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Six mois à l’université Yale/02

La bibliothèque libre.
Albert Feuillerat
Six mois à l’université Yale
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 431-458).
SIX MOIS
À L’UNIVERSITÉ YALE

II [1]


LES ÉTUDIANTS. — LES MÉTHODES D’ÉDUCATION

Me voici en plein travail. J’ai commencé mes cours à la Graduate School, et j’apprends à connaître dans l’intimité de leur esprit ces étudiants dont seuls les gestes et les manières étaient jusqu’ici intelligibles pour moi. Et j’apprends en même temps à les aimer. Il est difficile de donner une idée de leur droiture, de leur naturel ouvert. J’ai, il est vrai, l’élite de Yale, ceux qui, sans perdre de vue leur carrière, ont cependant reconnu que le savoir porte en lui sa propre récompense. Mais j’en ai vu assez pour m’apercevoir qu’il y a une façon d’être commune à tous ces jeunes gens. La curiosité est l’assise sur laquelle ils édifient leurs études. Dès qu’ils ont appris qu’un professeur français allait séjourner parmi eux, tous ceux qui remplissaient les conditions pour » prendre » mes cours, comme ils disent, ont vu là une occasion d’élargir leurs perspectives intellectuelles. Ils l’avouent franchement : c’est comme s’il leur était donné de faire une excursion en pays étranger, d’expérimenter des méthodes nouvelles. Ils en attendent un enrichissement de leur esprit ; ils y voient une de ces « expériences » sur la succession et le nombre desquelles ils fondent toute certitude de développement. « It will be a wonderful opportunity, » « ce sera une merveilleuse occasion, » me disant-ils, les yeux brillants d’espoir. Ils partent sur la route qui leur est ouverte comme pour un voyage d’exploration où ils comptent rencontrer de stimulantes aventures. Et, non sans émotion, je découvre que ma qualité de Français est pour quelque chose dans leur enthousiasme. La France est aujourd’hui haut placée dans l’estime des intellectuels américains. La Marne, Verdun, Joffre, Foch ne sont pas de simples noms ; ils sont devenus des symboles de nos vertus et de nos qualités nationales.

Toutes ces pensées, je n’ai aucune difficulté à les démêler. Car l’étudiant américain est un livre ouvert pour son maitre. Et c’est précisément ce qui me séduit. Rien de plus charmant que les rapports entre professeur et élèves. Point de barrière morale. Lui ne se retranche pas dans la pensée de sa supériorité et eux ne se croient pas tenus à la timidité ou au respect. Une familiarité naturelle, spontanée, règle toutes les relations qui s’accompagnent de confiance mutuelle et d’affection.

Dans cette atmosphère de camaraderie, .l’intimité intellectuelle peut s’établir à son aise et même se faire tyrannique. L’étudiant a l’habitude de considérer le professeur comme un guide à qui il doit avoir recours en toute circonstance. Depuis la bibliographie d’un sujet à préparer, jusqu’au choix des lectures, tout est matière à consultation. Chaque professeur a un bureau à l’Université et des heures de réception pendant lesquelles son « office » ne désemplit pas. Car il est le sage dont la parole doit résoudre toutes les difficultés.

J’ai entendu des professeurs se plaindre de l’importance excessive de leur rôle : ils trouvent que leur vie est un peu trop exclusivement à la disposition de ces disciples exigeants. Je dois dire, pourtant, que la plupart m’ont paru aimer sincèrement cette besogne de conseillers, par devoir d’abord, et par plaisir ensuite, parce que, disent-ils, cela les maintient en perpétuelle jeunesse. Je ne sais qui a raison. Mais, du point de vue particulier de l’étudiant, le système a ses inconvénients. Il favorise la paresse, faiblesse naturelle à l’homme. A force de compter sur le soutien des autres, on finit par oublier de compter sur soi-même. Mon expérience me dit que, pour toutes les choses de l’esprit, l’étudiant américain est trop docile. Il a en vous une foi exagérée qui émousse chez lui l’acuité du sens critique et le désir de l’originalité. J’aurais voulu trouver quelquefois plus de résistance à mes idées, moins de soumission admirative. Chose curieuse, ces jeunes gens capables de se jeter follement dans une bataille, ces aventuriers-nés qui prennent un plaisir sauvage à surmonter les obstacles réels, sont presque pusillanimes, quand il leur faut engager la lutte avec les idées.

Cela tient sans doute à ce qu’ils sont entraînés à apprendre plus qu’à méditer. C’est ici une tendance de l’éducation qui, pour être poussée à l’excès, se retourne contre le but poursuivi. A tous les degrés de l’enseignement, on recommande de ne jamais perdre de vue le réel. Que ce soit dans une narration, dans un dessin, en mathématiques, en histoire, toujours le même souci apparaît de rendre les connaissances d’utilisation pratique. Tout ce qui est purement livresque est condamné ; tout ce qui s’appuie sur l’observation est préconisé. Ainsi naît, peu à peu, chez l’enfant, l’idée que dans tout travail de l’esprit les faits sont l’essentiel, que, sans eux, il n’y a pas de pensée qui vaille. Grande vérité en soi, mais qui mène par une pente traîtresse vers cette erreur que les faits importent plus que la pensée, que ce sont les seules choses qui importent. Les meilleurs se révoltent contre ce dogme étroit ; un grand nombre, j’en ai peur, l’acceptent dévotement, comme indiscutable. On le voit bien à l’avidité avec laquelle dans les journaux, dans les conférences, le public recherche les détails concrets, les anecdotes, bref ce que l’on appelle l’ « information. » On le voit encore à ce goût de la statistique qui est général, — et dans cet art les Américains sont d’ailleurs passés maîtres. Or, qu’est la statistique, sinon l’idolâtrie des faits multiples érigée en science ?

Cette habitude de compter avec la réalité et de la respecter a une conséquence heureuse pour tous ceux qui se destinent aux affaires : elle forme des hommes avisés, clairvoyants, de jugement ferme et capables de prévoir, — doués en un mot de toutes les qualités nécessaires pour réussir dans un monde où chaque erreur se paie. Mais en même temps s’évanouit le désir de tirer des faits la signification abstraite qu’ils contiennent. La révérence que l’on professe pour eux est si entière que de leur masse on n’en voudrait pas extraire un seul pour le sacrifier même au profit d’une idée. De peur de perdre pied dans les insondables profondeurs de l’invérifiable, on se détourne volontiers des généralisations. A quoi servent les synthèses quand l’analyse est si facile et si sûre ? On veut ignorer que la puissance d’abstraction est la force la plus agissante dont dispose l’esprit humain et que les faits, en somme, ne devraient être que les degrés permettant de s’élever jusqu’à ces altitudes où brillent, purs et clairs, les principes et les lois.

Ce défaut de l’éducation américaine est encore aggravé par le système dit « électif. » L’étudiant est libre de choisir sur la liste des cours professés à l’Université ceux qui correspondent le mieux à ses préférences ou à ses besoins. Et comme ces cours sont nombreux, allant des langues anciennes et modernes, des sciences, du droit, de l’histoire, de la géographie jusqu’à l’économie politique, l’anthropologie, la littérature biblique, la peinture, la musique et les sciences militaires, il lui est facile de satisfaire ses caprices. Il est vrai que Yale a appliqué ce système avec prudence. On a mis des entraves à la liberté, d’abord en rendant certaines matières, — comme l’anglais, l’histoire, une langue vivante, les sciences, — obligatoires pour quiconque veut obtenir un diplôme ; ensuite en limitant le nombre des sujets sur lesquels peut se porter le choix pendant les deux premières années. Il n’en reste pas moins vrai que l’étudiant a encore trop d’occasions de suivre les inspirations de son inexpérience. Il a une fâcheuse tendance à se diriger Vers les sujets qui pourront lui être d’une utilité directe, plus tard, dans son métier, sans s’inquiéter s’il a, au préalable, jeté les bases d’une indispensable culture générale. Il prend l’habitude de mettre sur le même plan toutes les manifestations de l’activité humaine, sans faire la distinction nécessaire entre celles qui sont essentielles à la formation de l’esprit et celles qui ne peuvent que satisfaire la curiosité ou servir un but immédiat. Car, au fond, le principe qui a mené à l’adoption de ce système, c’est que toutes les sciences ont une valeur éducative égale, pourvu qu’elles soient étudiées dans un esprit scientifique et qu’elles conduisent par là à l’acquisition d’une méthode.

Dans cette prépondérance donnée aux faits et à la méthode, au détriment de raffinement et de l’assouplissement de l’intelligence, on reconnaît l’influence d’une nation néfaste dont on retrouve les méfaits jusque dans ce pays lointain. C’est que, pendant longtemps, l’admiration de l’Allemagne a inspiré les Universités américaines dans toutes leurs réformes pédagogiques. Après la guerre de 1870, précisément à une époque où l’on cherchait une orientation, c’est vers la nation auréolée de victoire que se portèrent en foule les jeunes gens qui rêvaient d’une culture moderne. L’engouement pour ce pays, qui a si bien su pratiquer le bluff, a été dans le dernier demi-siècle inimaginable. Tous les ans des centaines de gradués, — l’élite intellectuelle, — passait la mer avec la ferveur qui animait sans doute les voyageurs de la Renaissance, quand ils cherchaient en Italie la révélation des splendeurs du monde latin. Ils allaient s’asseoir aux pieds des maîtres allemands, dont ils peuplaient les laboratoires. Ils croyaient rencontrer la vérité. Leurs esprits, aveuglés par l’enthousiasme, ne découvraient pas ce qui se cachait de fausses prétentions derrière une mise en scène habile. Ils trouvaient une activité indiscutable, des installations ambitieuses et largement dotées, des « séminaires » où ils avaient l’illusion de faire du travail hautement scientifique. Et puis, on les accueillait la main tendue ; on les choyait, on les flattait. Pour eux, on aplanissait toutes les difficultés administratives, on faisait fléchir les règlements. Et on ne les laissait pas partir sans leur donner des diplômes, en apparence chèrement gagnés, en réalité généreusement distribués, à titre de réclame. Quoi d’étonnant si ces jeunes gens, quand ils rentraient dans leur pays, ne voyaient plus le savoir qu’au travers des verres fumés qu’on leur avait persuadé de porter ? Ils chantaient la gloire de l’Allemagne et s’appliquaient à reproduire fidèlement chez eux ces méthodes dont le pédantesque et lourd sérieux les avait impressionnés.

Pourtant ils faisaient violence à leur tempérament propre. Le mouvement qui les portait outre-Rhin les empêchait de subir une autre influence qui, certainement, eût satisfait leurs besoins intellectuels. A mesure que je connais mieux mes étudiants, je sens de plus en plus se former en moi la conviction qu’il existe entre l’esprit américain et l’esprit français des affinités naturelles. En dépit de façons d’être très différentes, il y a certaines manières qui intéressent directement le mécanisme de la pensée où les deux peuples se rejoignent. Ces ressemblances, je les trouve, par exemple, dans ce désir de logique, d’ordre et de clarté qui tourmente les écrivains et les savants américains ; dans la forme de la phrase, directe, vive, reproduisant parfois, à s’y méprendre, la lucidité du style français. Et que les Américains ne soient pas a priori ennemis des généralisations, cela est indiscutable. Je n’en veux pour preuve que l’ambition quelquefois démesurée avec laquelle ils recherchent les questions vastes, immenses. Mes élèves, si on les laissait faire, rêveraient tous d’écrire l’histoire d’un genre littéraire, des origines à la fin !

Tout un ensemble de tendances, librement ou gauchement manifestées, rapprochent Américains et Français et fait que ceux-là sont tout prêts à s’entendre avec ceux-ci. J’en ai l’impression très nette en observant les auditeurs de mes cours. Lorsque j’expose les méthodes françaises, je sens chez mes étudiants cette joie de l’homme qui aurait longtemps cherché la solution d’un problème et qui l’entendrait énoncer tout à coup. Ce n’est pas là seulement le plaisir d’une curiosité satisfaite ; c’est la réponse d’instincts profonds qui cherchent à se libérer à mon appel. Ces jeunes gens font la découverte d’eux-mêmes. Arrivés à un carrefour, les Américains se sont trompés de route, et pendant un long demi-siècle ils ont tourné le dos à l’horizon intellectuel vers lequel les portaient toutes leurs aspirations.

Nous avons notre part de responsabilité dans cette erreur de l’Amérique. Pendant que l’Allemagne se parait de tous ses charmes pour séduire ces clients, nous nous enfermions dans une maussade hauteur. J’ai recueilli de nombreuses confidences qui donnent à réfléchir.

Regrettable malentendu ! Regrettable pour notre pays qui a perdu pendant longtemps l’amitié spirituelle d’une grande nation qui ne demandait qu’à s’appuyer sur nous. Regrettable aussi pour les Américains, car, à l’école de l’Allemagne, ils ont refoulé en eux des qualités naturelles qui luttaient pour s’exprimer. Peuple idéaliste, ils se sont vu infliger des leçons de matérialisme ; affamés de savoir, ils ont rétréci leurs ambitions en apprenant à mettre la technique avant la science pure, la philologie avant la littérature, les faits avant les idées, les classifications avant les généralisations. Tout ce qu’ils cherchaient, nous pouvions précisément le leur offrir, et ils auraient en plus trouvé chez nous de quoi combler certaines lacunes de leur civilisation. Que n’auraient-ils pas accompli, s’ils avaient en partie liée avec nous ? Mais il n’y a rien d’irrémédiable ici-bas. Peut-être qu’une ère nouvelle s’ouvre pour l’esprit américain. Miss Amy Lowell, l’une des meilleures poétesses d’aujourd’hui, dans un livre récent, annonce que les États-Unis entrent dans un second stade de leur culture, pendant lequel l’influence française sera prépondérante. Les poètes passaient autrefois pour être quelque peu prophètes.


JEUX ET SPORTS. — LE GRAND MATCH ENTRE YALE ET PRINCETON.

Mais comme ces réflexions pédagogiques sont peu de saison ! Mes étudiants, en ce moment, se soucient bien de savoir si leur système d’éducation fait une assez large part aux idées générales ! Leur esprit, depuis quelques jours, est ailleurs, car voici que se prépare l’événement, sans contredit, le plus important de la vie scolaire à Yale. Il est assez significatif que cet événement soit, pour employer le langage des journaux, « d’ordre sportif. » Les jeux sont très en honneur dans les Universités américaines et dans celle-ci plus que dans aucune autre. Harvard a coutume de dire qu’à Yale on leur sacrifie tout. Mais les deux Universités ont été de tout temps rivales et Yale a si souvent triomphé de Harvard dans les matches intercollégiaux qu’il y a peut-être un peu de dépit dans cette affirmation. Il est cependant certain qu’ici on fait beaucoup pour encourager l’athlétisme. Aucune dépense n’est épargnée pour fournir aux jeunes gens les moyens de développer le corps autant que l’esprit. Un gymnase a été construit dont le hall principal couvre, à lui seul, une surface de mille pieds carrés, et il est doté des appareils les plus modernes. Des foules peuvent s’y exercer en même temps sans se gêner. Le bâtiment contient aussi des allées pour jeux de boules, des « courts » de squash ou sorte de tennis, une piscine pour la natation, deux autres piscines pour le canotage, une piste couverte, une « cage » pour le baseball, des salles pour l’escrime, pour la lutte, pour la boxe, des cabines de douche, des bains turcs. Ajoutez une immense arène, le « Bowl, » la plus grande des Etats-Unis, et vous aurez une idée de la place que la culture physique occupe à Yale. Pour bien des gens, un succès athlétique vaut tout autant de gloire, — d’aucuns disent davantage, — qu’un succès scolaire. Et un entraîneur, — le coach, — touche un traitement infiniment plus élevé que le mieux payé des professeurs.

Parmi les jeux, c’est surtout le football qui est en faveur et c’est précisément l’un des grands matches qui va avoir lieu dans quelques jours. Princeton, Harvard et Yale forment une trinité fameuse dont les rencontres mettent fin à la saison de football avant que l’hiver recouvrant le sol d’une couche de glace rende ce jeu impossible. Cette année Princeton viendra, se mesurer à New Haven avec Yale, puis Yale ira à Cambridge se mesurer avec Harvard. A mesure que cet événement approche, l’excitation ne cesse pas d’aller grandissant. On ne parle pas d’autre chose, on ne pense pas à autre chose. L’équipe a redoublé son entraînement et, chaque après-midi, on peut l’admirer quand elle se rend sur le terrain, dans un tramway qui lui est réservé. Elle se compose de géants, à l’encolure de taureau et aux membres énormes que fait paraître encore plus monstrueux le rembourrage des vêtements. A les voir, la tête énergique enfoncée dans la carrure de leurs épaules, les jambes en compas solidement agrippées au sol, on se sent devant une autre espèce humaine dont les violences doivent être irrésistibles.

En ce moment, ce sont les héros de l’Université. Leur santé, leurs exploits sont l’objet de la préoccupation de tous. Le team est-il en forme ? Le bruit court que X..., l’un des meilleurs avants, est malade : c’est une catastrophe. Et que font leurs adversaires qui portent le surnom redoutable de Tigres ? Ont-ils des chances de vaincre les bouledogues de Yale [2] ? Un match entre Princeton et Harvard a été indécis et c’est un sujet de grosse inquiétude. Mais, en revanche, toute sorte de bruits rassurants circulent. M. G. T. et S..., du camp opposé, sont à bout, et ils ne résisteront pas au « terrifique broiement des Yalemen. » Il a plu la semaine dernière, et un sol humide sera certainement désavantageux à l’équipe de Princeton, supérieure surtout dans la course. Et puis, ajoute-t-on mystérieusement, les bouledogues travaillent en secret ; le jour du combat, ils inaugureront une tactique qui déconcertera leurs adversaires. Ainsi la confiance s’affirme. On ne s’arrête pas aux hypothèses défavorables. Peut-on admettre l’idée d’une défaite !

Cette confiance les étudiants l’expriment bruyamment. Ils manifestent presque journellement leur foi par des cortèges. En foules extasiées, ils accompagnent le team ; ils parcourent le Campus, poussant leur cri de guerre et tournant en dérision leurs adversaires. Les chansons dont on accable l’ennemi ne sont pas d’une haute valeur littéraire. Le rythme en est quelque peu incertain et les sentiments manquent de complication. Mais elles suffisent pour entretenir l’enthousiasme et elles trahissent, tout au moins, de fortes convictions.

La ville, à son tour, est gagnée par la fièvre. Elle se prépare à recevoir les étrangers qui vont affluer par milliers. Les magasins se font alléchants et mettent toute sorte de coquetteries dans leurs étalages. Des souhaits de bienvenue sont chevaleresquement affichés à côté d’insidieuses invites à emporter des souvenirs de la grande journée. Des spéculateurs font le trafic des billets qu’ils cèdent à des prix fantastiques : on va jusqu’à cent dollars, m’affirme-t-on. Des scènes curieuses ont lieu. En voici une bien caractéristique. Il est huit heures du soir. Près du grand hôtel à la mode, sous la clarté aveuglante des globes électriques, deux hommes discutent. L’un montre les précieux cartons qui donnent admission dans l’enceinte. A sa mimique, l’on devine qu’il vante les avantages de la place. Mais l’autre fait la grimace, cependant que se lit sur son visage l’envie qu’il a de posséder ces billets. Il les examine, les tourne, les retourne d’un air désespéré. Soudain, il envoie un vigoureux coup de poing dans la figure de son interlocuteur et, pendant que l’homme, étourdi, roule à terre, il fuit à toutes jambes et se perd dans la nuit.

Enfin le grand jour arrive ! L’animation est maintenant à son comble. De bonne heure, les trains commencent à déverser des multitudes. Par toutes les routes qui conduisent à New Haven, — routes de Hartford, de Boston, de New London, de New-York, — arrivent des automobiles transportant d’autres spectateurs. A la barrière de Milford, où passent la plupart des visiteurs venus de Princeton, c’est un encombrement indescriptible. Les gigantesques policemen qui dirigent, imperturbables, ce trafic, ont fort à faire. D’ailleurs, on a appelé des escouades de renfort de tous les grands centres, de New-York, de Boston, de Providence, de Newark et même de Philadelphie. Cette précaution n’est pas inutile, car la ville est bientôt tumultueuse d’agitation. Les rues sont pleines de gens qui affichent fièrement leur préférence en portant à la boutonnière, ou au corsage, la couleur du team favori : jaune orange pour Princeton, bleu pour Yale. Bien avant midi, les rues qui mènent au Bowl sont couvertes de piétons qui vont prendre position aux endroits d’où ils pourront suivre le jeu sans avoir à payer les deux dollars d’entrée. Cependant, dans les maisons, des luncheons debout mettent un va-et-vient d’invités qui entrent, causent, mangent, sortent. Car rares sont les familles touchant à l’Université qui ne tiennent pas table ouverte. Et enfin, c’est le départ pour le stade. Les avenues sont littéralement noires d’automobiles. On y voit toutes les marques depuis les luxueuses Renault jusqu’aux grinçantes Ford. Elles vont sur deux et trois files, et la presse est si grande que l’on n’avance que par petits bonds saccadés derrière la voiture qui vous précède, laquelle a l’air de sauter sur place.

On arrive tout de même et nous pénétrons dans le Bowl. Le spectacle est saisissant. Le cadre, il est vrai, est digne de cette fête gigantesque. Dans le fond, l’East Rock dresse sa muraille abrupte et toute rose. Un peu plus loin, le Géant, — une montagne où l’imagination populaire a cru discerner la forme d’un homme endormi, — s’étale paresseusement sous la végétation qui le recouvre comme d’un manteau bleu. Et quel bel après-midi ! C’est une des dernières journées de l’Indian Summer [3], froide, mais d’une splendeur presque brutale. L’automne n’a pas en Amérique cet aspect mélancolique que prend la nature dans les pays d’humidité et de brumes comme la Bretagne ou l’Angleterre. Au sortir de l’été, dont les brûlures ont calciné le sol et laissé sur les gazons de larges taches roussâtres, c’est comme une renaissance. Avec une ardeur juvénile, la nature s’insurge contre le sommeil dont elle se sent menacée. Hier c’était, semblait-il, l’arrivée fatale de l’hiver et de ses grisailles, et voilà que brusquement s’allume, à tous les points de l’horizon ? un incendie de couleurs violentes : des jaunes vifs, des roux et surtout des rouges, toute la gamme des rouges, depuis la teinte brique des érables et des sumacs jusqu’aux roses délicats de petits arbustes qui jouent, en sous-ton, leur partie dans cette symphonie de flamme et de sang. Et sur cet envahissement de couleurs vibre la plus subtile des lumières, une lumière si claire qu’elle en est comme liquide et qu’elle laque toutes choses, depuis les feuilles qui la réfléchissent jusqu’au ciel bleu turquoise qui l’absorbe éperdument.

La crudité des tons, l’exhilarante ardeur qui émane de cette lumière incomparable, le coup de fouet de l’air qui vous pince jusque sous vos fourrures, tout s’harmonise avec l’occasion de cette journée et avec l’excitation de la foule qui emplit le Bowl. Imaginez un immense ovale en ciment armé. Depuis le « gril, » ou espace gazonné où va se jouer la partie, jusqu’au sommet du mur de vingt mètres de haut, ce ne sont que gradins où s’entassent les spectateurs, au nombre de soixante-dix mille. Et ils sont tellement pressés qu’on ne distingue plus ni travées ni sièges. De loin, on n’aperçoit qu’un réseau de têtes, comme un prodigieux tricot de perles multicolores où dominent, du côté de Princeton des taches oranges, du côté de Yale des taches bleues. Parfois, on voit ce tissu, sous un frémissement d’impatience, onduler comme si une main invisible l’agitait. C’est la passion de cette foule qui va surtout m’intéresser. Elle éclate en cris et en applaudissements dès que les « onze » pénètrent en courant sur le terrain et s’exercent en attendant le signal. Et elle ne cesse pas de se maintenir au diapason aigu, tant que durent les passes qui vont décider de la victoire. Le jeu, tel qu’il est conduit, n’a pourtant rien qui explique cet enthousiasme. Les deux équipes sont de même force et, sachant qu’un avantage pris par l’une sera probablement décisif, elles ont adopté une tactique très prudente. Aussi ne voit-on pas ces mêlées rapides et violentes, ces coups d’audace qui seuls pourraient apporter de l’animation. Accroupis sur leurs jarrets, prêts à bondir pour parer aux coups dangereux, la plupart des joueurs sont groupés auprès de la ligne centrale, comme des chasseurs à l’affût. Dès que le ballon est mis en mouvement, il ne va guère loin. Tigres et bouledogues ne forment plus qu’une masse confuse qui lutte à terre, procédant par puissantes pesées, et, quand ils réussissent à se déplacer, c’est de quelques mètres à peine. Si, par hasard, sous un coup de bélier, la masse roule et se rapproche de l’un des buts, presque aussitôt, en un sursaut d’énergie, le côté qui a reculé réussit à repousser l’autre vers le centre. Et la partie se poursuit monotone, coupée seulement de brefs avantages qui permettent de marquer quelques points.

Mais il n’importe ! la foule dans cette monotonie trouve l’occasion de multiples émois. A la moindre avance, au moindre déplacement du ballon, elle vibre. Elle est soulevée par la plus infime péripétie. Les visages crispés sont penchés sur le rectangle de gazon où grouille lourdement ce paquet de corps enchevêtrés. Les poings se serrent comme si l’on pouvait, par ce geste, ajouter à la force des équipes. De temps à autre, un des spectateurs, ne se contenant plus, se dresse et crie de toute sa voix un encouragement, un conseil : Get’em, boys ! Are you sleeping, Yale ? Go ahead ! For a touch down ! « Sus sus, les amis ! Est-ce que tu dors, Yale ? Allez de l’avant ! Tentez un essai ! » Que par hasard le ballon échappe à la mêlée qui le bloque, alors c’est une explosion de hurrahs, de cris inarticulés qui soulagent la frénésie contenue de cette multitude.

Des jeunes gens, les « cheer-leaders, » ont d’ailleurs pour fonction d’entretenir l’enthousiasme et de le régler. Munis d’énormes mégaphones, ils ordonnent les applaudissements en faveur de leurs camarades. Ils ont l’air de possédés quand ils bondissent sur la pointe des pieds, rythmant de leurs bras les acclamations :


Rah-rah-rah-rah
Yale !


Du côté opposé on voit la même mimique, des corps qui s’allongent dans l’air, des bras qui s’agitent désespérément, et puis une rumeur éclate, s’enfle, monte et porte jusqu’à vous, dans un cri final de fureur, le nom du collège : Princeton !

Mais il devait m’être donné de pénétrer jusqu’au fond de la violence qui secouait intérieurement ces milliers de spectateurs. Un petit incident, presque comique, mais qui prit les proportions d’une tragédie pour bien des gens, détermina un de ces mouvements collectifs que j’aurais cru ne pouvoir exister qu’en temps d’émeute. On approchait de la fin. Les deux teams étaient à égalité et l’on prévoyait une partie nulle, quand l’un des joueurs de Yale risque un coup d’audace. Il lance le ballon à l’un de ses partenaires, lui offrant l’occasion de tenter un essai. La main était-elle mal assurée ? Ou l’attention du joueur à qui le ballon était destiné fut-elle en défaut ? Toujours est-il que le ballon tomba à terre ; puis, rebondissant mollement sur les moindres aspérités du terrain, comme s’il était follement heureux d’avoir échappé aux mains qui, tout l’après-midi, l’avaient étreint rageusement, il se mit à rouler, tranquille et à son aise, vers les poteaux de Yale. Jamais je n’ai vu pareille émotion électriser une foule. Des deux côtés, c’est comme un accès de folie. Tout le monde est sur ses pieds, gesticulant, vociférant. Un même désir semble envahir tous les esprits, celui de bondir sur la pelouse, de s’élancer pour saisir ce ballon qui, indifférent à ce délire, continuait à vagabonder de çà et de là. Du côté de Princeton, on encourage les siens ; du côté de Yale, on gourmande les joueurs qui, médusés, semblent avoir perdu l’usage de leurs membres. Ceci ne dura que quelques secondes, mais on eut l’impression qu’un siècle s’écoulait, tant la tempête, qui rugissait autour de ces vingt-deux jeunes gens, était véhémente et furieuse.

Enfin, les deux teams se ressaisissent, et s’élancent. Un joueur de Princeton arrive le premier, saisit le ballon et, sous les yeux des spectateurs figés dans l’attitude où les a surpris ce geste, va en une course folle s’effondrer sous le but adverse, juste au moment où un de ses adversaires le prenant par la jambe le faisait basculer. Princeton, sur ce coup de chance, a gagné !

Décrire l’enthousiasme dans le camp des vainqueurs est impossible. Les partisans de Princeton, qui étaient venus au nombre de plusieurs milliers, bondissent sur la piste par-dessus les gradins. Une « danse serpentine » s’organise. Leur fanfare, en tête, joue les vieux airs de l’Université victorieuse. Les étudiants suivent, par rangs de quatre, bras dessus bras dessous, dansant, gesticulant, chantant, lançant leurs chapeaux en l’air et ne se fatiguant pas de dérouler sur le gazon battu par la lutte ce serpent triomphal qui se tord, se redresse, s’entoure de ses propres replis jusqu’à ce que soit calmée toute la passion accumulée pendant le jeu et débordant maintenant en une joie frénétique.

Cependant sur l’énorme rocher de grès rose le soleil couchant allonge la caresse de ses rayons obliques et fait une rutilante apothéose à la victoire des Tigres. A aucune heure de la journée ce cadre de nature n’a été plus grandiose. Mais, dans cette innombrable foule, je suis peut-être le seul à en sentir la radieuse beauté, tant chacun est absorbé, et comme abimé, en ses pensées de triomphe ou de défaite.


L’ESPRIT DE SOLIDARITÉ UNIVERSITAIRE. — CLUBS ET ASSOCIATIONS

Mais d’où vient que ces milliers de spectateurs, depuis le freshman nouvellement inscrit jusqu’à l’alumnus. qui a presque perdu le souvenir du temps où il était adolescent, ont suivi le jeu avec, pourrait-on dire, l’anxiété de gens qui verraient se tramer devant eux leur propre destinée ? Le résultat de cette lutte, futile à y bien réfléchir, les a touchés comme un bonheur ou une catastrophe personnels ! C’est que, à leurs yeux, l’Université ne représente pas simplement un lieu où l’on vient sacrifier à l’austère acquisition du savoir les plus belles années de la vie. Elle est une personne aussi réelle et aussi tendrement adorée que le membre le plus cher de leur famille. La vieille expression d’ « alma mater » a toujours ici un sens précis et vivant. Etudiants d’aujourd’hui comme d’hier, ils sentent qu’ils sont les fils spirituels d’un même être moral à qui ils doivent le meilleur d’eux-mêmes, et dont ils sont fiers de constituer l’infinie descendance.

Et s’ils sont à ce point solidaires, c’est, à n’en pas douter, parce que, dans une grande Université comme celle-ci, l’esprit social est particulièrement développé, qu’en fait, la vie sociale y tient une place aussi grande que la vie intellectuelle. L’Amérique est, de tous les pays du monde, celui où l’on a su tirer le meilleur parti de l’association. Ce fut probablement une nécessité à l’origine. Les premiers colons, quand ils rompirent le lien qui les unissait à leur pays, comprirent qu’ils ne pouvaient exister qu’en créant et en fortifiant l’attachement à leurs petites communautés, en attendant que renaquit l’idée de patrie qu’ils venaient de détruire. Aujourd’hui, l’habitude est prise et elle est tyrannique. L’Américain sait, de naissance, que pour surmonter les difficultés il n’y a pas de force plus puissante que l’accord des volontés individuelles. Là où en France nous nous en remettrions à l’Etat du soin de nous tirer d’affaire, les Américains préfèrent le groupement des intérêts ou des opinions semblables. Que ce soit pour lancer un produit ou faire triompher une idée, pour défendre la religion ou pour se livrer au plaisir, le seul moyen qui se présente naturellement à leur esprit est une association.

Les Universités sont trop soucieuses d’être de leur pays et de leur temps pour n’avoir pas cherché à satisfaire cet instinct national. Elles considèrent comme une partie essentielle de leur tâche de préparer les jeunes gens au rôle qu’ils devront un jour tenir dans la société, et de les exercer aux devoirs et aux responsabilités de la vie en commun. Et tout ce qui peut donner pratiquement cet apprentissage est encouragé.

Les étudiants, d’ailleurs, ne seraient pas Américains, s’ils ne cherchaient à utiliser leur excès de vitalité. Ils sont rares ceux qui ne se créent pas « an extra-curriculum activity, » — un intérêt en dehors des programmes. Les jeux n’absorbent qu’une partie de leur peu commune énergie. De nombreuses occupations les sollicitent. Et d’abord le journalisme. Tocqueville, — et c’est une de ses remarques les plus profondes, — a dit qu’il existe une relation entre le développement extraordinaire de la presse aux Etats-Unis et ce goût général de l’association. Je trouve ici une preuve indirecte de cette vérité. Dès que le jeune Américain entre à l’Université et qu’il songe à faire œuvre sociale, son rêve, s’il a les aptitudes nécessaires, est de se glisser dans le comité de rédaction de l’une des publications imprimées à Yale : le Yale Record, le Yale Graphic, l’Alumni Weekly, le Yale Daily News, le Yale Law Journal. N’oublions pas le Yale Literary Magazine, qui s’enorgueillit d’avoir été fondé en 1836, et d’être non seulement le premier périodique dirigé par des étudiants, mais aussi la première revue littéraire qui n’ait jamais cessé de paraître depuis sa création. Ce dernier trait montre avec quel sérieux ces jeunes gens se donnent à la tâche qu’ils s’imposent. Après sont les compétitions pour faire partie d’un comité de rédaction. Des épreuves sévères, — reportage réel, articles, interviews, — se prolongent pendant les premières semaines de la rentrée. Celui qui est admis comme rédacteur, comme caricaturiste, comme directeur de la publicité, a donc conquis sa place par sa seule habileté.

D’autres sont attirés vers la musique ou vers le théâtre. Il existe un club dramatique qui donne des représentations fort suivies. On y joue des pièces anglaises et même des pièces françaises. Les rôles de femmes y sont tenus par des hommes. Cela nuit parfois à l’illusion, mais on s’en console en pensant que du temps de Shakspeare les choses ne se passaient pas autrement.

La Société musicale ou « Glee and Banjo Club » a une notoriété presque aussi grande que le team de football. Aux occasions solennelles, l’une ne va pas sans l’autre. La veille du grand match, un premier tournoi a eu lieu entre les Glee Clubs de Yale et de Princeton, les deux Universités rivalisant d’excellence et de variété dans les chants et les airs de mandoline ou de banjo au programme du concert. Il arrive que le Glee Club entreprenne un voyage à travers l’Amérique. Il obtient alors sans difficulté des engagements dans les autres Universités où on lui offre une hospitalité large et fraternelle. Magnifique occasion de voir du pays à peu de frais, que ne perdent pas ces avisés jeunes gens !

Il existe d’autres associations moins fameuses. Car tout est prétexte à former un groupe. Un goût, une idée, une préoccupation intellectuelle, dès qu’ils sont partagés par une demi-douzaine d’individus, trouvent leur expression dans la fondation d’un club. A Yale existent une Yale Hope Mission, une Association chrétienne de Sheffield, un Club Anglais, un Club Classique, un Club Français, un Club Germanique, un Club de Physique, un Club des Gradués, un Club Philosophique, un Club des Ingénieurs, une Société Médicale, une Association des Anciens élèves en Médecine, et j’en oublie sans doute. Dans ces cénacles on se réunit à date fixe pour entendre des communications, comme dans une académie. Un conférencier expose quelque sujet favori ou d’actualité. Après la conférence, chacun fait ses remarques, soulève à son tour d’autres questions. Ces discussions peuvent prendre une ampleur particulière dans les « debating societies » organisées en véritables parlements et où l’on s’exerce à la vie politique.

Plus caractéristiques encore de cet esprit d’association, et plus particulièrement américaines, sont les « fraternités. » Les plus connues sont celles que l’on désigne à l’aide de lettres grecques, comme l’Alpha Sigma Phi, la Beta Thêta Pi, la Phi Delta Phi, etc. Les membres se recrutent par élection. Ces fraternités sont aussi des clubs au sens précis du mot. Car le plus souvent elles possèdent une maison luxueusement meublée, où les membres peuvent loger et où ils disposent de salles de récréation.

Lun de ces clubs, — l’Elizabethan Club, — vaut qu’on le décrive. Il n’a pas d’analogue dans les autres Universités américaines. Son histoire est d’ailleurs curieuse. Il fut fondé par un ancien étudiant. Alors qu’il était au collège, en écoutant ses professeurs parler des grands maîtres de la pensée anglaise, ce jeune homme s’était pris d’un amour pour les livres. Comme il avait de la fortune, il put satisfaire son goût. Il partit pour Londres et là il se mit à amasser des ouvrages rares. Mais pendant qu’il était tout à la joie du collectionneur, il n’oubliait pas ceux de ses successeurs qui, là-bas à Yale, sentaient peut-être grandir en eux la même passion sans pouvoir s’y livrer. Un jour il prit une résolution : il écrivit à l’un de ses anciens professeurs pour lui exprimer son désir de fonder une association où les étudiants sérieux pourraient se rencontrer, quand ils voudraient s’entretenir de choses littéraires. Et il offrit une bibliothèque, sa bibliothèque. De semblables idées trouvent toujours bon accueil dans une Université américaine. Une correspondance s’ensuivit. On prie l’ancien étudiant de fournir des détails. Il envoie le catalogue de ses livres. La liste ne contient que des premières éditions, quelques-unes fort rares, de tous les grands auteurs de la Renaissance anglaise ! Et comme le donateur ne veut pas faire les choses à demi, il annonce son intention d’ajouter une maison assez spacieuse pour loger les livres et pour servir aux réunions, avec une somme suffisante pour en assurer l’entretien. Il ne met qu’une condition : les membres n’auront à payer aucune cotisation ! Ainsi prit naissance l’Elizabethan Club. Le nombre des sociétaires est limité à soixante : vingt professeurs, vingt étudiants gradués, vingt étudiants non gradués. A ceux-ci peuvent s’ajouter quarante membres honoraires. On y entre par élection sur proposition d’un comité spécial. Chaque élu possède une clé de la porte d’entrée et a la jouissance des locaux de huit heures du matin à onze heures du soir. La vieille maison achetée à l’usage du club a été ainsi aménagée que le visiteur, quand il entre, peut avoir l’illusion d’être reporté à trois cents ans en arrière. Des boiseries recouvrent les murs ; des tables, des sièges ont été commandés qui reproduisent d’aussi près que possible les meubles de l’époque shakspearienne. Un magnifique portrait de la reine Elisabeth, attribué à Zucchero, orne la cheminée de la grande salle. Et une collection de pipes en terre, sur un râtelier, évoque les temps héroïques du tabac, quand les beaux-esprits faisaient assaut de paroles dans les tavernes de Londres, au milieu de nuages nicotisés, accomplissant un acte d’une audacieuse nouveauté.

Tous les jours de quatre à sept on tient table ouverte : du thé, jamais d’alcool,— qu’eût dit Falstaff ? — des gâteaux, festin peu somptueux, mais qui engage à la bonne humeur. On peut également puiser sans réserve dans le grand pot de tabac que l’administration du club tient toujours garni jusqu’au bord. Rien ne saurait peindre le charme de ces réunions. On entre ; on sonne et le serviteur nègre vous apporte votre thé. Si vous êtes fumeur, vous bourrez votre pipe et c’est aussitôt la conversation, au hasard des voisinages. Le tout jeune homme y apprend à goûter la sagesse de ses aînés et le professeur blasé se retrempe dans ces âmes fraîches. Parfois l’on a un invité de marque, un écrivain que l’on a prié de venir parler au club. Celui-là a droit à l’unique chambre de la maison. On s’attend d’ailleurs à ce que sa conférence soit dépourvue de tout apparat. Je me rappelle avoir entendu dans l’intime salle du rez-de-chaussée un auteur anglais, dont une pièce cette année a fait courir tout New-York, raconter ses souvenirs de jeunesse. Assis sur le coin d’une table, les jambes ballantes, la pipe aux dents, il plaçait ses phrases entre deux bouffées. Et quand il eut fini, dans le brouhaha d’une collation, ce fut la conversation familière, prolongeant la causerie et s’en distinguant à peine.

Mais la merveille de l’Elizabethan Club est son grand coffre-fort. C’est une idée de l’excellent bibliothécaire de Yale, qui est bien de tous les bibliothécaires, qu’il m’a été donné de connaître, le plus obligeant et le plus fin. La maison étant en bois et la surveillance difficile, il a fallu songer à mettre en sûreté les trésors bibliographiques du club. On a alors fait bâtir une pièce toute en fer, à laquelle donne accès une massive porte aux épaisses lames d’acier, capables de défier les voleurs, le feu et le temps. Deux hommes sont seuls à connaître le secret de la serrure : le bibliothécaire et son adjoint. Cette chambre ne s’ouvre qu’aux grandes occasions et quand la porte, manœuvrée par une énorme roue d’acier, se meut silencieusement sur ses gonds et qu’une lampe électrique s’allume automatiquement, faisant apparaître dans leurs robes luxueuses de maroquin tous ces trésors de la littérature anglaise, comment ne pas ressentir un petit frisson de plaisir, — du moins quand, on a en soi l’âme sensible d’un collectionneur ? Et quel curieux rapprochement des procédés mécaniques les plus modernes et de ces témoins d’une civilisation lointaine à laquelle on veut se rattacher par toute sorte d’illusions ! L’Elizabethan Club ne serait-il pas le symbole parlant de cet entremêlement inextricablement confus du présent et du passé que je retrouve ici à tout instant ?

Bien que le nombre des membres y soit limité, l’Elizabethan Club est une société ouverte ; il y a aussi des sociétés secrètes. Ainsi que leur nom l’indique, elles s’entourent volontiers de mystère. De ce genre sont la Psi Upsilon, la Sigma Phi qui, d’ailleurs, font partie d’une organisation embrassant les principaux collèges des Etats-Unis. Yale est parmi les Universités américaines celle où ces sociétés secrètes sont le plus nombreuses et le plus florissantes. Elle en a même qui lui sont propres comme les célèbres Skull and Bones, fondée en 1832, et Scroll and Keys, fondée en 1841. Il est difficile d’avoir sur ces confréries des renseignements précis, car nul n’est autorisé à en divulguer les rites. Les associés sont peu nombreux, quinze environ, choisis chaque année parmi les seniors. On n’y est admis qu’après avoir subi des épreuves sur le modèle des initiations de la franc-maçonnerie. Les bâtiments où se tiennent les réunions sont impressionnants avec leurs grands murs sans fenêtres ; ils font songer à quelque cénotaphe égyptien et on les appelle, en effet, des tombeaux. Le choix des membres est l’occasion d’une cérémonie qui s’accompagne elle aussi de démarches mystérieuses. C’est vers le mois de mai que se place le « tap-day, » jour impatiemment attendu par tous les juniors. Dans la soirée, les étudiants s’assemblent sur le Campus et, comme cinq heures sonnent, l’un des anciens se présente. Au milieu de l’attente générale et dans l’incertitude qui étreint tous les cœurs, il se promène silencieux, et quand il rencontre dans la foule un des nouveaux élus, il lui tape sur l’épaule. A ce geste celui-ci apprend qu’il est du nombre des privilégiés. A six heures, le dernier choix doit être signifié. La gloire d’entrer dans une de ces sociétés secrètes est la plus grande distinction que puisse rechercher un étudiant : elle résume toutes les autres. Car l’on tient la main à ce que les sociétaires se, fassent remarquer par une supériorité réelle, que ce soit leur richesse, leur valeur intellectuelle ou leurs succès athlétiques. Quand on fait partie d’une de ces associations, c’est un avantage acquis pour la vie et que l’on porte partout avec soi. Désormais, il existera avec tous les membres plus âgés, et dont la plupart occupent des situations en vue, des liens que rien ne saurait rompre.

Ainsi se crée cet état de camaraderie indestructible qui fait qu’un Yale man, quelle que soit sa condition, sera toujours un ami, presque un frère, pour un autre Yale man, et que tous les Yale men, communiant dans les mêmes souvenirs de jeunesse, entoureront leur université d’affection et de respect, sans jamais oublier. Etre « alumnus » de Yale est un honneur, et un honneur qui entraîne des devoirs auxquels on ne cherche pas à se soustraire. On en a eu la preuve l’an passé, quand les anciens élèves ont réuni en quelques semaines les quinze cent mille francs nécessaires pour combler le déficit dans le budget de l’Université. Toutes ces sociétés, si différentes d’objet, que l’on accuse parfois de favoriser le particularisme et qui sembleraient devoir morceler en groupes innombrables les milliers d’étudiants qui passent chaque année à Yale, concourent en réalité au même but : faire aimer la petite communauté dont elles sont un des rouages. Chacun de ces groupes a sa vie propre, mais à la manière des planètes qui gravitent vers un même astre dont elles forment le système harmonieux. De l’intimité d’une fraternité comme Skull and Bones au grand enthousiasme collectif qui éclate à l’occasion d’un match intercollégial, il n’y a d’autre différence que celle qui sépare la partie du tout. Et l’une explique l’autre.


FÊTES ET DIVERTISSEMENTS. — LE « PROM »

Dans ce milieu cordial et plein d’activité, le temps s’est écoulé rapide. L’Indian Summer n’est plus qu’un souvenir. Un jour, avec cette brusquerie que les éléments ont volontiers dans ce pays, une atmosphère gris-de-plomb a envahi le ciel, figeant une lumière vague et crépusculaire. Le lendemain, au réveil, New Haven était transformé en un monde nouveau. Depuis, — c’était en décembre, — la neige ne nous a pas quittés. Elle a durci par des températures de — 25 degrés, et elle semble s’installer à demeure. Les automobiles, qui mettaient dans l’air un si joyeux bourdonnement, se sont faits rares. Pour éviter les dérapages, ceux qui s’aventurent au dehors ont armé leur roue arrière d’une grosse chaîne qui s’agrippe à la glace. Quand ils fuient devant vous dans un bruit de ferraille, on dirait quelque monstrueux animal qui aurait rompu son attache. Des traîneaux, attelés de chevaux aux claires sonnettes carillonnantes, froissent la neige avec le crissement d’une soie que l’on caresse. Marcher sur le sentier glissant frayé entre deux murs de neige durcie est devenu un exercice d’acrobatie pour les piétons qui se hâtent vers leurs affaires.

La vie n’a pas pour cela perdu de son intensité sur le Campus. Engoncés dans leurs fourrures, les étudiants passent d’un cours à l’autre, fouettés par le vent qui fait rosir leur visage, et leurs snowboots, dégrafés, bringueballent et sonnent comme des piécettes que l’on compte. Moi aussi, je poursuis mes travaux, et je sens chaque jour se river un peu plus fortement la chaîne cordiale qui m’unit à tous ces jeunes gens, si naturels et si probes. Car il est difficile de ne pas s’empêtrer dans l’écheveau compliqué de tous les liens qui se forment autour de vous sans que vous y preniez garde.

Si douce a été ma vie que j’ai l’impression d’être arrivé hier. Pourtant déjà approche la fin du premier semestre avec lequel ma mission va, elle aussi, se terminer. Et j’ai bientôt la révélation soudaine de cette irrévocable fuite des jours, lorsque j’entends répéter de tous côtés : « Le prom va avoir lieu ! » Le prom, — du mot français : promenade, — est la fête des juniors et on la célèbre au milieu de l’année scolaire, vers le mois de février. Si le mot est français, la chose est américaine. Pendant quatre jours les étudiants ne vont pas cesser de se livrer à leur divertissement favori : la danse. Et comme à ce jeu il faut être deux, l’on invite des jeunes filles. Dès le samedi, bien que les cérémonies ne doivent commencer officiellement que le lundi, on voit affluer à New Haven, dûment accompagnées d’un chaperon, des beautés venues de tous les Etats voisins. Il n’est pas au demeurant nécessaire que des serments aient été préalablement échangés entre l’inviteur et l’invitée. S’il y a, dans le nombre des étrangères, pas mal de fiancées, il y a aussi beaucoup de simples amies, des sœurs, des amies des sœurs et des sœurs d’amies. L’essentiel est que chaque étudiant du prom ait sa danseuse, aussi jolie que possible, et dont il se fera le cavalier servant, tant que dureront les fêtes.

Pour bien traiter les visiteuses, rien ne sera trop beau. Les plus riches gaspilleront de petites fortunes, car l’adoration de la femme est ici entière. Les chambres, dans les dormitories et les fraternités, sont évacuées non sans avoir été auparavant transformées en un petit nid pour la délicate idole. Des dais bien clos sont dressés à l’entrée des différents bâtiments pour éviter aux pieds mignons les souillures de la neige ou aux visages les rudesses de la bise. Des concerts par le Glee Club, des représentations par la société dramatique sont offerts pour que pas une minute ne puisse apporter une occasion d’ennui aux jolies invitées. Et jolies elles le sont, assurément, quand, frileusement enveloppées de fourrures, elles s’aventurent sur le Campus, regardant avec de grands yeux admiratifs les monuments de l’Université, pendant que leur cavalier empressé discourt d’un air radieux et important. On ne voit que couples souriants et chuchotants, discrètement suivis par le chaperon qui règle son pas de façon à jouer son rôle sans pourtant trop gêner les confidences d’un autre âge. Aux abords de l’Université se déroule une idyllique fête galante qu’un Watteau moderne devrait peindre.

Le prom atteint son point culminant dans un bal offert par les étudiants. Pour cette occasion, le réfectoire est orné à grands frais. Car chaque promotion tient à honneur de faire mieux que la précédente. Cette année, on a appelé un fleuriste de New-York qui a transformé la salle en une immense serre où les fleurs les plus rares se mêlent aux arbustes avec une profusion presque excessive. Et dans ce cadre estival, créé en plein hiver à coups de dollars, c’est la vision la plus gaie, la plus riche, la plus bigarrée, de couples dansant par centaines les obsédants one-steps et fox-trots dont on me dispensera de décrire les grâces un peu lourdes.

J’ai idée que les gens graves voient ces divertissements d’un œil peu satisfait. Ils les subissent, car les désirs des étudiants font loi. Mais ces distractions cadrent mal avec le sérieux de l’endroit. Et puis, c’est pour ces jeunes gens une occasion de folles dépenses. On m’a cité le cas d’étudiants peu fortunés qui s’étaient endettés pour plusieurs années de leur vie. Cette fois, on a donné l’autorisation à la condition que les réjouissances dureraient seulement deux jours. Mais il est difficile d’empêcher les thés, les parties de traîneaux, les cotillons et autres distractions où des femmes habituées à se voir aduler exigeront que l’on soit aux petits soins pour elles.

Enfin peut-on assister sans appréhensions à ces rapprochements entre jeunes gens inexpérimentés et jeunes filles trop jolies pour n’être pas un peu coquettes ? A Yale, comme dans la plupart des collèges de l’Est, la co-éducation chère à l’Ouest est proscrite. Seules la Graduate School, l’Ecole de Droit, l’Ecole de Médecine admettent des étudiantes, une soixantaine en tout. Le Collège est demeuré inexpugnable. Il n’y a même pas, comme à Harvard, un collège spécial pour jeunes filles. La femme est restée une douce ennemie que l’on aime mieux tenir à l’écart du sanctuaire. Et la voilà qui prend sa revanche, envahit le Campus et dissipe l’austérité du lieu par le charme de sa mutine personne ! C’est en vain que le prom s’ouvre officiellement par un service religieux. Est-ce suffisant pour se protéger contre les tentations de l’Eve éternelle ?

Disons tout de suite que l’étudiant américain, autant qu’il est possible de parler avec certitude de choses qui touchent au plus intime de l’être, est dans son attitude à l’égard de la femme d’une discrétion remarquable. Sans doute il est homme et comme tel faillible. L’adolescent qui arrive à l’Université à l’âge de dix-huit ans, jouissant d’une grande liberté, peut être tenté d’abuser de cette liberté. Les dangers ne manquent pas, d’ailleurs, dans une grande ville comme New Haven. Il y a les « veuves de collège » , — College widows, — éternelles fiancées dont la vertu peu fastidieuse se répare à neuf tous les ans, à la rentrée. La chronique scandaleuse raconte même des histoires à faire frémir : alcool et brutalité en pourraient être le titre. Mais il faut faire la part de l’exagération. Il est, par ailleurs, certain que les étudiants se montrent très sévères pour ceux de leurs camarades qui ont une conduite répréhensible. Que l’un d’eux soit mêlé à un scandale, qu’il s’affiche seulement avec quelque fille de mauvaises mœurs, et il se verra impitoyablement fermer toutes les fraternités ; les amitiés se refroidiront ; le vide se fera autour de lui ; il n’aura plus qu’à quitter l’Université. Même en tenant compte du pharisaïsme qui, sans doute, est considérable, une pareille sévérité ne serait évidemment pas possible, si la majorité n’avait le droit de se montrer inflexible pour les frères plus faibles.

Au surplus, les relations entre sexes, en Amérique, sont très Différentes de ce qu’elles sont en Europe. Autre pays, autres mœurs. Le jeune homme et la jeune fille sont habitués à vivre côte à côte, dès leur plus tendre enfance. A cette camaraderie de tous les instants s’évapore ce charme fait de mystère et de rêverie dont se réclament les désirs. Et comme, d’autre part, avec sa liberté d’allures et sa volonté de ne compter que sur elle-même, la femme américaine, dans tous les actes de la vie ordinaire, ne se distingue guère de l’homme, l’égalité s’établit tout naturellement entre les deux sexes. Les rapports entre jeune homme et jeune fille sont directs, ouverts, exempts de timidité ou de réserve. Dans les collèges féminins les plus opposés à la co-éducation, les élèves donnent des bals, — sous la surveillance maternelle de chaperons, — où l’on invite les élèves du collège de garçons voisin. Le moyen de danser sans cela ? L’amitié entre homme et femme, avant le mariage et indépendamment de toute idée de mariage, est fréquente. Et ces amitiés se nouent de bonne heure. Je me souviens d’avoir lu dans un journal du middle-west une lettre bien curieuse. Une jeune fille, — une enfant plutôt, car elle n’avait pas quinze ans, — écrivait à un rédacteur chargé d’une enquête, pour lui expliquer ses sentiments : « Je vous soumets mon cas, disait-elle, en vous priant de me donner un avis. Je suis de caractère sombre, et j’aime la solitude. Mes compagnes à l’école se moquent de moi ; mais que voulez-vous ? je ne puis pas faire comme elles, avoir un ami. Tous les garçons que je rencontre me sont indifférents ; je n’en trouve aucun que j’aie plaisir à fréquenter. Leur conversation m’ennuie. J’aime mieux lire. Ma mère me gronde parce que je ne suis pas comme tout le monde. Ai-je tort ? »

Un ami est donc pour la jeune fille, même de quinze ans, un complément accepté par l’opinion publique, que dis-je, dans certains cas, ou dans certains milieux, un complément recommandé. Et la lettre ci-dessus indique bien que c’est ami qu’il faut entendra et pas autre chose. Se mêle-t-il pourtant un soupçon de sentimentalité à ces innocentes fréquentations ? Cela ne doit pas être impossible. « L’amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme, et réciproquement un homme regarde une femme comme une femme, » a dit La Bruyère, et j’hésite à croire qu’il ait tort. En tout cas, l’ami n’est pas un fiancé. L’ami ou le « beau, » comme on l’appelle, est le jeune homme de manières agréables et assez bien élevé pour qu’on n’ait rien à redouter de lui. C’est un chaperon masculin. S’il est riche, il est généreux et comble son amie de gâteries : il paie ses voitures, lui offre des ice-creams ; il l’emmène au théâtre, au cinématographe ou au restaurant ; de temps à autre, il lui fait des cadeaux. Le fiancé est un « beau » qui a des chances d’être un jour le mari. Aux yeux de la foule il n’y a pas de différence notable. Le fiancé joue auprès de la jeune fille élue le même rôle de cavalier servant et généreux. Parlant, une jeune fille, — si elle a plusieurs résidences, — peut avoir plusieurs amis. Je connais une charmante personne qui en a deux, l’un pour la période des vacances, l’autre pour le reste de l’année. Tous deux voudraient bien devenir fiancés. Mais elle n’a pu jusqu’ici prendre un parti et elle les maintient dans l’état neutre d’ami en attendant qu’une inspiration l’aide à faire son choix. Le moins favorisé est naturellement le premier, puisqu’il ne peut voir sa girl que trois mois sur douze. Le reste du temps il n’a pour communiquer avec elle que la poste, le télégraphe, le téléphone et le « spécial » ou lettre express, — tous moyens dont il fait un usage fréquent et simultané. L’autre peut lui rendre visite chaque jour, et il ne s’en prive pas, plusieurs fois par jour. Il passe toutes ses soirées chez elle, à deviser ou à lire. Cela dure depuis deux ans, et la jeune fille est toujours indécise entre ses deux « beaux. » Elle est d’ailleurs parfaitement vertueuse. Détail significatif, elle appartient à une secte qui proscrit la danse et le jeu comme plaisirs sataniques.

C’est à la lumière de ces explications qu’il faut considérer le prom qui, en ce moment, déroule ses fastueuses splendeurs. Ces jeunes gens, en recevant à grands frais leurs amies ou leurs fiancées, ne font rien que de très courant. Après cinq mois de labeur, pendant lesquels ils ont surtout vécu entre hommes, ils veulent mettre une transition charmante entre le premier et le second semestre, en respirant pendant un instant la beauté féminine comme on s’enfouit passionnément le visage dans un bouquet de roses. Et cela ne conduira qu’à quelques mariages. C’est toute une conception de la jeunesse, de la vertu, du vice, de la vie même qui est ici mise en pratique. Le plus curieux en cette affaire, c’est que je constate cette coutume dans ce petit coin de la Nouvelle-Angleterre où régna jadis la religion la plus morose et sur lequel flottent encore tant de souvenirs puritains.


DERNIÈRES IMPRESSIONS

Mes cours sont terminés. C’est avec un serrement de cœur que je m’arrache à cette Université dont il me semble que j’ai toujours fait partie. Et peut-il en être autrement, quand j’ai trouvé chez tous la plus chaude des sympathies et un désir constant de combler l’hôte étranger ? Je me suis laissé griser par cette atmosphère d’affection, — affection chez les étudiants dont j’ai aimé en retour l’optimisme et la probité intellectuelle ; affection chez mes collègues dont la confiance, la bienveillance et la hauteur de vues resteront à jamais pour moi la preuve de ce qu’il peut y avoir de noble et de généreux chez les meilleurs des Américains.

C’est ici qu’il faut chercher nos vrais amis. Quelques appréhensions que la politique étrangère des Etats-Unis puisse mettre au cœur des Français, un peu déçus de voir en apparence délaissée cette amitié qu’ils avaient si spontanément offerte, nous ne devons pas désespérer des sentiments de l’Amérique à notre égard. Tous ceux qui pensent dans ce pays sont pour nous. Républicains aussi bien que démocrates me disent leur douleur, leur honte, de voir que des querelles politiques puissent ainsi dénaturer leur attachement pour la France. Je sais que ce ne sont pas simples formules de politesse. Ils admirent sincèrement notre pays pour son passé de grâce, d’intelligence et de beauté, pour son présent de courage, d’endurance et de force morale. Rien ne pourra aller là-contre.

Il est vrai que le milieu où je viens de vivre est assez particulier. Il est très différent de cette Amérique banale que l’on a tant de fois dépeinte avec des couleurs un peu crues. C’est une Amérique infiniment plus complexe et où il est possible de découvrir vraiment toutes les forces qui tiraillent en sens divers ce grand pays si actif et si mouvant. Ici deux mondes coexistent. L’un est le monde de l’industrie forcenée, des affaires fiévreuses, de la recherche ardente de l’argent, des outrances et des gigantesques bondissements. Il se livre à ses agitations dans cette ville grandissante, avec sa population ouvrière, mélange bigarré de races, avec ses foules qui s’écoulent en flots épais aux heures où les usines dégorgent leurs multitudes, avec ses hauts fourneaux qui brouillent et salissent un paysage qui dut être autrefois si mélancoliquement paisible. Je vois le despotisme de ce monde, et j’en saisis l’esprit, dans cette pression qu’il exerce constamment sur l’Université, quand il demande à celle-ci de lui fournir les moyens de créer plus de richesse. L’autre est un monde plus raffiné. Il se groupe autour de Yale comme autour d’un clocher, car il croit en l’intelligence. Il comprend tous ceux qui s’enorgueillissent de mettre leur idéal en la culture et voudraient pour leur pays une civilisation plus hautement spirituelle. Sans nier le progrès, auquel il est fortement attaché, il ne s’interdit pas néanmoins de jeter des regards nostalgiques vers le passé. En dehors des professeurs, ce n’est encore qu’une minorité, une minorité qui constitue une caste, sans privilèges, assurément, mais puissante et très différente de la ploutocratie, bien que dans cette classe elle trouve parfois des recrues. Son prestige est incontestable : je l’ai bien vu au ton d’admiration un peu envieuse dont les gens du peuple à New Haven parlent de Yale et de « those big people. »

Peut-on, en se penchant sur cet exemple, entrevoir ce que sera l’Amérique future ? A-t-on le droit de prévoir l’existence d’une société américaine où le désir de gagner de l’argent et de satisfaire les besoins de luxe passerait au second plan ; où la pensée, la méditation, — ennemie de l’action, — recouvreraient leurs droits ; qui, sans cesser d’avoir une forme de gouvernement démocratique, ferait une part plus importante à une élite dont les membres, bénéficiant de l’expérience et de la fortune acquises par leurs ancêtres, pourraient se livrer à la poursuite désintéressée des choses de l’esprit, — une société, en un mot, qui ne serait pas très différente des sociétés européennes actuelles ?

Une pareille orientation paraît tout d’abord naturelle et presque fatale. Songez que, avant la guerre, les dix-sept grandes Universités américaines, — Harvard, Yale, Princeton, Columbia, Cornell, Johns Hopkins, Pennsylvania, Chicago, Illinois, Michigan, Minnesota, Wisconsin, Cincinnati, North Western, Western Reserve, Leland Stanford, Californie, — donnaient l’enseignement à plus de soixante mille étudiants en cours d’année et à trente mille autres pendant les vacances. Si l’on ajoute les dizaines d’Universités de moindre importance, les collèges encore plus nombreux, tous modelés, de près ou de loin, sur les grandes Universités, c’est par centaines de milliers que les jeunes Américains s’imprègnent tous les ans de cette culture, reflet de l’idéal européen, qui les transforme et les isole de la masse. Tous ne font pas partie de l’élite triomphante ; beaucoup doivent se contenter d’en former l’auditoire admiratif. Mais leur rôle n’en est pas moins considérable. Ils contribuent pour leur part à créer un courant d’opinion favorable à la primauté des meilleurs. Ils répandent autour d’eux les idées qu’ils ont reçues, et ainsi un immense réseau d’aspirations intellectuelles, de goûts plus raffinés, se tisse sur la société américaine et tend à en modifier le ciel même. Et à mesure que ces influences, — ennemies naturelles de l’esprit utilitaire, — iront grandissant, d’autres circonstances militeront contre ce même esprit utilitaire. On peut entrevoir le jour, — il n’est pas très éloigné, — où trois cents millions d’êtres humains couvriront le vaste continent et se trouveront aussi à l’étroit que nous pouvons l’être aujourd’hui dans notre vieille Europe. Le pays, à ce moment, aura livré tous ses secrets. Exploité sans relâche, il ne prodiguera plus aussi généreusement ses trésors. Avec la surpopulation, l’énergie individuelle trouvera moins où s’exercer librement ; avec le tarissement des richesses naturelles, l’esprit d’entreprise se refroidira. L’activité humaine, refoulée sur elle-même, cherchera d’autres jouissances où plonger son inquiétude, et les trouvera peut-être dans la méditation intellectuelle. Ce serait alors le triomphe de l’idéal pour lequel Yale lutte confusément. La société américaine, après avoir tourné le dos à l’Europe, se retrouverait de nouveau à ses côtés, l’ayant rejointe par un chemin indirect, mais qui menait au même point.

Mais, d’autre part, que réserve le formidable inconnu que j’ai vu s’amonceler à l’horizon des États-Unis ? Cette masse toujours grossissante d’immigrants, qui devraient ajouter à l’afflux des idées européennes, mais qui, en réalité, par leur ignorance, leur grossièreté, leurs appétits voraces, ne font qu’introduire des forces de désintégration ; ces nègres sensuels, qui veulent à leur tour prendre part au festin des plaisirs ; tous ces éléments agités, qui amènent des renforts à la foule esclave des instincts utilitaires et retardent d’autant le triomphe d’un idéalisme régénérateur, laisseront-ils le temps aux évolutions lentes de produire leurs effets réguliers ? Du succès de l’une ou l’autre tendance dépendra l’avenir de l’Amérique. Un grand drame intellectuel, moral et social se joue obscurément dans l’âme américaine, et qui fixera les destinées spirituelles du pays. Prophétiser serait vain. Il est impossible de prévoir le dénouement quand seul le premier acte est joué et que la péripétie est inconnue.


ALBERT FEUILLERAT.

  1. Voyez la Revue du 1er février 1922.
  2. Yale a comme mascotte un bouledogue.
  3. C’est le nom que Ton donne, en Amérique, à une saison très ensoleillée qui se place généralement vers la fin de l’automne.