Sixtine, roman de la vie cérébrale/III

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III.— NOTES DE VOYAGE


RAI-AUBE


« Et quand tu seras ainsi formé :

quand tu seras pénétré de cette vérité : « Il n’y a de vrai, de vraiment existant pour toi que ce qui rend ton esprit fécond », alors observe le cours général du monde, et, le laissant suivre sa route, associe-toi à la minorité. »

GŒTHE, Poésies : Testament, VI.


Dreux. — Voir passer les train, — voir passer la vie, — ne jamais monter dedans que pour battre les coussins.

Un peu plus loin. — Les trains ont un but ; la vie n’en a pas. Mais c’est précisément l’originalité de la vie de n’en pas avoir, de but. Parfois je lui trouve, ainsi qu’à une vieille dentelle, le charme même de l’inutilité.

Un peu plus loin.— Jusqu’à Dreux, j’ai considéré le paysage : l’inconscience végétale est, décidément, un néant trop attristant. Il faut, pour s’y intéresser, la faire vivre en s’incorporant soi-même aux arbres, aux herbes : mettre dans un corps de chêne son âme sensible d’homme : je suis chêne, je suis houx, je suis coquelicot, mais je le sais et le chêne l’ignore, et le houx et le coquelicot : à cause de cela ils n’existent pas. Les panthéistes sont de bien braves gens.

Nonancourt. — Ces syllabes chantées le long du train évoquent un joli couvent de nonnettes, un peu dissolues avant la réforme de Borromée ; après, tout à Dieu jusqu’à l’éparpillement révolutionnaire. Maintenant la maison, plébée à jamais, sert de grange, d’étable, de porcherie. Comme dit le notaire, qui en fit la dernière vente, elle est à usage de ferme, et c’est un grand progrès que là où des femmes priaient, des vaches ruminent.

Tillières. — Un ravin coupe en deux la plaine, comme une lâcheté, la vie.

Verneuil. — J’étais seul depuis Paris. Un monsieur s’installe, ouvre un journal et s’épanouit à une gauloiserie. Si c’était le soir, près de sa moitié, ou si, à ma place, quelque complaisante montrait un bas de jambe ! Pénibles vraiment pour un homme calme, ces montées d’animalité : voilà que l’épanouissement se resserre ; la flamme joyeuse des yeux s’avive en une férocité croissante ; la cruelle luxure entr’ouvre la bouche et montre les dents. Réveil : un regard quêteur : la mimique peu à peu s’éteint et c’est l’ennui désappointé d’une excitation vaine. Non, je ne veux pas servir d’aphrodisiaque à des bourgeois. Songer à cela vous engagerait vers une littérature monacale, dure, méprisante pour les charnalités viles. — Viles ? Elles sont essentielles.

Bourth ou environs. — Le monsieur parle. Cela devait arriver. Il parle de lui, plein du besoin de se faire connaître, d’introduire le passant dans son petit univers. Il voyage pour une librairie ecclésiastique. De cure en cure, bien reçu par les curés qui le font dîner : bonne clientèle, bons payeurs. Son centre est Verneuil : de là, il rayonne, apôtre. D’ordinaire, un cheval et une voiture, loués pour la saison, l’acheminent d’église en église ; ayant affaire à Laigle, il a pris le train pour se distraire ; pour se distraire, est monté en premières avec un billet de secondes. (Il n’y a pas de contrôle à ces heures-ci.) « Verneuil, une agréable ville : chose rare, en province (entre nous, n’est-ce pas ? ), ce gros bourg possède une maison très bien tenue, très renouvelée. » Il est libre-penseur, mais tolérant, enveloppe dans la même pitié sympathique les enfants, les femmes, les prêtres, les dévots, plus bêtes que méchants, assure-t-il. Pour lui, s’il y a un Dieu, il ira au ciel tout droit, n’ayant jamais fait de mal à une mouche. L’instruction intégrale, peu à peu, nous guérira de la religion ; là-dessus il est sans crainte et, la conscience bien tranquille, place au mieux ses Corneille de la Pierre. Point marié, mais désirant le mariage, afin de procréer de braves petits républicains, vigoureux défenseurs de la Patrie : l’Alsace et la Lorraine, Gambetta, etc.

Laigle. — Il m’offre quelque chose. Poliment, je me récuse, il s’éloigne. De par le monde, cela touche au milliard le nombre des cervelles ainsi organisées : pauvres inconscientes abeilles, pour qui travaillez-vous ? L’espèce ? Mais l’intelligence de quelques-uns balance-t-elle l’universelle sottise ?

Rai-Aube.— Village que je ne verrai jamais, village au nom si joli, aurore et rayon, composition pimpante de lumineux vocables, alliance de syllabes mariées par un matinal sourire, herbes arrosées par la fraîcheur de l’aiguille, transparence des sources, murmurante fluidité des eaux courantes sous les joncs fleuris, Rai-Aube, tout cela, et l’oublié, et l’indicible, palpite dans les lettres blanches de ton nom, attirant et fuyant rébus collé au pignon de la gare ! Ressouvenance plutôt que vision : en ma jeunesse, je vécus dans ces délices printanières et je m’en imprégnai. Je ne suis pas des villes et le terrain bâti ne m’incite pas à des joies excessives. Tout demeure jeune, qui fut créé par de jeunes yeux, et la campagne a encore souvent, pour moi, le sexe de son orthographe, même sous un surplis de neige. De mes années premières il ne me reste que cela : tout est mort, de la réelle mort ou de la mort du souvenir. L’attendrissement de figures vagues penchées sur ma précoce orphanité, tel est le plus lointain ; du collège l’horreur m’en est encore dure à renouveler, dantesque et inutile horreur infligée à ma pitoyable enfance. Mais déjà, un peu à ma volonté, le monde s’absentait de moi et par une lente ou soudaine récréation, je me refaisais une vie plus harmonieuse à mon sens intime ; mais déjà, en d’orgueilleux moments, je méprisais tout ce qui m’était extérieur, tout ce qui n’avait pas été rebroyé et repétri par la machine sans cesse en mouvement dans ma tête. Hormis l’inconnaissable principe, j’ai tout remis à neuf, et je suis vraiment moi ; du moins, car le scepticisme ronge jusqu’à la personnalité, telle est l’illusion où je me suis sidéré. Avec un tel parti pris, avec ce système kantien, qui se peut dénommer égoïsme transcendant ma vie a marché d’un pas relativement léger. De toutes les douleurs que ma volonté n’a pu secouer, la plus lourde est ma solitude même. Je ne sais, ne m’étant jamais livré à ses tromperies, si l’espérance n’est autre chose qu’un sanglant éperon, éperonnant l’homme vers un néant futur, je ne sais si la blessure avivée sans relâche et la vue du sang répandu ne sont pas de puissants excitants nécessaires au fonctionnement du mécanisme humain, je ne les ai jamais ressentis. Je ne crois qu’à l’écurie finale, mais sans y aspirer ; la vie ne me déplaît pas encore assez : sans cela, n’ayant point de principes philosophiques à faire converger vers une pratique possible, je serais conséquent avec mon dégoût et lui donnerais sa sanction. Comme Crantor, je mourrai « sans m’étonner » ; si mes organes sont encore satisfaisants quand la mort viendra, peut-être avec regret. Quant à la survie, je n’ai point, touchant ce point, de données aussi tranquillisantes que le placier de Dreux : pour le moment, vraiment suprême, de la décomposition corporelle, le délicieux Inconscient nous réserve peut-être quelques-uns de ses bons tours ? Cette crainte relative me vient sans doute de ma jeunesse chrétienne, et ni l’une ni l’autre je ne les répudie : le catholicisme est une aristocratie. Comment cette positive religion peut-elle s’allier en moi avec l’idéalisme subjectif, je ne sais : c’est un amalgame obscur, comme toutes les hérésies. La théologie me procura toujours les plus agréables lectures : on peut d’Augustin aller à Claudien Mamert : les joies n’y sont pas moindres pour la curiosité. Comme j’aurais aimé être évêque et en une moins moderne Rome, cardinal ! Si je m’appesantissais sur ce bien stérile désir, une sensation me prendrait à la gorge, de vie manquée, sensation vulgaire que mon orgueil repousse avec mépris. Et puis, ne les ai-je pas, à mon gré, goûtés, les mystiques bonheurs et les célestes angoisses de l’épiscopat ? N’ai-je point revêtu la robe violette relevée sur les bas pourpres ou traînante sur les marches de l’autel ? N’ai-je point gravi, mitre en tête, les degrés de la chaise présidiale ? De quoi donc me servirait la réalité, quand j’ai le rêve et la faculté de me protéiser, de posséder successivement toutes les formes de la vie, tous les états d’âme où l’homme se diversifie ?

Surdon.— Des plumes frisées surgissent à la vitre, plongent. À me voir seul la voyageuse hésite, mais le sifflet a stridé, un employé la pousse. Elle me fait vis-à-vis, tombée là, un peu essoufflée, inquiète, mais non rougissante. L’hésitation venait de la crainte de paraître avoir exprès choisi le compartiment d’un homme seul. Par des phrases très polies, je la rassure, mais à moitié seulement, et bien certain que tel bon proverbe l’amusera et la piquera je termine par : « L’occasion fait le larron. » En province les proverbes, cette archéologie grammaticale, sont encore monnaie courante de conversation : cela permet de ne rien dire du tout en ayant l’air de dire beaucoup. Elle me sait gré de mon adage et se plaint de l’habituelle grossièreté des hommes. Je lui réponds : « C’est que les femmes ont toujours envie de ce qu’on ne leur offre pas et méprisent ce qu’on leur offre. Un homme délicat, par d’indéfinissables gestes, laisse deviner sa fantaisie, ne fait un mouvement décisif qu’au moment précis où il la sent partagée. » Elle sourit : « Comment sent-on cela ? » Je reprends : « Les acquiescements sont divers, mais il y a un spécial battement de paupières, très lent, auquel la méprise est difficile. » Elle me regarde avec étonnement. C’est une très honnête femme, amusée à cette scabreuse controverse, mais sans expérience. Sa jeunesse et la roseur de son teint disent un mariage récent, peu de maternité : curieuse candide, ayant devant elle, pour apprendre le secret, une éternité de dix années. D’ailleurs jolie et pleine de distinction, ce moderne nom de la grâce ; entre brune et blonde ; des yeux clairs assez grands, le bas du visage sans brutalité. De Surdon à Argentan, le trajet est de seize minutes ; nos quelques demandes et nos quelques répliques les avaient épuisées. Le frein mord, nous nous traînons. Avant que j’aie pu prévoir le geste, elle ouvre la portière, jusqu’à l’arrêt la retient, et me voilà bien surpris de recevoir, en même temps, un salut équivoque et un regard d’une surprenante intensité.

Est-ce l’invitation de courir après elle ? Je le crois et je cours, mais je ne l’ai pas retrouvée. J’avais, rapidement, rassemblé mon léger bagage manuel, valise, couverture, pardessus, etc., je ne suis donc pas contraint de retourner vers mon wagon et je sors de la gare, en quête de la voiture aux armes de la comtesse Aubry. Elle m’attend et Dieu merci je suis le seul attendu, ce jour : je ferai la route tête à tête avec mon désappointement ; une heure, me dit le cocher, j’ai une heure pour me morigéner de tant d’émotion inutile. Nous partons : voici l’Orne, les deux ponts voisins et le long du fleuve encaissé de murailles, une amusante maison à balustrades et à balcons sur l’eau ; un marchand de parapluies à l’enseigne d’un très beau parasol rouge de chanteur ambulant ; nulle voiture dans les rues paisibles et celle-ci amène aux portes des hommes, des femmes, pas d’enfants : la cage sans oiseaux, la maison sans enfants : c’était une prophétie. L’école, le lycée, la caserne, le bureau, l’atelier : la Révolution française a perfectionné l’esclavage, il est unanime. Une église à demi gothique, quelques vieux pignons et des façades moins égalitaires me distraient ; mais, malgré la montée, nous passons vite ; puis le maigre faubourg, la route plate, l’étendue d’herbe unie et grise, des carrières et des roues, quelques peupliers.