Six Semaines dans l’île d’Amorgos
L’île d’Amorgos, si je dois croire les récits pompeux d’un diplomate grec, rencontré dans un bal d’Athènes, est renommée pour la beauté de ses femmes. Ce n’est pas pour cette raison que j’y suis allé. Des motifs plus austères m’y ont conduit : j’ai entrepris de me fixer pendant quelques semaines dans la patrie de Simonide, afin de voir si dans son sol où Ross, Reinach, Dubois, Radet, ont déjà retrouvé des vestiges précieux, elle ne recèle pas quelques statues archaïques et quelques inscriptions « de la bonne époque. » Je ne vous exposerai pas, en détail, les résultats de mes fouilles, qui me donnèrent surtout beaucoup de tribulations ; elles me mirent en guerre ouverte avec les habitans du pays, qui voulaient me vendre très cher le droit de labourer leurs champs et m’obligèrent même à réclamer le secours d’un juge de paix fort partial, devant lequel, malgré une plaidoirie en grec moderne, je perdis naturellement mon procès. Mais si je n’ai pas découvert une Vénus d’Amorgos, qui est encore à naître et que la législation des Grecs empêchera, d’ailleurs, d’entrer au Louvre, j’ai pu voir de près des mœurs locales, vivre pendant six semaines loin du monde civilisé et, sans prononcer un mot de ma langue natale, regarder, sans penser à rien, la couleur changeante des îles et de la mer, et rêver, parfois, que j’étais pirate, lorsque les vieux patrons de caïques venaient me crier aux oreilles, du haut de leur tête, en s’accompagnant sur la lyre à trois cordes, leurs chansons féroces et mélancoliques.
Un matin de février, après de nombreuses tournées dans les magasins de la rue d’Hermès, Kharalambos, de Mitylène, qui est, par profession, écuyer, domestique et admirateur des archéologues en voyage, monta dans ma chambre, botté de jaune, la poitrine sanglée par les courroies de nombreuses sacoches, et me dit de ce ton bref, impérieux et respectueux qui lui est familier : « Seigneur, tout est prêt. » Quelques minutes après, le vieux Logothète, intendant de l’École d’Athènes, nous ouvrait la grille, et nous roulions, sur la route poudreuse du Pirée, au trot de deux chevaux efflanqués, dans un vieux landau démoli, où mes malles et mon dênéké[1] dansaient éperdûment.
Bien qu’Amorgos ne soit pas très loin du Pirée, la traversée n’est ni courte ni simple. Il faut d’abord se rendre à Syra par les Messageries pour y joindre le bateau grec qui fait le service des îles. J’eus la bonne fortune de rencontrer à Syra le Seignelay, qui était mouillé en rade. La vue du pavillon tricolore me ravit d’aise, et je ne résistai pas au désir de me rendre à bord, même avant de toucher terre. Je fus accueilli, au carré, par de chaudes poignées de main, obligé, par les instances les plus aimables, de rester à dîner et invité, séance tenante, à voir, avec les officiers, une grande représentation au Théâtre municipal.
On joue Carmen. Tout Syra s’est donné rendez-vous dans la salle, où l’on étouffe, pour admirer un ténor gascon et pour prendre une leçon de français. Les loges sont égayées par des toilettes claires, encombrées par des beautés un peu épaisses, et constellées par de fort beaux yeux noirs. Car il y a une « société » à Syra. D’abord, les consuls des puissances ; des jeunes gens qui commencent leur carrière et des vieillards en disgrâce qui la finissent. Les premiers, lorsqu’ils sont célibataires, prennent souvent le paquebot de Smyrne, et, s’ils sont mariés, donnent, par désœuvrement, à la nation qu’ils représentent, de nombreux enfans qu’ils confient aux femmes de Tinos, les plus belles nourrices de l’Archipel et peut-être du monde entier. Les seconds se font des malices les uns aux autres et s’efforcent, entre deux parties de whist, de compliquer la question d’Orient. Quand je suis passé là-bas, la France était représentée par un des hommes les plus aimables, les plus éclairés et les plus fermes que j’aie vus dans les postes consulaires du Levant. Ceux qui ont quelque souci de la dignité extérieure de notre pays doivent souhaiter que nos intérêts soient confiés, partout, à des représentans aussi actifs que M. Carteron : il a quitté Syra pour se conformer aux exigences de sa carrière ; mais il a laissé en Orient des résultats acquis, des souvenirs vivaces, et des amis qui souhaitent son retour.
Le corps consulaire entretient avec les fonctionnaires grecs des relations cordiales, et dont la durée varie d’après les changemens ministériels. Il y a un nomarque[2] tricoupiste et un nomarque delyanniste. Ils alternent à intervalles à peu près égaux. Quand l’un a fini, l’autre prend sa place, amenant avec lui tout son personnel depuis le capitaine du port jusqu’aux derniers scribes du bureau des douanes. Et il en sera ainsi tant que la Grèce jouira des bienfaits du régime constitutionnel. M. le maire, qui s’intitule « démarque d’Hermopolis, » est un peu plus sûr du lendemain ; étant l’élu du suffrage universel, il dure à peu près l’espace d’une législature et règne assez paisiblement sur des armateurs très riches et des bateliers très pauvres. Il n’est pas rare, à Syra, de rencontrer, dans le même café, des millionnaires et des gens qui n’ont pas 10 lepta dans leur poche : les uns comme les autres dînent de quelques olives, d’un morceau de fromage, d’un verre d’eau claire, d’un narghilé et d’un article de journal , et ceux-ci parlent de ceux-là sans envie.
— Il a eu de la chance, me disait Yorghi, décrotteur de son métier, en me montrant, sur la place, un homme important qui passait, coiffé d’un panama, vêtu d’un paletot de coutil et protégé contre le soleil par une ombrelle blanche doublée de vert ; il a vendu beaucoup de choses (πολλὰ πράγματα) en Russie et à Marseille. — Et je voyais dans les yeux malins du rusé compère qu’il se jugeait très capable d’en faire autant et que peut-être il ne désespérait pas de laisser un jour sa boîte, ses brosses et son cirage pour un négoce plus compliqué.
La ville de Syra, vue du large, présente l’aspect de deux grands cônes placés l’un à côté de l’autre et couverts, depuis la base jusqu’au sommet, d’une multitude de maisons blanches, à toits plats. A part les platanes, récemment plantés sur la grande place, je ne crois pas qu’il y ait, dans toute l’étendue de l’île, dix arbres en tout. Dès qu’on quitte les faubourgs, il faut grimper, en plein soleil, par des chemins embrasés, dans la poussière blanche, le long des côtes brûlées où serpentent de petits murs en pierres sèches qui semblent un luxe inutile ; car on ne voit pas quelles récoltes ils pourraient enclore, et ils ont l’air de défendre contre le passant, non sans ironie, des semis de cailloux. Les rues, dans la partie basse et moyenne de la ville, sont régulières et assez propres. Le quai de débarquement est bordé par ces grandes bâtisses banales et symétriques qui sont le décor habituel de tous les ports nouveaux ou renouvelés : la douane, la santé, les agences des compagnies de navigation. Il n’y a point de bazar à Syra, les Grecs ayant chassé de chez eux, dès le lendemain de leur émancipation, tout ce qui leur rappelle la turquerie. En revanche, les boutiques sont nombreuses aux environs de la marine : on y voit, pendus à des cordes, à côté des barils de saumure et de poissons secs, ces mouchoirs rouges à carreaux que les fabriques de Manchester distribuent libéralement au monde entier, et ces paletots « à l’instar de Paris, » dont les tailleurs juifs de Vienne affublent les Palikares. Quelques grappes de gilets écarlates, soutachés de ganses noires, prouvent que les vieillards des îles lointaines s’obstinent encore à repousser les élégances d’Europe. En effet, je contemple avec délices, comme les derniers figurans d’une féerie qui va s’éteindre, de vieux loups de mer, que Canaris reconnaîtrait pour ses frères et qui se promènent avec la calotte rouge à gland bleu et les larges braies bouffantes. Devant les cafés, des fumeurs sommeillent, les yeux mi-clos. Dans un carrefour, un militaire, entouré d’un cercle d’auditeurs attentifs, lit tout haut d’un ton solennel, en ponctuant tous ses mots, un journal d’Athènes. En Grèce, tout groupe d’oisifs est une assemblée délibérante et toute borne peut devenir une tribune. Les Grecs ont aimé de tout temps la politique de la rue, les discussions passionnées, en plein vent, sur la guerre et la paix, sur les mérites respectifs des citoyens qui sont au pouvoir et de ceux qui ambitionnent d’y être. Si vous montez encore le long des rues en escalier jusqu’au dernier étage de la ville haute, vous retrouvez, dans des maisons basses et misérables, la Grèce d’autrefois, celle qui associe des mots turcs avec des locutions homériques, la race tenace qui a patiemment attendu, pendant des siècles, autour de son église, le retour de la liberté. Dans les rues étroites et sales, des chiens se chauffent au soleil et grognent, le poil hérissé, lorsqu’on les dérange. De petits ânes, couleur de sable, passent allègrement, les oreilles ballantes, trottinent adroitement sur les pierres, s’arrangent comme ils peuvent pour faire circuler entre les murs leurs doubles paniers chargés d’oranges et de légumes et prennent un petit galop fort impertinent lorsque l’aiguillon de l’ânier leur agace un peu trop la croupe. Les marchands de fait promènent de porte en porte leurs pots de fer-blanc et crient : Γάλα καλό ! Γάλα καλό ! (Bon lait ! bon lait !) Des cochons se vautrent dans des cours et cherchent à manger dans les détritus du ruisseau. On retrouve ici la pauvre bourgade qui a végété longtemps sur l’antique acropole d’Hermopolis. Maintenant, elle a secoué sa torpeur et débordé hors de ses étroites limites. Depuis qu’on peut s’installer au bord de la mer sans craindre les razzias des pirates, elle a descendu la colline pour attendre au passage les vaisseaux et les caïques, qui ne lui font plus peur et qui, au contraire, débarquent des richesses imprévues sur son sol ingrat. Justement, elle se trouve sur la grand’route des navires ; elle n’a pas eu de peine à devenir le premier port des Cyclades ; son rêve est d’être un des entrepôts les plus fréquentés du Levant. On se sent ici en présence d’une jeunesse pleine de sève et de promesses. L’élan vers le progrès, la loi dans l’avenir sont visibles. Si l’on compare cette résurrection rapide au délabrement des villes turques, on se dit que, seul, ce peuple, alerte et patient, est capable de rendre à l’Orient un peu de ressort et d’espoir.
Je faisais ces réflexions tandis que le canot-major du Seîgnelay se frayait une route parmi les petites barques de pêche, et me portait à bord du Panhellénion, minuscule vapeur grec, en partance pour Amorgos. Au moment où nous appareillons, un vaisseau de guerre de la marine hellénique entre en rade. C’est un petit aviso à trois-mâts, de forme élégante et légère. Il décrit une courbe gracieuse et mouille devant la douane. Au-delà, Tinos découpe sur le ciel pâle les dentelures de son profil allongé, et, très loin, dans le miroitement de l’étendue bleue, deux formes indécises : Mycono, Délos...
Le Panhellénion met toute une journée pour aller de Syra à Amorgos. Il est vrai qu’il fait escale à Paros et à Naxos, et si, par hasard, le capitaine descend à terre, la durée du voyage est proportionnée au nombre de petits verres de raki que ses amis lui offrent pour lui souhaiter la bienvenue. C’est d’ailleurs un brave homme et un agréable compagnon que le capitaine Kostis. Chemin faisant, accoudé sur le garde-fou de sa passerelle, il me raconte la biographie de son bateau. Il paraît que le Panhellénion est un monument historique : « Il a fait la guerre ! me dit Kostis ; il a fait la guerre en Crète ! » Cela veut dire simplement qu’en 1867 il a porté aux Crétois quelques barils de poudre et quelques fusils. Mais il s’acquittait de cette mission à merveille. Il passait, à toute vapeur, à la barbe du capitan-pacha, qui l’avait, dit-on, surnommé le Diable. Un jour, une frégate turque lui donna la chasse ; le Panhellènion n’eut pas de peine à gagner de vitesse, et se mit à l’abri dans une crique. Alors la frégate imita les lions qui attendent patiemment, au pied d’un palmier, que leur ennemi se décide à descendre : elle stoppa au large. Que firent alors les rusés marins du Panhellènion ? Ils s’avisèrent d’un stratagème qu’Ulysse lui-même n’aurait pas inventé. Ils employèrent la nuit à peindre en blanc leur bateau qui était noir ; et, ainsi déguisés, ils passèrent, à toucher, le long des sabords des Turcs, qu’ils eurent l’ironie de saluer.
Le capitaine Kostis me faisait ces récits avec des yeux arrondis par l’admiration, et Kharalambos, taciturne et grave, me les confirmait, de temps en temps, d’un signe de tête sentencieux.
Quels bons momens j’ai passés sur cette passerelle, dans le bruit des vagues retentissantes, où des dauphins s’ébattaient et où le Panhellènion sautait comme un chevreau ! Kostis me confia ses opinions politiques. Il était pour le gouvernement ; mais il avait peu d’affection pour le roi George, il préférait le roi Othon : καλὸς ἄνθρωπος ὁ Ὀθών, disait-il, en faisant claquer sa langue contre ses dents. J’ai entendu souvent les Grecs prononcer, d’un air attendri, l’oraison funèbre d’Othon le Bavarois. Notez qu’ils l’ont mis à la porte, sans cérémonie, en 1862 ; mais ils sont un peu comme nous sur ce point : ils réservent souvent leurs plus vives sympathies pour ceux qui ne peuvent plus en sentir les effets. J’aurais su, par le menu, toutes les affaires privées du capitaine Kostis, si le bateau n’avait fini par entrer, au milieu d’une nuit noire, dans une anse où veillait un feu rouge, et au fond de laquelle j’apercevais quelques lumières au pied d’une montagne sombre : c’était Katapola, le port, ou, comme on dit là-bas, l’échelle d’Amorgos.
Le meilleur repas que j’aie fait dans cette île est assurément celui qui me fut servi, ce soir-là, dans des plats de terre, veinés de bleu, par dame Irène et son mari, le cafedgi lannakis. Son omelette lourde et son poulet maigre me firent oublier le beefsteak à l’huile que j’avais mangé sur le Panhellénion, en rade de Paros, entouré de gens qui étaient enveloppés dans des couvertures et qui avaient le mal de mer. Je ne prévoyais pas de quelle maigre chère ce festin devait être suivi, et je fis connaissance, de fort bonne humeur, autour de cette table hospitalière, avec les deux personnages officiels dont le gouvernement grec m’imposait, pour toute la durée de mes fouilles, la conversation et la surveillance : M. Panayotis, éphore des antiquités, et son subordonné Stratakis, épistate des mêmes antiquités. S’il est vrai que les mêmes peines, supportées en commun, créent entre les hommes une amitié indissoluble, je devrais être l’ami le plus intime de l’éphore Panayotis. Car nous avons dormi côte à côte, dans une soupente fort étroite, sur des coussins peu moelleux, au bruit de la vague qui battait, avec un léger chuchotement et un rythme berceur, le mur de notre maison ; et, plus tard, nous avons aménagé, pour nos seigneuries, deux chambres contiguës chez la kyria Callirhoé, dont les lits, un peu durs, étaient assez propres, et, — ce qui me séduisit — tout à fait exempts d’insectes. Pauvre kyria ! Il me semble que je la vois, assise au seuil de sa porte, et je crois entendre encore sa voix chevrotante, où chantait la mélopée un peu balbutiante de l’Archipel. Elle était très vieille, toute ridée, toute cassée, et sortait rarement de sa chambre, dont les murs, blanchis à la chaux, étaient couverts d’images du haut en bas, et tapissés par un nombre si considérable de portraits de rois et de reines, qu’on aurait pu se croire dans un musée des souverains. Son mari avait été, au temps du roi Othon, officier de gendarmerie. Elle touchait, à ce titre, une petite pension. « Nous sommes une bonne famille (καλή οἰκογενεία), » me disait la bonne femme, afin de me décider, par une recommandation tout à fait efficace, à embaucher son fils Marcos comme terrassier. Elle achevait de vivre, heureuse d’être dans son pays et d’appartenir à l’aristocratie de l’île. Sa fille aînée était mariée au cafedgi. Sa seconde fille était encore libre (ἐλεύθερα), comme on dit là-bas, et tenait le ménage : c’était une personne sèche, discrète et réservée à qui l’éphore lançait, de temps en temps, mais en vain, des œillades furtives.
Le soir, après une journée passée au soleil à espérer de grandes découvertes, j’allais souvent causer bourgeoisement chez ma propriétaire. J’y apprenais la chronique locale, les mariages prochains et les divorces récens, tous les menus commérages du pays. Peu à peu je devenais amorgiote ; je commençais à prendre l’accent, le ton et les passions de mes hôtes. Je me surprenais à haïr, sans savoir pourquoi, des bakals[3] qui ne m’avaient rien fait. La maison de la kyria Callirhoé était le rendez-vous d’une société parfois nombreuse. On y voyait, presque tous les jours, Chrysoula Prasinou, dont la fille, la douce Plitô, avait des yeux noirs, un visage de madone, et justifiait la réputation de beauté des filles d’Amorgos. Chrysoula, tout en faisant tourner son fuseau, causait beaucoup, avec un plaisir visible et une abondance inépuisable. Cette femme illettrée parlait une jolie langue, toute fleurie d’expressions anciennes, et parfumée d’antiquité. Dans ce coin retiré de l’archipel, la langue et la race se sont conservées plus pures que sur le continent. Le vocabulaire est resté presque entièrement grec. L’afflux des expressions barbares, apportées par les Romains, les Vénitiens, les Turcs, n’en a pas déformé la grâce première. Pendant que sa mère bavardait dans un style voisin de celui de Théophraste, Plitô, les yeux baissés, gardait un silence et une réserve de vierge sage. Un fichu d’étoffe blanche et souple encadrait son visage, joli et grave, et emprisonnait, comme en un voile de religieuse, la lourde chevelure, depuis le haut du front jusqu’au bout des grandes tresses tombantes. La tête penchée, à la façon de la Panaghia des saintes images, elle tricotait, pour les jours de fête, des gants de soie jaune, car les filles d’Amorgos sont raffinées et coquettes comme des dames. Lorsqu’on fait la cueillette des figues, elles mettent des gants de laine pour préserver leurs mains contre les égratignures et le hâle ; l’été, elles abritent, sous de grands chapeaux de paille, la délicatesse de leur teint ; elles ont même recours à d’innocens artifices pour en exagérer un peu la blancheur, et pour aviver, au-dessus de la splendeur des yeux, le trait net des longs sourcils. Rien n’est plus charmant que de les voir passer, le dimanche, assises sur des mulets et des ânes dont les harnais rustiques contrastent fort avec leurs grâces mièvres : on dirait des déesses dépaysées. On se demande d’où vient l’instinct secret qui a donné à ces paysannes ce goût enfantin de parure et d’élégance ; leurs maîtres et seigneurs paraissent tout à fait dégagés d’un pareil souci, et Dieu sait aux mains de quels rustres sont maintenant mes petites amies de là-bas : Plitô la silencieuse ; Nanniô qui, tous les matins, à sa fenêtre, frottait d’eau claire ses bras nus ; Filiô, dont le fin profil faisait songer à un page florentin.
L’Athénien Panayotis, étant civilisé et diplômé de plusieurs universités d’Allemagne, était peu sensible à ces beautés un peu farouches. Il réservait son admiration pour une voisine, dont les charmes opulens et les élégances européennes excitaient son admiration. Il y avait sur notre toit, à la mode orientale, une terrasse de terre battue où j’aimais à me promener, pendant des heures, pour regarder le village, dont les maisons semblaient descendre joyeusement vers la mer ; le soir, lorsque le soleil embrasait d’or le ciel et l’eau, autour de la silhouette violette de Naxos, il était doux de laisser errer sa vue sur la rade, unie et luisante comme une glace, et sur les collines, que les rayons obliques envermeillaient de pourpre, de rose et de lilas. L’éphore venait parfois me tenir compagnie ; mais il tournait le dos, sans cérémonie, aux portes enflammées du couchant, et, armé d’une jumelle, il regardait obstinément les fenêtres de la majestueuse Calliope Iannakopoulou. J’essayai de lui démontrer que notre dignité et notre prestige risquaient d’être compromis par ses allures conquérantes : j’y perdis tout mon grec. La vue de Calliope le ravissait. Cette personne, qui relevait ses cheveux sur sa nuque d’une façon laborieusement parisienne, qui faisait venir de Syra des gravures de modes, et qui emprisonnait, dans un corsage tendu à craquer, ses charmes débordans, répondait, en tous points, aux idées que l’éphore s’était faites sur les belles manières et la distinction. Il m’avoua un jour qu’il cherchait, aux alentours du village, un champ où il pût, sans être vu, donner rendez-vous à la dame de ses pensées. En attendant, il prenait son mal en patience en buvant, avec le père de la belle, beaucoup de verres de raki.
Nous allions flâner très souvent avec le kyrios Iannakopoulos, sur la grève, le long de la mer dont le clapotis chuchotait doucement, ou bien, quand il faisait mauvais temps, au petit café qui se trouvait au bord de l’eau. On rencontrait là tous les oisifs du village, ce qui faisait une assez nombreuse compagnie. Le kyrios Iannakopoulos, qui portait le titre d’astynome[4], était long, maigre, beau parleur et généralement de bonne composition, malgré quelques accès de susceptibilité rageuse. Il était criblé d’innocentes plaisanteries par Kharalambos, par le médecin du lieu et par l’excellent Antonaki, lequel exerçait à Amorgos, avec une sereine philosophie, les fonctions de liménarque. Je traduirais volontiers ce mot par « capitaine du port ; » mais ce titre pompeux donnerait au port de Katapola et à la personne de mon ami Antonaki une importance et une majesté à laquelle ni l’un ni l’autre n’ont jamais prétendu. Le liménarque était spécialement chargé de surveiller, autour des côtes abruptes de son district, les voiliers qui essayaient d’introduire en Grèce des marchandises de contrebande ; le gouvernement l’avait également prié de rédiger, de temps en temps, des rapports sur le mouvement commercial de l’île. Mais il allait rarement dans son bureau, où le portrait du roi George et l’écusson national se morfondaient dans un perpétuel tête-à-tête. Quant aux statistiques, il n’avait qu’une médiocre confiance dans leur efficacité, et il se disait, avec raison, qu’il était inutile d’aligner tant de chiffres pour démontrer que le commerce d’Amorgos était dans l’enfance, et pour humilier, sans motif, l’amour-propre très excitable de ses administrés. Les contrebandiers l’occupaient davantage ; mais quel homme sensé pourrait lui faire un reproche d’avoir été, parfois, plein de mansuétude pour des gens sans méchanceté, qui apportaient en abondance, dans une solitude dénuée de tout, du tabac, du bon cognac fabriqué en Asie-Mineure, des clous, du chanvre, et mille autres objets, qui sont nécessaires à la vie humaine ? Brave Antonaki ! à mesure que je le connaissais davantage et que notre amitié grandissait, je me disais que la régie administrative est une invention morose des nations déjà vieilles, et qu’il est vain de vouloir infliger cette ennuyeuse sujétion à ce peuple adolescent, qui ne prendra jamais au sérieux ses préfets et ses procureurs-généraux. Je dois aussi quelques souvenirs au scolarque[5], quoiqu’il ne fût pas de mes amis, et qu’il ait excité contre moi, sans motif, simplement parce que j’étais étranger, l’animosité de quelques autochthones. J’ai vérifié que, par tous pays, les maîtres d’école ont la même suffisance, entretenue par l’habituelle domination sur un troupeau d’écoliers épeurés. Celui d’Amorgos était phraseur, poseur, plein de lui-même, furieusement jaloux d’établir sa supériorité. Un jour qu’il avait bu plusieurs gourdes de vin blanc, il vint à moi, et me dit : « Vous croyez peut-être, parce que je suis ivre, que je suis un barbare. Détrompez-vous. Je suis Hellène ! » Puis, il offensa Kharalambos, en le traitant d’illettré (ἀγράμματος), ce qui est la plus grave injure, et, d’ailleurs la moins justifiée, qu’on puisse lui faire. Mais aussitôt, il me défia de lui donner une définition exacte de la vérité. Il fit, sur ce point, des questions insidieuses aux gens qui étaient là, et réfuta victorieusement leurs réponses. Je cessai, à ce moment, de le trouver insupportable, car ce prudhomme subtil m’a aidé à comprendre Socrate et Gorgias.
Tels étaient nos propos et nos plaisirs dans le café d’Iannakis. Quelquefois des pêcheurs d’éponges, venus de Kalymnos, abordaient à Katapola. Dans leurs plongeons sous les roches, ils trouvaient souvent des homards, qu’ils me vendaient à des prix raisonnables. C’était l’occasion d’un triomphe pour l’épistate Stratakis, qui avait servi chez un riche banquier d’Athènes, et qui faisait très bien la sauce mayonnaise.
Les talens de Stratakis furent, un jour, mis à contribution par un jeune étudiant de l’université d’Athènes, dont les parens habitaient Adana en Cilicie, qui était venu s’établir sur le rocher d’Amorgos, pour se mettre au vert, et à qui je fus uni, dès les premiers temps de mon séjour dans l’île, par le besoin que nous éprouvions, à certains momens, de nous distraire l’un l’autre. Andréas Artémis, que l’on appelait familièrement Andricos, était un garçon fort intelligent et fort aimable, dont l’abondante hospitalité me faisait penser aux Grecs d’Asie-Mineure, si différens, sur ce point, de leurs compatriotes d’Athènes. Il entreprit de donner en mon honneur un grand festin. Nous traversâmes, en barque, la rade de Katapola ; la table était servie avec un luxe tout à fait inouï dans l’île d’Amorgos. Un calligraphe local avait écrit, en caractères grecs, sur du papier blanc, les noms des personnages invités. Le vin doré de Santorin étincelait, dans des carafes, avec des clartés de topaze. Deux énormes poissons, qui semblaient habillés d’une cotte de mailles d’argent, furent d’abord dévorés en silence. Mais bientôt on se mit à chanter. L’astynome faisait les soli ; l’éphore chevrotait, du nez, un accompagnement faux ; Stratakis, Kharalambos, Andricos et le liménarque reprenaient en chœur, à tue-tête, en frappant sur la table, du plat de leur main, le refrain, dont la musique traînante et indolente célébrait toujours « la bien-aimée qui est semblable à une petite perdrix. » Très tard dans la nuit, nous cheminions encore, précédés d’un falot, sur la grève déserte. La mer, assoupie, faisait, dans la nuit bleue, un petit bruit d’eau tranquille ; le ciel étincelait d’étoiles et allumait des levers d’astres dans les claires profondeurs du golfe. L’astynome, attendri par le silence des choses, faisait des tirades sentimentales sur la brièveté des joies humaines, et montrait, d’un geste large, les brillantes constellations, d’où semblait descendre l’influence bachique du divin Dionysos.
Je préférais encore à ces relations si cordiales avec les grands personnages de Katapola, de longues heures de causerie avec des laboureurs ou des gens de mer. La plupart des habitans d’Amorgos disputent aux rochers quelques arpens d’orge ou de vignes. Souvent ils vendent leurs terres pour acheter un caïque. Leurs embarcations se balancent sur leurs ancres, dans la rade, à quelque distance de la berge, qui est encombrée de cailloux. Là-bas, de toutes les choses la plus mobile et la plus changeante, c’est la mer. Elle est la vie et la joie de ces pauvres villages qui accrochent aux montagnes leurs petits bouquets de maisons blanches, parmi des citronniers clairsemés. C’est un événement, quand des caïques chargés arrivent des îles voisines, apportant des sacs de farine, des tonnes de poissons salés, et des nouvelles fraîches. Il en vient de Symi, de Syra, d’Hydra. Les matelots débarquent, joyeux, s’attablent dans un cabaret, chantent et dansent. Les rouleurs de mer sont bien les mêmes, par tous pays. Les patrons des côtes brumeuses de Honfleur ou de Dunkerque reconnaîtraient des cousins un peu loquaces, dans l’équipage des fins voiliers qui glissent, toutes voiles éployées, comme de grands oiseaux, sur ces mers souriantes. C’est la même insouciance, le même flegme dégagé, le même mépris, sans ostentation, du danger de demain, et le même oubli du danger d’hier. J’avoue que, parmi les gens de là-bas, ceux que j’aimais le mieux, c’étaient les vieux maîtres pensifs, qui portent encore le haut tarbouch, et qui fument leur cigarette, d’un air tranquille, assis à l’arrière, près du gouvernail. Aux temps héroïques de la Grèce, ils auraient pu devenir amiraux comme Canaris. Ce n’était pas leur faute si le malheur des temps les obligeait à charger des oranges en Crète et à les transporter un peu partout. Il y en avait un que j’aimais particulièrement : c’était le capitan Marco. Quelle figure de brave homme, douce et résignée ! Il ne ressemblait pas à ses confrères, un peu hâbleurs comme le sont presque tous les Grecs. Oh ! le bon sourire, un peu triste, comme de quelqu’un qui a beaucoup souffert, qui a couru beaucoup de risques et qui en courra encore, qui sera peut-être happé quelque jour par la lame, et qui le sait. Capitan Marco possédait une petite viole (lyra). Il jouait des airs d’une tristesse et d’une fantaisie étranges, des cantilènes, venues on ne sait d’où, et que ses amis d’Astypalæa, de Cos et de Boudroun lui avaient apprises pendant les escales. Il partageait son temps entre sa lyre, qu’il enfermait soigneusement dans un sac de toile, quand il avait fini de jouer, et sa goélette, sa gouletta, qu’il lavait et radoubait sans cesse. La pauvre embarcation, presque aussi vieille que son maître, avait reçu bien des bourrasques et bien des paquets de mer ; ses planches, malgré le goudron, commençaient à crier et à se disjoindre. N’importe, la goélette du capitan Marco, quand elle ouvrait ses ailes, filait joliment sur la vague. Elle a jeté ses ancres dans pas mal de ports, depuis Macri jusqu’à Messine. Elle a visité à peu près tous les coins des Cyclades. Elle sait distinguer les mouillages peu sûrs des criques bien abritées, et, si vous voulez bien voir ces îles charmantes, jetées çà et là comme un semis de grandes pierres précieuses, je vous souhaite d’errer, dans l’Archipel, sur la goélette du capitan Marco.
Malheureusement, la vapeur a dispersé les flottilles de caïques qui se croisaient, il y a vingt ans, sur la mer Egée. Il ne faut pas trop s’en plaindre. Le pittoresque y a perdu, mais la sécurité publique y a gagné. Les paquebots sont difficiles à prendre, et les pirates ont renoncé à leur métier, qui décidément devenait pénible et infructueux. Il paraît qu’Amorgos eut à souffrir, autrefois, de plusieurs incursions à main armée. Les mauvaises langues disent que les brigands qui pillèrent les indigènes ne faisaient que leur rendre la pareille, sans beaucoup d’usure. En tout cas, les complaintes que les Amorgiotes me chantaient après boire ne parlaient pas de leurs propres exploits, et se lamentaient complaisamment sur ceux des autres. Ces élégies sont jolies et naïves. Voici quelques couplets que chantent encore les vieilles femmes et qui bientôt seront oubliés :
« Oiseaux, ne gazouillez pas ; arbres, ne fleurissez pas ; pleurez grandement le malheur d’Amorgos. On n’aurait jamais pu croire qu’un jour elle serait foulée par les pieds des Maniotes, et que ces chiens sans loi viendraient la ravager. Ils allèrent à Santorin, et y prirent un bateau à voiles, et les malheureux Amorgiotes n’en furent pas informés. Et, au milieu de la nuit, ils vinrent et débarquèrent. Ils prirent les vêtemens des habitans et les dépouillèrent de tout ; et ceux-ci, qui n’avaient point été avertis, ne pouvaient rien comprendre. Toutefois, au bout de quelque temps, lorsque les gens de l’île entendirent les coups de fusil, ils commencèrent à courir. Au diacre Nicétas les voleurs prirent ses innombrables ducats de Venise. Ils prirent tout ce qu’il y avait dans sa chambre, et ne lui laissèrent rien, pas même ses armes. Le fils de Refentarios était parti pour la récolte du coton ; ils allèrent dans sa maison et y établirent leur demeure. Ils lui prirent ses vêtemens, ses bijoux, ses miroirs et beaucoup d’autres choses qui lui appartenaient. Et ils coururent chez le pappas Nicolas, pour le surprendre, et ils avaient l’idée de le tuer. Ils lui prirent ses vêtemens, toutes ses affaires. Ensuite, ils se mirent à chercher le trésor de l’île. Ils finirent par le trouver dans une petite cassette. Le capitaine fut pris de joie et se mit à rire. Ils allèrent chez le diacre et frappèrent à sa porte. Celui-ci, pris de peur, lui demanda ce qu’ils voulaient : — Allons, pappas, ouvre, pour que nous entrions dans ta chambre ; et dépêche-toi, si tu tiens à ta santé. — Là aussi, ils prirent tout ce qu’ils trouvèrent, et, de toutes les tabatières du pappas, ils lui laissèrent seulement une seule. Trois d’entre eux coururent chez le pappas Manolis ; mais celui-ci, tout de suite, les prit dans son jardin, il les désarma et les jeta par terre... Markis, lorsqu’il apprit la nouvelle, ouvrit sa porte, et courut dans la montagne avec ses enfans. Il laissa sa maison ouverte. Personne de ses amis ne courut le rejoindre. Un des Maniotes, un petit, avec un grand nez, tua Dimitri le noir... Justement ce jour-là, trois barques pleines d’hommes avaient levé leurs ancres pour pécher. C’est le diable, vraiment, qui leur avait conseillé de s’en aller... »
Amorgos n’a plus à craindre de pareilles surprises, et il n’y a plus de raison pour que le bourg principal de l’île se réfugie, selon la coutume antique, dans les terres, loin du port, à l’abri des coups de main. Pourtant, par un reste d’habitude, c’est le bourg de Khora (le pays), à quelques kilomètres du Katapola, qui est considéré comme le chef-lieu du dème d’Amorgos. Nous y allions presque tous les dimanches, par un sentier pierreux, où le pied des mulets bronchait et butait comme sur un escalier. Le désœuvrement, et aussi des devoirs sociaux m’obligeaient à cette ascension : Khora était la résidence du démarque, du télégraphiste, de l’εἰρηνοδίκης (juge de paix), et d’un énomotarque de gendarmerie. M. Vlavianos, démarque, était un homme excellent et éclairé, infiniment supérieur à ses administrés, supérieur même à beaucoup de maires que j’ai connus ailleurs qu’en Grèce. Mais il était véritablement martyrisé par ses fonctions. La plus petite difficulté lui semblait une affaire d’État, et la moindre réclamation d’un citoyen de l’île lui paraissait l’indice d’une cabale savamment organisée et dirigée contre son pouvoir. J’allais souvent le voir dans sa maison de Khora ; il avait passé de longues années à Athènes, et aussi en Valachie, où il avait exercé des fonctions consulaires. Et, quand sa nièce Marigô m’avait offert, sur un plateau d’argent, un verre d’eau claire et des confitures, il me racontait sa vie passée, et me disait, en me montrant les victoires napoléoniennes accrochées au mur dans de vieux cadres, combien il aimait la France, et combien il regrettait de ne point la connaître. Je dois à M. Vlavianos les meilleurs momens que j’aie passés dans l’île d’Amorgos. Quand je pense que ma présence a parfois troublé, bien malgré moi, sa quiétude ; que la bienveillance avec laquelle il a secondé mes efforts et aidé mes fouilles lui a été vivement reprochée, et que les fortes têtes de l’île l’ont accusé d’être philoxène (ami des étrangers), il se joint à ma reconnaissance un peu de remords. M. Vlavianos aurait été le seul homme instruit de l’île, s’il n’avait pas eu pour voisin M. Johannidis, dont la redingote noire, le chapeau de forme haute et surannée, et les façons de vieil instituteur, faisaient un singulier effet, dans la sauvagerie des landes et des maquis, au milieu des pentes sèches, arides, peuplées de pierres et de maigres touffes de lentisques. Johannidis a été, autrefois, un des membres les plus actifs du Syllogue littéraire de Constantinople. Le recueil périodique, publié par cette société, contient de nombreux articles qu’il a écrits au temps de sa verte jeunesse, et qu’il montre aux visiteurs avec une satisfaction non déguisée. Ce sont des dissertations sur des points d’archéologie byzantine ; le bonhomme lit très aisément les vieux grimoires qui sont écrits en lettres grêles et en ligatures compliquées sur les parchemins, les vitraux, les chandeliers et les iconostases du bas-empire. Il a été longtemps scolarque d’Amorgos ; d’innombrables générations ont passé sous sa férule ; mais, malgré les efforts de cet instituteur archéologue, les insulaires aiment les vieilles pierres moins pour les déchiffrer que pour les vendre. Maintenant Johannidis a quitté son école ; il mène très tranquillement, dans une maison proprement meublée, avec deux ou trois nièces empressées et gazouillantes, une existence retirée de vieux savant. Il ne se permet qu’un luxe : les livres ; il en a de fort beaux et de très bien choisis. Ce n’est pas sans plaisir que l’on retrouve, dans ces solitudes, les Monumens de l’Association française pour l’encouragement des études grecques, les publications de Rayet, d’Homolle, de Collignon, et un certain nombre d’autres livres que les caïques n’ont pas l’habitude de transporter. Johannidis s’est voué à l’étude d’Amorgos. Il connaît son île par cœur. Renseignemens historiques, chansons populaires, dictons et proverbes locaux, idiotismes du patois indigène, il a tout enseveli dans ses notes. Rien ne serait plus amusant que de feuilleter une mémoire aussi bien approvisionnée. Mais il me semble qu’il ouvre assez malaisément les trésors de son érudition. Il est avare de confidences, et j’ai rarement vu d’antiquaire plus ombrageux. J’ai appris qu’il préparait un grand ouvrage sur Amorgos : six tomes étaient prêts pour l’imprimerie. Six tomes, c’est beaucoup pour quelques kilomètres carrés ; mais les Grecs ont une puissance de compilation capable de tous les tours de force. Johannidis s’informait, avec une curiosité passionnée, du résultat de mes fouilles ; il venait presque tous les jours, armé d’un crayon et d’un carnet, me demander, avec des précautions infinies, la permission de copier les inscriptions que j’avais trouvées sur l’acropole d’Arcésiné et sur la colline où avait vécu la colonie crétoise de Minoa. Je n’osai pas, bien que Kharalambos me désapprouvât formellement, lui refuser une volupté si ardemment désirée. Malgré tout, je soupçonnais que l’arrivée d’un Franc dans l’île, en même temps qu’elle flattait son patriotisme, effarouchait un peu sa jalousie d’auteur. J’étais un intrus pour ce savant de province. Je démêlais ce sentiment, au milieu des efforts qu’il faisait pour m’accueillir avec une politesse empressée et cordiale ; il aurait voulu, tout à la fois, dissimuler un peu, à mes yeux indiscrets, les antiquités de l’île, et me montrer qu’il les connaissait bien.
Il se dédommageait en me faisant visiter, du haut en bas, un monastère qui se trouve au nord-est de l’île. Comme il pensait que l’histoire byzantine m’était tout à fait indifférente, il croyait pouvoir me faire, sans danger, des conférences sur ce sujet ; et j’en sais assez long sur le monastiri d’Amorgos. Cette maison de moines existait déjà en 1572. Le voyageur Porcacchi, dans son livre sur les îles les plus illustres du monde (Isole più famose del mundo), en fait cette courte mention : e al mare un monasterio di caloieri. La petite abbaye de la Panaghia Khozoviotissa mérite mieux que cette phrase brève et dédaigneuse. Voici par quel miracle elle fut fondée. Au temps où des hérétiques impies brisaient les saintes images, une pauvre femme de Kossovo cacha trois images et les jeta dans la mer pour les préserver contre la fureur des iconoclastes. L’une d’elles fut portée par les flots jusqu’au mont Athos ; une autre vint échouer aux bords escarpés d’Amorgos ; elle fut recueillie par de pieux ermites qui, un matin, la trouvèrent dans les rochers. Il leur sembla que ce prodige était une manifestation évidente de la volonté divine, et ils jugèrent que la Panaghia exprimait le désir que l’on bâtît un monastère en cet endroit. L’empereur Alexis Comnène se trouvait alors à Patmos, en compagnie de saint Gérasimos. Il fut informé de cette trouvaille miraculeuse. L’empereur consulta le saint homme, et, sur son avis, il décida, par une bulle d’or, que les abbayes de Patmos et d’Amorgos seraient sœurs, que l’higoumène d’Amorgos serait pris parmi les moines de Patmos, et que l’higoumène de Patmos serait pris parmi les moines d’Amorgos. Cette bonne entente dura quelques années. Mais, un jour, les pères de Patmos, se rendant à l’île voisine, faillirent se noyer en route ; à partir de ce jour, ils ne voulurent plus y aller, et, comme ils étaient les plus nombreux et les plus forts, ils forcèrent les pères d’Amorgos à venir chez eux, en apportant la bulle impériale et tous leurs trésors. Le monastère de la Panaghia de Kossovo resta désert, jusqu’au jour où deux religieux, dont l’un était de Crète et l’autre de Kalymnos, vinrent s’y établir et le restaurer. On pouvait voir, autrefois, sur une grosse pierre, les noms de ces deux moines et le portrait de l’empereur ; mais un rocher est tombé sur la pierre et l’a fait rouler jusqu’au fond de la mer.
On monte au monastère, à travers des éboulis de cailloux, parmi des bouquets de thym et une véritable fête de coquelicots écarlates, le long d’un sentier de chèvre, étroit et sans ombre, qui rampe, comme une mince corniche, sur les pentes rougeâtres. D’un côté, c’est la haute paroi des rochers, perpendiculaire, comme taillée au couteau ; de l’autre, les ravins, où d’énormes blocs se sont arrêtés à mi-côte, descendent en pente raide jusqu’à la mer. On est presque au bout de l’île : Amorgos allonge sur l’eau bleue sa pointe extrême, un cap couleur d’améthyste, dentelé d’arêtes coupantes, colossal et capricieux, joli à voir dans cette lumière diffuse qui nuance, par places, de tons plus foncés, la robe de violet tendre qu’elle semble poser délicatement sur les flancs pelés de la stérile montagne. Au mois de mars, lorsque de légères traînées de nuages blancs courent encore, en minces flocons de laine étirée, sur l’azur très fin du ciel, ce paysage est vermeil, heureux, d’une douceur tiède et printanière. La terre n’est pas encore brûlée par ces étés torrides qui font taire les oiseaux, accablent les moutons, lourdement pâmés dans des coins d’ombre, aveuglent les yeux des hommes et jaunissent, entre les pierres, les herbes séchées et mortes. La mer n’a pas cette splendeur dure des journées accablantes, ce bleu profond, sombre, dont l’éclat inerte ne reflète rien. Mais le calme miroir où se réfléchissent les rochers fauves est d’un bleu apaisé, lumineux et gai. Près de la rive, les cailloux mettent des reflets de bijoux dans la transparence limpide de l’eau rayonnante, parmi les moires vertes qui ont, de loin, des clartés d’émeraudes. D’imperceptibles rides plissent la grande nappe d’azur où des voiles lointaines font trembler des traînées de blancheur. Très loin, par-delà les îlots bordés d’une frange d’écume, sur la ligne extrême où se confondent le ciel et la mer, on distingue vaguement des silhouettes bleuâtres : Cos, Astypalæa, Anaphi, toute petite et pointue… On voudrait partir vers ces îles souriantes, se laisser porter par le vent frais, au murmure rythmé des vagues, n’importe où dans ce pays clair, coloré d’azur, de violet et d’or…
Deux pierres, placées de chaque côté du chemin, et, entre les deux, une croix de bois. C’est l’entrée de la terre sainte, l’endroit où l’on doit s’agenouiller : τὸ προσκύνημα τοῦ μοναστηρίου. Ici, tout bon chrétien devrait se découvrir, faire une dizaine de signes de croix et réciter quelques prières… Puis, à un brusque détour, dans une crevasse de la montagne, le monastère apparaît. C’est une petite maison, sèche et fauve, perchée là-haut comme un nid d’éperviers. Tournefort, qui vivait en un temps où l’on aimait peu les images pittoresques, dit qu’elle est plaquée aux rochers « comme une armoire. » Les moines ne peuvent même pas dire qu’ils dorment entre quatre murs, car la façade et les murs latéraux, étayés par des contreforts, s’accotent tout simplement à la montagne qui sert de mur de fond ; et quelques-unes des cellules aménagées dans les fente ? des roches sont vraisemblablement d’anciens terriers, un peu agrandis. Au seuil de la cour nous sommes reçus par un grand capuchon noir, d’où sort une longue barbe blanche et au fond duquel brillent deux petits yeux, aiguisés par l’ascétisme ou par la malice : on ne sait au juste. C’est le père Macarios, un des ermites les plus inquiétans que l’on puisse voir. Je le connaissais pour l’avoir rencontré souvent, par les sentiers, où il cheminait sans cesse, tout seul avec son bâton. Le père Macarios a presque cent ans ; on ne sait pas très nettement à quelle besogne il a pu employer sa longue vie, et je crois bien que, si l’on pouvait obtenir de lui une confession générale, on ferait, avec sa biographie, une « vie orientale, » encore plus aventureuse que celle du Vangheli de M. de Vogüé. Tout ce que je puis dire, c’est que Macarios a été matelot et même capitaine de caïque et qu’il a eu beaucoup d’aventures de mer. Sa mémoire est parsemée de mots turcs, français, anglais, recueillis comme des coquillages sur des plages lointaines. Il a passé plusieurs années en Égypte et se trouvait à Alexandrie lorsque l’impératrice Eugénie vint visiter les travaux de l’isthme de Suez. Il sait le russe et il aperçoit vaguement dans son passé, je ne sais pourquoi, la Martinique et le Mexique. Dieu sait ce qu’a pu faire, en ces nombreuses péripéties, l’homme mystérieux qui se cache sous la robe et le nom du père Macarios et qui est venu s’échouer, comme une barque démâtée, dans ce désert ignoré. Je ne serais pas étonné qu’il y eût dans sa conscience quelques souvenirs gênans ; maintenant le bonhomme est rassasié de toutes choses et revenu de bien des illusions ; et, dans les rares momens où il cause, il dit à l’exemple du roi Salomon avec le geste de jeter de la poussière au vent : Ματαιότης ματαιοτήτων, vanité des vanités. Je crois que cette phrase est le seul passage des livres saints que Macarios connaisse ; il la répétera pour gagner le paradis, jusquà ce que ses péchés lui soient remis et que l’higoumène du couvent ouvre le ciel à son âme repentante et désabusée.
Macarios est moins un religieux qu’un pénitent. Voici les moines. Le père cuisinier, épais, sale et pataud avec un bon sourire. — Le père conseiller, Dionysios, auquel on hésite à donner le nom de père, tant ses allures sont dégagées et juvéniles : un gaillard barbu, vigoureux, brun, vêtu d’une longue robe noire et coiffé d’une toque comme en ont en France les juges et les professeurs. Ses longs cheveux, tordus, sont rentrés dans sa toque. Son visage est intelligent, décidé, volontaire. Dionysios semble un esprit ouvert, libéral, capable de tolérance : il est de Santorin, parle sans amertume des paroisses catholiques de l’île et me confie qu’il a de nombreux amis parmi les prêtres latins. — Le supérieur, ou comme on dit en Grèce, le saint higoumène, ὁ ἅγιος ἡγούμενος, figure prudente et rusée de moine byzantin. Fort majestueux avec sa pelisse de fourrures et sa ceinture bleue, le vénérable Gennadios tend gravement, aux baisers des fidèles, sa main maigre et fine. On me dit qu’il ne ressemble en rien à son prédécesseur, un mauvais plaisant dont les relations avec l’institutrice, une belle fille de Santorin, ont fait beaucoup de bruit dans le pays. Celui-ci a d’autres idées en tête ; on dit qu’il est ambitieux et que les honneurs épiscopaux le tentent. Et je lui ai fait plaisir lorsque je lui ai dit, à table, en levant mon verre : ἅγιε ἡγούμενε, εἰς ἀνώτερα ! Ce qui peut se traduire ainsi : « Saint higoumène, je bois à votre avancement ! »
La chapelle du couvent est très étroite et fort pauvre. Les enluminures de l’iconostase sont défraîchies et ternes. Seul, le lustre d’argent étincelle. Mais de la petite terrasse qui est devant l’église, et où pend la corde des cloches, la vue s’étend très loin, sur la mer et les îles. La falaise tailladée tombe à pic dans l’eau. Au temps des pirates, ce couvent était tout à la fois un observatoire et une forteresse. Aucune voile, d’allure équivoque, ne pouvait apparaître sans être signalée par les moines, embusqués dans leur échauguette, derrière leurs créneaux en queue d’aronde. Les brigands ne pouvaient espérer de mettre la main sur les chandeliers dorés et les vieux missels : les moines étaient armés, et de chacune des meurtrières sortait la gueule d’une carabine.
Maintenant, les moines de la Panaghia Khozoviotissa, n’ayant plus rien à surveiller, profitent de leur loisir pour se livrer, sans remords, à d’innocentes flâneries. Je crois que l’administration de leurs biens ne leur donne pas grand’peine, malgré les fermes et les bénéfices, pompeusement énumérés dans une bulle d’or « du fidèle roi et empereur des Romains Michel-Doucas-Ange-Comnène Paléologue. » Quand ils ont fait labourer leurs champs et rentré leurs récoltes, ils sont à peu près libres de tout souci.
Ils ont une bibliothèque et ils y tiennent beaucoup, depuis que Johannidis en a fait le catalogue et leur a dit qu’elle contenait des manuscrits. Je suis resté avec l’ancien scolarque à remuer cette poussière, et à m’écorcher les doigts aux fermoirs, rouilles et rétifs comme les serrures qu’on n’ouvre jamais. Toutes ces paperasses gisaient pêle-mêle dans de vieux coffres rongés par les mites, et j’ai pu vérifier que les cénobites d’Amorgos entraient rarement dans leur « librairie, » où ils auraient pu lire cependant, en de belles calligraphies sur parchemin, le livre d’Éphraïm le Syrien, le martyrologe d’Ananios l’Apôtre, les discours ascétiques de l’abbé Jean et de saint Théodore, les homélies de Maxime, évêque de Cythère, et le catéchisme de Théodore le Confesseur.
Mes occupations archéologiques me donnaient une haute importance aux yeux des habitans de l’île, saisis, comme tous les Grecs, de respect et d’étonnement à la vue des Francs qui viennent des rivages de leur lointaine patrie pour chercher passionnément, dans la terre, des inscriptions et des statues qu’ils ne vendent point. Ma présence flattait leur patriotisme, et je me rappelle l’entrée solennelle que je fis à Katapola un beau soir, après une bonne journée de fouilles. Mes ouvriers descendaient la montagne, portant triomphalement sur leurs épaules des têtes et des torses, encore souillés par la terre où ils avaient dormi longtemps ; et Kharalambos, tout joyeux, avait lié sur un âne, qui pliait un peu sous le poids des reliques, un décret des Samiens et une dédicace en l’honneur d’Athéna Itonia.
Tous les matins, sauf les dimanches et les jours de fête, je partais avec douze ou quinze terrassiers en calottes rouges et culottes bouffantes, que j’avais embauchés assez aisément et à bon compte. Je fus obligé d’évincer de nombreux candidats et j’ai eu pour ouvrier un diacre qui, sa soutane retroussée, piochait allègrement. Nous prenions notre repas de midi les uns à côté des autres, assis dans l’herbe ou sur de petits murs. Tandis que ces braves gens se contentaient d’un bout de fromage, d’un morceau de pain noir, et d’un peu d’eau fraîche, je partageais avec l’éphore, Kharalambos et Stratakis, des herbes bouillies, du riz et de monotones poissons, ce qui devait paraître aux insulaires un luxe asiatique. Au coup de sifflet de Kharalambos, les pioches et les pelles recommençaient à fouiller le sol, avec précaution, de peur de casser le nez à quelque dieu. C’étaient des cris de joie quand nous trouvions un pan de mur, un tombeau, une plaque de terre cuite ou un fragment de marbre. Ceux qui n’ont vu l’antiquité que du fond de leur cabinet et à travers leur bibliothèque ne peuvent comprendre le ravissement que j’éprouvai lorsque je fis, dans ce sol sacré, ma première découverte. C’était une tête de femme ; et, par miracle, aucune cassure n’avait altéré la netteté du profil. Elle avait de la terre dans les yeux et dans la bouche ; nous l’arrosions d’eau claire ; peu à peu elle revenait à elle ; sa blancheur et sa beauté souriaient à la lumière du jour.
Pendant les longues heures où la tranchée ne donnait rien, je regardais, autour de moi, le creux des vallées et le relief des montagnes. Je crois qu’il n’y a pas, dans toute l’île, un seul coin où ma vue n’ait plongé, et où je n’aie laissé quelque chose de moi. Quels bons momens de contemplation joyeuse j’ai passés sur l’acropole de Minoa, sur l’acropole d’Arcésiné, sur l’emplacement de l’antique Egialé ! Quand j’y pense, il me semble qu’une claire vision illumine mon rêve intime. De Minoa, je voyais, par-delà de grands ravins, striés par les caprices des torrens, le bourg de Khora, éparpillé sur une cime, et tout pareil, tant il était blanc, à un écroulement de neiges. L’air était léger, le ciel fin ; une brise alerte et salubre nous caressait le visage, apportant de subtils parfums de menthe, mêlés aux senteurs du large. Une lumière fluide dessinait, en lignes précises, la nudité chaude des roches au-dessus d’un petit triangle de mer bleue. Ce paysage était net, limité, charmant. — Arcésiné avait quelque chose de plus abrupt et de plus sauvage : ce lieu, presque inaccessible, était bien choisi, pour une forteresse. Il fallait, pour monter à l’étroite plate-forme où une misérable chapelle a remplacé le temple antique, grimper le long des pierres âpres où le pied glisse et trébuche. Le pays, tout autour, était désert ; c’étaient de pauvres cabanes, de petites églises éparses dans les terres, des étendues jonchées de cailloux, et des champs de pâles asphodèles. Le village le plus proche était si loin, que Kharalambos préféra coucher dans un tombeau historique, dont on avait fait sortir des bœufs qui s’y étaient commodément installés. Mais, d’en haut, le spectacle est admirable, et je voudrais en avoir gardé, dans les yeux, les moindres détails. Il m’a donné l’exquise volupté d’oublier pour un temps les soucis moroses, l’occupation tyrannique, la servitude du métier, pour goûter, dans toute sa pureté, l’enchantement des couleurs et des formes. J’assistais aux premiers beaux jours, à l’éveil de la saison douce, à la joie des verdures nouvelles, toutes frissonnantes des prochaines ardeurs du printemps. Jamais je n’oublierai ces mers radieuses ; il est impossible de rendre, avec des mots, leur sérénité, leur superbe déploiement, leurs ondulations lumineuses, surtout l’âme vivante qui semblait cachée sous leur éternelle mobilité. Tout invitait à l’allégresse, à la fête des sens, à l’énergie libre. Et comme on comprend, dans ces éblouissans paradis, l’éclosion des mythes, l’éveil des songes, la naissance des corps divins dont la blancheur surgit dans l’écume blanche, et le chœur des tritons et des naïades qui s’ébattent dans les eaux attiédies, sous le vol égrené des colombes !
Je rentrais dans ma petite maison à l’heure où le déclin du soleil dorait, d’un dernier coup de lumière, la cime de la haute acropole. Dans certains hameaux, on ne voyait plus la mer ; l’horizon était fermé de tous les côtés, et souvent, pendant que Kharalambos et l’hôtesse préparaient quelques œufs durs, j’éprouvais une sensation étrange à me trouver si loin du pays, parmi ces gens dont les sentimens et les idées sont immobiles depuis des siècles. Dans le port, de vagues échos du bruit que fait la civilisation arrivaient avec le vent de mer. Mais, dans les vallées abritées, rien n’avait troublé la quiétude des hommes, et je ne savais plus au juste en quelle année de l’ère vulgaire était située ma vie. Des âmes simples et résignées habitaient ces cabanes de pierres sèches. Ces esprits limités ne connaissaient point nos troubles, nos incertitudes, nos suffisances ridicules ou nos vains efforts. Leur petite église, blanchie à la chaux, était leur refuge et leur consolation, l’habituel recours de leurs désirs cachés et de leurs secrètes rancœurs.
J’eus le regret d’inquiéter ces bonnes gens, et mes entreprises archéologiques faillirent causer une révolution dans l’île ; je ne rappellerais pas la série de mes aventures et de mes procès, si ces menus faits ne m’avaient pas aidé à comprendre la simplicité rusée et la rouerie naïve du caractère local.
Je me querellai d’abord avec une vieille, toute ridée, mais singulièrement chicanière pour son âge. Elle s’appelait Maroullia, et crut se rappeler, je ne sais comment, que la lande inculte où s’élevaient autrefois les temples de Minoa était son bien : il fallut donc traiter avec elle, et la première conférence eut lieu sur l’acropole même dont elle se disait propriétaire. Kharalambos, bouillant et impétueux, le pappas Prasinos, archimandrite du chef-lieu, homme résigné, conciliant et archéologue, m’assistaient. La bonne femme essaya d’abord de m’apitoyer sur sa misère ; elle parlait d’un ton dolent, et disait, avec un sourire aussi triste que possible :
— Βοτανίζω, νὰ φᾶμε τὸ βραζύ. Δεν ἔχομε λεφτό. Je ramasse de l’herbe pour que nous mangions le soir. Nous n’avons pas d’argent.
Elle exigeait, avant de traiter, que l’on fît venir son fils, qu’elle voulait consulter et qui exerçait, dans les faubourgs d’Athènes, je ne sais quelle profession. Il fallut télégraphier, et comme M. le télégraphiste, jeune homme fort élégant, natif d’Andros, était très répandu dans l’île, tout le monde, le lendemain, fut au courant de l’affaire. Huit jours après, on voyait aborder à l’échelle d’Amorgos un jeune garçon, d’allures dégagées, de mine assez impertinente, et tout fier de porter une casquette « européenne » achetée rue d’Hermès. L’entrevue de la mère et du fils fut peu touchante : elle lui demanda s’il apportait quelque chose pour la maison ; il répondit en tirant de sa poche une vieille orange, dont il mangea la moitié. Quelques jours après, elle vint me prier de lui donner de l’argent pour rapatrier ce garnement qui devenait insupportable. Je crus devoir y consentir, par diplomatie, et Kharalambos fut chargé de prendre un billet de dernière classe au prochain bateau, non sans avoir fait sentir à la bonne femme toute l’incohérence de ses actions.
Tout alla bien pendant quelque temps. Maroullia consentait à des conditions raisonnables et s’amusait à nous voir enlever avec soin toutes les ronces de son champ. Un jour, que nous voyions sortir de terre un escalier, qui n’a pas été pour moi ce que l’escalier de l’Acropole fut pour Beulé, la bonne femme exprima sa joie par des cris et déclara qu’elle viendrait laver, « avec du savon,» ces degrés de marbre. Mais bientôt, s’imaginant que son terrain contenait des trésors, elle éleva des prétentions extraordinaires. Elle voulait 100 drachmes, 1,000 drachmes, le plus de drachmes possible. Sans quoi, elle nous menaçait d’arrêter nos travaux. Les exhortations du pappas, les menaces de Kharalambos, les objections timides de l’éphore, les balbutiemens de l’épistate, qui manquait d’éloquence, l’énumération des sommes que j’avais données et des conventions qui avaient été conclues, tout cela se heurta vainement contre l’obstination de la vieille, que le pappas soupçonnait d’être conseillée par des κακοήθεις ἀνθρώποι, autrement dit, des hommes malintentionnés. Il était visible que la vieille attendait la venue d’un marchand d’antiquités d’Athènes, pour continuer les tranchées commencées par moi ; aussi je ne me fis aucun scrupule de passer outre à ses interdictions.
Alors une scène grave se passa. Un matin, le mont Saint-Élie découpait, plus nettement que jamais, dans l’air transparent, son triangle gris perle ; les sentiers luisaient ; j’étais assis entre deux pierres, occupé à jouir de ces douceurs tièdes, et à m’épanouir à l’aise dans une oisiveté ensoleillée. Quelques instans après, le sifflet de Kharalambos vibra, bref et aigu, et les pioches recommencèrent à retomber lourdement le long des fosses. Tout à coup, Maroullia, à qui ses conseillers ordinaires avaient sans doute monté la tête, arrive, jappant et gesticulant comme une chienne sauvage :
— Παύσετε κατὰ νόμον ! Παύσετε κατὰ νόμον ! Cessez, au nom de la loi ! Cessez, au nom de la loi !
Kharalambos, méprisant, ne répond même pas. L’épistate Stratakis monte sur une pierre et bégaie en phrases solennelles que c’est le gouvernement, le ministère qui a résolu de retourner son champ, qu’elle sera punie de sa complicité avec les brocanteurs « qui déterrent secrètement et vont vendre au loin les antiquités de la patrie ! »
Les ouvriers continuent à piocher avec une sournoise ironie. Maroullia s’en va comme une folle et dévale le long des flancs pierreux de la montagne avec une légèreté de chèvre... Trois ou quatre heures après, le pappas Prasinos, qui guettait l’horizon, signale sur le chemin de Khora un groupe animé qui descend les pentes avec précipitation. C’est encore Maroullia, accompagnée, cette fois, par l’énomotarque de la gendarmerie et par le grammateus (secrétaire) du juge de paix ; la fille de Maroullia et le chien blanc de M. le secrétaire suivent, tout essoufflés, le gros de la troupe. M. le secrétaire s’avança avec la majesté froide d’un homme qui a une mission à remplir. Son acolyte, l’énomotarque, semblait avoir, lui aussi, le sentiment de sa dignité. L’épistate fut encore obligé de répondre ; l’éphore, prévoyant une difficulté, avait été retenu dans sa chambre par un gros rhume. Cette fois, l’excellent Stratakis fut éloquent ; il ne dit presque rien, sinon qu’il avait sa consigne et qu’il l’exécuterait jusqu’au bout. Les réponses de Kharalambos furent moins paisibles. Il se prit de querelle avec le gendarme et le secrétaire. On échangea de gros mots. L’autorité judiciaire et la force armée devinrent plus calmes. Finalement, Maroullia fut à peu près traitable ; mais, toutes les fois qu’elle passait à Katapola, elle se lamentait sur les têtes de statues, sur « les rois » qu’on avait trouvés dans son champ et donnait à entendre qu’elle avait signé à l’étourdie, croyant fermement qu’on ne trouverait rien.
Je me consumais ainsi en contestations et en procédures. Un champ d’orge m’empêcha de déblayer un temple d’Apollon Pythien et si Zeus Téménitès n’a pas été révélé à la curiosité du monde savant, il faut s’en prendre à quelques hectares de maïs qui se trouvaient enclavés, par malheur, dans le domaine sacré du dieu. J’étais, d’ailleurs, mal soutenu par l’éphore. Kharalambos s’indignait tous les jours contre sa mollesse et l’appelait « une poule, » μία κόττα. Dans cette solitude, nos rapports s’aigrirent. Au début, nous étions fort bons amis ; il m’exprimait, en termes imagés, son opinion sur les filles de l’endroit, me racontait ses équipées d’étudiant dans les brasseries de Munich et de Dresde, et laissait rarement échapper une occasion de faire l’éloge de l’Allemagne : « Dans la Germanie, me disait-il, les chevaux sont intelligens. Une fois, dans un cirque, j’en ai vu un qui comptait jusqu’à dix. » j’eus la faiblesse de lui décrire, par amour-propre national, les splendeurs de l’Hippodrome et les petits prodiges à quatre pattes qu’on y présente en liberté. Nous prenions nos repas en commun ; parfois il piquait avec sa fourchette une bouchée bien choisie et me la tendait affectueusement. Un de mes amis de France étant venu me voir dans mon exil et ne sachant, le premier soir, comment s’installer pour dormir, il lui offrit, par politesse, un de ses draps.
Mais cette bonne entente ne pouvait durer. Le pauvre garçon s’ennuyait ; il avait hâte d’en finir ; il suivait d’un œil triste tous les bateaux en partance et pensait aux bons verres de raki, aux causeries interminables et aux journaux bavards, que l’on trouve au café d’Europe, sur la place de la Constitution, à Athènes. Il parlait avec insistance d’un de ses cousins, qui était médecin à Syra et qui s’amusait bien. Je l’irritai malgré moi par mon entêtement à rester dans l’île. Cette existence de Robinson l’affligea tellement qu’il tomba malade. Je le soignai avec un dévoûment que je trouverais admirable si la coutume qui oblige les Occidentaux à être modestes ne me l’interdisait. Dieu vous préserve de soigner jamais un éphore dans une île lointaine ! Tous mes conseils étaient inefficaces. En revanche, trois vieilles femmes appliquaient à Panayotis une thérapeutique de sorcières. On enfumait ce pauvre enrhumé avec des feuilles de je ne sais quelle plante que l’on faisait brûler et que l’on promenait en croix sur son corps. Il demandait à grands cris : ἕνα καθαρσίο (un purgatif) pour guérir son irritation de poitrine. A peine rétabli, le désir du départ le reprit ; et, certainement, dans le fond de son cœur, il demandait à tous les saints de la sainte Église orthodoxe de vouloir bien diriger mes pioches vers des terrains stériles et de rendre les propriétaires très méchans. Que ce fonctionnaire ait oublié ses devoirs, il n’y a là rien qui doive nous étonner outre mesure ; mais ce qui me surprit, c’est que Panayotis ne comprit pas que son intérêt le plus clair était de faire cause commune avec moi. Les insulaires avaient en effet déclaré qu’ils feraient une révolution plutôt que de laisser partir pour le musée de Syra leurs antiquités, qui étaient, disaient-ils, leur bien le plus précieux. A mesure que l’été approchait, ces bonnes gens devenaient presque fous, et j’eus la preuve que leur imagination était aisément excitable. Un matin, Kharalambos monta dans ma chambre fort agité et s’écria :
— Kyrie, kyrie, le drapeau français !
En effet, dans le port de Katapola, le pavillon tricolore et le pavillon russe flottaient aux mâts d’un de ces jolis voiliers que l’on appelle, dans le Levant, des bratzéras. Le secrétaire de la légation russe, M. Bachmétief, et le secrétaire de la légation française, M. Géry, se promenaient dans l’Archipel à bord du Jean-le-Théologue et avaient eu l’obligeante idée de venir me voir dans mon ermitage, où je les reçus le mieux que je pus. Ces messieurs, collectionneurs et touristes, étaient en quête de bibelots ; ils achetèrent, entre autres curiosités, une espèce de coffre qui servait de banc dans ma propre chambre et qui leur sembla rustique et pittoresque à souhait. Dès que ce meuble, soigneusement calé sur les épaules de deux Amorgiotes, eut pris le chemin de la mer et fut embarqué sur le Jean-le-Théologue, un bruit se répandit dans les trois dèmes de l’île ; sans aucun doute les antiquités avaient été enfermées dans ce banc et emportées au large ; le presbeute (ambassadeur) de France était mon complice ; quelques énergumènes grimpèrent au chef-lieu et firent une scène à l’excellent démarque Vlavianos, qui les mit à la porte. Un peu plus, on eût chanté, à propos de cette inoffensive razzia, la chanson connue : Oiseaux, ne gazouillez pas ; arbres, ne fleurissez pas ; pleurez grandement le malheur d’Amorgos !
Enfin, un dernier incident vint achever de mettre le feu aux cervelles, et je demande la permission de le raconter. Depuis quelques jours, le pappas Prasinos était, contre sa coutume, taciturne, sombre et mélancolique. Il tirait sa barbe grise. Il ne mangeait presque plus, et, quand il avait tendu son flacon de raki à la compagnie, il le remettait dans sa poche sans y toucher. Il ne racontait plus d’histoires sur les caloyères[6] de Naxos. J’essayais de le dérider en lui faisant lire des inscriptions et en lui faisant boire du vin de Santorin. Mais toutes mes tentatives étaient inutiles. Il n’avait plus son kief comme disent les Turcs ; sa tristesse était noire et incurable. Je résolus, un soir, de savoir le mot de cette énigme, et j’interrogeai le pappas :
— Papa Dimitraki, qu’as-tu ?
— Je n’ai rien. Que veux-tu que j’aie ?
— Papa Dimitraki, qu’as-tu ?
— Je n’ai rien. J’ai un peu mal à la tête.
— Papa Dimitraki, tu as autre chose.
— Par la Panaghia, que croit donc ta noblesse ?
— Je ne sais pas, mais il est arrivé quelque chose.
— Eh bien ! Kyrie je te dirai ce qui me fait de la peine. Mais ne le dis pas à l’éphore.
— Pourquoi ne veux-tu pas que je le dise à l’éphore ?
Sans répondre, le pappas Prasinos m’emmena dans un champ, le long de la mer, loin des dernières maisons du village. La lune claire argentait les eaux tranquilles qui clapotaient faiblement le long des roches.
— Kyrie, reprit le pappas, mon cœur est très peiné par une chose qui vient d’arriver là-haut, à Arcésiné.
— Qu’est-il donc arrivé ?
— Tu sais bien, le jour où les ouvriers piochaient sur l’acropole. Tu avais mis cinq hommes, près de la chapelle, dans un petit champ. Et, ce jour-là, je te montrai une monnaie byzantine, que l’on avait trouvée dans la terre.
— Oui, mais que veux-tu dire par là ?
— C’est que, vois-tu, kyrie, on n’avait pas trouvé une monnaie byzantine. On en avait trouvé plusieurs.
— Alors, où sont-elles ?
— Tu vas voir.
En disant ces paroles, il ouvrit sa soutane de grosse serge bleue, et sortit d’un petit sac de cuir qu’il portait sur la peau, un coquillage, engagé dans une gangue de terre grise. Il gratta l’intérieur du coquillage avec son ongle, et en fit jaillir une monnaie d’or, puis deux, puis trois, puis une dizaine. Les jolies pièces d’or tintaient dans sa main et luisaient au clair de lune, et l’on voyait qu’au fond de la coquille il y en avait encore beaucoup d’autres, collées ensemble. Le pappas faisait miroiter, en le frottant avec son pouce, le fin métal, et me montrait, gravée en relief, la figure d’un empereur byzantin qui avait de grands yeux, un menton pointu, et qui était coiffé d’une haute tiare, enguirlandée de perles. Quand deux hommes causent tout seuls, la nuit, au clair de lune, en regardant des pièces d’or, le diable se met toujours un peu de la partie, et je pensais, à part moi, qu’une de ces médailles ferait un très bel effet, montée en épingle de cravate. Mais je chassai loin de moi cette idée infernale, et je dis, d’un ton sévère :
— Explique-moi, pappas, pourquoi tu ne m’as pas prévenu plus tôt de cette trouvaille, et comment ces monnaies se trouvent dans tes mains ?
— Je vais t’expliquer, kyrie. Quand ces pièces d’or ont été trouvées par les cinq hommes que tu avais mis près de la chapelle, tu étais de l’autre côté du rocher, en train de lire une inscription, et, comme tu avais confiance en moi, tu m’avais chargé de regarder ce qu’ils faisaient. L’éphore lisait un journal. Je fus donc le seul témoin de cette trouvaille. Aussitôt, les hommes se mirent en colère, et me dirent que si je te disais quelque chose, ils me battraient. Ils veulent partager ce trésor.
Je fronçai le sourcil ; je rassemblai dans ma mémoire les expressions les plus fortes que pût me fournir la langue romaïque, laquelle se prête assez malaisément aux indignations vertueuses, et je dis :
— Écoute, pappas ! Tu n’as pas suivi, dans cette action, les règles de ce qui est juste et bon. Tu devais, si tu avais médité quelque peu sur la différence du bien et du mal, m’apporter ces monnaies d’or, car c’est moi qui suis le chef ; ce n’est pas toi qui donnes aux ouvriers leur salaire, et je puis, quand je le voudrai, te renvoyer dans ta maison. En présence de l’éphore, j’aurais, avec les lumières spéciales que la destinée m’a départies, écrit en quelle année ces monnaies ont été frappées, quel est le nom de l’empereur dont tu vois l’effigie, ce que signifient les paroles que tu vois inscrites au revers, en un mot, je me serais efforcé de savoir ce que ce trésor, enterré ici par un homme mort depuis longtemps, peut nous apprendre au sujet des générations qui ne sont plus. Car les gens de ma nation aiment les vieilles médailles, non pas pour le métal jaune dont elles sont faites, mais pour la science, qui est plus précieuse que les richesses de Crésus. Ensuite, j’aurais remis, devant toi, ce trésor à l’éphore ; il en aurait fait ce qu’il aurait voulu, mais je pense qu’il l’aurait remis à ceux qui ont la garde du musée numismatique d’Athènes, ainsi que le veulent les lois du pays où tu es né. As-tu compris, et cela te paraît-il juste ?
— Par la Panaghia, ô étranger, ce que tu dis est vrai.
— Au lieu de faire cela, tu as gardé en ta possession, pendant plusieurs jours, un bien qui ne t’appartenait pas. Il ne m’est pas permis de te laisser, comme tu le veux, partager ces médailles avec les hommes qui les ont trouvées. Mais je ne puis, d’autre part, accepter un pareil dépôt, pour le remettre à l’éphore ; car ceux qui savent ce secret ne manqueraient pas de dire que nous nous sommes entendus l’un avec l’autre, et qu’en route quelques-unes de ces pièces d’or sont restées à nos doigts.
— Oui, tu parles conformément à la raison.
— Je pourrais te dénoncer et tu irais en prison ; mais je ne suis pas un astynome, et, d’ailleurs, les liens de l’amitié nous unissent. Seulement promets-moi que, demain, tu prieras l’éphore d’entrer dans ta maison, et qu’après avoir fait partir tes enfans et ta femme tu lui remettras ce que tu viens de me montrer. Je serai là et je verrai si tu tiens ta promesse. Tu vas compter devant moi les monnaies qui sont déjà sorties de la coquille, et tu laisseras les autres dans la couche de terre qui les enveloppe. Maintenant, rentrons ; car les entretiens tardifs, dans la nuit sombre, font naître sur les lèvres des hommes des propos malveillans.
J’allai me coucher là-dessus, un peu fatigué par ce dialogue platonicien, et réfléchissant à la bizarrerie de la destinée qui permettait qu’un simple pécheur de l’Occident pût donner des leçons de morale à un saint homme de l’Orient.
Le lendemain le pappas nous fit venir dans sa chambre, l’éphore et moi, sous le prétexte de nous offrir de l’eau bien fraîche ; puis, prenant subitement un air grave, il sortit son coquillage de son sac de cuir ; il se mit à expliquer devant l’éphore, qui ne parut pas trop surpris, qu’on avait fait cette découverte sur l’acropole d’Arcésiné, et expliqua ses retards par la crainte que lui avaient causée les menaces des ouvriers. Ainsi, tout s’arrangeait le mieux du monde ; j’évitais à ce pauvre homme les désagrémens que pouvait lui causer sa conscience hésitante, et les vitrines du musée d’Athènes entraient en possession du trésor, d’ailleurs peu considérable, qui leur était dû.
Tout joyeux, le pappas Prasinos étala sur la table les pièces qui étaient au fond du coquillage : nous les frottâmes pour les faire luire, et c’est ma brosse à dents qui servit à cette opération. Après les avoir examinées et admirées, l’éphore les compta : il y en avait soixante... Je me rappelai que, la veille au soir, le pappas m’avait montré huit monnaies, détachées du coquillage ; avec les soixante nouvelles que l’on venait d’extraire, cela devait faire, en honnête arithmétique, soixante-huit. Dans le chemin, tandis que l’éphore descendait la côte sur un vieux mulet qu’il ne pouvait maîtriser, je pris le pappas à part, et je lui dis :
— Le compte n’est pas juste.
— C’est vrai, kyrie, j’en ai gardé plusieurs...
Et il ajouta, la tête basse :
— Je voulais t’en donner quelques-unes, ainsi qu’à l’éphore.
C’était peut-être vrai. Ce pappas est un des plus honnêtes gens que j’aie connus dans les Cyclades. Mais je me mis dans une grande colère. Je lui dis que c’était nous insulter, nous autres Français, que de nous offrir de pareils cadeaux, que d’ailleurs j’étais las de cette histoire, et que je ne voulais plus entendre parler de ces monnaies byzantines. Là-dessus, je déchargeai ma colère sur mon mulet, que je battis à grands coups de bâton, et je rejoignis, au galop, l’éphore qui trottinait en retournant la tête, déjà inquiet de nous voir causer si longtemps, loin de lui.
Quelques jours après, le pappas, bourrelé de remords et de crainte, emmena Panayotis dans un champ et lui remit les pièces qu’il avait gardées. Et, comme l’éphore lui reprochait d’avoir agi avec tant de mystère :
— Mon fils, répondit le digne prêtre, je n’ai point agi avec mystère, car le seigneur français savait qu’on avait trouvé ce trésor.
J’ai su depuis que l’éphore, qui me haïssait, conçut alors le projet de me faire passer pour un homme dangereux, capable de corrompre la vertu des curés grecs. Il échoua dans son noir dessein.
Je n’en voulus pas au pappas Dimitri Prasinos. Il me donna sa bénédiction au moment où je quittai l’île. Je lui fus même reconnaissant ; car toutes les circonstances de notre vie doivent servir à notre avancement intellectuel, et cette aventure me fit comprendre comment il se faisait que les croisés de 1204, prud’hommes et « droicturiers, » n’avaient jamais pu vivre en bonne intelligence avec les Byzantins, adorateurs d’icônes. Ces deux races, également spirituelles, et qui se ressemblent en bien des points, sont séparées par certaines différences qui s’effaceront malaisément. Elles auront toujours une tendance à s’unir. Mais elles diront toujours un peu de mal l’une de l’autre. La Chronique de Morée, où les compatriotes de Villehardouin, prince d’Achaïe, se plaignaient de l’excessive subtilité du peuple ingénieux qu’ils avaient conquis, est la préface, un peu lourde et gauche, de la Grèce contemporaine d’Edmond About.
GASTON DESCHAMPS.