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Six mois à l’université Yale/01

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Albert Feuillerat
Six mois à l’université Yale
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 631-663).
SIX MOIS
A L’UNIVERSITÉ YALE

I

J’ai brusquement interrompu mon voyage le long des grands lacs. Car je me suis senti pris d’une irraisonnable inquiétude, et j’ai une hâte presque fébrile de me trouver sur le lieu qui va devenir ma sphère d’activité pendant l’hiver. Il me semble que, si je puis prendre contact à l’avance avec les êtres et les choses, je serai mieux préparé à la tâche qui, à mesure qu’elle se rapproche, m’apparaît de plus en plus délicate. L’Université Yale a demandé un professeur français. C’est la première fois qu’elle fait pareille démarche, sortant enfin d’une réserve que l’empressement de sa rivale, Harvard, avait rendu singulière. Et je suis le premier missionnaire qui va instituer des relations intellectuelles avec cette grande université américaine. Mission redoutable ! Il importe de ne pas tromper l’attente de nos amis et de faire estimer la science française. De la réussite de mes efforts peuvent découler d’importantes conséquences. Mais je vais, du jour au lendemain, faire partie intégrante d’un milieu qui m’est inconnu. Représentant d’un enseignement étranger, comment vais-je soutenir les réactions d’esprits différents du mien et pour qui chacune de mes pensées sera peut-être une surprise ? Il me faudra séduire des intelligences exigeantes et qui, sans doute, ont été soumises à un entraînement sévère. Et pour comble, on dirait que tout, dans mon cas, vise à jouer la difficulté. Je vais là-bas enseigner la littérature anglaise, en anglais, à des gens dont l’anglais est la langue nationale. Ne trouvera-t-on pas ce Français bien outrecuidant de vouloir parler à ses auditeurs de choses qui les touchent de si près ?

Cependant que je retourne ces scrupules en mon esprit, l’express m’emporte de son mouvement irrésistible vers cet inconnu. Depuis deux mois que je voyage, je ne découvre, je le sens bien, que des apparences. J’ai vu des paysages grandioses, des villes affairées ; j’ai connu le confort des hôtels et visité des bâtiments officiels ; j’ai été invité dans des clubs. Mais partout je suis resté l’étranger pour lequel on se montre aimable, mais dont on se garde instinctivement. Voici qu’enfin je vais pouvoir entrer réellement dans la compagnie d’Américains, vivre leur vie. Pourquoi donc aurais-je peur de me heurter à des esprits différents, quand c’est précisément pour moi l’occasion d’une expérience unique ? Me voilà adopté par Yale ; je deviens un des membres de sa « faculté. » J’aurai mêmes préoccupations, mêmes sentiments, mêmes passions que mes collègues ; je vais « feuilleter » l’esprit de mes élèves, et pénétrer en ami dans ce qu’il y a de plus intime en eux. Je vais en un mot, voir cette déconcertante Amérique du dedans et non plus du dehors. Pourrais-je rêver meilleures conditions pour comprendre ?

J’en étais là de mes réflexions quand j’entends annoncer la prochaine station. C’est New Haven, siège de l’Université Yale. Et en effet déjà se dessinent les abords de la gare. Me voici dans la ville où je vais passer six mois, des mois qui seront, je l’espère, fertiles en découvertes et en leçons.


NEW HAVEN. — LA VILLE ET L’UNIVERSITÉ YALE

Quelques centaines de mètres à peine séparent mon hôtel de l’Université. Et voici d’abord le Green ou place centrale de New Haven. C’est un immense espace gazonné. Des arbres y forment de place en place des oasis ombragées ; mais parmi eux je cherche en vain les magnifiques vétérans qui, m’avait-on dit, faisaient la gloire de la ville, surnommée en leur honneur, Elm-City, la Cité des Ormes. Depuis quelques années, un insecte venu d’Europe, ravage la côte est de l’Amérique. Il s’attaque, lui le pygmée, aux géants de l’opulente nature, et il a déjà détruit des milliers de ces arbres royaux. Seuls quelques spécimens ruinés nous permettent d’imaginer ce que dut être la voûte élancée qui abritait la fraîche promenade en bordure du Green et dont de vieilles gravures nous ont conservé la pastorale image. Ils dressent maintenant vers le ciel leurs bras lamentables, tout dépouillés en cette saison de pleine vigueur. Leurs troncs rugueux et noirs donnent encore l’illusion d’une robuste pérennité et leurs branches tordues en un enchevêtrement où l’œil se perd disent assez l’exubérance d’une croissance joyeuse. C’étaient presque les derniers survivants ; l’hiver prochain, il ne restera plus qu’à les abattre et ainsi aura disparu à tout jamais l’originale beauté de ce Green.

Une rue peu passante, Temple Street, coupe en deux cette nappe de verdure. Alignées sur l’un des côtés de cette rue, trois églises symétriquement placées, une au centre. Centre Church, une à chaque extrémité, Trinity et United Church, surveillent le vaste espace à leurs pieds et nous rappellent que la ville fut fondée par des hommes aux convictions religieuses ardentes. En 1638, en effet, quelque deux cent cinquante Puritains, conduits par le Révérend John Davenport, et fuyant les persécutions de leur pays, après avoir séjourné plusieurs mois dans les environs de Boston, se mirent à la recherche d’un climat moins rude, vers le Sud. Ils fixèrent leur choix sur la région fertile que les Indiens appelaient Quinnipiac. Pour une douzaine de vêtements, autant de houes, d’écuelles, de hachettes, auxquelles ils ajoutèrent douze couteaux et quatre boites de ciseaux français, ils obtinrent un terrain où installer la colonie. En cet endroit, ils tracèrent un carré, qui devint la place du marché, — le Public Green, — et, tout autour, ils édifièrent des maisons. Tels furent les humbles débuts de New Haven. Les années ont passé. Sauf deux ou trois maisons de bois, dans le style dit colonial, datant du XVIIe siècle et encore debout, toutes les bâtisses qui, à l’origine, bordaient ce lieu ont été démolies, reconstruites pour être démolies et reconstruites à nouveau. Des monuments officiels comme des parvenus, étalent maintenant leur pierre et leur marbre. Deux ou trois sky-scrapers ont rompu de leur laideur utilitaire la modeste ligne des toits. Mais le Green est resté tel qu’il était autrefois et proteste contre les transformations trop radicales. Dans la grande cité industrielle de plus de 180 000 habitants, il conserve un petit air vieillot, et il assemble les souvenirs qui s’attardent sur la ville et l’empêchent de se détacher complètement de son passé. Qu’elle le veuille ou non, New Haven est une vieille ville, — pour l’Amérique s’entend, — âgée de près de trois siècles, et dont on peut encore lire l’histoire sur ce carré de verdure, avec ses trois églises, témoins impassibles du temps qui s’écoule.

Sur le côté occidental du Green s’élèvent les bâtiments principaux de l’Université, ceux qui délimitent le vieux Campus. Autrefois une simple clôture de bois séparait Yale du centre civique de New Haven. Les arbres du Campus rejoignaient fraternellement ceux de la cité et les étudiants se servaient de la pelouse publique pour leurs jeux. En des temps qui ne sont pas très éloignés, on pouvait voir la foule des citoyens oisifs, mêlée aux étudiants, s’étager sur les marches du State House, bâti en face du collège, pour y suivre les passes violentes des équipes de football. Aujourd’hui, des murs altiers, tout le long de Collège Street, se dressent à l’endroit même où courait l’ancienne barrière, et forment une enceinte que de solides portes de fer peuvent rendre impénétrable quand il le faut. Car c’est quelquefois nécessaire.

Ce matin, avant de quitter l’hôtel, j’ai trouvé un bavard qui m’a longuement expliqué l’opinion de New Haven. La ville est naturellement fière de son Université qui, étant, par rang d’âge, la seconde des États-Unis, a des titres au respect de chacun. Mais, d’un autre côté, Yale jouit de privilèges qu’elle acquit à une époque où l’on ne pouvait pas prévoir toutes les complications de l’existence moderne. Elle est dispensée de certains impôts, et elle possède des quartiers entiers. Elle représente donc pour la masse ignorante une personne gênante, qui profite largement des dépenses générales et y contribue relativement peu. « Voyez-vous, monsieur, me dit mon interlocuteur, ce n’est pas juste. Nous citoyens de New Haven, nous avons à payer les impôts auxquels échappe l’université, et nous ne profitons guère des avantages qu’elle offre à ses étudiants presque tous venus d’ailleurs. » Je devine à ce trait la jalousie naturelle du boutiquier paisible et médiocre contre la jeunesse riche et probablement exubérante de Yale. C’est l’antique rivalité de « Town and Gown, » — de la ville et de la toge, — si vive autrefois dans les Universités anglaises, et que je retrouve ici d’une manière inattendue. Rivalité qui va parfois jusqu’à la bataille, comme celle qui eut lieu, il y a quelques mois à peine, entre citoyens et étudiants. Après l’armistice, lors du retour du régiment de New Hawen. Dans ce pays où la loi de Lynch est encore appliquée, les passions ont quelque chose de primitif, toujours prêt à sourdre sous les réglementations sévères qui, en temps ordinaire, font des Etats-Unis la plus fortement disciplinée des nations.

Aujourd’hui, rien ne subsiste de cette effervescence. Les portes sont hospitalièrement ouvertes. Je passe sous la voûte monumentale de Phelps Hall, et me voici dans le vieux Campus. Au sortir des rues monotones et banales, avec leurs maisons en briques, d’un rouge vif ou d’un jaune sale, faites pour l’usage plus que pour flatter l’œil, j’éprouve la plus brusque des surprises. J’ai devant moi un rectangle de quelque huit cents pieds de long sur quatre cents de large, limité par des bâtiments collégiaux, aux architectures ambitieuses, se prolongeant en immenses façades percées d’une multitude de portes en ogive, de fenêtres cintrées ou à meneaux et çà et là surmontées de pignons aigus et de grêles clochetons. Tout le milieu est occupé par une pelouse que raient obliquement des passages dallés. Une barrière de bois, reproduction exacte de la « fence « qui autrefois séparait l’Université de la ville, enclôt cette cour verdoyante. Des arbres qui ne sont ni assez nombreux ni assez vieux pour obstruer la vue du ciel qui, à cette heure, flamboie, mettent un peu de vie bruissante sur le fond d’impassibilité silencieuse de la pierre. Le vert de leurs feuillages s’harmonise avec quelques pieds de lierre, qui, plantés par des classes successives, commencent à tisser sur les halls un frissonnant manteau. Quel contraste avec l’agitation furieuse du dehors ! Contre le rempart de ces murailles vient se briser le vacarme de la rue américaine, — la plus bruyante que je connaisse. Par comparaison avec la fournaise qui, sur les larges espaces ouverts, lance à cette heure des jets suffocants d’air surchauffé, c’est presque la fraîcheur. Les gazons demeurent verts sous la protection des hautes murailles et des arbres. De temps à autre, sans toutefois dissiper la langueur qui accable toutes choses, un souffle léger comme le soupir d’un dormeur s’éveillant de sa sieste, agite mollement les branches et fait tressaillir les ombrages. Je suis seul, sauf qu’un jardinier, sûr que nul surveillant ne viendra le relancer par cette chaleur caniculaire, en prend à son aise et fait une chasse indifférente aux premières feuilles qui tombent.

Il se dégage de cette scène un charme si pénétrant que j’en oublie presque où je suis. Aussitôt surgit le souvenir de sensations pareilles éprouvées dans la lointaine Oxford. Je me reporte à vingt ans en arrière et j’ai à nouveau l’émotion qui me saisissait lorsque, en temps de vacances, je m’aventurais dans le rectangle désert d’un antique collège. Quelque chose de l’atmosphère anglaise baigne le vieux Campus. Les liens qui rattachent une Université comme celle-ci aux traditions de l’ancienne patrie n’ont pas été complètement rompus. Les premiers colons qui fuyaient l’Angleterre et en maudissaient le Gouvernement, dans l’intimité de leur être, ne devaient pas concevoir la vie autrement qu’ils ne l’avaient vécue jusqu’alors. Révoltés politiques, leur rêve n’en était pas moins de reprendre l’existence qu’ils avaient menée là-bas. Les meilleurs parmi eux avaient été élevés à Oxford ou à Cambridge et ils s’appliquaient à recréer devant leurs yeux les images inséparables des souvenirs de leur jeunesse. Cet attachement à leurs origines était si fort qu’il s’est transmis à leurs successeurs, et ceux-ci, peut-être à leur insu, en sont encore tout pénétrés. Ces bâtiments de style collégial, combinaison de gothique et de Tudor, ne trahissent-ils pas, en effet, clairement le désir de perpétuer sur la terre d’adoption une vision qui fut chère aux fondateurs et de proclamer ainsi une filiation intellectuelle dont on est fier ? Qui donc ose prétendre que les Américains n’ont pas de traditions ? Mais leur besoin de se rallier à leur passé éclate partout dans ce rectangle qui épouse encore le tracé de la première et modeste fondation, dans cette tentative touchante pour copier une architecture qui ne fut jamais celle de ce pays, dans la piété enfin avec laquelle on conserve le souvenir et le nom du premier bienfaiteur, Elihu Yale, dont la donation, — cinq cents livres, — était pourtant bien minime comparée aux millions que de plus riches amis ont depuis libéralement versés dans les caisses de l’Université.

Et pourtant, dès qu’on s’est laissé aller à l’attrait d’évoquer un très vieux passé dans ce pays très neuf, avant même d’avoir épuisé la douceur de revivre des émotions chères, un revirement se produit. Je n’arrive pas à superposer l’impression ressentie dans ce Campus, pourtant si attachant, et les impressions pareilles éprouvées dans les médiévales Oxford ou Cambridge. Un instinct m’avertit qu’il y a dans cette analogie quelque chose de trompeur. Et l’esprit, une fois éveillé, distingue des différences qui se précisent vite au point de dissiper presque le charme qui les avait obscurcies. Dans la ligne trop nette de ces pierres taillées il y a une vigueur qui décèle une fausse vieillesse. Je prends le guide de l’Université et j’apprends en effet, que sauf Connecticut Hall, qui date de 1750, tous les bâtiments sont modernes. Le plus ancien, la « vieille » bibliothèque, malgré son apparence de chapelle gothique, est de 1842. Les moins jeunes parmi les autres, comme l’Ecole des Beaux-Arts, ont cinquante-six ans à peine. La plupart furent construits entre 1888 et 1895. L’un, Wright Hall, est de 1911 seulement. Je m’approche et sur une tablette, comme sur une plaque funéraire, je lis qu’il s’élève à la place d’Alumni Hall. C’était la première bâtisse érigée avec le produit d’une souscription entre étudiants, et elle n’avait que cinquante-huit ans, quand elle a été démolie pour faire place à la nouvelle.

Cette fois, sans erreur possible, je retrouve l’Amérique dont j’ai eu maintes fois l’occasion de constater, au cours de mes déplacements dans le middle-west, la turbulente jeunesse, — cette Amérique qui donne parfois l’impression d’être un éternel chantier où d’innombrables Sisyphes seraient condamnés à rouler des pierres inlassablement. La soif de destruction qui torture ce pays est impossible à satisfaire : le progrès le veut !

Il est difficile de résister à cette poursuite folle du toujours neuf, car si vous la ralentissez, vous passez pour un ennemi du progrès. Une Université comme Yale, où se maintient si vif le respect des traditions et qui cherche si sincèrement à sauvegarder le culte du passé, est forcée, toute la première, de céder à ce mouvement qui entraîne le pays dans une course vertigineuse que jalonnent seuls de perpétuels recommencements. Pour en avoir la preuve, je n’ai qu’à sortir par cette porte qui mène du Campus à High Street, et là je tombe au milieu d’un chantier immense. Un « dormitory » monumental, le Harkness Memorial, où pourront loger à leur aise plus de six cents étudiants, est en train de jaillir de terre. Un journal local qui précisément publie aujourd’hui une interview de l’architecte, me permet de me documenter à peu de frais. » Ce sera, dit le rédacteur, le plus grand dormitory qui ait jamais été entrepris au cours de l’histoire du monde et le bâtiment en pierre le plus important en voie de construction dans ce pays à l’heure actuelle. » Cette énorme bâtisse, que borderont quatre rues, couvrira, en effet, cent soixante mille pieds carrés de terrain, surface équivalente à la moitié du vieux Campus. C’est le don d’une mère reconnaissante à Yale d’avoir élevé son fils, et aucune limite n’a été fixée à la dépense. Le devis, avant la guerre, avait été établi à douze millions de francs. Mais les matériaux et la main-d’œuvre ont augmenté dans de telles proportions que l’on parle maintenant de dix-huit millions. Vraisemblablement, on atteindra les vingt millions. Quand les travaux seront terminés, on aura, comme par un miracle, transporté en plein New Haven une véritable petite ville médiévale, avec ses rues, ses places, ses jardins et ses tours élancées, le tout dans le plus pur style gothique du XVe siècle. Ce sera magnifique et bien fait pour répandre au loin la gloire de Yale, Université puissante entre les puissantes ! Mais pour élever cette merveille, il a fallu abattre le Pierson Hall, le Peabody Institute qui, eux aussi, étaient les témoins de la pieuse affection que Yale garde à ses bienfaiteurs et à ses hommes illustres. Ainsi l’a voulu le besoin de toujours se surpasser. Et sous ces décombres ont été à jamais enfouis les souvenirs qui auraient permis aux générations futures de fortifier en elles le respect de ce qui n’est plus, et de satisfaire ainsi l’un des instincts les plus essentiels de l’homme cultivé. Je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose de pathétique dans le spectacle de cette Université qui fait effort pour se créer des traditions, mais se voit obligée, pour marcher avec son siècle, de détruire indéfiniment les témoins de son passé.


LE DÉVELOPPEMENT ET LA FORTUNE D’UNE UNIVERSITÉ AMÉRICAINE

À ces renouvellements continuels, l’Université, par ailleurs, gagne une vitalité prodigieuse. Il y a les éléments d’une épopée dans l’histoire de son développement, — histoire dont les chapitres se lisent sur ses innombrables bâtiments. Car le vieux Campus, même si on lui adjoint le Harkness Memorial, ne constitue qu’une petite partie de Yale. Il me faut presque une journée pour visiter tous les halls, dormitories, écoles, laboratoires, etc., qui sont sortis du sol avec une étonnante rapidité dans les quinze dernières années, faisant éclater les limites primitives et se répandant au travers des espaces libres de la ville. Voici d’abord, en face du Harkness Memorial, de l’autre côté de Elm Street, le Gymnase et l’École d’Artillerie, auprès de laquelle est blottie, dans une petite maison, — serait-ce un symbole ? — le laboratoire de Psychologie expérimentale. Un peu plus loin, toujours sur Elm Street, faisant face au côté septentrional du Campus, s’étend le Berkeley Oval, ainsi nommé en souvenir de l’évêque George Berkeley, l’un des premiers bienfaiteurs de Yale, avec ses trois halls immenses, ensemble architectural de brique rouge, simple, mais imposant dans sa sévérité, et que flanquent les quatre bâtiments occupés par l’Ecole de Théologie.

Ici, l’Université s’est heurtée aux propriétés privées qui bordent le Green. Une incursion sur ce terrain protégé lui a permis de dresser l’Ecole de Droit presque en face de United Church. Mais elle a dû vite détourner sa marche et refluer vers le Nord. Le long de College Street, qui déjà limitait le Campus au Levant, elle a continué sa poussée volontaire, postant des constructions à droite et à gauche de la rue : presse universitaire. Ecole de Musique, les bâtiments administratifs de Woodbridge Hall, Woolsey Hall, Mémorial Hall, le grand réfectoire où, trois fois par jour, sont servis plus de mille repas, et enfin l’ensemble, puissant et massif, que forment les dortoirs de l’Ecole des Sciences ou Sheffield School. Au total, une surface d’un miltion de pieds carrés, une vraie ville, mais une ville qui ne serait composée que de maisons splendides où le grès brun, la brique rouge et la pierre blanche luttent à qui produira les effets architecturaux les plus majestueux.

Cette croissance surprenante ne s’est pas arrêtée là. Contournant le mur du vieux cimetière, où dorment les célébrités de New Haven et de Yale, — Samuel Morse, peintre et inventeur du système télégraphique qui porte son nom ; Noah Webster, le lexicographe ; Théodore Winthrop, soldat et romancier ; Timothy Dwight, l’un des premiers présidents de Yale ; Eli Whitney, qui imagina la machine à égrener le coton, — l’Université a continué de s’étaler. Sur Hillhouse Avenue et sur Grove Street, elle a construit des dortoirs, des laboratoires et des salles de cours ; pour Sheffield, huit bâtiments ayant coûté plusieurs millions ; puis, sur Prospect Street, encore des salles de cours, d’autres laboratoires, pour la chimie. D’un bond, elle a atteint la colline qui la dominait, Sachem Wood, plus connue sous le nom de Pierson Sage Square, et sur le terrain où étaient déjà ses « courts » de tennis, elle a bâti un vaste laboratoire de physique, et les fameux Osborn Memorial Laboratories, pour la botanique, la zoologie et l’anatomie comparée, un modèle du genre avec ses aquariums et insectariums, et dont on pourra imaginer l’importance quand on saura que la partie consacrée à la zoologie a coûté environ huit millions. Gravissons encore la pente raide de Prospect Street. Cinq cents mètres plus loin, nous trouvons l’infirmerie, un charmant hôpital perdu dans la verdure, surplombant un vallon boisé, puis l’École Forestière avec son parc, et enfin, sur les confins de la ville, l’Observatoire avec ses terrains où l’on distingue encore des restes de forêt.

Où s’arrêtera cette aventure d’une Université géante qui grandit presque à vue d’œil, et forme à elle seule une communauté dans la communauté de New Haven ? Encore n’ai-je vu, au cours de ma visite, que les bâtiments les plus importants. Pour être complet, il faudrait mentionner que l’Université a une clinique, un dispensaire et des laboratoires dans le voisinage de l’hôpital civil ; une usine qui produit la lumière électrique et distribue la chaleur ; qu’elle possède encore à New Haven un terrain d’athlétisme où sont dispersés, de façon à ne pas se gêner, un manège, des champs d’exercice pour l’artillerie et le fameux « Bowl, » stade en ciment armé avec sièges pour soixante-dix mille spectateurs ; — en dehors de la ville, sur le bord de la mer, l’Adee Boat House, pour le sport du canotage ; — plus loin encore, des terres, notamment quinze cents acres qui servent aux expériences de l’Ecole Forestière ; enfin, un autre collège et une Ecole de Médecine !

A combien de millions ou de milliards faut-il évaluer l’avoir de l’Université ? C’est difficile à dire. On peut tout au plus se faire une idée de la fortune mobilière. J’ai eu entre les mains le rapport que publie tous les ans le trésorier. La lecture de ce volume de plus de deux cent cinquante pages, peut, au premier abord, paraître un peu aride. Mais qui se met à le feuilleter ne le quittera pas. De toutes les pages où l’Argentier de Yale, éloquent sans chercher à l’être, entr’ouvre pour nous son coffre-fort, sort une éblouissante vision. Voici le passage où sont additionnés les fonds dont dispose l’Université et qui se montent à plus de cent trente-huit millions de francs, en y comprenant les douze millions qui constituent l’avoir propre de l’Ecole des Sciences. La plus grande partie de cette somme, — environ cent trois millions, — est représentée par des valeurs hypothécaires, des actions industrielles, des obligations, et elle est donc presque instantanément réalisable. Les revenus nets, disponibles pour les dépenses ordinaires, s’élèvent, en chiffres ronds, à la somme de huit millions six cent mille francs. En fait, l’an dernier, les dépenses ont dépassé dix millions, creusant dans le budget un déficit de plus de quinze cent mille francs. Mais, sur un signe de l’Université, le trou a été immédiatement comblé par les anciens élèves, qui se sont cotisés pour tirer leur Alma Mater d’embarras. Hardiesse étonnante, qui va droit de l’avant, fait le nécessaire, sans hésiter, dans la certitude que l’équilibre est toujours rétabli quand on le veut ! La fortune ne favorise-t-elle pas les audacieux ?

Oui, hardiesse étonnante ! Mais aussi admirable entente des affaires ! Cette Université est administrée comme une entreprise industrielle. Nous avons vu qu’elle a une usine ; elle a en outre un bureau de poste et un bureau d’achats où sont centralisées toutes les commandes. D’ailleurs, point de bureaucratie routinière et paperassière, point d’intervention tyrannique de l’Etat. A la Corporation, ou Comité qui gère l’Université, à côté du président et du secrétaire, représentant l’élément pédagogique, et du Gouverneur, défenseur des intérêts de l’État de Connecticut, figurent seulement d’anciens élèves, élus par leurs camarades. Ce sont, pour la plupart, des hommes d’affaires qui ont acquis par leur richesse ou leur intelligence des situations importantes. Et, pour exécuter les décisions de ces hommes qui ne se paient pas de mots, un spécialiste de la finance. Au moment où j’écris, je le revois dans son cabinet, le visage jeune, mais grave, de gestes délibérés, fort aimable, mais avare de paroles, comme pour vous faire comprendre à vous, le parleur de profession, qu’en affaires le plus court est le mieux dit. Sa carrière est claire comme les bilans qu’il a l’habitude de dresser. Il a commencé par être « clerk » dans les bureaux de son père, agent de change à New York. Puis il devint associé, chef de maison. Maintenant il a vendu sa charge pour administrer la fortune de l’Université dont il est fier d’être alumnus. Cette fortune est en de bonnes mains. En fait, elle augmente avec une prodigieuse rapidité. Il y a dix ans, les fonds proprement dits n’étaient que de cinquante-deux millions six cent mille francs ; il y a cinq ans, ils approchaient de soixante-dix-sept millions ; en 1918, ils avaient dépassé cent seize millions. Les revenus ont naturellement grandi en proportion et les dépenses aussi, pour le bien des études.


LE MILIEU UNIVERSITAIRE

L’hospitalité américaine est sans égale. Je n’en connais pas du moins qui soit plus chaude ou aussi spontanée.

Et c’est pourquoi moi, vieil Européen, je me trouve, du jour au lendemain, admis dans des maisons où l’on me traite en ami de toujours. En peu de temps, je connais tous les représentants de la haute société de New Haven. Car ici, la société et l’Université ont partie liée. L’Université recrute assez souvent ses membres dans les anciennes familles de New Haven et celles-ci, de leur côté, s’enorgueillissent de compter parmi leurs ancêtres quelque professeur célèbre, ou simplement un des bienfaiteurs de Yale. Cette union est si intime, que ces vieilles familles ont leur résidence tout près, à l’ombre, pourrait-on dire, de l’Université : Hillhouse Avenue, Whitney Avenue, Prospect Street, c’est-à-dire tout le quartier élégant, bordent ou traversent les terrains de l’Université. Et quand on voit un magnifique palais aux pelouses soignées, on ne sait jamais si c’est la somptueuse demeure de quelque heureux de ce monde ou l’une des « fraternités » luxueuses que les admirateurs de Yale ont érigées à profusion dans ce voisinage.

Les professeurs et leurs amis constituent, je ne tarde pas à m’en apercevoir, un milieu à part, qui a ses façons de penser et de sentir à lui, fier soit de sa richesse, soit de sa suprématie intellectuelle, et assez fermé, bref une caste. J’emploie ce mot à dessein, bien que je sache devoir choquer toutes les idées reçues en France sur le peuple américain... A nos yeux, les Etats-Unis sont par excellence le pays de la démocratie. Nous en sommes persuadés depuis qu’a paru le livre, d’ailleurs admirable, d’Alexis de Tocqueville. Et les Américains, de fort bonne foi, entretiennent en nous cette idée par leurs affirmations. Ils aiment à faire remarquer qu’ils sont l’expression la plus parfaite de l’idéal démocratique. Je me souviens d’avoir entendu un millionnaire de New-York, qui vivait dans un palais et devant la volonté duquel tout pliait, vanter avec chaleur et en toute sincérité l’égalité absolue qui règne entre les hommes de son pays. « Nous n’avons pas, me disait-il, et c’est là en quoi nous sommes uniques, ces classes insolentes qui, en Europe, prétendent s’imposer par la seule vertu de leur naissance et accaparent de droit toutes les hautes situations. Ici chacun est le fils de ses œuvres et le mérite est la seule pierre de touche de la valeur individuelle. Nous sommes tous égaux et nous avons tous mêmes « opportunités. » À ceux qui savent les saisir appartiennent le succès et la fortune. Et c’est bien en effet cette égalité, en apparence absolue, qui frappe tout d’abord l’étranger. Pas de pays où les différences extérieures aient été plus radicalement abolies. Dans la rue, au théâtre, au restaurant, dans tous les lieux publics, aucune hiérarchie, aucune tentative chez les uns pour faire reconnaître leur supériorité par les autres. Pas de préséances, pas de marques de respect. Vous vous trouvez nez à nez devant une porte, avec quelqu’un qui manifestement est de situation sociale inférieure à la vôtre, il se glisse le premier sans même s’excuser. Pourquoi pas ? C’était à vous d’être plus prompt que lui. Un domestique parle à son maître sur le ton de familiarité qu’il a avec ses pareils, et le patron est avec son employé sur un pied de confidentielle amitié. Évidemment le dogme de l’égalité originelle de tous n’est pas discuté.

Mais il n’en est pas moins vrai que l’observateur attentif qui ne s’arrête pas aux apparences peut découvrir sans trop de peine le lent établissement d’habitudes qui entament cet axiome de l’égalité absolue et nécessaire. La richesse se fait moins instable et tend à devenir héréditaire. Des dynasties se fondent de grands seigneurs de la finance et des trusts. Surtout, il s’introduit une tendance à mesurer le respect dû aux individus par la continuité des efforts dont ils sont l’aboutissement. Une sorte de classement se fait qui tient compte du temps, lequel apporte ainsi son coefficient et multiplie certaines valeurs. Et le parvenu d’aujourd’hui s’incline devant l’homme qui, à ses propres succès peut ajouter ceux d’ascendants dont le nom est associé à l’histoire de la ville ou du pays. En un mot, on est insensiblement amené à mettre la fixité du mérite prolongé à travers les générations au-dessus de réussites dues peut-être à des hasards heureux. J’en avais déjà eu l’intuition cet été. Il m’avait été donné d’observer dans un État du Sud un fait curieux qui m’avait fait songer. J’avais été invité à une fête des « Daughters of the American Revolution, » société qui n’admet comme membres que des dames ayant eu un ancêtre dans la guerre de l’Indépendance. L’existence d’une pareille organisation est en soi suffisamment significative. Mais, détail plus instructif, la Présidente était une simple photographe, fort distinguée d’ailleurs. Elle avait été choisie, me dit-on, bien que sa situation actuelle ne fût pas des plus brillantes, parce qu’elle appartenait à une des familles qui avaient fondé la colonie. Et les membres les plus riches de la ville n’étaient pas ceux qui lui témoignaient le moins de respect. Ainsi, dans ce cas, la naissance avait primé la fortune. Et voici que je constate ce même état d’esprit dans cette ville d’Université. J’entends répéter : « Vous savez, il descend d’un tel. » (Ici, un nom fameux dans l’histoire de Yale). On ne dit pas : « C’est le fils d’un tel, » mais : « Il compte au nombre de ses ancêtres tel président bien connu. » Le sentiment qui porte tant de gens à se vanter d’avoir eu quelqu’un de leur nom sur le Mayflower n’est qu’une preuve, émoussée à force d’être banale, du besoin qu’a ce pays de se constituer une aristocratie, ou une bourgeoisie, — appelez-la comme vous voudrez, — de naissance.

C’est après tout une tendance commune à toutes les sociétés dès qu’elles sortent de la période de formation. Nous avons là un exemple de ce que certains ethnologues appellent la « conservation de l’acquis. » Car il semble bien que, pour le développement et surtout l’affermissement d’une nation, l’ « initiative novatrice individuelle » ne suffise pas. Il y faut joindre la résolution de recueillir et d’arracher aux variations perpétuelles ce qu’il y a de meilleur et de décisif dans les progrès accomplis. Sans quoi, la poursuite ininterrompue du changement annihilerait toute expérience et risquerait d’ailleurs de nous ramener par un caprice à la barbarie d’où nous sommes sortis. Les États-Unis me paraissent être au moment où, la période d’organisation ayant pris fin, ils cherchent à entrer dans la période de consolidation. Ces désirs sont encore timides, à demi inconscients. Peut-être le mot de mot de velléités serait-il plus juste. Nous sommes seulement au début d’un mouvement, d’un courant d’idées qui trace lentement son lit.


L’ENSEIGNEMENT. — LA GRADUATE SCHOOL

Je sais maintenant ce que sera mon service à Yale : je suis attaché à la Graduate School où je vais diriger un « cours de séminaire » sur Shakspeare. Cet arrangement m’enchante, car il va me permettre, plus facilement que tout autre, de ne rien changer à mes méthodes. La Graduate School est, en effet, dans cette Université si différente des Universités françaises, ce qui se rapproche le plus de nos facultés des lettres et des sciences. Elle sert de complément au Collège, car elle n’admet que les jeunes gens ayant fait quatre années d’études et déjà pourvus du baccalauréat. On y prépare le degré de maître ès arts et le doctorat. C’est avant tout le lieu où ceux qui sont vraiment épris du savoir peuvent se spécialiser dans des études avancées et s’adonner à la recherche scientifique originale.

Ils n’avaient certes pas prévu ce développement les dignes fondateurs de la Collegiate School, laquelle devait être simplement une école de culture générale, capable de faire des hommes à l’esprit ouvert, possédant des connaissances variées, propres en un mot aux « emplois publics tant religieux que laïques. » Et bien qu’il ait considérablement évolué depuis son origine, le Collège répond toujours à ces intentions premières. Pour bien des parents c’est uniquement l’école où, au sortir des « high schools, » une élite vient parfaire son éducation et acquérir ce minimum de connaissances indispensable à qui veut devenir un « gentleman » comme disent les Anglais, un « honnête homme » comme nous disions autrefois. Le collège américain est donc comparable, quant au but, à nos établissements d’enseignement secondaire. En fait, il ne donne ce que nous appelons l’enseignement supérieur que dans les troisième et quatrième années, celles des juniors et des seniors. Les deux premières années, — celles des freshmen et sophomores, — par les méthodes de travail sont assimilables aux deux dernières années de nos lycées plutôt qu’à nos facultés. Et c’est précisément parce que le Collège ne faisait pas une part suffisante au travail scientifique proprement dit qu’a été créée la Graduate School.

Cette école n’est pas la seule innovation apportée par l’Université à son organisation première. Yale a toujours senti soigneusement le pouls du pays et l’histoire de ses adaptations successives aux nécessités du moment est aussi riche en incidents que celle des constructions dont j’ai conté la triomphale épopée. Dès le début du XIXe siècle, on peut noter un effort pour élargir l’action du Collège : en 1810, Yale, s’alliant avec la Société médicale du Connecticut, fonde un Institut de Médecine. En 1822, on sépare l’enseignement religieux pour créer un département à part de caractère technique lui aussi : le Département de Théologie. Deux ans plus tard, Yale s’adjoint une école de Droit qui jusque-là avait été une institution privée. Mais c’est au milieu du siècle que se produisent les additions les plus significatives. En 1847, pour reconnaître l’importance que prend de plus en plus la science, on fonde, outre la Graduate School, une école de Chimie appliquée. En 1852, c’est le tour d’une école d’Ingénieurs qui sera réunie plus tard à l’École de Chimie pour former l’école des Sciences, connue aujourd’hui sous le nom de Sheffield School. Après avoir fait une large part aux connaissances utiles, il ne restait plus à l’Université qu’à sacrifier un peu au beau. C’est à quoi l’on s’emploie en créant une école des Beaux-Arts (1863) et une école de musique (1890). En 1900, une école forestière est venue augmenter le nombre des instituts professionnels : elle répond à la nécessité de reconstituer les forêts américaines prodigalement dévastées par les premiers colons.

Ainsi en moins d’un siècle, Yale a donné naissance à tous les organes qui ont fait du petit collège du début une vaste Université ultra-moderne où sont étudiés tous les sujets qui peuvent solliciter l’esprit humain. Et il faut dire à sa gloire que, pour la plupart de ces nouveautés, elle a montré le chemin à ses rivales. Mais ce développement, comme toutes les croissances rapides, ne s’est pas fait sans entraîner des complications, sans soulever des problèmes qui doivent parfois embarrasser ceux qui ont charge d’administrer l’Université. Comment par exemple combiner les écoles nouvelles avec l’ancien collège ? Théoriquement, les écoles professionnelles techniques devraient se surajouter simplement au collège et ne recevoir que les étudiants ayant acquis une culture générale suffisante. Et pour certaines de ces écoles, la question a été résolue dans ce sens. D’autres plus récalcitrantes, — l’Ecole de Droit, l’Ecole de Médecine, — ont fait valoir qu’à des jeunes gens ayant à acquérir de nombreuses connaissances techniques on ne pouvait raisonnablement imposer quatre années d’études désintéressées, dont la plupart, si elles étaient indiscutablement utiles, n’avaient guère de rapport avec la profession future des étudiants. Elles ont néanmoins fait preuve de sagesse et elles se sont contentées d’entamer légèrement le temps passé au collège. Il a décidé que les étudiants se destinant à la médecine et au droit pourraient commencer les études spéciales au cours de leur quatrième année.

Avec Scheffield School les arrangement sont été plus difficiles. Il s’agissait dans ce cas d’un organisme vigoureux et qui était soutenu par les intérêts puissants et exigeants de l’industrie. Le développement de cette école devait, par la force des choses, être envahissant. Au début, on l’a vu, c’était une école de sciences appliquées, mais elle a de plus en plus étendu son domaine. Elle ne pouvait pas se désintéresser de la science théorique, puisque l’une de ses raisons d’être, d’après la charte d’incorporation de son conseil d’administration, était « d’avancer l’étude des sciences physiques, naturelles et mathématiques. » Et à mesure qu’elle recevait des dotations et qu’elle grandissait, elle empiétait à ce point sur les attributions du Collège qu’elle avait fini par donner chez elle l’enseignement littéraire dont ne peut se passer malgré tout l’homme de science. En fait, à la veille de la guerre, Sheffield était devenu un second Collège, offrant aux étudiants, qui y entraient en qualité de freshmen, un enseignement complet, général aussi bien que spécial. Elle n’était plus une école purement scientifique ; on y apprenait aussi les langues vivantes, l’anglais, l’histoire, l’anthropologie, l’économie et les sciences politiques. Ceux qui croyaient à la valeur de la culture par les sciences y pouvaient faire des études complètes, menant au baccalauréat de philosophie.

En un mot, on en était venu à avoir deux collèges : l’un littéraire, où l’on enseignait aussi des sciences ; l’autre scientifique, où l’on enseignait aussi les lettres. Cette duplication n’était assurément pas favorable à la meilleure utilisation des ressources de l’Université. Et c’est sans doute pour remédier à ce défaut que la Corporation a entrepris une réforme qui va remettre un peu d’ordre dans un jardin où la végétation était trop touffue. Sheffield va céder au Collège la préparation du baccalauréat de philosophie et, par compensation, va préciser et élargir son rôle d’institut scientifique. Pour emprunter à un document officiel la définition qu’en a donnée la Corporation, ce sera désormais « l’école pour l’étude professionnelle de la science et de l’art de l’ingénieur. » Tout en continuant de fournir un minimum indispensable de culture littéraire, elle va pouvoir s’orienter plus nettement vers la préparation des techniciens dont a besoin l’industrie. Les étudiants seront groupés en deux sections principales, selon la profession qu’ils comptent embrasser : section des sciences de l’ingénieur et section des sciences naturelles.

Cette réforme satisfait la logique. On peut se demander si elle résout la difficulté fondamentale. Car c’étaient des choses infiniment profondes qui étaient en question et peut-être échappent-elles aux réglementations. Derrière cette opposition naturelle entre Sheffield et le Collège, il y a en réalité le conflit de deux buts, de deux méthodes, de deux idéals pédagogiques, presque de deux mondes. Yale Collège porte encore la marque de conditions très anciennes. Il a beau s’être modernisé, son origine est encore visible. C’est le descendant du vieux collège anglais, avec son idéal de culture classique et littéraire. Chose curieuse, les universités américaines, si jeunes et si modernes, sont par leurs collèges beaucoup plus près du système médiéval que les Universités d’un pays ancien comme le nôtre où l’organisation napoléonienne a rompu le lien qui les rattachait, elles aussi, au moyen âge. Mais en face de cette relique du passé se dresse ardente la conception pédagogique du présent, une conception plus particulièrement américaine par l’importance qu’elle attache aux sciences appliquées. Dans ce pays où l’industrie se développe à grands pas, où l’idée de progrès est inséparable de celle de science, où des usines ne cessent de sortir du sol, réclamant des techniciens, la place faite aux études désintéressées est forcément restreinte. Déjà du temps de Tocqueville, qui l’avait constaté, l’éducation tendait à ne poursuivre que « les applications dont l’utilité présente était reconnue. » Cet esprit utilitaire anime encore une trop grande partie des générations nouvelles. Faire vite, gagner vite, ou formule du « get-rich-quick, » tels sont les mots que l’on entend souvent sortir de la bouche des jeunes gens. » Pourquoi voulez-vous entrer dans une école de sciences ? « demandais-je à deux étudiants, rencontrés par hasard cet été au cours de mes vagabondages. — Pour être ingénieurs. — El pourquoi voulez-vous être ingénieurs ? — Parce que c’est la profession où l’on gagne le plus vite de l’argent, » répondirent-ils sans hésitation, et presque d’un même souffle. Si l’on écoute ces affamés d’argent, les écoles techniques et professionnelles seront bientôt jugées seules nécessaires pour l’éducation des hommes.

Ainsi cette pression de la vie moderne américaine, toute dans l’effort qui fait bondir de progrès en progrès sans jamais regarder en arrière, cette pression que je sens partout s’exercer sur cette Université issue d’une autre conception et gardienne d’un vieil idéal, je la retrouve encore qui agit cette fois sur l’organisation des programmes, par conséquent sur l’esprit même de l’enseignement. Finira-t-on par céder à l’utilitarisme qui va de pair avec les grands efforts industriels ? Là pourrait être un danger, d’autant plus grave qu’il se produirait en Amérique. Nous aussi, nous avons des utilitaires qui rêvent d’une éducation toute tendue vers le profit immédiat et pour qui préparer à un métier est un but suffisant. Mais leurs naïvetés pédagogiques se heurtent à des croyances ancrées dans l’esprit des Français et d’autant plus difficiles à détruire qu’elles sont le fruit d’une expérience ininterrompue. Ici, rien de semblable. Les traditions que veulent maintenir les vieilles Universités sont forcément instables, parce qu’elles ne plongent pas leurs racines dans le plus profond du pays. Jusqu’ici Yale a su concilier les exigences du progrès et le culte de la pensée pure. D’après les dernières statistiques, il y avait au Collège 1 303 étudiants et à Sheffield 1 016. Le goût de la culture pour elle-même n’a donc pas disparu. Mais il ne faudrait pas que la proportion fût renversée. L’on frémit à la pensée de ce que serait une Amérique où seuls les manieurs d’argent auraient leur mot à dire sur l’organisation de l’enseignement.


LES ÉTUDIANTS

Cependant le Campus s’anime. Quand je suis arrivé, il était désert et je pouvais, tout à mon aise, entre deux séances à la bibliothèque, promener au travers de ses pelouses reposantes mes rêveries d’étranger pour qui tout est matière à réflexion. Puis, un jour, j’ai vu rôder du côté d’Osborn Hall des figures juvéniles : c’était le moment des examens d’admission que Yale, dans son souci de bien recruter ses étudiants, a placés comme une barrière à l’entrée. Puis, des camions sont venus en trombe décharger des lits, des matelas, des bureaux, des malles devant les différents halls. Enfin, voici les étudiants qui font leur apparition, — les nouveaux ou freshmen, d’abord, tout désemparés, errant de çà et de là perdus dans leur étonnement ; les sophomores ensuite, l’air connaisseur ; et, en dernier lieu, les juniors et seniors, vétérans blasés pour qui la rentrée a perdu toute fraîcheur de nouveauté. Maintenant c’est un va-et-vient continuel. D’un jour à l’autre, ce désert s’est peuplé d’une multitude circulant sur les passages dallés en files ininterrompues, qui, vues de loin, font songer à des chenilles processionnaires. Des « hullo « retentissants, poussés par des poumons vigoureux, sont échangés entre camarades heureux de se retrouver. Parfois un groupe composé du père, de la mère et d’un étudiant déambule avec lenteur, admirant bouche bée. Et à l’air attendri du père je devine que c’est quelque ancien Yale man conduisant son fils là où lui-même a passé sa jeunesse. Par les fenêtres des dormitories, on entrevoit des silhouettes qui vont et viennent, s’approchent du grand jour et disparaissent de nouveau dans l’ombre. Des gramophones commencent à nasiller et emplissent l’air de refrains populaires et de chansons comiques. A ce trait je reconnais que les étudiants sont enfin installés.

J’ai tout loisir d’observer ceux avec qui je vais maintenant vivre en commerce journalier. Et je suis frappé de voir combien le type classique de l’Américain est peu fréquent. En revanche, les spécimens de la race britannique abondent. Par moments, cette impression que j’ai eue tant de fois de me trouver transporté dans quelque collège anglais revient avec une irrésistible force. Ce jeune homme élancé et anguleux, aux cheveux châtain clair, et qui avance vers moi à grandes enjambées, une raquette de tennis à la main, est-il Américain, est-il Anglais ? Voici indubitablement un fils d’Ecossais, ce gros géant aux cheveux oxygénés et rebelles, aux yeux gris dans un visage couvert de taches de rousseur et comme ébauché à coups de poing. Les types étrangers ne sont pourtant pas absents. Ce petit brun, à la figure mobile et aux yeux qui luisent, à la peau basanée et aux gestes vifs, c’est, à ne pas s’y tromper, un descendant d’Italiens. Et cet autre, au corps massif, avec son front à triple étage surmonté d’une tignasse épaisse haut dressée, aux yeux vacillant derrière des lunettes rondes, quel beau modèle il ferait pour le caricaturiste Hansi ! Ou encore ce grand garçon svelte et blond, dont les yeux sont d’un bleu si tendre qu’ils semblent se liquéfier dans le visage aux traits réguliers et fins, peut-on douter une minute qu’il ne soit d’origine scandinave ? Mais ces représentants des nations tard venues en Amérique sont en somme peu nombreux ; ils sont perdus dans cette foule d’aspect si caractéristiquement britannique, malgré les modifications que le type primitif a pu subir. Évidemment, cette loi selon laquelle les descendants des colons anglais seraient ici la race dirigeante se vérifie une fois de plus.

Ces étudiants sont, pour la plupart, vêtus avec recherche. Peut-être n’ont-ils pas cette sobriété dans la mise qui fait de leurs cousins anglais les hommes les mieux habillés d’Europe. On voit trop de vestons exagérément cintrés, trop de cravates voyantes, trop de chaussettes de soie. Cette coquetterie confirme du moins un renseignement que l’on m’a donné : Yale est de toutes les Universités américaines celle où l’on reçoit le plus de jeunes gens riches. Autrefois, sa clientèle se recrutait en grande partie dans les familles du Sud. Depuis la guerre de Sécession, les étudiants viennent d’un peu partout. Mais c’est encore l’Université où l’on peut se créer d’utiles et flatteuses relations. Car, — et ceci, soit dit en passant, est une autre preuve de l’influence anglaise, — on ne vient pas à l’Université seulement pour travailler ; on y recherche aussi l’avantage de pouvoir nouer des amitiés avec ceux qui sont destinés à occuper un jour de hautes situations et dont l’aide pourra par suite être précieuse.

Cela ne veut pas dire, d’ailleurs, que les pauvres n’y aient pas accès. Je sais que, parmi ces étudiants, il y a un bon nombre d’hommes actifs, énergiques, pour qui la vie n’a aucune tendresse et qui voient précisément dans l’instruction le moyen d’échapper à la paralysante pauvreté. J’en ai eu une bien curieuse preuve au cours d’une de ces rencontres de hasard, si fréquentes dans ce pays de la familiarité. Un jeune homme qui avait appris que j’étais le professeur français, me voyant dans le Campus, était venu à moi et, sans façon, m’avait adressé la parole. Il avait fait partie de l’armée expéditionnaire, et il était heureux de trouver un Français : I like the French, me dit-il gauchement, mais avec un accent où tintait la sincérité. Nous avions causé de choses et d’autres, de ces sujets indifférents qui viennent naturellement à l’esprit de gens qui se voient pour la première fois et ne savent rien l’un de l’autre. Et la conversation s’épuisait en banalités, quand, pour battre en retraite, il tira sa montre et me dit : « Excusez-moi, il faut que j’aille prendre mon service. — Votre service ?… — Mais oui, répondit-il, étonné de mon étonnement, mon travail, si vous voulez. Je suis emballeur-homme de peine tous les jours de deux heures à quatre heures. Je me fais ainsi un dollar par jour. » Puis, d’un air d’excuse : « Ce n’est pas beaucoup, assurément, mais les heures sont commodes, car elles ne me gênent pas pour les cours. C’est dur, parfois... Il y a des jours où je rentre dans ma chambre tout courbaturé, incapable de travail intellectuel. Mais à quoi sert de se plaindre ? Il le faut. » Et serrant ses poings, comme s’il appelait la vie au combat : « Je veux arriver ! » Intrigué, je le fis parler, et sans se faire prier, pendant que je l’accompagnais au magasin où il travaillait, il me conta son histoire.

C’était le fils d’un petit contre-maître. Son père mourut pendant que lui était tout enfant. Par suite de cette imprévoyance qui est fréquente chez l’ouvrier américain, le foreman ne laissait pas un « cent. » La mère accepta une situation de vendeuse dans un « drug-store, » de quoi vivre, et l’enfant, après avoir été dans une école, juste assez pour prendre le goût du savoir, dut gagner son pain à son tour. Il entra chez un quincailler ; mais il se lassa vite : « Je n’apprenais rien, monsieur. Au bout de huit jours, je connaissais le métier ; ce n’était que routine. Je n’avais aucune occasion de me développer. » Il s’embaucha dans une usine où l’on fabriquait des automobiles en série. Il avait imaginé que là au moins, on lui enseignerait de merveilleuses choses qui le conduiraient à la fortune. Mais une autre déception l’attendait. On le mit à une tâche toujours la même, qu’il répétait incessamment. Un chariot apportait devant lui des pièces, délicats organes d’un moteur, qu’il limait, ajustait et envoyait plus loin. Et ainsi tout le long du jour. Les petits morceaux d’acier brillant arrivaient, s’arrêtaient, repartaient ; d’autres morceaux, tout pareils, arrivaient à leur tour, s’arrêtaient et repartaient. Il comprit alors que sans instruction il ne sortirait jamais de cette médiocrité. Il s’en alla à New-York : c’est le paradis des autodidactes. Pendant le jour il travaillait chez un commissionnaire en fruits, du côté de Christopher Street, chargeant et déchargeant des caisses, en « overall » bleu, dans le fracas d’un « elevated » dont les trains roulaient presque sans arrêt avec un bruit de ferraille assourdissant. Puis, son travail fini, il dépouillait sa salopette et il devenait l’un des voyageurs que le subway transporte par millions. Il remontait vers la 116e rue et allait suivre les cours du soir que l’Université Columbia offre à tous les affamés de savoir de l’immense ville. C’étaient, chaque jour, cinq ou six heures d’études voraces, cours ou lectures, et pendant deux ans il avait non seulement appris beaucoup, mais encore acquis pas mal de ces « crédits «  dont la somme lui vaudrait le diplôme convoité. La guerre était survenue. Il était parti pour la France, où il s’était battu. Et au contact d’un peuple étranger il avait senti grandir encore son ambition.

— Voyez-vous, monsieur, m’expliquait-il, un titre de Columbia, acquis dans ces conditions, malgré tout, ce n’était pas grand’chose. Quand je regardais autour de moi, quand j’interrogeais le passé des hommes supérieurs que j’avais approchés, c’étaient tous des Harvard men, des Yale men. Ceux-là seuls avaient eu cette éducation de choix qui permet d’atteindre à tout. Je ne veux pas être un simple foreman, comme mon père. Et alors l’idée m’est venue d’aller moi aussi à l’une de ces vieilles Universités. Pourquoi pas ? En Amérique, quiconque veut réussir le peut. Mais comment faire ? La vie dans une institution comme celle-ci coûte cher. Pensez donc ! » Et il me fit le détail de ses dépenses avec la minutie et la précision d’un homme qui les avait maintes et maintes fois additionnées dans l’espoir d’en comprimer le total. « Deux cent quarante dollars pour les frais d’études ; trente dollars pour frais de laboratoires ; soixante-dix dollars pour ma chambre ; deux cents dollars pour ma nourriture ; nous arrivons déjà à un total de cinq cent quarante dollars. Puis, il y a les livres, le blanchissage, les menus frais. Je ne puis pas m’en tirer à moins de six cents dollars. Or, quand je suis revenu de France, j’avais à peine cent dollars. J’aurais pu avoir davantage, mais nous autres Américains, nous ne sommes pas comme les Français : nous ne savons pas faire à l’économie sa part. L’argent avait coulé entre mes doigts. Enfin !... Mais où trouver les deux mille quatre cents dollars nécessaires pour mes quatre années d’études ? Alors je me suis dit que si je continuais à aligner des chiffres sur le papier, je n’arriverais jamais à la solution du problème. I took my chance ! J’ai risqué le coup ! Yale m’avait toujours attiré. Je suis venu. J’ai expliqué mon cas. L’Université m’a accordé un prêt, qui me débarrasse pour l’instant des frais d’études. Ah ! monsieur, ajouta-t-il avec orgueil, c’est beau d’appartenir à un pays où tout est fait pour aider les courageux ! Ces prêts consentis par l’Université, ne trouvez-vous pas cela admirable ? J’ai signé un papier comme quoi je m’engage à rendre la somme moins de cinq ans après avoir mes grades. Si je rembourse dans le délai prescrit, je n’aurai à payer aucun intérêt. Si je dépasse l’échéance, je paierai un intérêt de six pour 100. Et j’ai eu de la chance. J’ai trouvé cette besogne qui me rapporte six dollars par semaine, le prix de ma pension. Les cent dollars que j’ai combleront pour cette année le déficit. Pendant les vacances, j’irai vendre des cartes postales aux chutes du Niagara. On m’a dit qu’on pouvait se faire facilement deux ou trois cents dollars de bénéfice. Cela me remettra en selle pour l’année prochaine. Et voilà monsieur, je suis tiré d’affaire ! Je suis sûr d’arriver !

— Et vous êtes beaucoup comme cela à Yale ?

— Plus de cinq cents sur les trois mille.

— Et vos camarades riches ne vous font pas sentir... comment dirai-je ?...

— Je vois ce que vous voulez dire. Vous pensez peut-être qu’ils me méprisent. Je ne le crois pas. Pourquoi le feraient-ils ?

Mon jeune ami avait dit vrai. Ils sont des centaines à Yale, les étudiants qui, selon leur expression, « work their way through the University, » — qui défraient leurs dépenses à l’Université en travaillant. Et Yale encourage ces vaillants. Elle fait tout ce qu’elle peut pour les aider. Elle accorde des bourses, elle donne des prix aux plus méritants. Elle leur prête de l’argent. Dans tous ses annuaires elle indique aux étudiants pauvres les moyens de se tirer d’affaire. Elle a même une organisation spéciale, le « Bureau of Appointments, » qui sert de trait d’union entre les employeurs intelligents et les étudiants besogneux, sorte de « clearing-house « de toutes les offres et demandes de travail qui se produisent à New Haven.

Admirable prévoyance de l’Université, qui trouve son intérêt à faire le bien, car elle s’assure ainsi le recrutement d’une élite aux énergies imbrisables ! Mais non moins admirable est cette foi en l’éducation qui anime même les plus pauvres, comme ce fils de contre-maître dont je viens de conter l’histoire. Elle est générale en Amérique, cette prosternation devant le savoir que l’on met avec soi comme un dieu tout-puissant dans la lutte pour parvenir. L’auteur d’Outre-Mer a déjà signalé ce fait. Depuis que je suis ici, je vérifie à tout instant la justesse de cette remarque. J’en ai eu surtout une frappante confirmation dans l’Université populaire qui se réunit tous les étés sur les bords du Lac Chautauqua. Les gens cultivés ont l’habitude de Sourire quand on parle de cette institution. A la vérité, c’est une des plus touchantes et des plus respectables manifestations de cette ambition d’apprendre qui possède toute la nation. Dès que le mois de juillet arrive, on voit se diriger vers Chautauqua des milliers et des milliers d’étudiants d’occasion. Il y a de tout dans cette foule : des jeunes gens que leurs parents veulent initier aux jouissances intellectuelles ; des professeurs d’enseignement primaire et secondaire qui viennent combler une lacune dans leurs études ; des jeunes filles du monde, rieuses et sérieuses à la fois ; beaucoup de gens âgés qui désirent se tenir au courant de la pensée contemporaine ou espèrent entendre des conférenciers illustres. Et à tous ces affamés de culture, Chautauqua offre le plus abondant et le plus hétéroclite des banquets. Depuis huit heures du matin jusque tard dans la soirée, se succèdent les conférences, les sermons, les concerts, les lectures. Pas une minute l’on ne cesse de déverser les flots d’éloquence. Et rien n’est plus admirable que de voir ces pèlerins enthousiastes, débordant d’admiration, — quel que soit le sujet traité, — courir d’une salle à l’autre, passant d’une leçon de modelage à l’analyse de la pensée de Walt Whitman, d’une exposition de l’état des affaires dans les Balkans à un récital de piano, toujours ardents, toujours convaincus et pleins d’une joie sacrée à l’idée qu’ils dissipent les nuages de l’ignorance. Je ne crois pas qu’il y ait au monde un autre peuple qui se laisserait persuader de passer ainsi ses vacances !

Cette foi en l’éducation est une des grandes forces sociales aussi bien que morales des Etats-Unis. Ce n’est pas dans ce pays que l’on verrait des ouvriers chasser leurs ingénieurs et prétendre mener une usine par la seule vertu de leur incapacité. Les ouvriers ont le respect de ceux qui savent et n’ont qu’une ambition : savoir autant que leurs chefs pour s’élever à leur tour. Cette foi tempère aussi l’utilitarisme des grands industriels. Les « progressive men » mettent de préférence dans les postes importants des jeunes gens qui ont reçu une forte culture. Il n’est pas rare de voir dans la salle des pas perdus des grandes Universités, à côté des notes officielles, des annonces comme celle-ci : « La Compagnie X. qui s’est spécialisée dans le commerce des conserves désire deux ou trois jeunes gens pourvus de leur baccalauréat pour occuper positions lucratives dans ses bureaux. La connaissance de l’espagnol est nécessaire. » Ou bien : « MM. Y et Co, de New-York, offrent bonnes situations à gradués du Collège de A. dans leur bureau central d’exportation. Pour tous renseignements s’adresser au Doyen. » Et quel optimisme une pareille croyance ne donne-t-elle pas ! « Au savoir tout est possible » est une formule un peu simple, mais magique, qui stimule les ambitions et fait surgir les mérites. Puisque pour réussir il suffit d’avoir appris, quelle hésitation arrêtera celui qu’aiguillonnent l’énergie et la volonté ? C’est ainsi que s’explique, en partie, l’audace tranquille des hommes de ce pays. Sans doute, il y a dans cette qualité un reste de l’esprit d’aventure qui animait les premiers colons de ce vaste continent. Ils partaient, ces pionniers, au hasard, vers l’inconnu, sans savoir ce qui les attendait aux profondeurs émouvantes de la forêt ou dans les déserts effarants de la prairie. Et cette habitude qu’ils avaient prise de se fier à la chance, de ne compter que sur eux-mêmes, ils l’ont léguée à leurs descendants. Mais maintenant que forêt et prairie ont perdu beaucoup de leur mystère, ces instincts n’auraient plus où se prendre s’ils n’étaient soutenus par cette religion du savoir tout-puissant.

Voilà donc la force qui pousse ces jeunes gens au front clair, aux regards assurés, aux mâchoires volontaires, et qui développe en eux cette confiance facilement bousculante assez semblable au premier abord à de l’effronterie mais qui est seulement l’affirmation un peu brusque d’une conviction profonde ignorant les obstacles et bien décidée à n’admettre aucune entrave dans la poursuite du succès. Quand ils entrent à l’Université, ces jeunes conquérants doivent cependant abdiquer un peu de leur farouche indépendance. La liberté dont ils jouissent, si grande soit-elle, n’est pas entière. Elle est limitée par une surveillance discrète, sans tracasseries, mais réelle. Les étudiants sont divisés en petits groupes sous le contrôle de professeurs qui jouent le rôle de mentors auprès de cette jeunesse ardente. Des conseils de discipline jugent tous ceux qui se conduisent mal. Et puis, il y a les dormitories. Tous les élèves du Collège, à moins que leurs parents n’habitent à New Haven, sont tenus d’avoir leur chambre dans l’un des halls. Ils peuvent aller et venir à leur guise ; aucune heure n’est fixée pour la rentrée du soir. Mais dans ces dormitories logent aussi des instructeurs et leur présence est suffisante pour assurer l’ordre et la bonne tenue.

Les étudiants ne sont pas d’ailleurs à plaindre. Ces dortoirs n’ont rien de commun, en dehors du nom, avec les lugubres salles où s’entassent les élèves de nos lycées. Ils ont été, pour la plupart, bâtis par de riches donateurs qui ont voulu procurer à la jeunesse studieuse quelque chose du luxe dont ils jouissaient eux-mêmes. Les prix varient : les plus aisés peuvent, s’ils le désirent, avoir plusieurs pièces et mettre au loyer de leur appartement jusqu’à six cents dollars par an. Mais on trouve des chambres à soixante dollars seulement. Le plus souvent les étudiants logent à deux ou à trois. Une « living-room » sert de pièce commune pour lire et recevoir ; les chambres à coucher sont individuelles. Chacun devant meubler son propre appartement, on s’ingénie à lui donner un air coquet et confortable. Des fauteuils profonds accueillent l’étranger, et invitent aux longues causeries. Sur les murs des photographies d’êtres chers, d’une sœur, de la « girl » ou des « girls » préférées ; des gravures aussi, scènes de sport, vues du vieux Yale ; et bien haut, dominant la pièce et comme pour la protéger, une bannière aux couleurs de l’école où l’étudiant a été élevé ; enfin, le long et à hauteur de la fenêtre à guillotine, une large planche, assez semblable à une étagère, sur laquelle sont empilés des coussins multicolores. C’est là que l’occupant de la chambre passera le meilleur de son temps quand il restera chez lui. Et c’est, à certaines heures de l’après-midi, un spectacle curieux que de distinguer derrière les vitres, à demi enfouie dans les coussins, la forme vague de ces adolescents, paresseusement couchés sur le dos, les genoux au menton, un livre sous le nez, pendant que les yeux alertes surveillent le Campus. Qu’un malin observe quelque chose d’anormal et l’on entend un coup de sifilet, un cri sauvage. Aussitôt, derrière chaque fenêtre c’est la résurrection brusque de tous ces corps étendus ; des têtes curieuses se penchent au dehors, sifflant, hurlant. Puis quand le besoin d’espièglerie est satisfait, les bustes retombent, les genoux se rapprochent du menton, et la lecture reprend.

J’ai entendu discuter en Amérique la valeur de cette vie en commun. Les étudiants sérieux regrettent de ne pas être mieux protégés contre les visites intempestives des oisifs ou contre le vacarme qui, à certaines heures, ébranle la maison du haut en bas. Les autres se plaignent de la contrainte en laquelle on les tient. Les professeurs, de leur côté, font remarquer qu’il n’est pas sage d’exposer des jeunes gens, dont beaucoup sont encore des enfants, aux tentations de la vie. En un temps où l’on n’avait pas assez de dormitories pour loger tous les étudiants du Collège, on avait recours à des gens de la ville qui louaient des chambres. La morale y perdait. On ajoute que ce système a cela de bon qu’il apprend au jeune homme à supporter ses semblables, but suprême de toute éducation. Il me semble aussi que ce frottement journalier a le grand avantage d’empêcher les étudiants de vieillir trop tôt. La jeunesse a besoin pour se maintenir de se retremper incessamment en elle-même. C’est en grande partie à cette action d’individualités exubérantes les unes sur les autres qu’est due cette boyishness que les Américains conservent pendant tout le cours de leurs études et souvent même longtemps après. Chaque fois que je traverse ce Campus, tout animé de visages juvéniles, je ne puis m’empêcher d’évoquer le souvenir de ce que fut notre vie d’étudiants à nous : la chambre garnie, aux meubles usés par des générations d’hôtes de passage ; les rencontres hâtives et les quelques paroles toutes chargées de préoccupations scolaires échangées rapidement entre deux cours ; comme délassement, la « manille » dans une salle empestée et bleuie de fumée ; et puis, la solitude dans des réduits sans agrément et sans intimité.


MŒURS UNIVERSITAIRES. — UN « RUSH. »
LE « MATRICULATION SERVICE »

J’ai été, à un jour d’intervalle, le témoin de deux scènes que je veux noter, car elles ne sont pas seulement pittoresques, mais profondément significatives. La première se passe dans le Campus à huit heures du soir. Depuis quelque temps des bruits couraient un peu partout : un « rush » allait avoir lieu. C’est une vieille pratique, abandonnée pendant la guerre, et que les étudiants veulent remettre en honneur. Elle est née de la rivalité qui existait autrefois entre freshmen et sophomores. Ceux-ci ont toujours voulu exercer sur les nouveaux une sorte de tyrannie. Et les querelles entre les deux classes étaient, dans le vieux Yale, pour ainsi dire continuelles. Quand des sophomores croisaient des étudiants de première année, ils ne manquaient pas de les railler. On leur jetait leur jeunesse à la face comme une honte : « My poor freshy ! My poor freshy ! » leur criait-on. Quand les insultes étaient peu endurants, c’était la riposte, puis les coups. D’autres sophomores, d’autres freshmen arrivaient et la bataille devenait générale. C’est cet état de guerre, aujourd’hui presque oublié, qui se rallume une fois par an dans fa lutte connue sous le nom de « rush » et qui a lieu traditionnellement pendant la première semaine de la rentrée.

Grâce à X., à qui ses fonctions dans un des bâtiments du Campus permettent d’être au courant de toutes les nouvelles, j’ai été averti du moment où doit avoir lieu la rencontre entre les deux plus jeunes classes. En raison des troubles qui ont éclaté au printemps, on ne veut pas donner aux éléments louches de la ville une occasion d’intervenir et les portes sont gardées par des forces de police. Pour passer, il faut montrer patte blanche.

Quand j’arrive, la nuit enveloppe déjà le Campus. Seules des torches tenues par des étudiants, projettent sur le fond d’ombre une lumière fumeuse, blafarde et dansante. Le vacarme est assourdissant. Des cris, des hurlements partent de tous côtés comme d’une foule en révolte, et cette clameur monte, descend et vient se briser sur les murs. Ce sont les deux classes qui se groupent et s’invectivent à la manière homérique. Enfin un certain ordre se met dans cette confusion. Deux masses se forment face à face, deux masses compactes où s’entremêlent des corps, des bras et de laquelle se détachent seules les boules mouvantes de centaines de têtes.

Sur le devant, chaque parti a placé ses hommes les plus vigoureux, de véritables géants, qui vont faire office de bélier. Et brusquement, dans un redoublement de cris, les deux masses se jettent l’une sur l’autre avec un élan fou. Le choc est formidable. Ces corps entrelacés qui font massue entrent dans les rangs opposés. On ne distingue maintenant qu’une agglomération d’hommes accrochés les uns aux autres qui luttent désespérément, tirent en tous sens, s’écroulent, se relèvent, écrasent, sont écrasés. Des bras raient l’air ; des chapeaux volent ; des vêtements sont déchirés. Parfois un des lutteurs que ses adversaires ont réussi à dépouiller s’échappe tout nu. Sa peau blanche sur laquelle danse la lueur indécise des torches, fait dans la nuit une brusque déchirure. Et il disparait, comme une trainée laiteuse, derrière un groupe de spectateurs qui se referme sur lui pour cacher sa honte. Un grand garçon est retiré avec difficulté de la masse hurlante. Il est sans connaissance. On l’étend à l’écart, et des amis essaient de le faire revenir. Mais cet incident qui pourrait être tragique passe inaperçu, ou personne n’y prend garde. La lutte n’en continue pas moins ardente. Les deux troupes entremêlées, se tordant comme un monstrueux nid de serpents, avancent, reculent. Elles se détachent pour reprendre haleine, puis se précipitent de nouveau l’une sur l’autre. Une autre foule, composée des étudiants plus anciens auxquels se mêlent quelques professeurs venus pour revivre leur jeunesse, flue et reflue elle aussi. Chacun suit les péripéties du combat, les mâchoires serrées. Enfin, après une demi-heure d’efforts, le rush prend fin. Les sophomores, semble-t-il. moins nombreux, ont été acculés à la terrasse de Wright Hall, sur laquelle ils sont réfugiés. Et les vainqueurs saluent leur triomphe du cri de guerre de Yale, ponctué de celui de la classe


Rah-rah-rah-rah-rah-rah-rah !
Twenty-three, twenty-three !


poussé d’une voix rauque, pendant que les poings battent l’accompagnement à grands coups sur le sol.

La seconde scène est bien différente. C’est un dimanche, un dimanche lumineux et doux de la fin de septembre. Comme décor la grande salle de l’Université, Woolsey Hall, une salle toute blanche, de style classique, sans autre ornement que les écussons des différentes promotions de Yale et les sculptures répandues à profusion sur les murs. Un drapeau étoilé, largement déployé devant le grand orgue, dans le fond, met la seule note de couleur gaie dans ce grand vaisseau, mélange inanalysable de luxe et de sévérité froide. Le « matriculation service, » ou service religieux à l’occasion de la rentrée, va avoir lieu. Ces mêmes jeunes gens qui, hier soir, luttaient si sauvagement sont là calmes et paisibles. Leur altitude est parfaite. Ils obéissent docilement aux indications des moniteurs et gagnent en silence les places qui leur sont réservées au rez-de-chaussée. Ils sont recueillis et prennent évidemment au sérieux la cérémonie qui va avoir lieu. Dans les tribunes, les professeurs et leurs familles sont presque tous présents.

Brusquement les grandes orgues éclatent. Un adagio de Louis Vierne étale son ample phrase, qui vient comme s’enrouler majestueusement autour de la salle, et presque en même temps, par une porte sur le côté de l’estrade, entrent le Président et les Doyens. Ils sont revêtus de la robe académique, une robe noire, presque ecclésiastique, sans un ornement, sans la moindre touche de couleur. Sur leur tête, le bonnet carré des Universités anglaises, cette coiffure qui tient de la barrette et de la czapska, toute noire elle aussi avec son gland de soie qui ballotte sur le côté. Ils défilent lentement, réglant leur pas sur la phrase de l’orgue. Contre la blancheur des murs, le noir de leur personne se détache et parait encore plus foncé, d’une profondeur funèbre. Ils sont grands, pour la plupart, et minces, et du lointain où je suis, leurs corps semblent s’étirer comme des personnages du Greco. Graves, presque austères, ils s’arrêtent face au public, devant les chaises qui leur sont assignées et qui se réfléchissent en ombres brunes et obliques sur le parquet nu, luisant comme une glace.

Quand l’orgue a lancé ses dernières notes en un large crescendo de triomphe, le doyen de la Faculté de Théologie s’avance sur le bord de l’estrade et récite le Pater. Puis l’orgue entonne l’hymne :


Des choses glorieuses sur toi ont été rapportées,
O Sion, cité de notre Dieu,


que la salle tout entière chante avec ferveur. Encore une prière pour attirer l’inspiration divine sur l’assemblée ; un second hymne en lequel tout le monde communie


Éveille-toi, mon âme, tends tous tes nerfs ,
Et presse de l’avant avec vigueur ;


et enfin le Président, du haut de la chaire dressée en avant de l’estrade, commence son sermon, — un sermon laïque mais tout vibrant de paroles bibliques. Il s’adresse surtout aux jeunes gens, à ces esprits neufs qui viennent chercher à Yale non seulement l’instruction, mais aussi des règles de conduite dans la vie. Il passe en revue les qualités qui font l’homme fort et juste ; il leur révèle les beautés séduisantes de la vertu...

Mais déjà je n’écoute plus. (Puisse l’éloquent président de Yale me pardonner, si ces pages tombent sous ses yeux !). L’impression que je reçois de cette salle recueillie est si forte que mon esprit malgré moi déserte et se laisse entraîner dans les capricieux sentiers de la rêverie. Dans la demi-hypnose où je me sens plongé, tout ce qui m’entoure pâlit et se fond dans une brume d’où peu à peu, luttant pour sortir de l’indécision, une autre image finit par se dégager. Je ne comprends pas tout d’abord, car la scène, bien que différente, semble pourtant se confondre avec celle qui l’a précédée. Ce sont toujours les mêmes hommes vêtus de noir, assis sur les mêmes chaises, dans la même attitude pieuse. Mais le costume a maintenant quelque chose d’antique dans sa sévérité. On dirait une de ces assemblées que Hawthorne aime tant décrire. La lumière se fait en moi. Je suis dans l’Amérique puritaine. J’ai devant les yeux les premiers trustees de Yale Collège, — James Noyes, Israël Chauncey, Abraham Pierson..., ma mémoire engourdie essaie de se rappeler les autres et n’y réussit pas. Et sans doute que celui dont on voit seulement le buste émergeant de la chaire est le Révérend James Pierpont, le premier recteur. Je n’entends pas ce qu’il dit, mais aux visages austères de ceux qui l’écoutent, à la vigueur des gestes dont il ponctue ses phrases, il s’agit, a n’en pas douter, de la laideur du péché et des flammes d’enfer qui guettent les méchants.

Je fais effort pour m’arracher à cette illusion. Une voix me crie que ce ne peut être qu’un rêve, que les temps sont changés, que bien morts sont les puritains qui fondèrent le collège dans une atmosphère de mélancolique suspicion de la vie. Mais l’image persiste et continue à recouvrir sans l’oblitérer tout à fait la vision réelle qui par moments réapparaît, comme une esquisse imparfaitement effacée se distingue parfois sous le dessein qui l’a remplacée.

Les orgues éclatent de nouveau. Un grand brouhaha m’arrache à ma rêverie, et je me sens porté au dehors par le flot de la foule qui s’écoule. Je me retrouve dans l’aveuglante clarté de midi. Le soleil prodigue à tous les objets ses caresses chaudes, presque voluptueuses, et fait flamber les couleurs des vives toilettes d’été que les dames ont revêtues par cette belle matinée. Des trolley-cars se précipitent à toute allure et appellent désespérément pour écarter la foule dense qui obstrue la rue. Des moteurs sont mis en marche et ronronnent. Les portières claquent. Les automobiles dérapent d’un bond volontaire et filent brusquement, écorchant l’air de leurs sirènes. C’est la civilisation moderne qui me reprend, si différente de celle qui, il y a deux cents ans à peine, façonnait ce pays. Si différente ? Dans ce qu’il y a de plus extérieur peut-être, mais pas dans ce qui est intime. Les deux scènes auxquelles j’ai assisté, en moins de vingt-quatre heures, ne sont-elles pas la preuve que le vieux fond apporté par les premiers colons persiste ? Hier soir, j’ai vu combien les particularités physiologiques sur lesquelles reposent les caractères d’une race sont permanentes. Quelle distinction peut-on établir entre ces étudiants qui luttaient comme des tigres et les jeunes barbares que Matthew Arnold croyait discerner chez ses compatriotes ? C’est la même passion du jeu brutal, qui met sa gloriole dans un triomphe du muscle, que ce soit au football, dans un match de boxe ou dans une de ces mêlées sans règle. Peut-être y a-t-il seulement une question de degré, car ici le recours à la force a dû être exaspéré par la nécessité de briser une nature hostile. Et aujourd’hui, je viens de sentir combien cette autre clé de voûte du caractère anglais, le sentiment religieux, était encore solide. Cette grande force idéaliste qui a soutenu la primitive Amérique demeure encore active. Sans doute le Puritanisme n’est plus qu’un souvenir à Yale. L’Université se fait gloire d’admettre toutes les sectes et de n’appartenir à aucune. Mais le sérieux et l’ardeur que la vieille religion a déposés dans le cœur des premiers colons inspirent leurs descendants. Ainsi se retrouvent intactes, du moins dans cette partie de la nation, les deux traits les plus frappants de la race anglaise. La vie a pu changer, façonner les hommes à d’autres habitudes. Mais les corps et les âmes sont restés les mêmes et perpétuent une parenté que rien sans doute ne pourra effacer.


A. FEUILERAT.