Sixtine, roman de la vie cérébrale/XXXI
Solange était d’un pessimisme pratique : avec persévérance il travaillait à rendre sa vie mauvaise par toutes sortes de combinaisons très simples, ingénieuses, néanmoins.
D’abord, les principes : Les hommes mentent et les femmes trompent. Il n’y a que deux mobiles aux actes humains, le lucre et la luxure. Toutes les femmes d’agréable aspect dérobent un vice rédhibitoire. Les hommes qui ne sont pas méchants sont bêtes. Etc.
Autres principes : Toutes les nourritures sont gâtées ou falsifiées ; il est bien inutile de chercher mieux que le mauvais. Toutes les rues sont hideuses, pleines de filles puantes, de plâtras, de tranchées d’égout et d’immondices. Tous les appartements sont dénués d’air et de lumière. Etc.
En conséquence, et comme il ne plaisantait pas avec les principes, Gaétan Solange s’était logé dans un quartier boueux, au fond d’une cour humide, en deux ou trois petits cabinets noirs : c’était ce qu’il avait trouvé de plus convenable après des années de quêtes patientes.
Quand il rentrait chez lui, le soir, c’était, au milieu des répugnants assauts d’une armée de pierreuses et parfois un rôdeur ivre lui barrait l’étroite ruelle avec des injures et des menaces : Solange était content, car cela prouvait que la police était mal faite, que personne ne pouvait rentrer chez soi passé dix heures, sans risquer sa vie.
Une côtelette spongieuse, un cigare ligneux, de la bière aigre, une nappe tachée lui causaient une visible satisfaction. C’était ainsi : « Que voulez-vous, si l’on veut vivre, il faut bien accepter les inconvénients de la vie. »
Il lui était agréable d’être grugé par une femme qui, son gousset vide, devenait réfractaire à toute caresse, — comme dans Un Dilemme, et les amis qui avaient abusé de sa confiance, sciemment mal placée, lui étaient chers ainsi que des fautes d’orthographe à un maître d’école : cela démontrait une fois de plus les absolues règles de sa grammaire.
Il ne lisait que les journaux et, entre tous, les plus abjects, afin que rien ne troublât sa créance que nul n’écrit sinon pour gagner de l’argent et que plus une littérature est vile et menteuse, plus s’en régale le public, — tout le public.
Entragues suspendit son travail et songea : « Nous sommes presque d’accord, oui, presque, car moi, si je répugne à m’assoupir dans la joie et dans le contentement de mon cœur, ce n’est pas par une impuissance voulue et choyée. Je ne méprise pas la vie, je n’en ai jamais nié les plaisirs. Elle n’est ni bonne, ni mauvaise, elle est indifférente, elle est l’état conditionnel du rêve et voilà tout. Lui demander une station dans le bonheur, c’est accorder trop d’importance au mécanisme des sens, c’est se conformer aux invitations corporelles et aux normes de la matière, tandis que la volonté doit tendre vers l’affranchissement.
Mais je connais les périls de l’ascétisme et ses opprobres ; aussi ce sera plutôt de l’étonnement que de la honte que j’éprouverai à être heureux. Je ne croyais pas que cela fût écrit dans ma destinée. Cette attitude est convenable, car je ne puis, comme un sot, croire que « cela m’était dû », et malgré des lueurs d’humilité chrétienne, mon orgueil est trop superbe pour que j’admette bien longtemps l’infirmité de mes mérites. Personne, sans doute, n’a mérité d’être heureux, mais sans être pharisien, je ne dois pas m’estimer au-dessous de l’humanité moyenne : il y aurait, en un tel agenouillement, de la mollesse et de la lâcheté. A la coupe que me tend la main de cette charmante femme, il m’est permis, sans troubler l’ordonnance de mon idéalité vitale, de tremper mes lèvres ; puis je la ferai boire à mon tour ; puis, plus hardis, nous nous désaltérerons ensemble, humant, comme des moissonneurs penchés vers la fontaine fraîche, les délices du rafraîchissement.
Je laisse à Solange sa honte ; c’est un maniaque dont l’entendement perclus se refuse à cette notion : qu’à ceux-là il est permis de se conjouir ironiquement des chancres dont la vie est souillée, qui en souffrent dans la délicatesse de leur sensivité, — non pas à ceux qui s’y délectent, en hument sans dégoût la sordide purulence.
Il continuait à songer, sans écrire :
« Solange est assez beau garçon bien qu’un peu inculte, bien que vêtu à la grosse, bien que mal chaussé. Aux obligatoires fêtes d’un mariage, il rencontra une jeune fille qui s’éprit de lui, avec sagesse et réserve, mais sérieusement : elle le regardait, rougissait sous son regard quêteur de tares, baissait les yeux ; à passer près de lui elle sentait une inquiétude inconnue, comme la peur d’être arrêtée par son bras et la peur d’un salut banal. Naturellement la mère de la jeune fille se fit présenter Solange ; on lui demanda un service, un renseignement dont il devait sous peu, apporter la réponse, très adroit piège maternel. Il vint, il revint, toujours attiré par d’habiles combinaisons ; enfin, il revint pour son plaisir et se trouva enlacé avant d’avoir eu le temps de réfléchir. D’ailleurs, il ne pensait à rien, se laissait faire, dompté et captivé.
Ils se marièrent. Leurs médiocres fortunes réunies devinrent, entre les mains de l’intelligente jeune femme, une source d’honnête et presque luxueux confortable. L’appartement était vaste, clair et ensoleillé, les nourritures choisies ; au lieu de l’ennui présumé du lit unique, cette constante présence d’un être cher nuançait de rose et de bleu les heures jadis sombres des solitaires réveils.
Il n’avait plus le temps de mépriser les hommes, ni du savourer leur basse avidité ; les plaisirs d’amour, pris en toute naïveté, n’évoquaient en ses désirs aucune image luxurieuse, aucune horreur de lui et des autres ; quels autres ?
Enfin, il était heureux !
Il était heureux ! Un jour, il s’en aperçut, un jour que, par hasard, la bien naturelle comparaison du présent avec le passé s’imposait à son esprit.
Heureux ! lui ! lui, le pessimiste entêté, lui dont la haine pratique de tout idéal avait étonné les plus impuissants ! Heureux ! quelle honte ! Il plongea jusqu’au fond de l’abîme où cette aventure avait noyé ses principes ; il les retira un à un : ah ! ils tombaient en pourriture ; c’était fini et avec eux toute joie de vivre, — car il venait de comprendre combien la misère d’une médiocre existence, combien le sentiment de l’universel fumier était nécessaire à son bonheur !