Sir Robert Peel (M. le comte de Jarnac)

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Sir Robert Peel (M. le comte de Jarnac)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 284-323).
SIR ROBERT PEEL
D’APRES DES SOUVENIRS PERSONNELS ET DES PAPIERS INEDITS.


I.

Dans une modeste église paroissiale de la Grande-Bretagne se trouve un tombeau assez simple portant l’inscription suivante : «à celui auquel l’Angleterre a dressé tant de statues, ses enfans ont élevé ce monument de leur dévoûment filial et de leurs regrets éternels. » Quel est ce personnage honoré et pleuré non moins par son pays que par sa famille? Nous ne nous proposons nullement de composer un essai sur sir Robert Peel : sa vie est suffisamment connue. Déjà ici même des études remarquables en ont mis en relief les traits principaux ; avec plus de suite et de développemens, sa biographie entière y a été retracée par une main digne entre toutes d’en consacrer le souvenir impérissable, — par M. Guizot lui-même. Nous n’avons garde de chercher à compléter l’œuvre de cet illustre homme d’état; mais, les circonstances nous ayant permis d’approcher le célèbre chef parlementaire anglais durant les vicissitudes diverses de sa carrière, nous avons pensé que les souvenirs personnels ainsi recueillis ne seraient point sans quelque intérêt pour le public contemporain.

Né le 5 février 1788, Robert Peel, sans appartenir à la puissante aristocratie de son pays, trouva sa place marquée à l’avance dans la vie parlementaire et dans la vie politique. Issu d’une respectable famille bourgeoise, son grand-père avait amassé, dans la fabrication des cotonnades, une fortune immense qui devint colossale sous la vigilante administration de son père, le premier sir Robert Peel. Celui-ci siégea au parlement comme représentant de la petite ville de Tamworth, qui depuis cette époque y a constamment envoyé le père, le fils et le petit-fils, et il eut assez de crédit pour faire entrer son fils, dès l’âge légal de vingt et un ans, dans la chambre des communes, au sein de laquelle sa noble carrière de quarante et un ans devait s’accomplir tout entière. Le jeune Robert Peel ne s’imposa point dès l’abord, comme M. Pitt, à l’admiration de l’éminente assemblée par l’éclat de son talent et par sa précoce éloquence. Son progrès devait s’y manifester lentement, en dépit des sarcasmes de ses émules, que ses manières toujours froides et compassées n’ont jamais cessé d’éloigner de lui. Cependant les hommes d’affaires et de gouvernement ne tardèrent point à démêler les précieuses et solides qualités que de fortes études avaient développées, mais que sa réserve excessive ne faisait qu’imparfaitement valoir. M. Perceval, alors premier ministre, le nomma dès l’année suivante sous-secrétaire d’état des colonies; deux ans après, en 1812, lord Liverpool lui confia les fonctions de principal secrétaire d’état pour l’Irlande, qu’il remplit avec tant de distinction que nous le retrouvons en 1821 déjà secrétaire d’état pour l’intérieur. Le premier rang était ainsi laborieusement conquis, mais la première place dans le parlement était toujours occupée par un autre avec un éclat extraordinaire. Tandis que le jeune Peel se dévouait surtout aux importantes fonctions de son département, M. Canning, qui par la splendeur de son éloquence et de son renom éclipsait alors à la fois tous ses collègues et tous ses émules, représentait, comme ministre des affaires étrangères, la portion la plus libérale du parti tory. Aussi, à la mort de lord Liverpool, M. Canning fut-il chargé de former le nouveau cabinet, mais, trop engagés encore dans la politique de résistance, Robert Peel et le duc de Wellington ne lui prêtèrent pas leur concours.

Il est difficile de prononcer le nom de M. Canning sans contempler un instant sa tragique destinée. Quel usage le grand orateur aurait-il pu faire du pouvoir que la tardive et chancelante confiance de la couronne lui attribuait ainsi en présence de l’hostilité croissante de la majorité conservatrice et avec l’appui bien incertain de l’opposition libérale? Il est à remarquer qu’avec ses admirables facultés oratoires et sa longue pratique des affaires M. Canning ne réussit jamais à se créer, selon la locution consacrée de son pays, un véritable following, c’est-à-dire un cortège parlementaire imposant et dévoué. Sous ce rapport, il est toujours resté singulièrement inférieur, dans son parti et dans son temps, non-seulement à M. Pitt, son premier patron, et à sir Robert Peel, son successeur, mais à lord Liverpool lui-même, infiniment moins doué que lui en fait de capacité purement intellectuelle. Plus de trente années laborieuses s’étaient écoulées, en 1827, depuis le jour où son grand maître, effrayé de la fougue inconsidérée de ses débuts, lui avait prescrit d’assister à trois sessions de luttes parlementaires sans jamais y prendre aucune part. Ce long silence avait été rompu par une des exclamations les plus saisissantes qui aient jamais retenti dans la chambre des communes, mais où l’esprit sarcastique de son futur dominateur se révélait tout entier. M. Pitt venait de se démettre du pouvoir, remplacé par M. Addington et par quelques comparses politiques de leur parti. Un imprudent optimiste avait déclaré que la conduite des affaires ne saurait souffrir par suite de ce pur changement de personnes. « L’honorable membre estime sans doute, s’écria le jeune Canning, que ce sont les harnais qui traînent le char. » Précieux avertissement pour tous ceux qui pensent qu’il suffit de vaines formules pour gouverner les peuples ! Depuis lors que d’énergie, que d’efforts le célèbre orateur n’avait-il point épuisés pour parvenir à la domination suprême ! Mais des faiblesses de caractère et des imprudences de langage nuisaient sans cesse à tant de brillantes qualités et en paralysaient l’ascendant. « Ce pauvre Canning (poor Canning), » me disait habituellement lord Aberdeen en parlant de lui, et ceux qui l’avaient le plus intimement connu m’ont semblé avoir conservé un souvenir plus profond de ses imperfections que de ses qualités. A-t-il en effet manqué de l’attribut le plus essentiel d’un premier ministre, au dire de M. Pitt : la patience? Est-ce bien à lui que lord Liverpool faisait allusion quand il disait, plus familièrement, que « dans la politique, une once de bonne humeur valait une livre d’esprit (an ounce of temper is worth a pound of wit) ? » Ce qui est certain, c’est que son éloquence même, pour la postérité, semble empreinte encore d’une certaine infirmité de tempérament. Presque toujours la forme emporte le fond. Quand on relit ses harangues les plus célèbres, on est frappé des prodiges de pure élocution qui les distinguent. Toutefois, au milieu de tant d’images éclatantes, où retrouver l’accent d’altière domination qui électrise encore aujourd’hui dans la parole de M. Pitt? où rencontrer cette consciencieuse élaboration de la vérité, qui donne tant de persuasion à la fois et tant d’autorité aux lumineuses expositions de sir Robert Peel ? Le sentiment d’une impuissance fatale au sein même de la toute-puissance apparente a-t-il contribué en effet à la fin prématurée de M. Canning? Quoi qu’il en soit, à peine le pinacle fut-il atteint que la mort, jamais plus implacable, est venue le terrasser, et dès lors Robert Peel n’avait plus de rival dans les rangs parlementaires de son parti. Il sut justifier pleinement son éminente position dans les débats sur l’affranchissement des catholiques, mesure dont le principal honneur lui revient, dans les grandes luttes sur la réforme parlementaire comme dans les discussions moins spéculatives, où il excellait particulièrement. Aussi, quand en 1834 le roi Guillaume IV confia inopinément le pouvoir au duc de Wellington, le vieux guerrier s’empressa-t-il de rappeler auprès de lui le leader parlementaire, alors en Italie, pour lui déférer la première place comme la principale responsabilité. Ce ministère, on le sait, ne fut point de longue durée; mais sir Robert Peel fut dès lors accepté d’avance par chacun comme le chef incontesté du futur gouvernement dont amis et ennemis prévoyaient de plus en plus le prochain avènement. En attendant l’heure du triomphe assuré, son influence sur la marche des affaires ne cessait de grandir, et il acquérait de jour en jour un des plus beaux titres auxquels l’ambition humaine puisse prétendre, celui de conseiller principal d’une nation libre.

Je vis pour la première fois sir Robert Peel vers la fin de l’année 1838. J’étais à peine arrivé à Londres, où j’avais été nommé second secrétaire de l’ambassade. Il avait beaucoup connu mon père en d’autres temps, et il avait pris la peine de venir me chercher, selon les usages de la société anglaise, où la première visite est pour l’arrivant. J’eus naturellement hâte de la rendre; mais en frappant à la porte de l’imposante demeure du chef parlementaire à Whitehall, je ne pus me défendre de l’espoir que j’en serais quitte, comme il l’avait été lui-même, pour une carte déposée. Il en fut autrement; sir Robert Peel était chez lui. Ce ne fut pas sans quelque émotion qu’introduit immédiatement je me trouvai, très jeune encore, seul et face à face avec une telle notabilité. Dans une vaste bibliothèque dont les nombreuses tables portaient des monceaux de documens parlementaires, le grand athlète de la parole était assis, livré aux travaux qui ont absorbé toute son existence. A travers les longues fenêtres du fond, on distinguait, autant que le permettait la brume épaisse et jaunâtre de la vieille cité, l’immense nappe de la Tamise chargée de navires innombrables, emblèmes de la richesse, de la puissance et de l’infatigable activité de la nation. L’encadrement était en pleine et sombre harmonie avec le tableau, le tableau lui-même avec l’éminent personnage à qui l’on a prêté ces paroles bien caractéristiques : « que la vie serait heureuse, s’il n’y avait point d’amusemens! » Sir Robert Peel était alors dans toute la force de l’âge. Sa taille imposante, sa belle carrure, son épaisse chevelure d’un roux foncé, son teint vermeil, tout chez lui annonçait une constitution bien propre à endurer les fatigues et les épreuves de la vie publique. Ce qui me frappa plus encore dans son abord, c’est l’habitude, qu’il a toujours conservée, de détourner le plus possible son regard et de le tenir abaissé, soit qu’il écoutât, soit qu’il parlât lui-même. Cette particularité ajoutait encore à la contrainte extrême que l’on a reprochée, non sans raison, à ses manières, et qui a été souvent attribuée à l’embarras d’une situation personnelle toujours un peu fausse et étrange en dépit de sa grandeur et de son éclat. Chef d’une puissante et hautaine aristocratie à laquelle il n’appartenait ni par son origine, ni par ses goûts, champion d’un grand parti dont il n’adoptait ni les passions ni à peine les sentimens, sir Robert Peel fut toujours en effet singulièrement isolé au milieu de son entourage ordinaire et condamné peut-être par là même à une réserve exceptionnelle. Il serait néanmoins plus naturel à la fois et plus juste d’attribuer le défaut incontestable d’aisance et d’attrait qui se manifestait dans ses façons à un tempérament assez commun chez ses compatriotes, où une timidité avec les étrangers et les inconnus, incurable jusqu’à la fin, et qui a son terme propre dans la langue (shyness), entre dans une proportion sans exemple ailleurs. Une autre circonstance tendait aussi à enlever à l’entretien de sir Robert Peel l’intérêt et le charme que l’on était porté à y chercher : beaucoup plus enclin à écouter qu’à se livrer lui-même, il laissait habituellement à son interlocuteur l’initiative comme les frais les plus onéreux de la conversation, au point de paraître accorder une audience même dans les entrevues de pure sociabilité. Chez lui, la parole familière semblait donnée par la nature, non pour exprimer ou pour dissimuler sa propre pensée, mais pour pénétrer celle des autres, et, jusque sur les sujets les moins importans, on retrouvait la tendance et l’action d’un esprit qui s’est essentiellement distingué par la patiente et consciencieuse recherche de la vérité. Fortement ému comme je l’étais, je ne pus ajouter beaucoup à l’abondance de ce premier entretien ni en emporter un fort agréable souvenir, et, si je ne m’étais jamais retrouvé auprès de sir Robert Peel, je n’aurais pu soupçonner tout ce que son caractère et sa conversation même avaient d’attrait sympathique, une fois la première glace rompue et une certaine intimité établie. Quelques jours après, il m’engagea à dîner ; les invités étaient peu nombreux : le marquis de Chandos, depuis son collègue au ministère sous le titre de duc de Buckingham, un membre du parlement orangiste, le colonel Verner, et M. Disraeli, quant alors affectueusement dévoué à son chef. Toujours brillant et disert, M. Disraeli tint sans relâche le dé de la conversation, où sir Robert Peel ne manquait pourtant point de placer quelques observations frappantes, quelques saillies enjouées. Que de fois j’ai dû penser depuis à ce dîner, à la douce cordialité qui régnait entre les deux principaux convives, quand j’ai assisté aux terribles luttes qui suivirent la rupture, et vu le grand homme d’état succombant sous les coups d’un rival dont il n’avait point suffisamment pressenti la puissance et les hautes destinées !

La situation de sir Robert Peel, vers l’époque où je fis ainsi sa connaissance personnelle, était déjà fort éminente. Chef incontesté depuis longtemps des conservateurs dans la chambre des communes, il voyait les rangs de ses adhérens grossir sans cesse tandis que la confiance publique s’éloignait de plus en plus du ministère de lord Melbourne. Dans chaque élection partielle, une victoire du parti tory ou une lutte honorable témoignait de sa vitalité croissante, et la profonde considération qu’inspirait son chef était évidemment une des causes déterminantes de ce progrès continu. Les privilèges de l’ambassade me permettaient d’assister à toutes les délibérations parlementaires : mes devoirs m’obligeaient à en étudier attentivement la physionomie et souvent à en rendre un compte sommaire. Pendant trois ans, je les suivis avec quelque assiduité comme avec un extrême intérêt. Je ne cessais d’admirer ces débats sérieux, prolongés, consciencieux, où règnent une si puissante discipline, un ordre si facilement maintenu, une si exemplaire courtoisie. Sir Robert Peel, lord Stanley, sir F. Burdett, lord John Russell, lord Palmerston, M. O’Connell, M. Shiel, étaient alors les orateurs les plus appréciés, car, dévoré encore par ce qu’il a appelé dans son pittoresque langage « l’enfer d’un premier insuccès » (the hell of a previous failure), M. Disraeli n’affrontait que fort timidement l’auditoire redoutable qui avait mal accueilli ses premiers débuts. Parmi ces maîtres éminens de la parole publique, la palme de la pure éloquence était, du consentement général, attribuée à lord Stanley, depuis premier ministre sous le titre héréditaire de lord Derby. La véhémence entraînante de son improvisation, la beauté incomparable de sa diction, les généreux élans que lui inspiraient évidemment les incidens les plus imprévus de la discussion, la fougue écrasante de sa réplique, tout ce qui enfin constitue le véritable orateur se rencontrait chez lui à un degré transcendant. Les vétérans parlementaires comme lord HoIland, qui avaient assisté aux grandes luttes du passé, disaient que, seul dans les générations nouvelles, lord Stanley reproduisait instinctivement l’accent et le tour oratoire de M. Pitt. Depuis que, sur la question des biens de l’église établie d’Irlande, il s’était séparé du parti whig pour s’asseoir auprès de sir Robert Peel dans les rangs des conservateurs, c’était lord Stanley qui se chargeait surtout de prendre à partie M. O’Connell, soit par des provocations fort peu déguisées, soit par de fougueuses reparties. Leurs conflits manquaient rarement de passionner l’assemblée; ce n’étaient plus deux partis, c’étaient deux races qui se mesuraient dans leurs champions; mais les grossières saillies, l’élocution haletante et entrecoupée, qui faisaient fortune auprès des masses irlandaises retombaient le plus souvent sans effet auprès d’un public plus raffiné. Dans la chambre des communes, le puissant tribun était hors de son élément : son véritable auditoire était ailleurs. Aussi le triomphe était-il presque toujours pour le jeune patricien dont l’ardente parole s’inspirait de toutes les qualités qui assurent, et qui justifient la domination anglo-saxonne sur l’élément celtique. Cependant la fougue même qui transportait l’auditoire entraînait aussi maintes fois le bouillant orateur dans de périlleux écarts. Désigné familièrement comme le Hotspur of debate d’après un des personnages les plus popularisés par Shakspeare, on croyait toujours l’entendre en effet empruntant le cri de guerre du chevaleresque Percy : « encore une fois sur la brèche, chers amis, encore une fois; » mais c’était souvent pour se compromettre ou pour se perdre dans la mêlée. Alors, afin de couvrir la retraite, de réparer les imprudences, de combler les omissions, on voyait sir Robert Peel se lever à son tour. Sa parole grave, limpide, pondérée, sa profonde connaissance de tous les sujets sur lesquels portait le débat, sa longue expérience des dispositions secrètes de l’assemblée comme de tous les ressorts de la stratégie parlementaire, lui assuraient une domination acclamée par les uns, subie par les autres, reconnue par tous, et, à côté du bouillant partisan, le chef incontesté se révélait. Quelle lucidité, quelle autorité, quelle dialectique! Toujours en progrès manifeste jusqu’à la fin, l’éloquence de sir Robert Peel n’avait point encore toutes les qualités qui se sont développées et déployées plus tard dans les luttes ardentes et les cruelles épreuves qui lui étaient réservées. Toutefois par ce mérite que ses compatriotes apprécient plus que les plus brillans effets oratoires, une discussion calme, réfléchie, triomphante, il était déjà, selon la locution consacrée chez eux, le premier debater de la chambre des communes.

Je revis souvent sir Robert Peel pendant les trois années suivantes; mais notre entretien ne portait que fort superficiellement encore sur les matières importantes. Je pus remarquer toutefois qu’il aimait sincèrement la France, souhaitait vivement le succès de notre gouvernement constitutionnel et déplorait les égaremens, inconcevables à ses yeux, qui nous ont été si funestes. Voulant avec ardeur la paix européenne, sans cesse mise en question alors, il considérait le développement de tous les bienfaits qui en découlaient pour les peuples comme la tâche et la mission primordiales des hommes d’état. Il condamnait sans relâche les efforts tentés par d’autres pour attiser la discorde, pour ranimer entre les deux nations les animosités mal assoupies du passé, et déjà il pratiquait hautement, comme chef de l’opposition, la politique sincèrement bienveillante à notre égard dont il s’est montré le fidèle interprète et le zélé défenseur durant toutes les vicissitudes de sa carrière. C’est vers cette époque que, nommé ambassadeur à Londres, M. Guizot entra en relations personnelles avec lui. Son éminente position et ses hautes facultés lui permirent de donner sur-le-champ à leur entretien un caractère exceptionnel, et il est certain que notre grand chef parlementaire sut distinguer dès l’abord avec une singulière sagacité le caractère dominant du génie de sir Robert Peel, tel qu’il s’est manifesté longtemps après pour le public. « Ce qui me frappa surtout dans sa conversation, a-t-il écrit plus tard, ce fut sa constante et passionnée préoccupation de l’état des classes ouvrières en Angleterre, préoccupation morale autant que politique, et dans laquelle, sous un langage froid et un peu compassé, perçait l’émotion de l’homme aussi bien que la prévoyance de l’homme d’état. — Il y a là, disait-il sans cesse, trop de souffrance et trop de perplexité; c’est une honte comme un péril pour notre civilisation. » Nous allons voir à quel point la carrière future de sir Robert Peel se révélait déjà dans ces belles paroles[1].


II.

Chargé de missions lointaines, je quittai Londres en 1840 pour n’y revenir qu’en 1842. Dans l’intervalle, d’importans événemens s’y étaient accomplis. Le ministère de lord Melbourne avait disparu, et dans les récentes élections une majorité de 100 voix avait porté triomphalement au pouvoir le parti conservateur. Encore une fois le duc de Wellington s’était effacé, tout en prêtant au gouvernement nouveau le prestige de sa présence comme de son concours, et sir Robert Peel en était, de nom comme de fait, le chef incontesté. Il est rare, même en Angleterre, qu’une administration ait offert autant de garanties par la distinction et par l’aptitude spéciale de chacun de ses membres, comme par l’unité de vues et par la discipline qui régnaient dans celle-là. Dans la chambre haute, lord Aberdeen, lord Lyndhurst, le célèbre chancelier, lord Ripon, jadis premier ministre lui-même sous le titre de lord Goderich, lord Ellenborough, le plus éloquent des pairs tory s, le duc de Buckingham enfin, et nombre de notabilités aristocratiques se groupaient autour de la grande illustration nationale, le duc de Wellington. Dans la chambre des communes, sans parler de lord Stanley, le premier de ses orateurs, sir James Graham, M. Gladstone, lord Lincoln, M. Sidney Herbert, se distinguaient de plus en plus dans les débats comme dans le maniement des affaires. La grande figure du premier ministre planait sur tout, dominait tout, dirigeait tout, et, devant tant d’autorité, d’éclat et de puissance effective, le parti whig semblait s’être momentanément évanoui. Sir Robert Peel était donc assis avec ses amis sur les bancs de la trésorerie quand je revis la chambre des communes, et il paraissait la remplir tout entière : jamais plus noble ambition n’avait reçu une plus noble récompense. Peut-être le prestige d’une pareille élévation exerça-t-il quelque influence sur mes impressions : je ne crois pas néanmoins m’être beaucoup trompé en jugeant que le caractère de sa parole s’était sensiblement modifié dans le court intervalle de mon absence. Il dissertait moins, exposait plus sommairement ses vues, et l’accent du commandement remplaçait souvent l’effort de la captation oratoire. Bien que, dans les circonstances nouvelles où se trouvait l’assemblée, les débats eussent évidemment beaucoup perdu de leur ardeur et de leur intérêt, et que le premier ministre fût fort habilement secondé par ses jeunes collègues, il ne s’affranchissait d’aucun des onéreux devoirs qu’impose en Angleterre la qualité de leader d’un grand parti. Il résumait et concluait dans toutes les délibérations importantes, il répliquait aux adversaires principaux, il répondait lui-même aux plus minutieuses interpellations. Toujours sur son banc et toujours prêt pour la lutte, il semblait vivre plus que jamais de la vie laborieuse du parlement, aussi attentif, aussi calme, aussi peu affairé que si tous les soucis du dehors lui eussent été étrangers. Quelquefois, à une heure avancée de la nuit, on le voyait prendre la plume, mais c’était pour rendre compte à la reine des incidens marquans de la séance, comme il ne manquait jamais de le faire, jour par jour et de sa propre main. Dans la plénitude de sa puissance politique et intellectuelle, il aimait à multiplier ces témoignages d’affectueuse déférence pour la personne royale, comme pour la couronne elle-même, mettant ainsi en pratique la qualité dominante de ses compatriotes, le respect pour ce qu’il est juste et sage de respecter. Que de fois je l’ai contemplé ainsi sur son banc parlementaire, image de la responsabilité permanente du pouvoir devant les représentans de la nation! Et, quand je songeais à l’immense empire de 200 millions d’âmes qui était ainsi gouverné par l’illustre fils de ses œuvres, je me passionnais de plus en plus pour les seules institutions qui puissent produire des hommes pareils, comme pour les hommes eux-mêmes qui savent si bien les honorer, les défendre et les pratiquer.

Mes rapports avec sir Robert Peel devenaient maintenant plus fréquens et plus intimes. Soit comme premier secrétaire de l’ambassade, soit comme chargé d’affaires, j’étais appelé souvent à conférer avec lui sur les incidens de la politique du jour, surtout quand ils pouvaient donner lieu à des interpellations dans la chambre des communes. L’esprit si éminent de sir Robert Peel était peu propre aux entretiens diplomatiques, à la juste appréciation ou au sage maniement des questions internationales. Connaissant peu l’Europe, moins encore les cours et les mœurs continentales, ne parlant aucune autre langue que la sienne, absorbé toute sa vie par des travaux d’un ordre tout différent, accoutumé à ces débats où le choix minutieux des termes est d’une importance secondaire, il se trouvait visiblement dans un élément qui n’était pas le sien dès qu’il était en présence de ces difficultés qui placent en conflit non plus les divers partis d’une même nation, mais les nations elles-mêmes. Lord Aberdeen, qui était chargé du département des affaires étrangères, possédait au plus haut degré ces avantages d’aptitude spéciale et d’expérience consommée qui manquaient à son chef. Nous avons jadis ici même[2] rendu un hommage mérité à la mémoire de cet éminent homme d’état, de ce grand homme de bien, modèle de la droiture et de l’honneur, si digne de nous inspirer la sympathie qu’il a toujours ressentie pour la France. Uni à sir Robert Peel par la plus étroite amitié, lord Aberdeen n’hésitait point à convenir de l’inquiétude avec laquelle il le voyait souvent, dans la chambre des communes, où il ne pouvait siéger lui-même, aux prises, sur des difficultés diplomatiques, avec un adversaire aussi formidable que lord Palmerston. Il multipliait d’avance les avertissemens, les directions, que le chef du cabinet acceptait et étudiait avec une touchante docilité, et, comme le moindre sentiment de jalousie ou de rivalité était aussi étranger à l’un qu’à l’autre, souvent le secrétaire d’état engageait les représentans des cours étrangères à voir le premier ministre pour le mettre directement en pleine possession de toutes les informations désirables. Les générations nouvelles ne sauraient concevoir les sentimens d’animosité réciproque qu’une guerre de vingt ans avait créés entre la France et l’Angleterre, la facilité avec laquelle ils étaient alors encore exaspérés, la constance avec laquelle des esprits pervers s’adonnaient à ce travail coupable des deux côtés de la Manche. Notre chambre des députés ne se distinguait point alors par une appréciation très judicieuse des grands intérêts de la France au dehors. Deux alliances importantes pouvaient seules s’offrir à nous, celle de la Russie et celle de l’Angleterre. Le frivole amendement annuel sur la nationalité polonaise suffisait pour rendre impossible tout rapprochement avec la cour de Saint-Pétersbourg, tandis que le droit de visite et une foule d’autres questions d’une importance secondaire étaient avidement exploités comme des sujets d’éternelle discorde avec la Grande-Bretagne. De leur côté, lord Palmerston et ses adhérens ne demeuraient point en retard, et les oppositions respectives semblaient combiner leurs efforts pour détruire le peu de cordialité et de bonne intelligence qui subsistait entre les deux gouvernemens. Déjà les événemens de 1840 avaient failli amener une conflagration générale; mais, bien que lord Palmerston et le ministère whig eussent abandonné le pouvoir, bien que l’Angleterre eût répudié leur politique de la façon la plus éclatante dans les élections récentes, bien que le nouveau gouvernement nous prodiguât les témoignages de son bon vouloir, — dans la presse, dans nos deux chambres, l’esprit d’hostilité à l’égard de nos voisins se refusait à désarmer. Lord Aberdeen, en déplorant ces manifestations et le sentiment qui les inspirait, les appréciait avec le sang-froid et la patience que donne une longue pratique de la vie internationale. Sir Robert Peel était plus porté à s’en formaliser, et souvent son irritation se trahissait dans ses entretiens particuliers comme dans ses paroles publiques. Il ne pouvait méconnaître les efforts que faisaient le roi Louis-Philippe et M. Guizot pour ramener l’esprit public en France à des dispositions plus équitables; mais, en leur attribuant une influence qu’il ne dépendait pas d’eux d’exercer, il se laissait aller parfois à exagérer leur responsabilité et à méconnaître leurs intentions. La France était représentée alors à Londres par le comte de Sainte-Aulaire. Son esprit élevé, équitable, conciliant, son expérience consommée des affaires diplomatiques, le charme de ses manières tout empreintes de la grâce attrayante d’un autre siècle, le rendaient éminemment propre à la tâche qui nous était imposée. Quelquefois il voyait lui-même sir Robert Peel; quelquefois aussi, comme il m’honorait de toute sa confiance, il me chargeait des communications officielles que le mouvement des affaires rendait nécessaires avec le premier ministre, spécialement appelé, comme nous l’avons vu, à la défense des questions étrangères dans le lieu même où la présence de lord Palmerston rendait l’attaque plus fréquente et plus redoutable. Les deux gouvernemens s’habituèrent ainsi à faire cause commune, dans l’intérêt de la bonne, intelligence croissante qui s’établissait entre eux, de même que les deux oppositions s’appliquaient en commun à la compromettre, et mes relations personnelles avec sir Robert Peel prirent insensiblement un caractère plus confidentiel et plus affectueux. Ainsi s’est également formée, lentement, laborieusement, ce que l’on a depuis appelé « l’entente cordiale. » Lord Aberdeen s’était le premier servi de cette locution, a cordial good understanding, dans une conversation que j’eus avec lui à son château de Haddo, en Écosse; on conçoit que par son origine étrangère elle ait pu prêter chez nous à la critique, elle exprimait toutefois fidèlement la nature des rapports qu’un sincère attachement réciproque entre deux hommes d’état éminens avait créés pour les deux pays. En dépit de l’opposition passionnée qu’elle a soulevée, l’œuvre de M. Guizot et de lord Aberdeen devait survivre longtemps à leur pouvoir. Aujourd’hui encore, après plus de trente ans, les deux nations peuvent se féliciter également de l’habitude prise alors, pour la première fois dans leur histoire, de vivre dans des relations de confiance et de bienveillance réciproque.

La plus ancienne des lettres de sir Robert Peel que je retrouve se rattache au plus douloureux des souvenirs. Pendant que je gérais (en 1842) les affaires de l’ambassade, l’héritier de la couronne constitutionnelle, le duc d’Orléans, nous fut enlevé subitement par l’accident le plus tragique et le plus inconcevable :

Dulces et infaustos populi Romani amores!


En Angleterre aussi, la consternation et la sympathie furent universelles. A l’exemple de la cour, la société entière prit le deuil et durant quelques jours des témoignages individuels de condoléance ne cessèrent de parvenir à l’ambassade. Ceux des deux grands chefs conservateurs furent parmi les plus empressés. Je reproduis ici leurs deux lettres écrites en toute hâte au milieu de la nuit; mais celle de sir Robert Peel offre en cette occasion moins d’intérêt que celle du duc de Wellington.


(Traduction.) « Whitehall, nuit de jeudi, deux heures du matin.

« Mon cher comte de Chabot, je reçois avec la plus profonde douleur, à mon retour de la chambre des communes, la confirmation de cette déplorable rumeur dont j’espérais ardemment que l’origine remontait aux spéculateurs dans les fonds publics.

« J’éprouve une vive condoléance pour le roi des Français et la famille affligée du duc d’Orléans qui leur est enlevé ainsi qu’à son pays par la cruelle calamité qui vient d’avoir lieu.

« Croyez-moi, mon cher comte de Chabot, très sincèrement à vous,

« ROBERT PEEL. »


(Texte original.) « A Londres, ce 14 juillet, à la nuit.

« Monsieur le comte, j’avais reçu ce matin la nouvelle du malheur qui est arrivé hier à Paris, dont vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer le récit, et je vous assure que j’en ai ressenti les conséquences pour sa majesté et son auguste famille, non-seulement dans ses affections et son bonheur domestique, mais dans la position politique en laquelle l’univers entier est intéressé. Quelques années se sont passées depuis que j’ai eu l’honneur de voir et de connaître le prince que nous avons perdu. — Il avait accompagné le roi, son père, alors duc d’Orléans, lui étant duc de Chartres, en une visite que sa majesté fit à Londres au feu roi George IV.

« J’ai été frappé de ses talens, ses qualités, ses connaissances, même alors lui étant très jeune, et tout ce que j’ai entendu de son altesse royale depuis m’avait démontré que ses talens étaient de nature à le rendre digne de la position éminente qu’il était destiné à remplir quand le moment pourrait arriver.

« Il a laissé deux princes, l’objet des soins de sa majesté et de l’intérêt et des espérances du monde. Ils ne consoleront pas sa majesté de sa perte, — rien ne le pourrait, — mais ils lui donneront un nouvel intérêt et de nouveaux devoirs que son attachement à la tranquillité et aux intérêts de son pays et du monde lui rendra chers.

« Je vous prie, monsieur le comte, de me croire toujours votre très fidèle serviteur, « Wellington. »

« A M. le comte de Rohan-Chabot. »


III.

Dès son origine, notre « entente cordiale » avec l’Angleterre, à laquelle nul ne s’efforçait plus sincèrement de contribuer que le redoutable homme de guerre qui s’était si souvent mesuré avec la France sur les champs de bataille, fut soumise à de rudes épreuves. Depuis longtemps notre occupation prolongée de l’Algérie, en dépit des promesses que le cabinet anglais avait reçues, affirmait-il, du gouvernement de la restauration, à l’origine des hostilités, excitait la jalousie et le mécontentement de nos voisins. Aussi, quand ils nous virent en 1844 entreprendre une guerre nouvelle contre le Maroc, dans des circonstances analogues et peut-être avec des résultats semblables, une vive irritation éclata dans le parlement et dans le pays. Tandis que nous maintenions avec fermeté, mais dans un esprit de sincère conciliation, le droit incontestable de la France, la querelle survenue entre les agens subalternes des deux pays à Taïti, dont nous avions récemment accepté le protectorat au grand déplaisir d’une portion du public anglais, vint fournir un nouveau stimulant aux passions déjà soulevées. Avec l’imprévoyance qu’il manifestait souvent dans le maniement des questions internationales, sir Robert Peel avait, sur les premières et imparfaites nouvelles, déclaré, au milieu des applaudissemens de la chambre des communes, que, d’après les communications reçues par le gouvernement britannique et dont l’exactitude ne lui semblait pas douteuse, « une grossière insulte accompagnée d’une grossière indignité » avait été infligée au consul anglais, M. Pritchard, et que le gouvernement français ferait sur-le-champ, il n’en doutait point, la réparation que l’Angleterre était en droit de réclamer. Le ministère, les deux chambres, l’opinion, la presse en France, furent unanimes pour considérer ces paroles comme excessives, prématurées, et les deux nations se trouvèrent ainsi face à face, l’une pour revendiquer, l’autre pour refuser la satisfaction ainsi exigée.

Il m’avait été facile de pressentir, dès que j’eus connaissance de la réponse du premier ministre à l’interpellation de sir Charles Napier, qu’elle exercerait une influence très fâcheuse sur une question déjà suffisamment périlleuse. Je m’en ouvris sur-le-champ au secrétaire d’état, qui, dans une certaine mesure, partageait mon regret, et, comme nous trouvâmes que les différentes versions des journaux du matin ne concordaient point absolument, je me crus autorisé à écrire sur-le-champ à M. Guizot qu’aucune ne devait être considérée comme authentique. Le premier effet à Paris put être ainsi sensiblement atténué. Il n’existe, comme on le sait, aucune sténographie officielle des débats du parlement anglais. Les principales feuilles publiques rivalisent de frais et d’efforts pour les reproduire correctement; leurs comptes-rendus font foi, dans le moment, en raison des soins notoires qu’ils leur coûtent, — ceux du Times par exemple sont prodigieux, — et en définitive le recueil du libraire Hansard, très laborieusement compilé, devient pour l’histoire l’autorité accréditée. Nous ne trouvâmes point sir Robert Peel, dans cette circonstance, aussi disposé que nous l’avions espéré à se prévaloir de ces versions divergentes pour amortir l’effet de ses paroles. Ce fut au contraire lord Aberdeen qui fut entraîné plutôt à se rallier à son chef, et nous dûmes agir en conséquence dans le cours de la négociation. Les deux lettres suivantes des deux ministres sur cet incident offriront peut-être quelque intérêt comme indices de leur tendance respective.


(Traduction.) « Saint-Leonards, le 25 août 1844.

« Mon cher Jarnac, je me réjouis de penser que la conduite de M. Bruat ait apporté une grande facilité pour la solution de l’affaire de Taïti. Quelle qu’ait été la difficulté de prononcer, dans le principe, une censure de M. d’Aubigny, elle disparaîtra maintenant qu’il s’agira simplement de confirmer le jugement de votre propre officier.

« J’ai reçu aujourd’hui le billet ci-inclus de sir Robert Peel, avec lequel j’avais fait allusion à la version inexacte de son discours. À ce qu’il paraît, bien que le Times ait été très incorrect, il considère le compte-rendu du Chronicle comme exact en substance. Ceci d’ailleurs, il vous l’avait déjà communiqué il y a quelques jours; mais, après tout, l’expression qui paraît avoir excité la plus grande sensation a été correctement reproduite dans toutes les versions différentes. Sous d’autres rapports, le Times était complètement dans l’erreur, et c’est ce journal qui avait été spécialement signalé à mon attention,

« Toujours, mon cher Jarnac, très sincèrement à vous,

« Aberdeen.

« Je serai en ville demain, et si vous aviez quelque chosa de Paris à me communiquer, je serais enchanté de vous voir. »

(Traduction.) « Whitehall, 24 août 1844.

« Mon cher Aberdeen, je serais très fâché si M. Guizot devait agir d’après l’inexactitude présumée d’un compte-rendu des observations faites par moi dans le parlement à l’occasion de l’affaire de Taïti, et qu’en définitive ce compte-rendu se trouvât n’être point incorrect.

« La présomption de cette inexactitude, si elle n’était pas fondée, ne me laisserait d’autre alternative que de proclamer la vérité réelle.

« J’ai cherché le rapport de ce que j’ai dit, dans la chambre des communes, en réponse à une question de sir Charles Napier, publié dans le Morning Chronicle du jeudi 1er ’août. J’ai reçu des avertissemens de deux autres membres du parlement, dans le courant de la matinée du 31 juillet (le jour où l’interpellation de sir Charles Napier me fut faite), que des questions analogues me seraient adressées dès que la chambre serait réunie.

« La version ci-incluse du Morning Chronicle est, en substance, une version exacte de ce qui s’est passé entre sir Charles Napier et moi à cette occasion, et je serais fâché qu’il y eût à ce sujet aucun malentendu. Indépendamment du fait que ce compte-rendu est correct, je ne vois aujourd’hui rien à rétracter ni à désavouer dans les observations elles-mêmes.

« Croyez-moi, mon cher Aberdeen, très fidèlement à vous,

« Robert Peel. »


En dépit de sa gravité, l’incident de Taïti n’aurait guère suffi à lui seul pour produire les complications auxquelles il donna lieu, mais il survenait dans des circonstances déjà, comme nous l’avons vu, assez critiques et au milieu d’une situation européenne remplie de périls permanens. Notre révolution de 1830 avait non-seulement inquiété et éloigné de nous la plupart des cours européennes, elle avait aussi ranimé chez nous, à un haut degré, les instincts guerriers, le goût des aventures. Un parti puissant, nombreux et très démonstratif voulait la guerre pour la guerre et n’hésitait point à le proclamer. D’autres estimaient que, pour occuper et pour former l’armée, pour porter au dehors l’effort des passions qui nous minaient à l’intérieur, une entreprise éclatante contre l’étranger serait le plus heureux des événemens. Les éphémères triomphes du premier empire étaient sans cesse invoqués; on parlait moins des désastres qui deux fois avaient perdu la France. Le droit de faire périodiquement des promenades militaires à travers l’Europe, des entrées triomphales dans toutes ses capitales, était invoqué comme inhérent à la nation française ; quiconque le disputait ou doutait du succès était un mauvais citoyen. Ceux qui parlaient ainsi n’avaient aucune connaissance précise des ressources militaires des nations rivales, de l’état de leurs armemens, des alliances qui leur permettaient de combiner leurs efforts contre un péril commun aussi manifeste. Grâce à la fermeté du roi Louis-Philippe et de ses ministres, le danger put être conjuré jusqu’à la fin. Déjà cependant en 1840 nous avions failli nous trouver engagés dans le conflit le plus inégal, le plus insensé, contre l’Europe et l’Angleterre réunies; en 1844, la situation s’annonçait comme plus redoutable encore.

La politique de lord Palmerston sur la question égyptienne n’avait point été très vivement adoptée par son pays, qui avait laissé faire l’aventureux ministre plutôt qu’il ne l’avait encouragé. On pourrait en dire au moins autant des puissances européennes, à l’exception de la Russie, qui cherchait avec empressement alors toutes les occasions de témoigner son hostilité contre la France. En 1844 au contraire, c’était l’Angleterre elle-même qui, s’insurgeant contre ce qu’elle considérait comme une série de provocations, se précipitait au-devant d’une lutte qui lui semblait éventuellement inévitable. Ce n’était plus un seul ministre poursuivant une politique imprudente au dehors, et personnellement peu agréable aux anciens alliés de la Grande-Bretagne; c’était un ministère essentiellement pacifique et jouissant de leur confiance intime qui, après s’être sincèrement efforcé de rétablir la bonne intelligence avec la France, renonçait hautement à son œuvre. M. de Nesselrode se trouvait alors même en Angleterre. Nul doute qu’il n’ait répété, sous une forme plus diplomatique, les paroles prononcées quelques mois plus tôt par l’empereur Nicolas dans une revue que lui offrait la reine Victoria. « J’ai peu de troupes à montrer, avait dit la jeune souveraine. — En Angleterre peut-être, avait répondu l’empereur; mais je tiens toujours 300,000 hommes aux ordres de votre majesté en Russie. » Il ne s’agissait pas d’un vain compliment. L’empereur Nicolas passait pour désirer réellement une guerre contre la France, avec la sanction et l’appui de l’Angleterre, et bien d’autres en Europe, lassés de la menace perpétuelle qui pesait sur eux, partageaient alors son sentiment. Si les hostilités avaient éclaté en 1844 avec l’Angleterre, conformément aux clameurs insensées qui les provoquaient, elles auraient tardé moins encore qu’en 1840 à devenir générales et à entraîner pour notre pays, fort imparfaitement préparé à les soutenir, les plus effroyables catastrophes. Les peuples tiennent peu de compte à leurs gouvernemens des malheurs dont ils les ont préservés; mais c’est à la sinistre lueur d’événemens subséquens, trop douloureux à rappeler, qu’il est équitable de juger le bienfait dont la France a été deux fois ainsi redevable au roi Louis-Philippe et à un de ses ministres. Chargé, durant l’absence de l’ambassadeur, de la délicate négociation de 1844, je pus apprécier tout ce que lord Aberdeen y apporta démesure, d’esprit politique et de sincère bienveillance à l’égard de la France. Sir Robert Peel, après la première explosion, seconda sans aucun doute pleinement les efforts concilians du secrétaire d’état, mais les deux collègues n’ont jamais apprécié la difficulté au même point de vue. Lord Aberdeen était résolu à se retirer du moment où tout espoir d’une solution pacifique et honorable s’évanouirait, et rien ne l’eût décidé à prendre part à une guerre nouvelle contre la France ou du moins contre le roi Louis-Philippe. Sir Robert Peel, en désirant non moins vivement le maintien de la paix, n’éprouvait pas les mêmes scrupules à diriger, fût-ce contre la France constitutionnelle, une guerre qui lui eût paru réclamée par les intérêts ou par l’honneur de l’Angleterre. Heureusement les conseils de la raison et du bon sens prévalurent de part et d’autre, et un arrangement honorable put être conclu à la satisfaction générale. On a beaucoup parlé à cette occasion de l’indemnité Pritchard. Il est constant que, dans le courant de la négociation comme à la fin, la pensée s’était produite de faire statuer par une commission compétente sur les souffrances et sur les pertes matérielles que l’ancien consul britannique avait, affirmait-il, éprouvées. À cette occasion, la somme assurément assez insignifiante de 25,000 fr. avait été indiquée comme le maximum qui pourrait lui être attribué de la part de la France; mais, le différend général réglé, on ne parla plus de la commission, et si M. Pritchard a jamais reçu une indemnité pour le détriment auquel il fut exposé, l’argent français n’y est point entré dans une proportion quelconque. Encore aujourd’hui pourtant nous voyons l’indemnité Pritchard citée parfois parmi les griefs invoqués contre un ministre et contre un souverain dignes l’un et l’autre de tous les hommages de la postérité.

Ces complications diverses étant ainsi résolues, le roi Louis-Philippe jugea le moment opportun pour rendre à la reine Victoria l’aimable visite qu’il avait reçue d’elle l’année précédente au château d’Eu. Il fut partout accueilli en Angleterre avec les plus cordiales et les plus chaleureuses démonstrations, et nul ne s’intéressa plus vivement au succès comme à l’agrément de son voyage que le premier ministre lui-même. Je rencontre dans mes papiers la lettre suivante de lui, qui témoigne de la sollicitude qu’il ne cessa de manifester à cette occasion jusque dans les plus minutieux détails. Si je la reproduis ici, c’est surtout pour servir d’introduction à la réponse royale, dont l’original, adressé à M. Guizot, est resté entre mes mains : tout empreinte qu’elle soit de l’abandon d’une correspondance intime, elle me paraît faire école en matière de voyages princiers.


(Traduction.) « Whitehall, 25 septembre 1844.

« Mon cher comte de Jarnac, j’ai reçu la lettre ci-incluse du maire de Portsmouth, et, avant d’y répondre, je désire vous consulter sur la teneur de la réponse qui, à votre avis, serait la plus agréable au roi des Français, Peut-être sa majesté désirera-t-elle n’être point retenue à Portsmouth par le cérémonial d’une adresse. Je pourrais dire dans ma réponse qu’il me paraît fort probable que le roi préférera, une fois débarqué, se rendre immédiatement au château de "Windsor sans qu’aucune cérémonie soit interposée entre le débarquement et la visite à la reine

« Très fidèlement à vous, « Robert Peel. »


« Dimanche à 4 h. du s., 29 septembre 1844.

« Oui, sans doute, mon cher ministre, je recevrai avec plaisir, à mon passage à Portsmouth, l’adresse du corps municipal. Je ne connais rien de pis que la presse et le culbutis trop ordinaire aux princes et aux rois dans leurs voyages. Il n’y a rien de plus désobligeant que de repousser ces sortes d’hommages, et l’on ne m’y prend jamais. Veuillez donc répondre à Jarnac que, quelque courts que seront peut-être les instans qui s’écouleront entre mon débarquement et mon départ pour Windsor, j’apprécie trop la demande du corps municipal de Portsmouth pour ne pas y consacrer le temps nécessaire, et que je recevrai leur adresse avec le plus grand plaisir.

« Je vous remets donc les pièces, et j’ajoute que ma revue a été superbe, le temps à l’avenant et le public très aimable.

« Bonjour, mon cher ministre,

(Paraphée.) « L.-P. »


Cependant le prestige de l’administration de sir Robert Peel à l’intérieur ne cessait de grandir; jamais le gouvernement parlementaire n’avait fonctionné avec plus de succès et plus d’éclat. Sagement conservateur à la fois et sagement progressif, — dans les questions politiques, dans les questions économiques, dans les questions financières autant que dans les conflits parlementaires le grand ministre s’avançait de triomphe en triomphe, non moins assuré en apparence d’un avenir indéfini que du présent, qu’il dominait complètement. Dans le cours de l’automne de 1845, la princesse de Lieven vint à Londres, où elle fut sur-le-champ entourée, comme elle l’était partout, des principales notabilités politiques. Un jour, je la trouvai seule. Elle me dit que sir Robert Peel venait de la quitter et qu’il lui avait parlé avec un abandon, inusité chez lui, de sa situation personnelle, de ses projets, de ses espérances. Jamais, à aucune époque de sa carrière, il ne s’était senti plus puissant, plus sûr de la confiance royale, plus maître de son parti, du parlement et du pays; mais qui, même parmi les plus sagaces, peut pressentir tous les secrets du lendemain? Peu de semaines après, les assises en apparence inébranlables d’un pouvoir si noblement conquis, si noblement exercé, s’étaient effondrées à jamais.

L’Irlande, sujet pour l’Angleterre de tant de soucis comme de tant de remords légitimes, fut la cause, bien innocente cette fois, de la nouvelle crise. En 1845, la maladie des pommes de terre s’y manifesta avec une intensité effroyable, et en quelques semaines la fortune du cultivateur, la nourriture du grand nombre, le revenu du propriétaire, la matière imposable pour l’état, tout fut menacé à la fois dans le présent et plus encore pour un avenir prochain. En attendant le subside de 200 millions de francs que le gouvernement devait demander éventuellement au parlement, il était évidemment de toute urgence de multiplier, par tous les moyens, l’introduction des denrées alimentaires et de suspendre le prélèvement de tous les droits qui pouvaient tendre à les renchérir. Nous n’avons point à rappeler ici les motifs, fort respectables de part et d’autre, du grave dissentiment qui s’est élevé alors dans le cabinet de sir Robert Peel. Le premier ministre crut l’occasion favorable pour porter le coup mortel au système de la protection agricole, très vivement attaqué en dernier lieu. Seuls dans le conseil, lord Aberdeen, sir James Graham, M. Gladstone et M. Sydney Herbert passèrent pour s’être rangés à son avis. La majorité de ses collègues au contraire, sous la conduite de lord Stanley, en acceptant la suspension temporaire de tout droit d’entrée sur les céréales, se considérait comme engagée d’honneur à maintenir en principe les corn laws, qui avaient été précisément leur cri de guerre dans les dernières élections. Aussi après de longues discussions et de stériles ajournemens le cabinet, scindé en deux, n’eut-il en définitive d’autre ressource que de porter sa démission à la reine, alors à Osborne. La nouvelle fut aussi imprévue pour les personnes habituellement bien informées que pour le public lui-même. On raconta à cette occasion que lord Stanley, dont la joyeuse humeur survivait à toutes les crises, mais résistait moins à la tentation de placer avec plus ou moins d’à-propos quelque plaisante saillie, se trouva en quittant le cabinet de la reine face à face avec l’évêque d’Oxford, qui était au moment d’y être admis. Tous les ministres s’étaient formellement promis le secret jusqu’au lendemain, mais lord Stanley prit ses collègues à témoin qu’il dirait tout à l’évêque, homme d’un esprit très supérieur et assez analogue au sien, sans toutefois lui rien laisser deviner. « Mylord, s’écria-t-il en s’approchant de lui, vous voyez un homme qui vient d’assister à un lit de mort. — En vérité, répliqua l’évêque avec une figure de circonstance. J’espère que vous y aurez trouvé les sentimens si désirables en pareil cas. — En effet, reprit lord Stanley, jamais votre seigneurie elle-même ne se sera trouvée en présence de tant de résignation. » La chute du puissant gouvernement de sir Robert Peel était un événement si inconcevable que l’évêque, malgré toute sa pénétration, ne comprit les paroles de lord Stanley qu’en ouvrant son journal le lendemain.

J’étais alors chargé d’affaires à Londres. Les entretiens intimes de lord Aberdeen m’avalent bien fait pressentir la gravité extrême de la situation, et pourtant je ne pouvais me résigner à penser qu’un gouvernement, naguère encore si fort, pût aussi subitement disparaître. Dès que je revis le secrétaire d’état, je pus m’assurer qu’il regardait le sort du ministère comme complètement désespéré; mais, bien que les paroles du premier ministre fussent tout à fait conformes à celles de lord Aberdeen, je crus apercevoir dans son ton, dans son regard, une impression moins arrêtée. Je remarquai surtout le sourire avec lequel il me fit part de l’arrivée à Londres de lord Grey. Néanmoins lord John Russell, appelé sur-le-champ par la reine, n’hésita point, après quelques communications assez peu concluantes avec sir Robert Peel, à entreprendre la tâche de former un gouvernement libéral, et je dus faire mes adieux officiels aux ministres démissionnaires. Je reproduis leurs réponses, que j’ai toujours conservées parmi mes plus intéressans souvenirs, et qui représentent fidèlement les sentimens réciproques dont les deux cours étaient alors animées.


(Traduction.) « Whitehall, le 12 décembre 1845.

« Mon cher comte de Jarnac, lord Aberdeen n’a pas manqué de me faire part du bienveillant message dont vous l’aviez chargé pour moi.

« Un des principaux objets que je me suis proposés dans la vie publique, que je fusse ou non au pouvoir, a été de calmer les animosités et les jalousies, comme d’établir des relations amicales entre l’Angleterre et la France. J’ai ainsi agi d’après une conviction profonde qu’une politique pareille était essentielle au bonheur et à la prospérité des deux pays, comme à la grande cause de la paix et du progrès social dans le monde entier. Il y aurait eu peu d’espoir de la voir réussir, si, à une période critique, la France n’avait eu l’heureuse fortune de posséder un souverain et un ministre animés par des sentimens correspondans et combinant de rares qualités de sagacité et de courage. Soyez-en assuré, tant que je serai dans la vie publique, soit au pouvoir, soit en dehors des affaires, mes constans efforts tendront à encourager et à développer l’adhésion à cette politique.

« Ayez la bonté de faire connaître au roi des Français ma profonde appréciation des témoignages de bienveillance et de confiance que j’ai reçus de sa majesté.

« Chargez-vous pour moi d’une autre commission. Dites à M. Guizot que je quitte le pouvoir avec des sentimens fort confirmés d’estime et de considération pour lui comme avec des vœux d’une entière cordialité pour son succès et pour son bonheur.

« J’envisage avec la plus grande satisfaction les occasions plus fréquentes que ma retraite des affaires me fournira de cultiver l’amitié de bien des personnes, de la société desquelles j’ai été tenu éloigné par un travail incessant, — de nul plus que de vous-même, que j’ai connu dès vos premières années et dont j’ai suivi l’honorable progrès avec le plus sincère plaisir.

« Croyez-moi, mon cher comte de Jarnac, à vous très fidèlement,

« Robert Peel. »


(Traduction.) « Foreign office, 18 décembre 1845.

« Mon cher Jarnac, je vous renvoie la lettre du roi, et je ne puis le faire sans vous adresser et sans vous prier de faire parvenir à sa majesté les témoignages de ma reconnaissance pour sa grande condescendance et sa grande bonté.

« Il serait superflu pour moi de vous reparler de sentimens qui vous sont suffisamment connus, mais j’espère que le roi en demeurera convaincu, en quelque situation que je puisse me trouver, je m’efforcerai toujours, en tant qu’il pourra dépendre de moi, de faire prévaloir cette politique pacifique et amicale que, durant les quatre dernières années, j’ai été si fier et si heureux de maintenir pendant que j’étais au pouvoir.

« Je conserverai toujours un reconnaissant souvenir des bienveillantes paroles du roi pour moi au château d’Eu et en d’autres occasions. Je voudrais pouvoir exprimer en termes suffisans tout ce que je ressens pour sa prospérité personnelle et le bonheur de sa famille, mais les bienséances m’interdisent d’aller plus loin.

« Et maintenant, mon cher Jarnac, vous connaissez bien la sincère considération que j’éprouve depuis longtemps pour vous, et le grand plaisir que j’ai toujours trouvé dans nos relations officielles. Celles-ci doivent désormais cesser, ce qui, je le confesse, est pour moi un sujet de véritable regret, mais j’éprouverais ce sentiment bien plus profondément, si je ne comptais avec assurance sur le maintien de notre intimité et de notre amitié personnelles.

« Croyez-moi, mon cher Jarnac, toujours très sincèrement à vous,

« Aberdeen.

« P. S. J’ai montré la lettre du roi à sir Robert Peel, qui m’a chargé de dire, dans les termes les plus vifs, à quel point il apprécie la bonté du roi. »


Je reproduis ici textuellement la lettre particulière du roi Louis-Philippe à laquelle les deux ministres anglais font allusion; elle montrera combien les sentimens qu’ils expriment étaient réciproques.


« Saint-Cloud, 14 décembre 1845.

« Mon cher Philippe, je vous remercie bien de vos deux lettres et des informations que j’y ai trouvées.

« Je vous prie d’être mon interprète auprès de votre oncle, le duc de Leinster, et de lui dire que j’ai été bien sensible aux expressions de la lettre que vous m’avez transmise de sa part.

« Mais j’ai à vous charger d’un autre message dont pourtant j’ai déjà chargé M. Guizot, mais que je désire répéter par toutes les voies possibles parce qu’il part à la fois de mon cœur et de toutes mes convictions mentales. C’est de témoigner à sir Robert Peel et à lord Aberdeen combien je suis affligé de leur sortie du ministère, et que je le suis d’autant plus que je m’étais flatté de l’espérance de voir leur ministère concourir encore longtemps avec le mien à entretenir et à perpétuer cette entente cordiale qu’ils ont si efficacement contribué à fonder et qui a été si bien cimentée par les relations et les affections personnelles qu’elle nous a permis d’établir. J’ai la confiance, et j’ai besoin d’avoir cette confiance, que ces sentimens seront conservés, quelles que puissent être les imprévoyables fluctuations de l’avenir. Ils seront toujours un puissant moyen de réparer les mauvaises chances que nous n’aurions pas eu le bonheur de prévenir.

« Dites bien à lord Aberdeen que je lui conserverai toujours les sentimens que je lui ai voués au château d’Eu, et que je serai toujours empressé de lui témoigner que rien ne saurait jamais les effacer. Comptez toujours, mon cher Philippe, sur tous ceux que je vous porte,

(Paraphée.) « L.-P. »


La tâche qu’avait entreprise lord John Russell n’était point facile, mais son courage suffisait à toutes les entreprises. « Si l’on proposait à Johnny[3], avait dit le plaisant Sidney Smith, de se charger du commandement de l’escadre de la Manche ou d’une opération pour la pierre, il se mettrait à l’œuvre sans sourciller. » Mais le parti whig était en grande minorité dans le parlement, une dissolution n’aurait guère augmenté ses forces dans la proportion suffisante, et pouvait-il sérieusement compter sur l’appui de sir Robert Peel et des adhérens qui resteraient fidèles à leur chef? Tout annonçait pourtant que lord John Russell allait affronter l’entreprise quand la combinaison libérale avorta sur le refus de lord Grey de servir dans un cabinet où lord Palmerston aurait encore la direction des affaires étrangères. Je compris plus clairement dès lors le sourire de sir Robert Peel auquel j’ai fait allusion.

Quelle fut la pensée secrète du chef conservateur quand, sur l’appel pressant de la reine, il consentit à reprendre le pouvoir auquel il venait de renoncer? J’ai lieu d’estimer que je me trompais peu en jugeant que sir Robert Peel, ayant offert par sa démission une première satisfaction aux animosités de son parti, n’était point éloigné d’espérer qu’il se rallierait autour de lui dans une proportion suffisante pour abolir éventuellement les corn laws, avec l’appui nécessairement acquis d’avance du parti libéral. Ce grand sacrifice consommé, quel avantage trouveraient les conservateurs mécontens à détruire de leurs propres mains l’œuvre laborieuse de dix années d’opposition, de ruiner pendant longtemps leur propre suprématie politique pour la livrer eux-mêmes à leurs adversaires? D’ailleurs quel champion inconnu surgirait dans leurs rangs pour affronter la discussion avec l’orateur tout-puissant qui les avait tant de fois conduits à la victoire et qui ne serait certainement attaqué par aucun de ses collègues ministériels? L’événement prouva que, sur les deux derniers points, la sagacité de sir Robert Peel fut en défaut. S’il réussit en effet, avec l’appui de lord John Russell, à faire rappeler les corn laws, l’exaspération qu’avait soulevée sa politique nouvelle devint de plus en plus inconciliable, et des rangs mêmes de son propre parti sortirent deux agresseurs personnels auxquels il fut donné d’exercer la plus funeste influence sur sa destinée.

La mesure à laquelle s’arrêtèrent définitivement sir Robert Peel et son cabinet à la seule exception de lord Stanley, qui ne crut point pouvoir suivre jusque-là ses collègues, ne fut point, il est vrai, tout à fait aussi extrême que celle dont, le premier parmi les hommes d’état considérables de son pays, lord John Russell venait, dans un célèbre manifeste, de se proclamer le champion. Au lieu d’abolir sur-le-champ les droits protecteurs, le premier ministre se contentait de les réduire progressivement pendant trois ans, un simple droit de balance de 1 shilling par quarter devant être maintenu, ce terme atteint, comme le dernier vestige des célèbres corn laws. Il accordait de plus à l’agriculture nationale, sur diverses dépenses et taxes locales, des dégrèvemens qui n’étaient point sans importance. Toutefois le fait principal subsistait : le parti protectioniste était convié à condamner solennellement et irrévocablement le système de la protection. Soit que la conscience du sacrifice immense ainsi réclamé ait laissé à sir Robert Peel peu de confiance dans le résultat des conférences de parti habituelles en pareille conjoncture, soit que son défaut invincible d’entregent et de captation personnelle lui ait été particulièrement fatal en ce moment, il ne fit rien entrevoir confidentiellement de sa décision finale, même à ses anciens adhérons les plus intimes en dehors du conseil. Ceux-ci durent donc n’apprendre les propositions du gouvernement qu’avec le public tout entier, lors du grand exposé ministériel à la réunion du parlement. On conçoit facilement quels froissemens et quelles irritations devaient trouver ainsi à exploiter les deux principaux organes de la révolte désormais ouvertement déclarée. Le premier de ces adversaires inattendus fut lord G. Bentinck, fils du duc de Portland, un des plus influens représentans du parti territorial. Étranger jusqu’alors à la politique active, lord G. Bentinck était fort connu et fort apprécié par les zélateurs du turf, si nombreux en Angleterre. Il s’appliqua dès la rentrée du parlement à multiplier et à organiser les dissidens, à caractériser et à envenimer le différend qui les séparait de leur ancien chef; mais ses efforts auraient manqué d’éclat, sinon d’efficacité, si un grand maître de la parole, capable de lutter corps à corps avec sir Robert Peel lui-même, n’était venu descendre contre lui dans l’arène. Jusque-là, M. Disraeli s’était surtout distingué dans le domaine de la littérature. Ses débuts oratoires à la chambre des communes, comme nous l’avons vu, n’avaient point été heureux. Exaspéré par les rires ironiques de quelques collègues, il s’était beaucoup animé, — les interruptions continuèrent, et enfin il dut s’asseoir en proférant la noble et prophétique parole : « Le jour viendra où je vous contraindrai à m’entendre ; » mais ce jour était encore éloigné. Se voyant négligé et méconnu par sir Robert Peel, il s’était laissé entraîner, au nom d’un groupe de conservateurs mécontens comme lui, à prendre deux ou trois fois à partie le premier ministre, alors dans la plénitude de son autorité, mais le succès n’avait point répondu à son ardeur. Rappelant un soir que deux ans auparavant M. Disraeli l’avait défendu avec chaleur contre les mêmes imputations qu’il dirigeait maintenant contre lui, sir Robert Peel s’était écrié : « Tels étaient les sentimens qu’exprimait alors l’honorable membre. J’ignore s’ils ont assez d’importance pour que l’on en entretienne la chambre : ce que je sais, c’est que je faisais alors du panégyrique le même cas que je fais aujourd’hui de la censure. » Des paroles aussi altières ne tendaient guère à rétablir la concorde, mais l’heure de la revanche attendue avec tant d’impatience et tant de persévérance se présentait enfin. Voyant la grande majorité de son parti en état de flagrante insubordination, M. Disraeli, se précipitant sur sa vengeance comme sur une proie assurée, devint l’instigateur et l’organe passionné de leurs ressentimens. Cette fois la chambre ne rit point. Plus de 200 voix conservatrices s’associèrent par leurs applaudissemens à ces paroles vengeresses, tandis que plus de 200 voix libérales acclamaient avec une égale frénésie la destruction déjà consommée du parti adverse. Tout ce que le désespoir longtemps refoulé de ses premiers échecs et de son génie méconnu pouvait fournir d’amertume, tout ce que l’animosité personnelle pouvait inspirer de sarcasmes, tout ce qu’une ambition longtemps cruellement déçue, mais touchant enfin à son triomphe, pouvait imprimer de chaleur et d’éclat à une parole depuis longtemps habilement cultivée, tout fit explosion à la fois dans une série d’attaques sans cesse renouvelées, sans cesse saluées par des clameurs d’adhésion. M. Disraeli a exprimé depuis dans des termes fort touchans les regrets que lui causèrent plus tard quelques souvenirs de cette époque, et il est certain que ces célèbres diatribes manquèrent trop souvent de mesure et d’équité; mais dans les circonstances exceptionnelles où elles se produisaient le succès en fut inouï. Je croyais rêver quand, sur ces mêmes bancs où j’avais vu si longtemps le grand ministre exercer une suprématie si douce et si incontestée, je le contemplais maintenant déjà déchu, déjà perdu sans retour et livré à la frénétique hostilité des trois quarts de l’assemblée. Il se défendit d’abord avec une rare éloquence, avec une sérénité, avec une patience plus rares encore, et, dans la minorité qui lui restait encore fidèle, des voix généreuses, comme celles de sir James Graham, de M. Sidney Herbert et surtout de M. Gladstone, se firent entendre avec éclat pour sa défense; mais l’épreuve dépassait les forces de l’humanité. Quelquefois l’accent, les paroles mêmes du grand patriote, témoignaient de l’indignation qui le consumait, et des blessures réciproques vinrent encore exaspérer le conflit. Jamais je n’oublierai son inflexion de voix quand un jour un de ses adhérens révoltés, ayant provoqué la gaîté de ses collègues par une expression malheureuse, sir Robert Peel dit dans sa réponse : « La chambre s’est étonnée qu’une ineptie ait été proférée ici par un membre du parti agricole ! » Mais, dans des passes d’armes pareilles, M. Disraeli était sans rival, et d’innombrables agresseurs se succédaient pour les éterniser. Le roi de la forêt était visiblement aux abois. Un soir, arrivant fort tard à la séance, je fus frappé de l’abattement sensible de sir Robert Peel et de l’extrême pâleur de sa figure habituellement si vivement colorée : on me dit qu’à la suite d’une altercation nouvelle avec M. Disraeli, il s’était abandonné un instant au point de verser des larmes. La génération précédente avait vu couler également celles de M. Pitt lui-même lors du vote hostile des communes sur la conduite de lord Melville. Le résultat final devint ainsi de plus en plus apparent, de plus en plus inévitable. « Je ne resterai point au gouvernail durant les nuits de tempêtes, si la barre ne doit pas fonctionner librement, s’était écrié sir Robert Peel au commencement de cette mémorable session ; je ne consentirai point à conduire le vaisseau d’après des observations prises durant l’année 1842. » Ses volontés prévalurent en effet. La législation sur les céréales fut immolée en principe et sans retour; mais, le ministère ayant été au-devant d’un témoignage de confiance subséquent sur une mesure répressive réclamée par l’état de l’Irlande, la majorité du parti conservateur combina avec ostentation son vote hostile et décisif avec celui de l’opposition libérale.

Ainsi s’effondra le cabinet de sir Robert Peel dans les ruines du parti qu’il avait si laborieusement formé. Sa fin fut digne des splendeurs de son origine comme de sa trop courte existence. Une circonstance, fort imprévue par l’illustre homme d’état lui-même, vint encore ajouter à l’intérêt passionné qu’il excitait personnellement au moment suprême d’une puissance si singulièrement, mais si noblement sacrifiée. Un malheureux peintre, assez connu et assez aimé à Londres, M. Haydon, réduit au plus cruel dénûment, avait mis fin à ses jours. Aux demandes désespérées de secours qu’il avait précédemment adressées à plusieurs personnages importans, une seule réponse était parvenue : auprès du lit de mort, on avait trouvé une lettre de sir Robert Peel accompagnant les cinquante louis qui avaient soulagé les souffrances de ses derniers instans. C’est ainsi que, succombant lui-même sous tant de soucis, sous tant d’injustes attaques, le grand ministre avait eu le loisir de secourir le mérite infortuné et de fournir, bien à son insu, au public ce touchant témoignage de la bonté de son cœur comme de la charitable munificence qu’il pratiquait. Aussi sa retraite du pouvoir fut-elle d’un caractère insolite et non moins mémorable qu’inusité. Quand, le 25 juin 1846, le résultat du vote hostile qui plaçait le gouvernement dans une minorité de 73 voix fut annoncé, contrairement à tout ce qui se passe ordinairement en pareil cas, l’assemblée accueillit dans un profond et morne silence l’œuvre des oppositions coalisées ; mais à peine le ministre déchu eut-il quitté le parlement qu’une foule immense le salua, au dehors, de ses plus chaleureuses acclamations. Un étrange spectateur, Ibrahim-Pacha, fils du vice-roi d’Egypte Méhémet-Ali, ne fut pas le moins étonné parmi les témoins de cette chute, aussi triomphale que les victoires les plus éclatantes du passé. Le 29 juin, quatre jours après, quand le public apprit que sir Robert Peel devait se rendre au parlement pour y prononcer son discours d’adieu, tous les abords de sa résidence, tout le parcours de Whitehall à Westminster, furent encombrés d’une sympathique affluence de toutes les classes, qui ne cessa de l’accueillir avec les plus bruyans applaudissemens. C’est ainsi qu’il entra dans la chambre des communes pour y prononcer un de ses discours les plus fiers et les plus accomplis. Durant deux heures, il tint l’assemblée fascinée par sa parole, tandis qu’il rappelait, avec autant de modestie que d’autorité, les principaux actes et la pensée dominante de son administration, s’appliquant surtout à rendre à lord Aberdeen comme à ses divers collègues un hommage des plus mérités. « J’ai présenté à la chambre, dit-il en terminant, les observations que mon devoir me commandait de lui adresser. Je la remercie de la faveur avec laquelle elle a bien voulu m’écouter durant cet acte suprême de ma carrière officielle. Dans quelques heures probablement, le pouvoir que j’ai exercé pendant cinq ans aura passé dans d’autres mains, sans regret et sans récrimination de ma part, avec un souvenir bien plus vif de la confiance et de l’appui que j’ai obtenus durant de longues années que de l’opposition que j’ai rencontrée en dernier lieu. Je laisserai, en déposant ce pouvoir, un nom sévèrement blâmé, je le crains, par beaucoup d’entre vous qui, sans le moindre intérêt personnel, uniquement en vue du bien public, déplorent amèrement la rupture de nos liens du passé, convaincus que le maintien de nos grands partis parlementaires et la fidélité aux engagemens qu’il implique sont des moyens de gouvernement puissans et essentiels. Je serai non moins vivement censuré par d’autres qui, également sans visées personnelles, adhèrent au principe de la protection, le considérant comme nécessaire à la prospérité générale du pays. Je laisserai un nom détesté des partisans du monopole, qui, par des motifs moins élevés, réclament la protection dont ils profitent. Peut-être d’autre part ce nom sera-t-il par momens prononcé avec bienveillance parmi ceux dont la destinée dans ce monde est le travail et qui gagnent à la sueur de leur front leur pain quotidien. Parfois ceux-ci se souviendront-ils de moi quand ils répareront leurs forces avec une nourriture plus abondante, désormais affranchie de tout impôt et d’autant plus douce pour eux qu’aucun sentiment d’injustice n’y mêlera plus son amertume. »

Quand les longs applaudissemens qui éclatèrent de toutes parts cessèrent à la fin, lord Palmerston et M. Hume, au nom des deux grandes fractions libérales, prononcèrent chacun quelques paroles fort courtoises, et la séance fut terminée. Averti qu’une foule toujours grossissante l’attendait auprès de la sortie principale, sir Robert Peel s’efforça de se dérober cette fois aux manifestations projetées du dehors. Appuyé sur le bras de sir George Clerk, un de ses plus fidèles adhérens, il s’éloignait par une issue latérale quand, promptement reconnu, il devint l’objet d’une ovation qui attira sur-le-champ la foule à laquelle il cherchait à se soustraire. C’est ainsi qu’au milieu des démonstrations les plus enthousiastes il fut reconduit jusqu’à sa demeure, dont les échos retentirent de chaleureuses clameurs longtemps après son entrée. Flatteuses, mais stériles démonstrations ! Mirage éclatant d’un pouvoir à jamais anéanti.


IV.

Je fus longtemps avant de pouvoir mesurer la profondeur d’une chute aussi rapide et aussi imprévue. C’était la première des grandes catastrophes dont je devais être le spectateur désolé, et je ne me lassais pas de répéter, avec plus de surprise encore que de tristesse : Ecce ut cecidit fortis ! Que d’années se sont écoulées depuis durant lesquelles cette grande immolation a été le sujet pour moi de longues méditations comme d’entretiens inépuisables! Et pourtant ni le temps, ni l’expérience de la vie, ni les opinions contradictoires n’ont pu sensiblement modifier le premier jugement que j’en ai porté. Au fond, sir Robert Peel avait raison. Les prédications de M. Cobden et de M. Bright, se combinant avec le spectacle et le contre-coup de la famine irlandaise, avaient définitivement prévalu. Désormais, soit au point de vue de la protection, soit au point de vue de l’intérêt fiscal, toute sorte d’imposition sur le pain des classes souffrantes, si nombreuses en Angleterre, était un impôt périlleux, un impôt condamné. Si sir Robert Peel s’était borné à proclamer sur ce point sa conviction, tout en suspendant sur-le-champ et partout les droits d’entrée, si, fortement établi sur ce terrain, il avait déclaré qu’il laisserait à M. Disraeli la tâche de les réimposer, à lord John Russell celle de les abolir formellement dans le parlement actuel, qu’auraient pu répondre l’un ou l’autre? L’agitation contre le principe des corn laws aurait continué sans doute, mais elle était dorénavant toute au profit de la politique du ministre converti. Quant aux dangers qu’elle pouvait entraîner, comment admettre qu’il eût été possible sérieusement d’insurger les populations contre un impôt qui avait totalement cessé d’être perçu, et dont le rétablissement était évidemment impossible? Le temps, la réflexion, des ménagemens convenables et trop longtemps dédaignés, mille circonstances enfin seraient venues calmer les premiers emportemens du parti territorial : des élections nouvelles auraient plus tard dégagé sa responsabilité et son honneur, compromis outre mesure dans l’ardeur de la dernière lutte électorale. Ainsi les corn laws auraient pu succomber d’une fin paisible et naturelle aussi sûrement que de la mort violente qui a entraîné tant de ravages avec elle. L’Angleterre est la terre classique des compromis entre ce que le passé a consacré et ce que le présent réclame. Du sein des discussions les plus passionnées, on voit toujours surgir lentement, mais infailliblement, une marée irrésistible de raison, de bon sens, de sage patriotisme, devant laquelle tous les obstacles disparaissent. Comment un politique aussi sagace, aussi expérimenté, aussi profondément national que l’était sir Robert Peel s’est-il laissé entraîner dans un écart pareil contre les usages et les traditions si exemplaires de son pays? Toute l’affection que j’ai portée à sa personne, toute la vénération que j’ai vouée à sa mémoire, ne sauraient m’aveugler sur l’erreur inconcevable de cette période critique de sa carrière. Le vertige du premier rang et les fébriles entraînemens qui en sont la conséquence trop ordinaire ont-ils en effet troublé l’équilibre de ces facultés si éminentes et si aguerries aux vicissitudes de la haute politique? Cédant à une certaine timidité de tempérament que lui ont trop reprochée ses adversaires, sir Robert Peel a-t-il encore une fois, comme dans la question irlandaise, exagéré outre mesure un danger incontestable? S’est-il, comme le lui ont également reproché ses détracteurs, efforcé de combiner avec le titre assez éminent de chef de l’aristocratie territoriale et de tous les intérêts conservateurs de l’Angleterre le renom d’un réformateur radical? Ou plutôt, car c’est l’explication la plus plausible et celle que les renseignemens confidentiels du moment ont le plus confirmée dans mon esprit, a-t-il sincèrement cru d’abord qu’il ferait partager à la grande majorité de son parti, avec lequel il n’a jamais vécu dans une intimité suffisante, les ardentes et patriotiques convictions qui s’étaient emparées de lui? N’a-t-il pu enfin constater ses mécomptes qu’après s’être précipité lui-même, d’une façon irrévocable, dans la voie de perdition? Quoi qu’il en soit, il me paraît incontestable que, si des hommes comme sir Robert Peel se doivent au service de leur pays, ils sont tenus de ménager soigneusement les conditions élémentaires de leur influence. Sous un régime comme celui de l’Angleterre, ils ne sauraient prétendre à exercer sur les affaires publiques une action sensible en dehors de l’appui et de la confiance d’un des deux grands partis entre lesquels se divise l’élite politique, sociale et intellectuelle du pays; mais une confiance pareille est-elle trop chèrement achetée au prix des ménagemens les plus ordinaires? Peut-elle encore être sérieusement revendiquée quand tout souci pour l’intérêt, pour les convictions, pour l’honneur même de ces illustres agrégations de notabilités individuelles est ouvertement répudié?

Comme sir Robert Peel me l’avait fait espérer dans sa gracieuse lettre d’adieu, je m’étais flatté que les loisirs dont il allait disposer me permettraient des rapports plus fréquens avec lui, et dans le principe il en fut ainsi. L’intimité que les dernières années avaient établie entre nous subsistait, les sentimens avec lesquels j’avais été témoin de la catastrophe ne pouvaient être douteux à ses yeux, et la contrainte inévitable des entretiens diplomatiques avait seule disparu. Je compterai parmi les heures les plus agréables et les plus profitables de ma vie celles qu’il me fut encore donné de passer auprès de lui ; mais un premier incident regrettable vint bientôt les restreindre et des calamités nouvelles y mettre un terme. Le cabinet libéral, et lord Palmerston non moins que ses collègues, étaient rentrés aux affaires, j’en demeure convaincu, avec la sincère volonté de maintenir, sinon la même étroite amitié entre nos deux cours qui avait prévalu sous leurs prédécesseurs, du moins des relations d’une entière bienveillance ; mais les circonstances furent plus fortes que les bonnes dispositions réciproques. Il ne dépendait au fond ni de l’un ni de l’autre gouvernement d’écarter de la politique de notre temps une question d’une difficulté, d’une délicatesse extrême, celle du mariage de la reine Isabelle d’Espagne, qui en effet, quand il eut lieu, amena entre les deux cours un assez sérieux refroidissement. Sir Robert Peel et lord Aberdeen ne donnèrent absolument raison ni absolument tort soit aux uns, soit aux autres ; mais ils déplorèrent la persistance que mettaient lord Palmerston et ses agens à envenimer sans cesse le dissentiment, et ils s’appliquèrent de leur mieux à le concilier. Malgré la grande latitude que permettent à cet égard les usages de la société anglaise, notre ambassade éprouvait quelques scrupules à aggraver encore le différend en multipliant, dans de semblables circonstances, ses rapports avec les ministres en retraite ; toutefois je ne cessais de voir souvent sir Robert Peel, et j’avais soin de me rendre à toutes ses invitations. Je conserverai le souvenir ineffaçable d’un grand dîner chez lui vers le milieu de l’année 1847. Le repas fini, et, les dames s’étant retirées les premières selon un ancien usage conservé encore aujourd’hui en Angleterre, je me trouvai assis à côté de lui. Notre entretien porta dès l’abord sur la situation générale de l’Europe, sur l’état intérieur de la France, que l’ancien premier ministre envisageait avec une trop prophétique anxiété. Il me parla surtout des écrits de M. Louis Blanc, qu’il avait fort attentivement étudiés, et me demanda quelles en étaient, dans notre pays, l’influence et la portée. J’exprimai l’espoir que de pareils appels à la révolte contre les conditions ordinaires, inévitables de toute société civilisée, ne sauraient jamais, dans des populations aussi intelligentes que les nôtres, faire beaucoup de dupes ou beaucoup de victimes. Sir Robert Peel m’écoutait fort attentivement, dans la pensive attitude qui lui était la plus habituelle, la figure quelque peu baissée, la joue appuyée sur sa main, inclinant la tête légèrement quand mes paroles se rencontraient avec son propre sentiment, la secouant tristement au contraire quand il ne pouvait partager ma confiance. Enfin il se redressa et prit lui-même la parole. Les écrits de cette nature, m’exposa-t-il, ne sauraient s’apprécier uniquement par l’effet qu’ils produisent sur les heureux de la terre, sur les classes dont les lumières et l’éducation peuvent agir comme un préservatif ou comme un contre-poison. Assurément les ravages en seraient fort circonscrits, si les hommes n’étaient gouvernés que par la raison, par la logique ou par l’expérience ; mais d’innombrables millions d’êtres humains sont fatalement voués à une existence de labeur perpétuel, d’ignorance absolue, de souffrances aussi irrémédiables qu’elles sont imméritées. Quels fermens ne produiront pas dans leurs intelligences sans culture, dans leurs cœurs ulcérés ces instigations astucieuses ou passionnées à leurs espérances, à leurs convoitises, à leur action vengeresse? Le sol de la vieille Europe est profondément miné; celui de l’Angleterre elle-même est-il inébranlable? Qui mesurera les animosités, les cupidités, les ressentimens, les audacieux projets qui fermentent sous les surfaces resplendissantes de notre civilisation moderne? Qui osera prédire le jour de l’explosion, l’étincelle qui la fera éclater, les ruines incommensurables qu’elle amoncellera? — Jusqu’alors j’avais peu songé à des questions ou à des soucis pareils. L’histoire du passé, le spectacle de la vie superficielle des nations, les divers monumens de leur grandeur, les rapports qui existaient ou qui pourraient être établis entre elles m’avaient principalement absorbé. A la voix du grand homme d’état, les murs étincelans de lumière, couverts des chefs-d’œuvre de Rubens et de Reynolds, dont sir Robert Peel était partout entouré, soit à Londres, soit à Drayton-Manor, semblèrent s’entr’ouvrir et disparaître momentanément à mes yeux. Je crus voir surgir dans le lointain ces masses déshéritées qui n’existent que pour travailler, pour souffrir, pour maudire, et sous la colère déchaînée desquelles les empires les plus vénérables succomberaient en un seul jour. Je compris alors pour la première fois et l’abolition précipitée des corn laves, et le caractère dominant du génie propre de sir Robert Peel. L’expérience de quelques mois devait me convaincre bien plus encore de ses titres à la suprématie morale et intellectuelle dont aucun effort de ses adversaires ne pouvait le dépouiller.

L’illustre homme d’état avait en effet pressenti bien plus que moi, bien plus que nous tous, les périls dont était menacé le gouvernement constitutionnel de la France. En quelques heures, sans aucun concert avec la nation elle-même, les institutions les plus tutélaires, un souverain appelé à juste titre un sage couronné, son angélique compagne, la famille royale la plus brillante, la plus exemplaire de l’Europe, tout avait disparu devant l’ouragan révolutionnaire; mais cette journée néfaste comptera dans nos annales moins encore par tous les bienfaits qu’elle a ravis au pays que par les maux permanens qu’elle lui a légués. C’est alors que, d’une fenêtre de l’Hôtel de Ville, une poignée d’hommes inconnus ou trop connus dans la politique ont proclamé, au sein d’une population absente et consternée, que le gouvernement du pays serait enlevé à l’intelligence, à l’expérience, à tous les titres acquis pour l’exercer dignement, et attribué dorénavant à l’ignorance et à l’incapacité les plus flagrantes. Assurément les peuples sont toujours libres de tenter à leurs propres dépens les plus redoutables aventures, mais qu’ils ne s’étonnent point d’être précipités ainsi dans des abîmes sans fond d’humiliations et de souffrances. La révolution de 1848 produisit à Londres, sauf chez lord Palmerston et chez ses plus intimes adhérens, un sentiment de profonde et douloureuse consternation.

Pendant quelques jours, la société, le monde politique, chacun se portait à notre ambassade pour offrir aux victimes des témoignages de condoléance ou des services empressés. Plus affligée que personne, la reine Victoria m’avait chargé, dès la première nouvelle de leur débarquement en Angleterre, de mettre à la disposition des illustres exilés la royale demeure de Claremont, où ils ont trouvé en effet, durant leur éloignement de la France, l’asile le plus paisible et le plus digne. Cependant aucune des visites que je reçus alors n’a laissé dans mes souvenirs une plus profonde impression que celle de sir Robert Peel. Notre entretien fut très intime et très prolongé. Après m’avoir exprimé ses regrets personnels et politiques avec une expansion qui n’était point dans ses habitudes, il m’interrogea sur les circonstances qui avaient précédé et accompagné l’explosion révolutionnaire et surtout sur les griefs qui en avaient été les causes ou les prétextes. Notre suffrage électoral n’avait-il point été indûment restreint? La réforme demandée par le cri populaire n’était-elle point au fond juste, acceptable, et la résistance qu’y avait opposée le gouvernement avait-elle été habile, prudente et même légitime? A mesure qu’il posait ces questions, sir Robert Peel inclinait la tête pour m’écouter comme si chacune de mes paroles avait été aussi digne d’être recueillie que les siennes. Je commençai en me récusant quelque peu. Les circonstances ne m’avaient guère permis d’être mêlé à la politique intérieure du pays : c’était surtout au service de ses intérêts à l’étranger que tous mes efforts comme toutes mes études avaient été jusqu’alors consacrés. Toutefois, je n’hésitais pas à le dire, ce n’était point du côté des défenseurs du gouvernement constitutionnel de la France, c’était du côté de ses agresseurs qu’il était équitable de rechercher les torts. Avec un peu de temps, avec un peu de patience, ces belles institutions permettaient aux plus profondes modifications de s’accomplir paisiblement ; mais il existait malheureusement dans notre patrie un élément révolutionnaire, très puissant par le nombre, par l’organisation, par le souvenir de ses triomphes passés, voulant franchement l’anarchie avec toutes les perspectives qu’elle seule pouvait ouvrir pour lui, et contre lequel, dans ces journées de soulèvement, il est impossible de lutter sans un recours très décidé, peut-être même très inexorable, à la force militaire. Notre monarchie constitutionnelle avait eu à soutenir plus d’une fois des attaques bien plus formidables que celle sous laquelle elle venait de succomber ; mais alors elle avait livré le combat, tandis qu’un concours fatal de circonstances avait, durant ces derniers jours, paralysé la résistance la plus légitime et la plus nécessaire. Sans doute, le suffrage électoral était restreint, mais le nombre des personnes en France qui pouvaient, avec un profit réel pour le pays et surtout pour les libertés publiques, participer à la direction des affaires était-il quant alors beaucoup plus considérable ? Un avenir prochain résoudrait la question. S’il résultait des derniers changemens une ère nouvelle de satisfaction générale, de libertés plus largement développées, d’apaisement des passions subversives, alors le roi Louis-Philippe et les hommes si éminens qui l’avaient servi et soutenu jusqu’à la fin demeureraient convaincus devant l’histoire d’avoir fort imparfaitement compris les grands intérêts de leur pays. Si au contraire les concessions les plus illimitées à la clameur populaire n’amenaient que des agitations incessantes, des conflits civils infiniment plus sanglans, avec les souffrances et la misère qu’ils engendrent toujours, pour n’aboutir enfin qu’à l’acclamation d’un régime despotique, alors l’équitable postérité reconnaîtrait les torts impardonnables de ceux qui ont déchaîné contre la monarchie constitutionnelle les fureurs populaires avec un si lamentable succès. Je m’aperçus que ces considérations ébranlaient sensiblement sir Robert Peel sans toutefois le convertir entièrement. En me quittant, il résuma son impression dans ces mémorables paroles, qui révèlent la préoccupation dominante de ses dernières années : « Je vois que le roi et M. Guizot se sont trouvés dans une position, sous beaucoup de rapports, analogue à la mienne. Ils avaient à rompre ouvertement avec leurs amis politiques les plus dévoués ou à braver les risques d’une terrible révolution. Le parti que j’ai pris a été bien douloureux ; mais je crois qu’il a été le meilleur. »

La sympathie profonde que m’avait témoignée sir Robert Peel pour notre famille royale ne devait point se borner à des protestations empressées. Le bruit s’étant répandu, sur ces entrefaites, qu’échappés avec peine à la tourmente et à la spoliation révolutionnaires, les illustres proscrits se trouvaient momentanément privés de ressources, je reçus de lui la lettre suivante. Bien qu’elle fût, à son origine, essentiellement confidentielle, je ne crains plus, après tant d’années, d’évoquer cette preuve d’une bien généreuse sollicitude[4].


(Traduction.) « Drayton Manor, Fazeley, le 20 avril 1848.
(Très particulière.)

« Mon cher comte de Jarnac, j’ai eu mardi dernier une conversation avec lord Aberdeen, après mon retour de Claremont, dans le courant de laquelle il a fait allusion à certaines circonstances qui ont confirmé mes appréhensions antérieures qu’en conséquence de la spoliation infâme dont les propriétés royales en France ont été l’objet, le roi et la reine des Français souffrent des privations auxquelles il est extrêmement douloureux de songer. Je n’aurais pu croire d’après aucune autorité ordinaire à quelques détails que lord Aberdeen a mentionnés par rapport à la reine, et comment elle a dû se défaire d’une portion du peu d’objets dont elle conserve encore la possession.

« Pour le soulagement de mes propres sentimens, qui ont été profondément atteints, je vous écris en ce moment. Aucun être humain ne sait ou ne saura jamais que je me suis adressé à vous. Je vous conjure de me permettre d’envoyer chez votre banquier, pour être placée à votre crédit, la somme de 1,000 livres sterling (25,000 francs).

« Vous pourrez chercher quelque moyen selon lequel elle pourra être consacrée à l’objet convenu sans exciter le moindre soupçon de la part du roi ou de la reine. Ne faites jamais dorénavant aucune allusion à ce sujet avec moi, et vous pouvez compter sur un silence absolu de ma part, aujourd’hui et pour toujours.

« Croyez-moi, mon cher comte de Jarnac, très fidèlement à vous,

« ROBERT PEEL. » Quelques mois plus tard, plusieurs membres de la famille royale et la plupart des habitans du château de Claremont furent atteints d’une sorte de maladie de langueur accompagnée d’assez douloureuses souffrances. L’habile médecin qui fut appelé alors et qui depuis a partagé leur exil, le docteur Henri Gueneau de Mussy, constata enfin que l’eau potable s’était viciée dans les tuyaux de plomb qui l’apportaient et la distribuaient dans le château. La cause du mal ainsi reconnue, un changement de résidence était naturellement indiqué. Informé de ces circonstances, sir Robert Peel m’adressa sur-le-champ la lettre suivante :


« (Traduction.) — Drayton Manor, Fazeley, le 29 octobre 1848.

« Mon cher comte de Jarnac, quand lady Peel et moi nous étions au château de Windsor, nous avons appris, avec beaucoup de regret, que le roi et la reine des Français et quelques membres de leur famille ont été sérieusement indisposés.

« Il est possible qu’un changement d’air et de lieu puisse contribuer à leur prompt rétablissement, et nous serions particulièrement flattés si leurs majestés condescendaient à faire l’essai de ce remède à Drayton Manor, Ici, l’isolement est absolu. La distance de Londres est parcourue en quatre heures. Nous aurions des logemens pleinement suffisans à offrir aux princes, aux princesses, à tous ceux enfin qui résident à Claremont, et nous serions ravis outre mesure de l’honneur de les recevoir.

« Un seul wagon (celui dont notre reine se sert quelquefois) conduirait le cortège royal tout entier de la station de Euston-Square à Tamworth, qui est à deux milles seulement du château. J’arrangerai tous les détails du voyage avec la plus grande facilité.

« Tout se passerait absolument comme à Claremont, sauf la seule différence à laquelle j’ai fait allusion plus haut, le changement d’air et de résidence. Nous sommes récemment revenus ici, et toute époque qui serait indiquée pour la visite nous conviendrait absolument.

« Je place, mon cher comte de Jarnac, l’affaire entre vos mains.

« S’il y avait de ma part de la présomption à soumettre une requête pareille à leurs majestés, si elle entraînait une déviation quelconque aux usages qui auraient été observés dans des circonstances plus prospères, vous demeurez pleinement libre de ne faire à leurs majestés aucune mention de cette lettre. S’il en est autrement, je me flatte que vous consacrerez votre influence à nous procurer l’honneur et la véritable joie de recevoir dans notre demeure leurs majestés et toute leur famille réunie à Claremont.

« Croyez-moi, mon cher comte de Jarnac, toujours très fidèlement à vous,

«ROBERT PEEL. » Je pourrais multiplier ces témoignages du dévoûment affectueux que manifestait sir Robert Peel pour nos illustres exilés. Le roi Louis-Philippe voulut y répondre en rendant un jour visite à l’ancien ministre dans son château de Drayton Manor. Les toasts échangés alors s’inspirèrent de l’affection réciproque qui animait plus que jamais ces deux célèbres personnages dans leur commune infortune politique. « Sire, dit sir Robert Peel, nous vous avons dû la paix du monde. Chef d’une nation justement susceptible, justement fière de sa gloire militaire, vous avez su atteindre ce grand but de la paix sans jamais sacrifier aucun intérêt de la France, sans jamais laisser porter aucune atteinte à son honneur, dont vous étiez plus jaloux que personne. C’est surtout aux hommes qui ont siégé dans les conseils de la couronne britannique qu’il appartient de le proclamer. »

Mais ce n’était point à l’égard de notre famille royale seulement que sir Robert Peel tenait à faire preuve de ses fidèles sentimens. Il voulut recevoir aussi M. Guizot à Drayton Manor, et il me pressa de faire partie de la sympathique réunion qu’il conviait à cette occasion. Longtemps très habile tireur, sir Robert Peel avait beaucoup plus de goût pour la chasse et pour les plaisirs de la campagne que pour les autres amusemens de la vie; mais, sérieux en toutes choses, il s’occupait surtout du côté sérieux de l’agriculture, notamment du drainage, et comptait parmi les agronomes les plus entreprenans. Sa belle et somptueuse demeure, ornée, comme je l’ai déjà indiqué, des chefs-d’œuvre de l’école flamande et anglaise, servait de rendez-vous à des esprits d’élite de toutes les professions. Sa charmante compagne, qu’il a toujours tendrement appréciée, faisait les honneurs avec la plus touchante bienveillance et, ainsi secondé, ainsi entouré de ses nombreux enfans, sir Robert Peel présentait un des types les plus accomplis de la vie domestique et patriarcale de l’Angleterre. Rien de plus saisissant que de voir, durant quelques jours, les deux célèbres hommes d’état en relations constantes, quelquefois même en conflit amical. Je me souviens surtout d’une discussion qui s’éleva un soir entre eux sur la propriété littéraire et sur la législation la plus propre à la régler et à la défendre. Le grand écrivain se prononçait hautement pour les droits et pour les prérogatives de ses confrères, le lecteur assidu pour les intérêts du public, — et, bien que, pour être parfaitement compris, M. Guizot dut parler en anglais, sa discussion n’en était ni moins lucide, ni moins concluante. J’ai rappelé les témoignages nombreux de sollicitude et de sympathie personnelle que nous donnait ainsi sir Robert Peel. Jusqu’ici toutefois il n’avait point pris la parole en public pour proclamer ces sentimens et pour combattre la tendance trop ouvertement manifestée par lord Palmerston à encourager dans toute l’Europe les entreprises et les progrès du parti révolutionnaire. M. Guizot m’en exprimait parfois son étonnement. Je l’engageai à s’en ouvrir lui-même et sans réserve avec celui qui, en dépit des derniers déchiremens, restait toujours le chef accrédité de la politique conservatrice de l’Angleterre au dehors. Une longue promenade que nous fîmes ensemble fournit l’occasion désirée. Je crus devoir me retirer un peu quand l’entretien commença, mais il me semble que je vois encore le geste impérieux de M. Guizot, développant sa pensée avec la véhémence de ses convictions, et l’attitude de pensif recueillement familière à son interlocuteur. Plus tard, M. Guizot me dit qu’au fond il avait prêché un converti et que sir Robert Peel chercherait une circonstance propice pour saisir le parlement de l’ensemble de la question, sur laquelle il partageait complètement nos vues et nos regrets.

Cette occasion, sir Robert Peel dut l’attendre quelque temps encore. Le parti conservateur s’était reformé, en dehors de lui, sous la direction de lord Derby dans la chambre des lords, de M. Disraeli dans la chambre des communes, et la réconciliation prévue, annoncée, d’abord par les plus sagaces et les mieux informés, devenait de plus en plus désespérée. D’autre part, les chefs whigs ne montraient aucun empressement à ouvrir leurs rangs devant un aussi formidable auxiliaire, qui restait ainsi singulièrement isolé entre les deux grandes phalanges traditionnelles. Je demeure convaincu toutefois que la conversation à laquelle je viens de faire allusion a été l’origine et le point de départ du magnifique discours sur la politique étrangère de l’Angleterre, prononcé la veille même de sa mort par l’éminent orateur et dont nous avons rappelé, dans une récente étude, les traits principaux. En quittant Drayton Manor, nous laissions sir Robert Peel dans tout l’éclat de sa florissante santé, dans toute la plénitude de ses facultés transcendantes. Qui nous eût dit alors que nous ne devions jamais le revoir! Dix-huit mois plus tard en effet, au lendemain même d’un de ses plus éclatans triomphes oratoires, le grand patriote fut subitement enlevé, comme on le sait, à la confiance et à l’affection de son pays, par une chute de cheval dans le parc de Saint-James. D’innombrables hommages furent prodigués à sa mémoire, mais tous durent provenir du pays lui-même. En proposant à la chambre des communes qu’un monument lui fût élevé dans la cathédrale de Westminster, lord John Russell exprima le regret qu’éprouvait la souveraine de ne pouvoir décerner aucune des récompenses héréditaires que la couronne britannique confère ordinairement à de semblables serviteurs, mais le testament de sir Robert Peel contenait la formelle injonction suivante : « J’espère et je désire sincèrement qu’aucun membre de ma famille ne recherche ou n’accepte, si on les lui offre, aucun titre, distinction ou récompense à raison des services que je puis avoir rendus dans le parlement ou dans le gouvernement. Si mes fils acquièrent par leurs propres efforts des titres à des distinctions honorifiques, ils recevront probablement, s’ils le désirent, les récompenses dues à leurs mérites propres et personnels ; mais c’est mon vœu formel qu’aucun titre, aucune marque d’honneur, ne soient recherchés ou acceptés pour cause de grandes charges occupées ou d’actes accomplis par moi. »


Nous avons essayé, en rappelant et en coordonnant ces souvenirs, de faire revivre quelque peu un des hommes les plus remarquables de notre temps, tel qu’il nous est apparu dans des circonstances assez critiques et assez diverses. Nous ne chercherons point à énumérer ici les qualités et les vertus politiques qui l’ont principalement distingué; elles sont surabondamment connues, et des juges plus autorisés que nous se sont appliqués à les caractériser et à les mettre en relief. Comme financier, comme administrateur essentiellement pratique, comme économiste politique, comme zélé défenseur des institutions fondamentales de son pays, comme leur réformateur judicieux et intrépide, comme orateur accompli, comme serviteur infatigable et désintéressé de la patrie, sir Robert Peel ne rencontre pas beaucoup d’émulés, même dans la glorieuse série des hommes d’état de la Grande-Bretagne; mais ni ces titres, quelque incontestables qu’ils soient, ni les nobles exemples qu’il a légués dans la vie publique et dans la vie privée, ne suffiraient seuls pour expliquer le respect particulier voué par l’Angleterre à sa mémoire. Elle ne l’aurait point élevé ainsi au-dessus de tant d’illustres compétiteurs, si elle n’avait point reconnu chez lui ce qu’un de nos grands orateurs a si justement appelé la partie divine de l’art de gouverner. Comment ce rare attribut s’est-il particulièrement manifesté chez sir Robert Peel? Et si, avant de le rechercher, nous nous demandions quelles sont les qualités primordiales que les nations sont en droit de réclamer chez les hommes qui président à leurs destinées, nous arriverions promptement à reconnaître que cette exigence subit naturellement la loi des circonstances dans lesquelles ces nations se trouvent accidentellement placées. — La guerre civile, la guerre religieuse, la guerre étrangère, ont durant longtemps déchiré et dévasté la patrie. Qui pansera tant de plaies? qui nous rendra la concorde, l’unité, l’existence nationale? qui rétablira les finances détruites, l’armée anéantie? Sully paraît; sous l’égide de celui que M. Guizot appelle si justement le plus grand roi que l’Europe ait connu, l’habile financier, l’administrateur infatigable, l’homme de guerre consommé fait renaître partout l’ordre, l’abondance, les forces effectives du pays, et à la France de la ligue succède la France du grand dessein. Ailleurs, un pays prospère et paisible est consterné par les progrès d’une révolution voisine. L’immense explosion menace de tout incendier, de tout engloutir autour d’elle. Des armées innombrables, créées, affolées par le souffle démocratique, brisent les vieilles frontières et répandent partout l’effroi de leurs exploits comme l’exaltation de leur propagande. Et pourtant les anciennes institutions ont leur raison d’être; les peuples voisins ont droit à leur indépendance et demeurent les arbitres légitimes de leurs propres destinées. Qui se mesurera contre le fléau déchaîné ? qui défendra la cause de la royauté nationale, de la liberté sagement réglée, des vieilles et tutélaires croyances? M. Pitt se lève. A sa voix, la nation perplexe et ébranlée se rallie autour du trône et répond au défi de l’extérieur par un défi non moins hautain, non moins résolu. L’Europe a reconnu son champion, la vieille civilisation son vengeur; mais il faut combattre, combattre durant vingt ans, sur terre, sur mer, dans toutes les parties du monde; il faut renouer sans relâche des alliances sans cesse brisées. Dans toutes les fortunes, au milieu des plus écrasans revers, les mâles accens du grand patriote répandent au loin la confiance indomptable qui l’anime. Un instant de défaillance, et tout serait perdu. Il succombe à la peine, mais sa voix, retentissant toujours dans le cœur de ses compatriotes, les conduira encore au triomphe final qu’il a prédit et assuré. À ces journées d’angoisses où l’intrépidité est la qualité dominante que réclament les peuples succéderont des jours paisibles et prospères. Affranchie de tout souci, de toute menace étrangère, comblée de prospérités et de jouissances, la patrie subira la redoutable épreuve de l’oisiveté. Qui mesurera les maux et les périls qu’elle porte dans son propre sein ? qui la défendra contre le plus redoutable de ses ennemis, — qui la protégera contre elle-même? On rapporte que M. Pitt, causant un jour avec M. Burke au plus fort de notre tourmente révolutionnaire, s’écria : « Pour nous, je ne crains rien. L’Angleterre tiendra jusqu’au jour du jugement. — C’est le jour sans jugement que je redoute, » répliqua le profond penseur. Quelle parole et quel avertissement ! Que deviendront, dans cette journée néfaste où le jugement public s’éteint dans la fureur populaire, les institutions sur lesquelles la science et la sagacité politiques se sont épuisées? Quand les chefs-d’œuvre de Raphaël attiseront la flamme qui consume les chefs-d’œuvre de l’architecture nationale, quelle grâce trouveront auprès de la populace en délire la grande charte, la déclaration des droits et les trésors accumulés de la jurisprudence parlementaire? Qui saura éloigner, conjurer peut-être cette journée d’horreur et de perdition, le jour sans jugement, quand le cri éternel du vieux Manlius, numerate quanti estis et quot sunt, retentira encore une fois dans les cœurs et quand des millions d’hommes s’étonneront d’avoir si longtemps subi la loi de quelques centaines de leurs semblables? Ici l’intrépidité extrême du pilote constituerait le plus grand des périls, et la prévoyance trop inquiète du danger, reprochée par ses adversaires à sir Robert Peel, devient la qualité de salut. — Henri IV disait qu’à la guerre il ne fallait songer qu’à la défaite avant le combat, qu’à la victoire durant la rencontre. En est-il autrement dans la politique intime des peuples? C’est avant les premiers indices de la lutte qu’il importe d’en mesurer et d’en conjurer les périls : le combat survenu, il ne restera plus qu’à combattre. Telle était la devise secrète de sir Robert Peel. Ni les séductions des biens de ce monde dont il était comblé, ni l’ardeur des luttes parlementaires, ni les soucis écrasans du gouvernement, ni le spectacle du repos et de la prospérité publiques, jamais mieux assurés que sous ses auspices, ne suffisaient pour détourner ses regards du problème permanent et du danger suprême, — les souffrances des classes déshéritées. L’enfant gâté de la fortune n’avait point de préoccupation plus persistante que l’infortune du grand nombre de ses semblables. Comment la soulager? comment y remédier? comment enlever tout grief, tout prétexte possible à leur révolte contre leur destinée? comment maintenir, développer encore cette intime union et cette confiance réciproque des diverses classes qui font le salut et la puissance de l’Angleterre? La même pensée se retrouve dans tous les actes politiques de sir Robert Peel : elle inspirait toutes ses combinaisons économiques et financières; elle reparaissait dans tous ses entretiens confidentiels ; elle alimentait visiblement ses profondes méditations, soit durant ses longues veillées parlementaires, soit dans sa sombre bibliothèque de Londres, soit dans ses promenades solennelles à Drayton Manor. C’est à elle que, dans la force de l’âge, il a volontairement sacrifié la plus éclatante carrière. Longtemps l’Angleterre l’admirera sans tout à fait le comprendre; mais peu à peu la lumière se fera. A travers toutes les injustices de l’esprit de parti, le cœur du pays répondra au cœur du plus prévoyant, du plus dévoué de ses enfans, et, sur un piédestal à peine moins élevé, la statue de Peel s’élèvera auprès de la statue de Pitt.


Cte DE JARNAC.

  1. Voyez l’étude de M. Guizot sur Robert Peel dans la Revue du 15 mai 1856.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet 1861.
  3. Rien dans nos mœurs ne saurait donner une idée du dévoûment dont l’Angleterre entoure ses principaux hommes d’état. Chez elle, l’ostracisme est inconnu. Quelles que soient les violences de l’esprit de parti et la sévérité des jugemens du public sur tel acte ou sur telle conduite, ces animadversions passagères influent rarement sur les classes populaires, qui s’habituent à distinguer les illustrations politiques dont elles sont justement fières par des sobriquets affectueux. Tantôt c’est le nom de baptême, tantôt c’est le nom de famille qui est diminué ou corrompu. Ainsi d’une part William Pitt est devenu Billy, lord John Russell Johnny, sir Robert Peel Bobby ou Bob; — d’autre part, lord Palmerston Pam, M. Disraeli Dizzy, et, une fois popularisées, ces désignations sont d’un usage universel.
  4. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que, dans les premiers jours qui suivirent la catastrophe, j’avais reçu de lord Palmerston une proposition correspondante dans les mêmes circonstances et pour une somme équivalente. Je trouve dans mes papiers la lettre suivante, faisant allusion à cette offre, qui est d’autant plus honorable pour sa mémoire qu’il n’a jamais professé, soit pour la France, soit pour notre famille royale, les sentimens qui animaient si profondément sir Robert Peel et lord Aberdeen.
    (Traduction.) « Foreign office, le 2 mars 1848.
    « Mon cher Jarnac, veuillez vous rappeler que l’offre faite par moi hier est une affaire strictement confidentielle et qui doit rester entièrement entre vous et moi. Quand vous me direz que ce que j’ai proposé sera utile, ce sera fait.
    « Sincèrement à vous, « Palmerston. »
    Je n’ai point à le dire, je n’eus à me prévaloir ni de l’une ni de l’autre de ces propositions, tout en exprimant ma vive appréciation du sentiment qui les avait inspirées.