surprit vidant coup sur coup la meilleure moitié d’un flacon de curaçao. Les émotions du jeu avaient fait oublier depuis longtemps le malencontreux hymen, lorsque notre hôte anglais vint reprendre son siège à la table de jeu, et payer avec le plus gracieux sourire un banco d’une centaine de louis qu’il avait tenu le dos tourné. Jamais en effet je n’avais rencontré de joueur plus froid, plus grand seigneur, et la perte ou le gain passait sans impression visible sur son visage de marbre.

Une perte de quelques louis liquidait ma soirée ; mais je ne devais pas suivre le conseil de rentrer paisiblement au logis qu’une sage raison me donnait à l’oreille; il eût fallu prendre en argent le change de mon billet, une véritable charge de portefaix : la Californie n’était pas alors inventée ! Mon gagnant, le jeune étranger, offrait avec tant de bonne grâce de me libérer à mon choix, en un coup de rouge et noir ou une partie d’écarté, que nous demeurâmes à cartonner, lorsque nos compagnons, plus sages ou mieux inspirés, eurent repris le chemin de leur domicile.

Une veine atroce ne tarda pas à se déclarer contre moi : la constance et les rigueurs de la mauvaise fortune, les vins généreux du dîner, qui fermentaient dans mon cerveau, triomphèrent de mon sang-froid, et vers cinq heures du matin j’en étais arrivé à perdre une somme énorme, dont je ne veux pas même pour toi tracer le chiffre, car ces six caractères me donneraient encore, je le sens bien, même aujourd’hui, un frisson plein d’horreur : Mané, — Tekel, — Pharès! Horrendum !... Le soleil levant dorait de ses rayons d’or les carreaux de la fenêtre, et formait un triste contraste avec la lueur sépulcrale de deux bougies arrivées au niveau de la bobèche. Un pâté ébréché, des verres à demi remplis, des bouteilles à peine entamées, se trouvaient, en guise d’en-cas, sur une table voisine de notre table de jeu; une odeur infecte de vieux cigare qui embaumait l’atmosphère était peu faite pour ranimer les esprits d’un joueur désespéré comme je l’étais en ce fatal quart d’heure. Après huit ans, la scène est en ce moment présente à mes yeux dans ses moindres détails : que nous sommes loin de tout cela, et Dieu merci !

Une lueur de raison, je peux presque dire d’honnêteté, brilla dans mon cerveau à ce moment suprême, et, m’adressant à mon adversaire, qui ne témoignait pas la moindre envie de terminer la partie : — Nous en resterons là, lui dis-je de la voix étranglée dont un pauvre patient doit remercier le chirurgien qui vient de lui extirper un membre.

— Non pas, je vous en supplie, me répondit le jeune étranger avec un accent si plein de bienveillance, que ces paroles arrivèrent suaves à mon oreille comme un baume bienfaisant à un gosier de fiévreux.

Il continua : — Je vous gagne une somme énorme, et nous avons joué sans témoins; vous devez donc comprendre le sentiment de délicatesse qui me fait une loi de vous donner toutes les revanches que vous pourrez désirer. Voyons, suivez mon conseil, un quitte ou double en trois parties d’écarté; vous gagnerez la belle, j’en ai l’intime conviction, car ma veine ne saurait être éternelle.

Je connais les Grecs, et, suivant la recommandation du poète, crains leurs faveurs; mais il y avait quelque chose de si loyal dans les yeux, dans la voix de mon adversaire, j’étais tellement surexcité par le démon du jeu, la somme perdue me gênait si cruellement, que je n’eus pas la force de refuser l’opportunité qui s’offrait de rentrer dans mon argent, je peux presque dire dans ma fortune, et acceptai la revanche proposée.

Une bonne chance me donna la première partie, mon adversaire eut promptement la seconde; à la troisième, nous arrivâmes chacun à quatre points. La donne m’appartenait : un sept de pique retourna sous ma main, et je trouvai la dame, le valet, l’as et le dix dans mon jeu. Mon adversaire débuta par un valet de cœur, et j’abattis fièrement mes atouts vainqueurs. Sans les découvrir, le jeune étranger jeta immédiatement ses cartes sur la table, se leva très dignement, serra légèrement ma main, et sortit en m’adressant le plus affectueux good bye. A peine seul, la joie de mon cœur déborda, et deux livres de pâté et une bouteille de la romanée passèrent promptement dans un estomac creusé par les angoisses de damné sous lesquelles j’avais gémi pendant ces cinq heures de torture; puis, une fois repu, un cigare allumé à la bouche, je me disposais à quitter le salon dans la plus belle humeur, aussi satisfait que Titus put jamais l’être de n’avoir pas perdu sa soirée, lorsque, par un singulier caprice de joueur, j’eus l’idée d’emporter avec moi les bienfaisantes cartes, et de les déposer respectueusement à la place d’honneur, dans une sorte de reliquaire orné de rubans fanés, de fleurs flétries, et autres souvenirs importans de ma vie de jeune homme. En joignant au paquet les quatre cartes de mon adversaire, un mouvement machinal de mes doigts les découvrit, et j’éprouvai bien certainement en ce moment la plus violente émotion que j’aie jamais éprouvée en ma vie. Comme sous l’influence d’un choc électrique, mes jambes se dérobèrent sous moi, ma vue se troubla, un tremblement d’agonie serra mon cœur, car parmi les quatre cartes de mon adversaire figurait cet exécrable David, roi de pique, avec sa couronne dentelée, sa robe de magicien et son sourire béat.

Une erreur involontaire, un sentiment de bienveillance inexplicable chez un étranger, de pitié peut-être, m’avaient arraché à une ruine complète : suivant les règles du jeu, rigoureusement, loyalement même, j’avais gagné la partie. Caprice du sort ou d’un généreux adversaire, je ne pouvais me dissimuler que sans ce prodigieux hasard c’en était fait de ma fortune et de ma vie avec elle! Que d’enseignemens terribles en un mot dans ce singulier épisode de cette nuit funèbre! Aussi fut-ce l’oreille basse, l’œil mélancoliquement attaché au bitume, que je regagnai mon domicile, et sur le seuil de la porte, en présence de maître Cornu stupéfait, étendant la main droite vers le soleil levant dans l’attitude solennelle et consacrée de Stauffacher au bord du lac d’Uri, je prêtai le serment de ne plus jamais toucher une carte : serment, comme tu le sais, que j’ai rigoureusement tenu.

A quelques jours de Là, le hasard de la flânerie amena un matin chez moi mon hôte des Frères-Provençaux, et tu comprends facilement que mes premières paroles furent pour obtenir de lui des renseignemens sur le jeune étranger à qui mon cœur conservait les plus affectueuses sympathies.

— Je le connais fort peu, me dit mon ami; il y a à peine quinze jours qu’il est à Paris et m’a apporté une lettre d’introduction de lord A.... Charmant garçon, riche comme Crésus et joueur comme les cartes, ce qui peut s’appeler un ponte! Favori d’une amour de mère qui l’adore, et dont il tirerait cent mille francs plus facilement que moi cinq louis de mon père éternel. De plus, c’est un homme heureux. Avez-vous lu dans le Galignani’s d’hier le récit de l’accident arrivé à Melton à ce pauvre sir Josias Ashton, qui, au dernier meeting, a eu l’épine dorsale démolie dans une chute, et doit être mort en ce moment? Sir Josias est l’oncle de notre jeune ami, qui, par cette mort inattendue, hérite d’une des plus vieilles baronies d’Angleterre : nous datons d’Azincourt, et ce qui vaut encore mieux que le titre, ce sont les terres substituées au majorât, une véritable province d’Ecosse, avec deux ou trois villes, des mines de houille, et par-dessus tout des moors renommés entre tous. Que diriez-vous du projet d’aller au prochain mois d’août faire connaissance avec les grouses de notre nouvel ami?

G... venait à peine de sortir, que mon domestique me remit une carte de visite sur laquelle les mots « Andrew Campbell » étaient surmontés d’un crest représentant une tête de pélican et de la devise Dieu aidant, et je donnai l’ordre de faire entrer ce visiteur inespéré. Après les premiers complimens de bienvenue, le jeune homme débuta d’une manière toute solennelle par ces mots : — J’ai peu de droits à votre bienveillance; dans toute notre vie, nous nous sommes à peine vus quelques heures, et cependant j’ai la conviction que vous ne refuserez pas de me rendre un bien grand service.

— Cela est peu probable, répondis-je. Je n’ai pas oublié le procédé de galant homme dont vous avez usé envers moi il y a à peine huit jours, et en me mettant à votre disposition d’une manière absolue, je ne fais qu’acquitter une dette de reconnaissance, ajoutai-je avec une rougeur de visage que je cherchai vainement à dissimuler.

— Oh ! ne parlons pas de nos folies passées, reprit l’étranger : je serais heureux si les émotions de notre dernière rencontre pouvaient vous servir de leçon, vous préserver à l’avenir des entraînemens d’une fatale passion….. Vous vous étonnez sans doute d’entendre ces paroles de morale sévère sortir de ma bouche : moins que tout autre, j’ai le droit de les prononcer; mais vous du moins, vous ne savez pas heureusement par expérience que pour l’homme qui a besoin d’oublier, et dont l’estomac supporte mal l’eau-de-vie, il n’est d’autre ressource que les puissantes excitations du jeu. Assez sur ce sujet. Le service que je viens vous demander, c’est le prêt de votre passeport. Nous sommes à peu près de même taille, même âge, même couleur de cheveux, et j’ai le plus grand intérêt à ce que mes démarches restent entourées d’un profond secret. Je vous engage d’ailleurs ma parole de gentilhomme qu’il n’est rien dans cette mystérieuse affaire que la probité la plus soupçonneuse puisse, je ne dis pas condamner, mais critiquer en quoi que ce soit...

Je sais assez du code pour être parfaitement au courant des diverses pénalités auxquelles on s’expose en faisant à autrui le prêt de son passeport. Je n’hésitai pas toutefois à donner une réponse affirmative à la demande de mon interlocuteur.

Campbell se leva, me prit vivement la main, et me dit d’une voix dont il s’efforçait en vain de maîtriser l’émotion : — M’eussiez-vous refusé, j’étais mort ce soir!... Et maintenant un dernier service : promettez-moi de garder sur tout ceci, pour quelques années au moins, un profond secret.

— De bien grand cœur, repris-je, de plus en plus intrigué.

— J’ai de nombreux préparatifs à faire, car j’abandonne l’Europe ce soir, et pour toujours ; il me faut donc vous quitter. Merci encore une fois du service que vous m’avez rendu ; vous m’avez épargné un crime ! Puisse Dieu acquitter envers vous la dette de ma reconnaissance !

Ce disant, il me serra de nouveau la main et sortit, me laissant tout bouleversé, car je venais d’entrevoir clairement quelque drame infernal dans la vie de cet homme heureux, ainsi que l’appelait G… Fidèle à ma promesse, je remplissais dans la journée les diverses formalités légales, et faisais remettre le soir mon passeport sous enveloppe à l’hôtel Meurice, que le jeune étranger m’avait indiqué.

A quelques jours de là, le Galignani’s, par un entrefilet immédiatement inséré au-dessous d’une oraison funèbre des plus louangeuses de sir Josias Ashton, m’apprit que je m’étais embarqué l’avant-veille à Marseille sur le paquebot l’Osiris, pour Beyrouth, viâ Alexandrie.

Je pourrais m’arrêter ici, n’ayant plus rien à t’apprendre de ce mystère qui ne soit tombé dans le domaine public ; cependant, comme je ne suppose pas que tu te livres d’une manière bien assidue à la lecture des annonces du Times, je terminerai en traduisant à ton usage l’une d’elles, qui a déjà cent fois frappé mes regards, et que, par un hasard bien singulier, je retrouve au plus profond de l’Asie, dans un journal oublié par quelque voyageur sur une chaise de ce bungalow : « Récompense de 1,000 livres sterl. à qui fera connaître la résidence présente de sir Andrew Ashton, baronet, à MM. Oyly-Gammon et C°, solicitors, 10 Lincoln’s Inn, Londres. »

Enfin, enfin la Providence a pris en pitié mes misères, et envoie pour m’en tirer un compatriote, un digne prêtre français, l’abbé Marmelle, qui m’offre, en véritable apôtre, la moitié de sa voiture, sinon de son manteau, jusqu’à Bénarès. Aussi en trois temps je cacheté ma lettre, ferme mes malles et t’embrasse.

Ton vieil ami, JACQUES B.

LE MEME AU MEME
(A Paris).

Hymalayah’s Clubi, 27 juillet 1855.

Mon cher Jules,

Sous l’enveloppe que tu viens d’ouvrir et auprès des vingt pages dont tu commences la lecture d’un œil peu rassuré, se trouve une seconde enveloppe cachetée à l’adresse de « Mrs Oyly-Gammon et C° solicitors, Lincoln’s Inn, 10, London. » Le 23 octobre présente année, à quatre heures de l’après-midi, tu porteras ce pli toi-même à la grande poste de la rue Jean-Jacques Rousseau, à la grande poste de Paris, tu m’entends. Et je dirais que tu m’auras rendu là un immense service, si je ne pouvais dire que tu auras rempli les dernières volontés d’un mort.

Maintenant quelques explications dont tu dois avoir besoin, dont j’ai besoin moi-même, car je n’ai nulle envie de mettre dans ma correspondance ta sagacité à la torture, tout aussi bien qu’elle pourrait l’être à la représentation de quelque drame à mystère du boulevard. Après mille réflexions, des essais infructueux par centaine, une rame de papier gâché, je vois que pour être intelligible il faut renoncer à être court, et commencer tout bêtement par le commencement. J’ai d’ailleurs et malheureusement de longues heures à sacrifier à la correspondance. Arme-toi donc de patience, et, sans réclamer les carrières, commence un récit que je t’affirmerais plein d’intérêt, si je n’en étais l’auteur.

Le hasard du voyage a depuis un mois conduit ma course errante dans la petite colonie anglaise de Missourie, située à l’un des sommets de ce premier plan des montagnes de l’Hymalayah qui domine les plaines de l’Inde. De toutes les sensations agréables que l’homme puisse éprouver, il n’en est pas à mon avis qui ne le cède à ce bien-être infini que l’on ressent, lorsque, quittant les plaines de l’Inde, l’on arrive en quelques heures, presque sans transition, à des latitudes tempérées où la nature européenne retrouve toute son énergie. Après avoir traversé à la station de Rajpore une de ces accablantes nuits où le sommeil vous arrive seulement, quand il vous arrive, à coups de punkahs, les yeux gonflés, la tête alourdie, la bouche amère, vous enfourchez au matin un poney dans une de ces dispositions malsaines d’esprit où tout est mauvaise humeur et dépit. A peine à une centaine de pieds au-dessus des plaines, la métamorphose commence. L’air de la montagne caresse de sa fraîche haleine vos joues, qui sous son baiser s’animent de couleurs purpurines, dont elles étaient privées depuis longtemps. Le poumon boit avec délices et à longs traits un oxygène exhilarant ; un sang limpide parcourt en frissonnant vos veines, et des cavités du cerveau aux extrémités des petits doigts vous sentez la vie circuler dans vos artères. La machine est remise à neuf ; une huile plus pure brûle dans la lampe, qui, en manière de flamme brillante, jette aux échos de la montagne un coup de gosier tyrolien et inattendu, ou le refrain machinal de quelque chansonnette. Plus joyeux qu’un écolier qui vient de franchir les grilles du collège, qu’un soldat transporté à la vue des clochers du village natal, j’arrivai au perron de l’Hymalayah’s-Club, où la prévoyance d’un ami m’avait assuré un asile. La réception amicale qui me fut faite partout et par tous devait entretenir cette heureuse disposition de mes esprits.

L’Hymalayah’s-Club, véritable ordre hospitalier du siècle des chemins de fer et des télégraphes électriques, et auquel appartiennent la grande majorité des agens civils et militaires des provinces nord-ouest et du Punjab, s’élève au milieu du village de Missourie, à une portée de fusil du grand bazar. L’établissement du club se compose de trois grands bâtimens distincts : le premier renferme la salle à manger, les salles de lecture et de bal, le second les chambres à coucher, et le troisième, à un plan inférieur de la montagne, deux très beaux billards. D’un aspect monacal, les petites chambres à coucher du dortoir, meublées avec une rigoureuse propreté, ouvrent sur une verandah, d’où se déploie le plus magnifique panorama qu’il soit possible d’imaginer. À votre droite, sur les cimes de la montagne voisine, le sanitarium de Landor, où les soldats convalescens de l’armée royale viennent chercher une santé qu’ils ne retrouveraient pas dans les plaines. Partout, autour de vous, où le caprice de la nature a laissé quelques pieds de surface plane, s’élèvent en manière de nids d’aigle de délicieux petits cottages entourés de verdure. Sous vos pieds, des précipices vertigineux, des terrains convulsionnés, semés de rhododendrons chargés d’une riche moisson de fleurs pourpres, — et dans le lointain, par un beau jour, l’éblouissant tableau des glaciers de l’Hymalayah, auprès desquels les glaciers de l’Oberland ne sont décidément que de la petite nature. Vous êtes au bout du monde, de votre chambre à coucher vous découvrez à l’œil nu les frontières du Thibet ; l’hirondelle qui vient frapper à vos carreaux atteint en quelques coups d’aile la terre inconnue du grand-lama et des bonzes, et tout autour de vous rappelle la vieille Europe. Singulière et puissante ténacité avec laquelle la race anglo-saxonne reste fidèle à ses mœurs, à ses habitudes, et transporte avec elle sous tous les cieux ses besoins de comfort et ses plaisirs tranquilles ! Beurre et œufs frais, thé vert ou souchong, bonne viande et pommes de terre, Bass’s pale ale et sherry, whist et journaux, promenades à pied et à cheval, quelques petits scandales de flirtation dénoués vertueusement et rigoureusement par le mariage tout aussi bien qu’un vaudeville de M. Scribe, suffisent aux besoins physiques et intellectuels de la société des exilés de ces montagnes. A cinq heures du soir, quand le soleil descend à l’horizon (car même le soleil de l’Hymalayah est toujours ce terrible soleil de l’Inde auquel l’Européen ne s’expose pas impunément), à cinq heures, dis-je, le high life de la station se porte en masse à la promenade, et le coup d’œil du mall ne manque ni d’originalité ni d’élégance. La route contourne capricieusement les flancs de la montagne, et domine dans tout son parcours l’immense et verdoyante plaine des Downs. Cavaliers et piétons, douairières portées en chaises à porteur ou tomjanns d’un aspect fort pittoresque, pelotons de jeunes misses à cheval et soupirans d’amour en serre-file, célibataires émérites, jugeurs et narquois, accoudés au coin fashionable, sur la balustrade dont la route est bordée, vous avez sous les yeux, aux dernières limites de ces mystérieux royaumes de l’Inde, en vue des frontières du Thibet, le daguerréotype le plus fidèle de la société de Bath ou de Cheltenham.

Habitué comme je le suis à la vie contemplative, appréciant à sa juste valeur l’existence facile de ces montagnes, je n’en saisis pas moins avec un véritable plaisir l’idée d’en rompre la monotonie par quelques parties de chasse, et de me mettre à la poursuite des ours et des daims musqués des hauts plateaux des montagnes, sans oublier les bécasses de la vallée du Gange. J’avais donc accepté avec empressement l’invitation de joindre des chasseurs qui se sont mis en campagne il y a déjà plus de huit jours, lorsque j’en fus empêché par un accident ridicule, dont je te dirai aussi brièvement que possible les circonstances très atténuantes.

Parmi les lions de la montagne que le voyageur est tenu de visiter se trouvent des chutes d’eau situées à quelques milles de Missourie, et un nouvel ami voulut bien, il y a de cela aujourd’hui quatorze jours, un vendredi, le 13 du mois, jour néfaste entre tous, un nouvel ami voulut bien, dis-je, organiser à mon intention un déjeuner dans cet endroit pittoresque. Au sortir de la station, si l’on s’écarte des routes tracées, l’on entre immédiatement dans des sentiers escarpés où les chèvres sauvages et les chamois ont seuls le privilège de passer sans frémir. Un demi-pied de terre plane, fort souvent glissante, vous sépare à peine des effrayans abîmes dont les profondeurs se déroulent sous vos pieds. Peu éclairé sur la trempe des nerfs du poney gris qui me servait de monture, je dois avouer en toute honte que je mis peu d’amour-propre à persévérer dans l’exercice de la corde raide à cheval et sans balancier, et à peine au quart du chemin, quittant la selle à l’exemple de quelques-uns de mes compagnons, je me déterminai à accomplir à pied le reste de la route.

La partie de plaisir n’était point sans revers : les rayons perpendiculaires d’un soleil de midi chauffaient nos têtes au rouge; des gorges des montagnes s’échappaient d’asphyxiantes bouffées d’un air embrasé. Je n’ai jamais, comme tu le sais, brillé dans l’exercice de la marche, et les sentiers à pic mettaient, en dépit d’un bâton ferré, l’acier de mes mollets à une cruelle épreuve. Ce fut en un mot rompu de fatigue, ruisselant de sueur, que j’arrivai au lieu du rendez-vous, où mes esprits se rassérénèrent à l’aspect d’une table fort bien servie, sous un épais ombrage d’arbres verts et de rhododendrons en fleurs. L’eau manquait à la cascade, mais un petit ruisseau dont le léger murmure arrivait à nos oreilles devait suffire et au-delà à notre consommation, car à quelque distance de la table un bataillon de bouteilles montraient dans la glace un effectif de goulots noirs des plus rassurans. La promenade avait développé chez tout le personnel du déjeuner champêtre un appétit de montagnard, et nous achevâmes presque sans mot dire le premier service. Un pâté colossal et un jambon monstre avaient déjà subi d’énormes brèches, lorsque la conversation commença à s’animer parmi les convives. De conversation, il ne pouvait y en avoir qu’une seule entre nous : la guerre de Crimée, les héros d’Alma, d’Inkerman et du 18 juin, dont la veille nous avions appris le glorieux échec. Des événemens de la guerre à l’organisation de l’armée anglaise sur laquelle les thunderers du Times appelaient alors l’attention publique, il n’y avait qu’un pas, et ce fut moi qui le franchis avec une imprudence dont je renvoie toute la responsabilité à un montillado parfumé, auquel j’avais donné, depuis le commencement du repas, des preuves réitérées d’estime et d’attachement. En manière d’exorde, j’attaquai l’éducation si imparfaite de l’état-major anglais, qui se recrute, comme chacun sait, par droit de naissance; de là sans transition j’exposai les vices du système de purchase, où l’avancement est le prix de l’or et non pas des services; enfin, dans une fort heureuse péroraison, je flétris avec une verve digne de mistress Stowe le honteux châtiment du fouet, qui déshonore l’uniforme et ravale le soldat au niveau de la brute, comme je l’affirmai, la droite sous le revers de mon gilet, dans une pose de conventionnel.

Mes compagnons écoutèrent mes diverses appréciations avec ce parfait savoir-vivre qui caractérise les gentlemen anglais, et j’eus le temps de vider à petits coups un verre du montillado déjà nommé avant que l’un d’eux se mît en devoir de répondre à ma philippique. Ce fut un homme de soixante ans, d’excellentes manières, d’une belle figure militaire, lieutenant-colonel du régiment de cavalerie de l’armée royale en garnison à Meerut, qui prit la parole. Sa main gauche mutilée, la croix de compagnon du Bain, les médailles de la Péninsule, de l’Afghanistan et du Punjab, qui brillaient à sa poitrine, annonçaient de longs et glorieux services. Il commença sa réplique en ces termes : « Je vous abandonne de grand cœur nos états-majors, et une organisation semblable à la vôtre est une réforme que tout bon soldat doit appeler avec ardeur. Le système de purchase, vicieux comme il l’est, se trouve si intimement lié à notre organisation aristocratique et parlementaire, que si des changemens sont possibles, ce dont je doute, le temps seul peut les amener sans danger. Quant à la peine du fouet, Dieu nous préserve jamais de la voir disparaître du code disciplinaire de l’armée anglaise ! »

À ce début, j’avais jugé mon homme, que je classai immédiatement parmi les adeptes fossiles de l’art militaire, les fanatiques des grenadiers de six pieds, les sectaires du bouton de guêtre, clay pipe and martinet, suivant l’expression anglaise.

— Une des grandes erreurs de notre époque, poursuivit le vieil officier, erreur que l’on commence à comprendre aujourd’hui, c’est d’avoir voulu appliquer partout les principes de gouvernement qui ont réussi en Angleterre et aux États-Unis. Ces expériences dangereuses, fatales dans bien des cas en politique, ne le sont pas moins dans l’organisation militaire, et le système français, parfait comme je me plais à le reconnaître, ne pourrait être appliqué chez nous sans conduire aux plus grands désastres. En Angleterre, nul ne se fait soldat par vocation; il n’y a qu’une nécessité absolue qui puisse engager John Bull à endosser l’uniforme. De plus, les liqueurs fortes ont pour nos hommes un funeste attrait qu’elles n’ont pas pour les vôtres. En un mot, croyez un homme qui aime ses soldats et qui en est aimé, nous avons fait ici, il y a deux ans, la triste et complète expérience de ce que valent les réformes prétendues philanthropiques. Depuis longtemps, les idées de mansuétude, de discipline à l’eau de rose, prévalaient en haut lieu ; nulle sentence des cours martiales n’échappait à la commutation. Aussi, lorsque la nouvelle des découvertes des mines australiennes, les récits de fortunes immenses faites par des convicts libérés arrivèrent dans les rangs de nos soldats, ils y soufflèrent comme un esprit d’indiscipline et de vertige. En quelques mois, cent fautes graves furent commises dans la seule pensée d’obtenir sous forme de condamnation un passage gratuit aux placers australiens. Les choses arrivèrent à ce point que, sans une répression énergique, c’en était fait de la discipline de l’armée royale, et lord G... engagea sa parole de soldat que dorénavant aucune commutation ne serait accordée, et que les sentences des cours martiales seraient appliquées, quelque sévères qu’elles pussent être.

Après un court silence, le colonel reprit avec une vive émotion : — Par une fatalité dont je ne me consolerai jamais, cette rigueur nécessaire devait frapper le plus brave soldat de mon régiment, un homme de trente ans environ, dont l’origine était entourée d’un certain mystère, car ses manières et son langage trahissaient une éducation distinguée; mais, de quelque part qu’il pût venir, sous sa poitrine battait un cœur de héros, et nous avons encore dans nos rangs deux officiers à qui, par un prodige d’héroïsme, il sauva la vie dans la charge de Chillianwallah. Ce soldat-modèle, monsieur, fut offert en victime expiatoire pour conjurer les dangers qui menaçaient la discipline de l’armée royale. A un jour d’erreur (il faut cependant de l’indulgence pour ces pauvres hommes qui souffrent comme nous du mal du pays et des rigueurs du climat), à un jour d’erreur, dis-je, il fut rencontré dans une rue d’Umballah dans un état complet d’ivresse par un jeune cornette nouvellement arrivé au corps. Cet enfant crut bien faire en intimant l’ordre au soldat de rentrer aux casernes, et, pis que cela, l’ordre n’étant pas exécuté, se mit en devoir d’arrêter le dragon lui-même. Une rixe s’ensuivit dans laquelle l’officier fut sérieusement blessé, et pour ces faits le malheureux soldat fut traduit devant une cour martiale, qui porta contre lui une juste condamnation de mort. Tout ce que l’on peut faire pour sauver la vie d’un homme, je le fis, monsieur. Je me rendis moi-même à Simlah, auprès du commandant en chef; je rappelai les services du soldat, je rappelai les miens; lady ..., avec une bonté de cœur que je n’oublierai jamais, demanda à genoux à son mari la grâce du condamné. Lord G... (peut-être eut-il raison) demeura inflexible, et la sentence de mort fut exécutée avec des circonstances atroces que je ne puis me rappeler sans frémir. Mauvaise volonté ou maladresse des hommes, le condamné ne fut pas tué raide par le feu de peloton, et l’adjudant du régiment eut l’horrible mission de lui brûler la cervelle. Ce fatal événement fît une telle impression sur ce vieux sous-officier, que quinze jours après, dans un accès de folie, il se pendait dans sa chambre. Aussi, monsieur, sous l’impression de ces désastreux souvenirs, permettez-moi de finir comme j’ai commencé, en disant : Dieu nous préserve de voir jamais le châtiment du fouet disparaître du code disciplinaire de l’armée anglaise!

Ce récit, fait d’une voix émue, presque les larmes aux yeux, avait répandu dans l’assemblée un indéfinissable sentiment de tristesse que trahissait un morne silence, lorsqu’un des convives, avec un heureux esprit d’à-propos, fit remarquer que nous ne pouvions terminer cette aimable partie sans porter aux échos étonnés de l’Hymalayah des santés chères à tous nos cœurs. La proposition fut acceptée sans commentaires, et nous commençâmes par un toast en l’honneur des monarques alliés, qui fut salué de hourrahs enthousiastes. Ce tribut payé aux devoirs de fidèles sujets, nous fîmes, et cela spontanément, la part des héros de la guerre. Les verres furent remplis et vidés successivement en l’honneur de Canrobert et de lord Raglan, de Pélissier et de Codrington. La Marmora, Bosquet, Mac-Mahon, Brown et Wyndham eurent chacun leur tour. Pouvions-nous laisser sans témoignage de sympathie les armées de terre et de mer, les deux gardes, les zouaves, les turcos, les riffles, les highlanders, les bersaglieri, et Todtleben et ses braves Russes? Le moindre oubli n’eût pas admis, nous le comprîmes tous, la plus faible circonstance atténuante, si bien que le jour tirait à son déclin quand je quittai la table du déjeuner dans cet heureux état qui s’exprime en latin par l’épithète de titubans et en anglais par celle de tipsy; en bon français, j’étais plus gris que ne le fut jamais le petit homme du même nom.

J’eus toutefois la lucidité d’esprit nécessaire pour comprendre qu’il valait mieux confier le soin du retour de ma personne aux quatre jambes du poney qu’aux deux miennes, et repris à cheval la route de la station. Sort contraire, maladresse de l’animal, état d’équilibre instable expliqué par mes libations antérieures, ma prévoyance ne fut pas récompensée, et à un mille au plus des chûtes d’eau, sans avis préalable, j’arrivai pile à une cinquantaine de pieds au-dessous du sentier, au milieu d’une tribu de singes à barbes blanches qui, oublieux des lois de l’hospitalité et des égards dus au malheur, m’accueillirent avec des éclats de rire inconvenans, accompagnés de gestes plus inconvenans encore. Mes compagnons me portèrent immédiatement secours, et en cinq minutes j’avais regagné le sentier, un peu étourdi, clopin dopant, mais après tout m’étant tiré à fort bon marché, au prix d’une assez forte entorse, de cette catastrophe. Quant au poney, il se trouvait suspendu, comme Absalon, entre les branches fourchues d’un gros arbre d’où l’on eut les plus grandes peines à le décrocher.

Les premiers jours qui suivirent l’accident, les médecins m’ordonnèrent un repos absolu, et ce fut seulement au bout d’une semaine qu’ils tempérèrent les rigueurs de la réclusion en me permettant de faire le matin et le soir quelques courses en chaise à porteur. Il y a trois jours, le hasard de la promenade me conduisit à la porte de la petite église de Landor, au moment même où la cloche appelait les fidèles à la messe, et descendant de mon siège curule, à la très grande satisfaction des porteurs, je me joignis à la foule sur deux béquilles. Des soldats irlandais, des femmes et des enfans de régiment, dont la pieuse attitude décelait la foi sincère, composaient l’assistance. Les murs blanchis à la chaux, les bancs de bois de la modeste chapelle, formaient un singulier contraste avec les ornemens de l’autel, ciselés avec une perfection florentine, et surtout avec un tableau de madone qui le dominait, tableau où l’expression angélique du visage et le riche coloris des chairs annonçaient le pinceau d’un maître italien. Un vieux sergent d’infanterie en grand uniforme servait l’office avec une raideur militaire, et près de lui, à ma grande surprise et à ma très grande joie, je reconnus la figure de l’excellent abbé Marmelle, dont le secours opportun m’avait tiré, comme tu te le rappelles sans doute, du carcere duro du Talungah bungalow. Tu devines qu’aussitôt l’office terminé, je m’empressai d’aller serrer la main à cet excellent homme, qui me reçut avec une cordialité infinie, et m’obligea à partager son modeste déjeuner.

Le récit de nos mutuelles aventures depuis notre séparation à Bénarès, où nous nous étions si brusquement quittés, que si j’avais eu le temps de le remercier, je n’avais pas eu la pensée de lui apprendre mon nom, — la vie des montagnes, les splendeurs de cette nature alpestre, avaient défrayé la conversation, lorsqu’après avoir dit à l’abbé combien j’avais été frappé de la pieuse attitude de sa communauté militaire, je ne pus m’empêcher de lui témoigner quelque étonnement d’avoir rencontré dans sa petite église un véritable chef-d’œuvre de peinture.

À ces paroles, un singulier embarras se peignit sur le doux visage du prêtre; quelques instans il demeura absorbé dans de profondes réflexions, puis enfin, avec un effort visible, rompit le silence en ces termes : « Ceci est toute une histoire, une lugubre histoire, et si vous n’avez rien de mieux à faire, je vous prierai de me permettre de vous la confier, car vous pourrez sans doute m’aider dans une mission très délicate, et que j’ai pourtant très à cœur de remplir. »

Des protestations de dévouement où les lèvres n’étaient que le fidèle écho du cœur répondirent à cet exorde de l’abbé, qui continua : — J’étais sûr d’avance de votre bon vouloir, et c’est ce qui m’engage à vous faire un triste récit qui va rouvrir des blessures mal cicatrisées dans mon cœur. — Il y a de cela environ deux ans et demi, chaque dimanche régulièrement, je trouvais une pièce d’or dans le tronc de la chapelle, au milieu des modestes dons de mes pauvres soldats. La richesse de cette offrande piqua ma curiosité, et j’acquis bientôt la certitude qu’elle était déposée par un soldat de cavalerie en convalescence au sanitarium. Un jour, indiscrètement peut-être, j’allai à lui sans préambule, et, le remerciant de sa générosité, je l’assurai que son argent était pieusement employé. Le soldat tenta d’abord de nier le fait; mais mes preuves étaient irrécusables, et il dut se rendre devant elles, en m’engageant à garder scrupuleusement le secret de ma découverte, si je ne voulais pas avoir tué ma poule aux œufs d’or. Il pouvait avoir trente ans environ, et son éducation, ses manières trahissaient un homme fort au-dessus de son état; de plus, il parlait français avec une extrême facilité, et pour un pauvre exilé comme moi c’est une si grande joie de parler et d’entendre la langue du pays, que nous devînmes bientôt inséparables.

Quels malheurs, quel enchaînement de circonstances fatales, avaient conduit au bout du monde, sous le modeste habit de soldat, un homme qui avait reçu tous les dons de la nature et de l’éducation? C’est, hélas! ce qu’une horrible catastrophe m’a appris. Chose étrange! cet homme plein de distinction dans ses goûts et ses manières se livrait à certains jours au vice brutal de l’ivrognerie, et il était venu au sanitarium à la suite d’une attaque de delirium tremens qui l’avait conduit aux portes du tombeau; mais cette leçon sévère de la Providence ne l’avait point guéri d’un funeste penchant, et ses aveux mêmes accusaient les combats d’une pauvre âme que les consolations de la religion ne protégeaient pas contre un poignant souvenir.

— En présence d’un passé que je ne puis chasser de ma mémoire, me disait-il la mort dans l’âme, prêt à céder à la tentation d’en finir avec un horrible supplice, l’ignominie de l’ivresse est mon dernier refuge contre l’idée fixe du suicide.

La parole de Dieu eût seule pu guérir ces cruelles blessures; mais nos croyances étaient différentes, s’il avait une croyance, et je ne pouvais que demander au ciel qu’il me donnât la grâce de ramener à lui cette brebis égarée. Cette grâce me fut refusée, quoique jamais prières plus ardentes, même au lit de mort de ma mère, ne fussent sorties de ma bouche. Je m’attachai à cet homme comme un père peut s’attacher à son enfant. Chaque jour me révélait en lui de nouvelles qualités; lui-même, malgré ses dehors froids, me témoignait la plus touchante affection. Toutes les soirées, nous les passions ensemble; en un mot, sa présence éclairait d’un rayon divin ma pauvre vie, dont les plus heureux souvenirs sont sans contredit les six mois qu’il a passés près de moi. La saison d’hiver était arrivée, les convalescens allaient redescendre dans la plaine, et lorsque nous nous séparâmes, il me dit qu’il n’avait point oublié la coutume française de faire au premier jour de l’an un cadeau à ses amis, et qu’il me demandait la permission de me donner mes étrennes. Le 1er janvier en effet, je recevais les riches ornemens d’église et le beau tableau que vous avez admirés dans la chapelle. L’absence ne devait pas terminer notre liaison, et une correspondance régulière s’établit entre nous. Au mois d’octobre, j’étais depuis six semaines sans nouvelles de mon ami et assez inquiet de ce retard, lorsqu’un matin je reçus une lettre du lieutenant-colonel du régiment de cavalerie de l’armée royale en garnison à Umballah, dans laquelle cet officier me priait de la manière la plus instante de me rendre près de lui sans perdre une minute. Je partis immédiatement, en proie à une véritable anxiété que justifièrent, hélas! les terribles nouvelles que j’appris à mon arrivée.

Un accident de voiture avait retardé d’un jour mon voyage; j’arrivai à Umballah dans la nuit du 24 octobre, et malgré l’heure avancée me fis conduire auprès du colonel. Je trouvai cet officier dans un état violent de désespoir; il m’annonça, les larmes aux yeux, qu’un des plus braves soldats de son régiment avait été condamné à mort pour avoir blessé un officier dans un accès d’ivresse, que toutes ses démarches n’avaient pu obtenir une commutation de peine en faveur du condamné, et que ce malheureux, comme dernier service, lui avait demandé de lui procurer une entrevue avec moi. — Vous arrivez à temps, poursuivit le vieil officier, car la fatale sentence doit être exécutée ce matin à la pointe du jour.

Il est de ces pressentimens du cœur qui ne vous trompent point : aussi, en entendant ces terribles nouvelles, je me sentis comme frappé de la foudre, et j’eus besoin du secours du bras du colonel pour gagner la prison, où, dans la cellule des condamnés à mort, je me trouvai en présence de mon pauvre ami, poursuivit l’abbé, qui s’arrêta comme suffoqué par l’amertume de ses souvenirs.

Ce récit m’avait dès le début vivement touché; je voyais là réunis tous les élémens d’un de ces drames inconnus et terribles auprès desquels pâlissent les conceptions les plus sombres des romanciers. Quelles douleurs, quels remords, quel astre fatal avaient dominé la vie de cet homme, qui, né (tout en donnait la preuve) au sein d’une famille élevée de la société anglaise, était venu mourir misérablement sous un uniforme de soldat et sous un feu de peloton, sur l’esplanade d’Umballah? Et non-seulement cela : en me trouvant pour la seconde fois en présence du récit de cette exécution militaire, une sorte de révélation instinctive me fit comprendre que je n’étais pas étranger au héros de cette catastrophe. Aussi, le cœur troublé de mystérieuses anxiétés dont je cherchais vainement à me rendre compte, j’attendis la fin de ce récit, que l’abbé reprit d’une voix entrecoupée de soupirs. — Dussé-je vivre cent ans, je n’oublierai jamais les émotions de cette nuit terrible. Calme, résigné à son sort, l’infortuné m’accueillit avec le sourire mélancolique qui lui était habituel, et pas un seul instant, dans notre entretien, ses paroles, ses yeux, son geste, ne trahirent le moindre regret pour cette vie qu’il allait quitter d’une façon si inattendue et si cruelle. Le martyr qui meurt pour son Dieu ne peut envisager la mort avec une sérénité plus héroïque que cet homme, qui cependant, hélas! je n’en puis douter, n’espérait au-delà de la vie de ce monde que le calme du néant. C’est que, partagé entre les égaremens et les remords d’une fatale passion, maudissant une vie odieuse, pendant des années entières il avait appelé le jour de la délivrance. Vingt fois sa main criminelle avait chargé le pistolet qui devait trancher le fil de ses jours, vingt fois un miracle seul lui avait épargné le crime du suicide ! Toutes ses précautions avaient été prises dans l’hypothèse où la consolation de ma visite lui serait refusée, et il me remit une cassette qui contenait ses volontés dernières, volontés que je m’engageai par ma parole de prêtre à remplir. Les heures de cette entrevue volèrent avec une japidité effrayante; je ne pouvais me rendre encore à la terrible réalité. Il me semblait que mes esprits oppressés étaient agités par quelque horrible rêve, lorsque les rayons du soleil, de son dernier soleil, parurent à la cellule du cachot; des roulemens de tambour, des éclats de trompette résonnèrent dans le lointain; les corridors retentirent du grincement des verroux, le cortège funèbre était aux portes de la prison, et je serrai pour la dernière fois sur mon cœur mon malheureux ami...

L’abbé reprit après une nouvelle pause : — Je n’ai plus souvenance de ce qui se passa autour de moi jusqu’à une heure assez avancée de la journée, où, brisé de fatigue, la tête alourdie comme au sortir d’un sommeil pénible, je revins à moi dans une chambre que le colonel m’avait fait préparer chez lui. Un instant je crus avoir été le jouet d’un cauchemar; mais la cassette, dernier legs de mon ami, se trouvait près de moi et témoignait d’une manière irrécusable de la catastrophe qu’avaient éclairée les rayons du soleil levant. Mon désespoir fut bien amer, et pendant huit jours le délire de la fièvre chaude s’empara de mon cerveau; mais la grâce de Dieu m’empêcha de devenir fou, dit l’abbé, qui se leva et vint ouvrir un des tiroirs de son bureau, d’où il tira un petit coffre de maroquin. — Et moi-même je compris bientôt qu’il est, comme avait dit l’abbé, de ces pressentimens du cœur qui ne vous trompent pas, car mon regard, porté machinalement sur la plaque de cuivre dont le coffret était surmonté, reconnut, au-dessus des initiales A. C., un crest représentant une tête de pélican entouré de la devise : Dieu aidant, et le premier papier que l’abbé tira des flancs du coffret fut le passeport remis par moi, sept ans auparavant, à mon généreux adversaire des Frères-Provençaux. L’émotion de mon visage échappa au digne prêtre, qui, tout entier à ses cruels souvenirs, lut à haute voix les lignes suivantes : « Mon cher abbé, si la joie de vous revoir, la dernière joie que j’espère sur cette terre, m’est refusée, je n’en suis pas moins sûr que vous exécuterez fidèlement les volontés dernières que je consigne ici. Je désire que les deux lettres ci-jointes enroulées d’un fil rouge soient copiées de votre main, sauf la phrase de mon écriture qui se trouve au bas de l’une d’elles, et que ces deux copies soient mises sous un pli à l’adresse de « Mrs Oyly-Gammon et C°, solicitors, Lincoln’s Inn, 10, London. » L’année prochaine, vous ne négligerez ni soins ni démarches pour que ce pli soit jeté à la grande poste de Paris le 23 octobre et arrive ainsi à Londres le jour de l’anniversaire de ma mort. L’année suivante, vous expédierez les deux originaux à la même adresse, à la même date, et vous aurez ainsi exécuté les dernières volontés que je laisse en ce monde. Quant à la somme en billets de banque et au portrait de femme contenus dans ce coffret, portrait que même à mon dernier moment un honteux amour m’empêche d’anéantir, je vous prie de les accepter en témoignage de ma sincère et reconnaissante amitié. Adieu. Forget me not. »

— Pauvre homme ! forget me not, répéta l’abbé, qui tira du coffret un médaillon de femme d’une grande beauté suspendu à une chaîne de cheveux blonds, la honteuse héroïne de ce drame sanglant, et quelques papiers réunis sous un triple cordon de fil rouge.

Le prêtre contempla quelques instans, d’un œil plein de larmes, ces reliques si chères à son cœur ; puis il reprit : — L’année dernière, par un hasard providentiel, un de nos pères est parti pour la France au mois de juin, et il a exécuté à la lettre les volontés de mon cher mort ; mais aujourd’hui je suis bien embarrassé, car je ne connais personne à Paris…

Tu comprends que je devançai la demande de l’abbé en lui offrant tes services, et que, sûr de toi comme je le suis de moi-même, je lui affirmai qu’il pouvait se reposer en toute sécurité sur un vieux dévouement à ma personne qui ne s’est jamais démenti. L’abbé accepta ces offres avec empressement, et je n’ai pas besoin de te recommander de nouveau ici de remplir les instructions formulées au début de cette lettre. Il me reste maintenant à terminer ces longues pages en te donnant l’énigme de ce triste drame, car je sais par expérience que si un homme comme toi peut ne pas respecter un secret deviné, il meurt avec un secret confié à son honneur.

Les deux lettres renfermées sous le pli portent toutes deux la même adresse… La même adresse : Andrew Cumpbell Esq., Reform’s Club, London ! Le doigt de Dieu ne se montre-t-il pas tout entier dans l’erreur évidente commise, tu le verras sans peine, sur ces enveloppes ? Toutes deux sont datées Greenhills, 24 octobre 1847 ! 24 octobre !! Toutes deux sont signées Virginia, et d’une même écriture d’écolier, La première, écrite dans un anglais plus qu’incorrect, n’est qu’une fade idylle où les grands mots dissimulent mal l’absence des sentimens sincères du cœur. Quant à la seconde, avant de la reproduire, ce ne sera pas par une vaine précaution oratoire que je m’excuserai de mettre sous tes yeux ces pages, qui semblent puisées aux sources les plus empoisonnées de strychnine littéraire. Cette lettre est ainsi conçue, et je t’épargne les fautes d’orthographe semées à profusion dans l’original.


« Mon vieil ami,

« Andrew est parti avant-hier pour London, et je viens de me mettre en règle avec lui par une lettre qui sèche en ce moment sur ma table ; il est temps de m’occuper de toi et un peu de mes affaires, auxquelles tu t’intéresses, je le sais par expérience, avec l’amitié, disons d’un frère pour gazer. Depuis quatre mois, tout va à merveille ; l’enfant ne voit que par mes yeux, n’entend que par mes oreilles. Tout a passé comme une lettre à la poste, tout, oui, tout ! Ne ris pas comme cela, c’est indécent.

« Il est vrai que je joue un peu joliment mon rôle de jeune femme timide et sans fard, et ne néglige rien de ce qui peut soutenir mon caractère, pas plus l’anglais, how de you do, que la religion. J’ai deux bibles, l’une in-quarto, que je cultive con amore le dimanche ; de plus, le jour du sabbat, quel sabbat ! on mange froid, et comme divertissement nous nous livrons à la musique sacrée ; mais en déplaçant l’épithète, tu auras une idée plus exacte de la chose. Tenue sérieuse, plus de couleurs tranchantes, du noir et de la carmélite, un séduisant chapeau cloche, et toujours le même. Aussi, quand je pense à mon compte de douze mille francs chez Laure il y a deux ans, vrai, je crois à la métempsycose. Enfin, pour te donner une idée complète de mes occupations et de mes plaisirs dans cette aimable Albion, il me faut ajouter que je vais voir les pauvres à domicile et fais ma visite quotidienne à l’école des jeunes filles. Si je ne suis pas canonisée d’emblée, c’est qu’on y mettra de la mauvaise volonté à Rome. Ce n’est pas là toutefois l’important : l’important, c’est que ma réputation de sainteté arrive à une bonne femme de mère puritaine dont nous jouissons, et que, dans un moment d’enthousiasme pour tant de vertus, elle se décide à nous embrasser, Andrew et moi, en nous appelant ses enfans, comme cela se pratique aux boulevards de toute éternité. Le plus important, le plus difficile encore, c’est de se faire accepter par sir Josias Ashton, un oncle que nous avons et qui connaît son Paris, où il a mangé centaines sur centaines de mille, quoiqu’il soit encore riche comme Crésus. Dans ma position, je ne saurais jouer trop serré; il faut donc que tu sois sage. Ne t’impatiente pas, d’heureux jours luiront encore pour nous. Ah ! crois-le, le sacrifice est réciproque, et à certaines heures je regrette bien le bon temps passé; mais j’ai toujours été ambitieuse, je vois devant moi richesses et honneurs, et rien ne me coûtera pour arriver au but.

« Ainsi que je te l’ai dit, tout marche comme sur des roulettes, et mon seul tracas, c’est la vieille M..., qui commence à m’ennuyer. J’emploierais un autre mot, si je n’avais pas des manières Belgrave Square; c’est le faubourg Saint Germain du pays. Je lui dois sans doute de la reconnaissance pour l’art exquis avec lequel elle a rempli son rôle de veuve d’un ancien officier de la garde royale, de tendre mère, et béni ta servante et son heureux époux dans la chapelle de Greetna-Green. Ce sont là des services que je n’oublie pas, et que j’ai largement récompensés; mais depuis un mois la vieille est devenue insatiable : il n’est pas de fantaisies que je ne lui passe sans parvenir à la contenter. Or on n’a pas joué trois fois Marguerite de Bourgogne à Chantereine pour ne pas savoir ce que l’on fait d’une complice indiscrète : on s’en débarrasse. Heureusement la vieille a des vices; j’ai assez d’expérience des choses de ce monde pour savoir qu’il ne faut pas attribuer sa petite toux sèche du matin et ses belles couleurs à une faiblesse de poitrine ! Avec cinquante ans, etc., etc., madame n’ira pas loin.... Mais voici deux heures qui sonnent, et je vais me mettre en route pour faire ma visite à l’école des filles. Vrai, j’y suis belle !

« Adieu, veille sur mes intérêts comme je veillerai sur les tiens, et compte toujours sur moi. Si tu connais pas mal de mes peccadilles, j’en sais assez long sur ton compte pour pouvoir te faire pendre; mais c’est entre nous à la vie et à la mort, car toi, mon vieux, je t’aime. »


Au bas de la page, une main ferme avait tracé en anglais ces mots : « Sur mon lit de mort, mon lâche cœur vous aime encore d’un amour fatal et insensé. Pardonnez-vous à vous-même. Que Dieu vous pardonne comme je le fais à mon dernier soupir ! »


La route du retour me ramène par Umballah, et à mon passage je ne manquerai pas de déposer quelques fleurs sur la modeste croix de bois qui protège les restes du pauvre sir Andrew Ashton, baronet.

Bientôt, à bientôt, je t’embrasse, J. B.


MAJOR FRIDOLIN.