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Société asiatique/séances/1899/20 juin/annexe/Bardesane l’astrologue

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ANNEXE AU PROCÈS-VERBAL.
BARDESANE L’ASTROLOGUE.

M. Fleury, qui publiait en 1691 une Histoire ecclésiastique en vingt volumes, à laquelle il avait travaillé pendant trente ans, y présentait de la manière suivante le caractère et le rôle de Bardesane[1] :


Comme les hérésies se multipliaient dans la Mésopotamie, Bardesane, qui était arrivé au comble de la science des Chaldéens[2], et qui parlait excellemment la langue syriaque, composa des dialogues contre Marcion et quelques autres hérétiques. Ses œuvres furent si estimées qu’on les traduisit en grec. Il y avait entre autres un Traité sur le destin, adressé à l’empereur. Bardesane suivit d’abord l’hérésie de Valentin : ensuite il s’en retira ; mais il en garda toujours quelque tache. Il était d’Édesse et ami du prince Agbar (sic)[3], avec qui il s’était instruit. Apollonius de Calcédoine, le premier des stoïciens de ce temps-là et le maître de l’empereur Marc-Aurèle[4], voulut persuader à Bardesane de renier la religion chrétienne ; Bardesane lui résista et dit qu’il ne craignait pas la mort, ne la pouvant éviter, quand même il ne résisterait pas à l’empereur. Il eut un fils nommé Harmonius, qui étudia à Athènes à la manière des Grecs, et composa plusieurs écrits.


Cette notice est tirée, comme l’indique en marge M. Fleury, d’Eusèbe, d’Épiphane et de Théodoret, et elle nous donne cette impression que Bardesane fut un confesseur de la foi, puisqu’il fut amené à dire qu’il préférait la mort à l’apostasie, et fut un père de l’Église, puisque, après ses erreurs de jeunesse, il défendit l’Église contre Marcion et d’autres hérétiques.

Si nous passons du xvie au xixe siècle, nous ne reconnaissons plus notre Bardesane. Nous trouvons en 1819 un Bardesanes gnosticus étudié et décrit par M. Hahn, à Leipzig, puis, en 1833 à Hildeburghusæ (Heidelberg ?), des divinités astrales de Bardesane le gnostique (Bardesanis gnostici numina astralia)[5] ; enfin, en 1864, M. Hilgenfeld nous apprend, à Leipzig encore, que Bardesane est le dernier gnostique, Bardesanes der letzte Gnostiker.

Après lecture, nous reconnaissons que ce Bardesane le gnostique est le nôtre, et nous nous demandons quel événement survenu au xviiie siècle a pu transformer le père de l’Eglise, le confesseur de la foi, en un hérétique, en un gnostique. Nous découvrons vite que les principaux arguments de MM. Hahn, Kuehner et Hilgenfeld proviennent d’une édition des œuvres de saint Éphrem[6], donnée à Rome par les soins d’Assémani de 1732 à 1746[7]. Tel est l’événement qui a transformé, chez nous[8], Bardesane en un hérésiarque gnostique.

Il nous faut, dès lors, si nous voulons nous faire une opinion personnelle sur Bardesane, nous reporter à saint Éphrem et analyser ses textes et ses idées quand ils ont trait à notre question.

Nous trouvons bien vite que dans certains discours contre les hérésies, saint Éphrem attaque violemment Bardesane.

Un bon nombre de textes renferment de pures injures, par exemple : Le diable a donné à Bardesane un grenier plein d’ivraie qu’il répand dans les campagnes, etc. D’autres nous semblent très obscurs. Je cite la traduction éditée par Assémani : O te beatam Christi Ecclesiam[9]… Tu spurcissimi Bardesanis putida mendacia utque judaicæ culinœ nidorem diluisti… nec insani illius Marcionis retines libros… aut codicem execrandæ mystagogiæ Bardesanis habes : gemina duntaxat testamenta Regis Regisque filii tua recondit arca[10]. Quels sont ces « putida mendacia », cette odeur de cuisine, ce livre « execrandæ mystagogiæ » ? — Tout en nous posant ces questions, nous feuilletons saint Éphrem, et nous trouvons à chaque page les trois noms de Marcion, Bardesane, Manès, qui semblent, pourrions-nous dire, cloués à un même pilori. Et, après avoir répété une vingtaine de fois : Marcion, Bardesane, Manès..... Manès, Bardesane, Marcion, la suggestion nous gagne, et nous cherchons, partie dans Marcion, partie dans Manès, l’explication des imputations voilées portées par saint Éphrem. Si à ce moment, nous nous rappelons que, d’après Eusèbe, Bardesane participa d’abord aux erreurs de Valentin, nous croyons pouvoir nous écrier : εὔρηκα ! Nous omettons le mot d’abord qui est gênant, et faisons de Bardesane un gnostique genre Marcion-Manès, de l’école cependant de Valentin et mort, bien entendu, dans l’impénitence finale, puisque saint Éphrem l’attaque si violemment.

Mais laissons pour un instant saint Éphrem (nous allons y revenir), et cherchons si nous ne trouverions pas ailleurs quelques indications sur la note dominante du caractère de Bardesane.

Il paraît tout désigné de nous adresser d’abord à ses écrits : il nous reste de lui un dialogue rédigé par un de ses disciples, et un fragment conservé par Georges des Arabes[11].

Dans le dialogue intitulé : Des lois des pays, on ne trouve aucune idée gnostique, mais constamment de l’astronomie et de l’astrologie. Je ne développe pas cette idée, qui l’est suffisamment dans la présente publication[12] ; je rappelle seulement que Bardesane refuse aux astres toute influence sur la liberté humaine, mais leur accorde tout pouvoir sur le corps, sur la santé et les maladies, la vie et la mort. — Dans le fragment conservé par Georges des Arabes, Bardesane donne la durée des révolutions des diverses planètes, et cherche, en combinant ces durées, à justifier certaine idée eschatologique qui avait cours dans les premiers siècles et d’après laquelle le monde actuel ne devait durer que six mille ans pour faire ensuite place à un autre plus parfait.

Si nous prenons ensuite Eusèbe, il nous apprend, comme l’a traduit Fleury, que Bardesane était arrivé au comble de la science des Chaldéens ou de l’astrologie. Bien plus, c’est à ce titre seul qu’Eusèbe le cite, et nous remarquons que s’il reproduit toujours les passages qui prouvent l’indépendance de la liberté humaine vis-à-vis des astres, il omet toujours ceux qui attribuent à ces mêmes astres quelque influence sur le corps. Nous pouvons nous demander incidemment si ce n’est pas dans ces derniers passages qu’il voyait une trace des anciennes erreurs de Bardesane, et si ce n’est pas par là qu’il le rattache à Valentin.

Avant d’en revenir à saint Éphrem, ouvrons encore la Doctrine d’Adaï, composée à Édesse au iiie siècle, entre Bardesane et saint Éphrem, et qui était comme le code des chrétiens de cette ville. Nous y lisons : « Fuyez le mensonge, l’homicide, le faux témoignage, les incantations, les destins, les horoscopes, les étoiles et les signes du zodiaque[13]. » L’apôtre Adaï voulait par là prémunir les fidèles contre la contagion du culte des astres ; mais ces paroles : fuyez l’homicide, …… les étoiles et les signes du zodiaque, prises à la lettre et même dans leur esprit, étaient la condamnation de Bardesane.

Reprenons maintenant saint Éphrem et rappelons-nous que, de son temps, la doctrine d’Adaï était regardée comme le testament authentique de l’apôtre. Nous y trouvons un certain nombre de textes très clairs, par exemple :


Bardesane ne lisait pas les prophètes, sources de vérité, mais il feuilletait assidûment les livres qui traitaient des signes du zodiaque (II, p. 439, E).

Et ailleurs :


Ils (les Bardesanites) observaient les mouvements des corps (célestes), divisaient le temps, notaient les signes célestes et en déduisaient des significations cachées, comparaient la pleine Lune au signe du zodiaque. En un mot, au lieu d’agir avec l’Église et de méditer avec le fidèle les livres des Saints, ils étudiaient les livres les plus funestes (II, p. 438, F, etc.)[14].

Mais voilà décrite précisément, en termes aussi clairs que possible, l’hérésie de Bardesane : c’est l’astrologie. Et nous pouvons maintenant, dans cet ordre d’idées, expliquer la plupart des textes obscurs, sans recourir à Valentin, ni à Manès. Par exemple, nous nous demandions au commencement quel pouvait être ce livre « execrandæ mystogogiæ. ». Ce devait être un ouvrage dans le genre « des livres les plus funestes », dont il vient d’être question. Or ces livres traitaient des mouvements des corps célestes, de la division du temps, de l’influence de la Lune sur le corps et ses affections suivant le signe du zodiaque dans lequel elle est placée. Ce livre « execrandæ mystogogiæ » pourrait donc être, à la rigueur, le livre Des lois des pays, où il est peu question des Deux Testaments, qui doivent seuls occuper les chrétiens, et beaucoup des signes du zodiaque et de la Lune[15].

Nous voyons donc que saint Éphrem lui-même condamne chez Bardesane l’astrologue et non le gnostique, car il est remarquable que, dans les discours contre les hérésies, saint Éphrem ne dit pas une seule fois que Bardesane appartint à l’école de Valentin.

On n’a pas mis plus tôt en relief, dans ce siècle-ci, ce caractère de Bardesane parce que, d’une part, grâce à saint Éphrem, on le savait hérétique, et, d’autre part, on savait que l’astrologie chez nous n’a jamais constitué une hérésie ; on oubliait qu’elle en constituait une à Édesse, et on négligeait donc les textes clairs, comme insignifiants, pour chercher l’hérésie de Bardesane dans les vers obscurs, car ouvrage de saint Éphrem est écrit en vers, ce qui n’en facilite pas l’intelligence.

Les anciens auteurs syriaques qui connurent toujours saint Éphrem, découvert par nous, pour ainsi dire, au xviiie siècle, tombèrent, dès leur époque, dans la même faute. Ils ne soupçonnèrent pas que l’astrologie pouvait être une hérésie, puisqu’elle conduisait, de leur temps, à la fortune et aux honneurs ; ils attribuèrent donc souvent à Bardesane les erreurs de Manès dont saint Éphrem le rapprochait toujours.

Ajoutons, pour terminer, que l’épithète d’astrologue, que nous donnons à Bardesane, n’est pas pour nous limitative, comme s’il n’avait jamais fait autre chose, mais spécificative, comme nous donnant son caractère propre. — L’astrologie embrassait toute une philosophie naturelle[16] que Bardesane dut apprendre et enseigner avant d’être chrétien, comme il semble nous le dire lui-même[17] ; il devait alors faire dépendre des planètes le monde entier, sa création, sa conservation et la liberté de l’homme. Devenu chrétien, il restreignit leur influence au corps[18]. C’est une erreur, comme l’a déjà vu Eusèbe, mais elle lui est commune avec tant de bons esprits du moyen âge, que l’on serait mal venu de la lui reprocher trop vivement ; et elle aurait vite disparu, si l’on avait donné à l’étude des sciences naturelles l’importance qui lui revient de droit ; la science aurait vite supplanté la fable, et l’on n’aurait pas langui durant tant de siècles dans les vains agencements de mots et les interminables considérations sur l’Écriture, préconisés par saint Éphrem comme la seule occupation intellectuelle que pouvait se permettre un chrétien de son temps[19].

F. Nau.


  1. IV, 9.
  2. C’est l’astronomie et l’astrologie.
  3. Lire Abgar. Sans doute Abgar IX, roi de 179 a 216. Cf. Rubens Duval, Histoire d’Édesse, p. 114.
  4. Le texte d’Épiphane visé ici par Fleury porte seulement : « Apollonius familier d’Antonin ». On ne peut faire que des conjectures sur cet Antonin, car Caracalla et Héliogabale portent aussi ce nom.
  5. Nous ne mentionnons pas ici l’ouvrage de M. Merx, Bardesanes von Edessa, publié à Halle en 1863, parce que, d’après cet ouvrage, Bardesane est toujours enfermé dans la gnose hérétique, mais s’est affranchi des traits caractéristiques de la gnose, le dualisme et la théorie de l’émanation. — Cet ouvrage nous semble donc donner de Bardesane une idée plus exacte qu’on ne l’a fait par ailleurs, et nous ne voulons pas le citer en mauvaise part. — M. Harnack a fait remarquer aussi avec grande raison que Bardesane ne passa pas d’abord pour hérétique (Altchristliche Literatur, I, 184).
  6. So ist und bleibt die Haaptquelle Ephrem (Hilg., p. 29).
  7. Six volumes in-folio. Les textes contre Bardesane sont tirés du tome II, des Discours contre les hérétiques.
  8. Car nos dictionnaires, bien entendu, font aussi de Bardesane un gnostique, y compris le dernier Dictionnaire Larousse qui ignore les quatre ou cinq éditions ou traductions des Lois des pays, et ne connaît que le fragment cité par Eusèbe.
  9. II, p. 438, D. On trouvera ce texte et un certain nombre d’autres dans une Biographie inédite de Bardesane l’astrologue, chez Fontemoing.
  10. II, p. 560, B. On remarquera qu’ici et dans bien d’autres endroits, saint Éphrem veut limiter la science du chrétien aux saints Livres. C’est ce que prônait aussi son contemporain Julien l’Apostat.
  11. Traduit dans notre édition des Lois des pays, p. 58.
  12. Bardesane l’astrologue. Le livre des lois des pays, texte syriaque et traduction française avec une introduction et de nombreuses notes, chez Leroux 1899. On remarquera, en particulier, que l’on a cité une trentaine de textes de Firmicus Maternus (Matheseos), parallèles à autant de textes de Bardesane. Nous expliquons aussi, p. 17-20 et 38, d’après leur contexte, les mots qui semblaient représenter des idées gnostiques : ܐܣܛܘ̈ܟܣܐ ; ܓܕ ; ܐܝܬܝܐ ܫܒܝܥ̈ܝܐ ;ܡܪܕܝܬܐ ;ܫܠ̈ܝܛܢܐ ;ܡܪܒܪ̈ܢܐ ; ܪ̈ܝܫܐ.
  13. Éd. Philips, p. 35.
  14. On trouvera d’autres textes dans une Biographie inédite de Bardesane l’astrologue, p. 7-10, 12-15, 19-20, et dans notre édition du Livre des lois des pays, p. 21-23.
  15. Pour expliquer saint Éphrem, on se rappellera aussi : 1o que son ouvrage est écrit en vers, par suite il ne faut pas y chercher la rigueur que l'on demande à une prose châtiée ; 2o que l’ouvrage de Bardesane, qu’il semble seul avoir en vue (car il ne cite alors que celui-là), est un recueil de cent cinquante hymnes, et est donc aussi écrit en vers. On se demandera donc si une hyperbole de saint Éphrem ne correspond pas déjà précisément à une hyperbole de Bardesane, et il faudra nous garder d’exagérer encore ; 3o que l’éducation et la vie de saint Éphrem furent l’opposé de l’éducation et de la vie de Bardesane, ce qui l’expose à ne pas comprendre son ennemi ; 4o que l’art (?), avec lequel Marcion, Bardesane et Manès (jamais Valentin) sont mélangés dans les Discours contre les hérétiques rend difficile, sinon impossible, de discerner ce qui est propre à chacun lorsqu’ils ne sont pas spécifiés. De là vient, à notre avis, que les auteurs syriaques postérieurs attribuent les mêmes erreurs à Bardesane et à Manès.
  16. Lire, par exemple, le premier livre de Firmicus Maternus. Bardesane, élevé avec le roi Abgar, dut aussi connaître la philosophie grecque. Il semble suivre plutôt Platon qu’Aristote.
  17. Cf. Le livre des lois des pays, p. 37, dernière ligne de la traduction.
  18. On l’accuse d’avoir nié la résurrection des corps. Voir, en particulier, Carmina Nisibena, LI. Il est certain, d’après Le livre des lois des pays, que Bardesane enseignait la résurrection de l’homme et le jugement dernier. Croyait-il que le corps, dépendant des planètes, n’était pas essentiel à l’homme ? Il ne le dit pas clairement, mais c’était alors une théorie philosophique qu’il put peut-être soutenir.
  19. Enfin on remarquera, que dam notre édition, le Dialogue des lois des pays est distingué du célèbre Dialogue sur le destin adressé à Antonin. Car Eusèbe est notre seule source à ce sujet : or il mentionne dans son Histoire ecclésiastique, le célèbre dialogue sur le destin adressé à Antonin et d’autres dialogues… ; et dans la Préparation évangélique, il nous apprend que le fragment des Lois des pays cité par lui est tiré des dialogues de Bardesane avec ses disciples. On a donc eu tort de dire que ce fragment était tiré du célèbre dialogue sur le destin adressé à Antonin, car Eusèbe nous apprend le contraire : c’est l’un des autres dialogues… Du reste, le destin n’occupe que les deux tiers de l’ouvrage. C’est ce qu’a constaté Épiphane quand il a écrit que Bardesane « disputa sur le destin contre Avida ».