Sodome (Argis)/01-02

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Alphonse Piaget (p. 19-48).
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II

L’enfance de Soran ne fut pas heureuse……

Encore étudiant, son père eut pour maîtresse une petite blanchisseuse. Un matin qu’elle lui rapportait son linge, il remarqua plus que jamais une petite figure maligne, un petit nez, des petits yeux, une petite main ; tout cela lui faisait bien envie depuis longtemps. Il ne rencontra pas grande résistance, et, dès lors, chaque vendredi, elle fit chez lui des visites de plus en plus longues. Un jour, elle ne coucha pas chez ses parents, à Plaisance ; le lendemain soir, son père, vieil alcoolique, la rossa ; elle s’enfuit et revint chez son amant qu’elle ne quitta plus. Et qu’eût-il voulu de meilleur ? douce, un peu béate, avec des airs de chienne soumise ; toutes les prévenances du cœur et celles des sens ; parfois, il lui prenait des raidissements, ses yeux perdaient leur centre, ses dents se soudaient, elle gémissait ; une boule lui montait du ventre à la gorge ; oh ! qu’elle savait l’aimer alors, et comme cette intensité de souffrance était chez elle une intensité de jouissance !…

Elle entra dans sa vie. Reçu interne, il n’habita pas à l’hôpital à cause d’elle ; à ce moment ses ressources augmentèrent ; il allait avec son chef chez des clients, aider aux opérations ; il faisait des thèses, des traductions, et alors il vit sa maîtresse élégante ; il s’étonna de la distinction de cette fille de lavoir, il put s’en passer moins que jamais, et, reçu docteur, il l’épousa.

Il s’installa dans une vieille maison, rue du Bac.

Aimé de ses chefs, il eut des clients, et ce fut alors le bonheur parfait ; ne voyant personne, confiné dans son amour, il travailla et devint médecin des hôpitaux : il fut connu et gagna de l’argent.

Dès ce moment il dut recevoir, aller dans le monde, et il s’aperçut qu’il avait épousé une blanchisseuse.

Il ferma sa porte, et depuis ce jour, il fut triste.

Jacques naquit.

En rappelant ses premières sensations, il revoyait une maison morte : son père passant comme une ombre dans l’appartement antique, froid et haut, en laissant suinter sur lui un mou regard gris de tristesse ; dans un fauteuil, sa mère lisant un roman.

Entre ses parents, l’amour avait disparu depuis longtemps ; l’amitié ne l’avait pas remplacé. L’unisson ne pouvait être entre ces deux natures. Son père regardant d’un œil mélancolique un avenir assombri par une imprudente mésalliance, sa mère aux idées inexistantes, jalousant un homme supérieur… Mais entre eux, jamais de querelles ; une chose seulement, plus terrible, le silence. Jacques grandit dans ce silence. L’enfant, ne trouvant pas d’écho à ses effusions, se renferma. Il reçut peu de caresses, il n’essaya plus d’en donner. Il n’eût pas de camarades, cela fait du bruit ; et, pourtant, il y avait, dans ce cœur essorant, des forces d’amour ; du tempérament hystérique de sa mère, il lui venait quelquefois des envies d’embrasser. Il avait besoin de baisers. Mais, dans un mauvais jour, sa mère, devant une expansion, fut brusque et il ne la prit plus dans ses bras ; et, pour son père, le respect avait absorbé l’amour.

L’enfant ne raisonnait pas ces choses.

Il vécut ces dix premières années comme une plante en cave sans chlorophylle, et il sentait autour de lui une odeur de malheur renfermé.

De vagues ressouvenirs devaient le hanter plus tard. Son père si calme avait quelquefois des impatiences pour sa mère comme s’il lui reprochait d’être là, et celle-ci pleurait et se résignait.

Il y eut un jour une scène, une seule, qui laissa dans sa mémoire une impression effrayante. C’était le soir, Jacques s’endormait dans son lit ; il entendit du bruit : il traversa pieds nus la chambre de son père et, comme une ventouse, appliqua son oreille à la porte de la salle à manger. Ah ! ce n’était plus là le silence dédaigneux ou désabusé, c’étaient des sarcasmes sur les lèvres de son père. Il ne comprenait pas tout, mais, grelottant à la porte il sentait que ces choses étaient dures : il eût voulu ne pas entendre, et il ne pouvait s’en aller. Une phrase le frappa comme une massue : « Vous ne savez seulement pas écrire pour commencer l’éducation de votre fils ! » Un gémissement répondit, puis un choc mat, et Jacques entra et couvrit sa mère de baisers : Oh ! maman !……

Elle gisait sur le parquet, les poings fermés, les bras étendus et les jambes raides, crucifiée. Et Jacques eut un regard de reproche pour son père.

 

Jacques avait dix ans. Il ne pleura pas quand on le mit en pension. C’était à une heure de Paris, en pleine campagne, chez les Oratoriens. En quittant le souterrain de la rue du Bac, il arriva avec son père, au mois de septembre, au collège de Juilly. Cette nouvelle existence lui souriait comme un inconnu souhaitable. Il vit d’abord un grand parc ; des allées longues et larges, et, au milieu, un vieux monastère. Sur les arbres, l’automne a mis sa rouille et un grand calme règne là : c’est encore le silence, mais le silence au grand air.

Ils traversèrent tous deux les premiers jardins et entrèrent chez le supérieur. D’abord celui-ci embrassa Jacques et ce baiser semblait lui promettre de bonnes paroles, une bonne amitié ; il le prit par la main, et tous trois ils descendirent dans le parc.

Là, un immense marronnier devant un étang où l’on se promène en barque et l’on se baigne l’été ; plus haut, des pelouses pour les récréations. À côté, toujours au grand air, le manège. « Nous voulons avant tout des enfants heureux, dit le supérieur ; c’est le moyen sûr de les rendre bons ; nous souhaitons qu’ils s’amusent pour qu’ils ne désirent pas des amusements. Nous les amenons à l’amour du bien par les caresses et la persuasion : le but de l’institution est de remplacer la famille. » Le bon prêtre disait ces bonnes choses d’un bon air bon, et Jacques ne pouvait s’empêcher de ne pas regretter le gris de sa vie dans l’appartement antique froid et haut de la rue du Bac.

Il embrassa son père, ayant cependant quelque émotion, et puis il ne pensa plus qu’aux grands arbres, à l’étang, au manège, et au bon air bon du bon supérieur.

Le soir arriva, et, couché, il voulut penser : mais, tout de suite, ses yeux se fermèrent sur cette neuve vision, l’indéfini dortoir avec des rangées de lits blancs, et le clair-obscur de l’unique veilleuse.

Le lendemain commença la vie nouvelle. On lui donna de beaux livres neufs sur lesquels il écrivit son nom et qui furent à lui ; et il eut sa place, son lit, sa case. Il eut des choses et il en fut fier, et sa petite vanité s’éveilla à l’idée d’être possesseur.

Son père l’avait déjà fait un peu travailler ; il commençait à savoir quelque orthographe et il fut dans un assez bon rang. Il ne se fit pas remarquer : il n’était ni bruyant, ni remuant, habitué à être comprimé ; éprouvant déjà beaucoup de jouissances dans la contemplation de tout, car tout lui était nouveau, il était muet et il fut parfait, suivant la discipline.

Ce fut presque un ennui pour lui, lorsque sa mère, le premier jeudi du mois, jour de congé, vint le voir : il ne savait que lui dire, mais le premier moment passé, il l’embrassa beaucoup, car il était privé de caresses depuis un long mois. Il lui promit de bien travailler, d’être sage, comme il l’avait déjà fait en la quittant, la première fois, et il entrevit dans ses recommandations comme une grande mélancolie et une grande tristesse et il se rappela les paroles de son père : il lui parut qu’il devait bien aimer sa mère et il la couvrit d’amoureux baisers : ils pleuraient tous deux lorsqu’ils se quittèrent.

C’était maintenant, surtout, que sa mère commençait à l’aimer, maintenant qu’il était au loin. Quand elle l’avait auprès d’elle, il lui semblait un obstacle entre elle et son mari, une preuve trop frappante pour lui de l’union qu’il regrettait. Et puis elle en était jalouse : ce fils qu’elle avait fait, allait devenir instruit comme son père et elle resterait ignorante et elle en rougissait ; et cela n’allait pas sans un peu d’amertume contre son fils.

Mais quand il ne fut plus là, qu’elle fut seule avec son mari, l’amour maternel se réveilla entier et se fit jour dans ce cœur inculte. Elle alla le voir souvent et une douce intimité s’établit entre ces deux êtres primitifs, si voisins de sentiments, l’enfant commençant à peine à sentir, et la mère restée enfant.

Jacques était vraiment bien heureux à Juilly. Les bons Pères n’étaient ni sévères, ni exigeants, et, avec la tranquillité de sa nature caressante jointe à une certaine réserve acquise, il fut aimé.

L’hiver se passa monotone, avec des récréations dans la neige. Dans le contact des autres, son esprit commençait à se développer et, dès l’abord, cela allait bien avec sa nature peu parlante, il aima à observer les choses.

Les exercices religieux tenaient une grande place dans l’éducation des Pères ; il les pratiqua tout de suite machinalement, n’ayant pas une mère dévote ; puis bientôt son tempérament nerveux y trouva des douceurs indéfinissables, presque sensuelles, et il devint pieux.

Cela commença un soir, à un office de la semaine sainte. Dans la plus vieille chapelle du collège tous les petits étaient réunis et chantaient, en une langue encore incomprise, les lamentations de Jérémie. Il était assis, à sa place, son eucologe à la main, mais l’esprit bien loin, dans des rêves mal débrouillés d’enfant. Une senteur d’encens et de cierges, le parfum des sacristies et du prêtre montaient dans la nef ; le dernier soupir du soleil mourant traversait les antiques verrières peintes longuement par le Temps ; dans le fond, en haut, derrière lui, s’élevaient lentement comme une brume matutinale au sein de ce mystique crépuscule, les lents accords unitonaux des vieux chants grégoriens. Devant, à l’autel, le prêtre donnant le salut, les mains jointes, agenouillé ; et l’enfant n’avait pas de grandes pensées sur les mystères, mais il se baignait dans une atmosphère de voluptueuse dévotion ; et cette religion, aux manifestations si réelles, l’acquérait, en ce moment, par son extérieur.

Jérusalem ! Jérusalem ! Convertere ad Dominum Deum tuum !


chantaient les voix ; et ces longues finales martelées étaient pour lui comme un appel venant de quelque nue inconnue et il s’y laissait aller sans raisonner toute cette mystique séduction.

On s’agenouilla.

Le prêtre, debout, les bras levés, montrait un symbole à l’adoration des fidèles, et sous les notes tintinnabulantes du carillon agité par l’enfant de chœur, tous ces gamins baissaient la tête……

Jacques fut noté pour sa bonne tenue.

Le printemps était arrivé ; le mois de mai aux jeunes ensoleillements avait deux splendeurs à Juilly. Dans le parc, les arbres qui tout l’hiver avaient paru de grands squelettes carbonisés, s’animaient et cette époque était encore pour les Pères une occasion de culte. Les sombres chapelles s’éclairaient de fleurs en l’honneur de la Vierge Marie et Jacques, devenu enfant de chœur, passait ses récréations et quelquefois une partie des études en compagnie d’un jeune prêtre, dans le parc à cueillir des bouquets, et auprès des autels, à préparer des enguirlandements. L’abbé Gratien, chargé des cérémonies, s’était pris d’affection pour Jacques, et ils s’en allaient tous les deux, parmi les arbres, en causant. Il y a ainsi dans les collèges, surtout chez les prêtres, où leurs cœurs se rapprochent, des affinités entre des hommes et des enfants. Cette attraction devait surtout être beaucoup entre cet enfant si débordant de caresses contenues et ce prêtre contenant des affections si débordantes, châtré d’amis et de parents, ne pouvant encore se satisfaire dans le seul amour de Dieu, ayant besoin, purement, ô purement ! de frôler et d’aimer un être réel.

Souvent, pendant ce mois de mai, à la récréation de quatre heures, il venait chercher Jacques. Ils s’éloignaient de la bruyante cour, tous deux seuls, dans des endroits solitaires. Ils coupaient de grandes tiges d’églantiers ou de lilas en projetant des décorations nouvelles. Ils causaient des causeries douces, et quand ils étaient fatigués, ils s’asseyaient. Et, devant ce grand réveil de la nature, au milieu de cette poussée de vie du printemps, le réveil de l’âme se faisait chez Jacques. Il avait pour son ami d’interminables questions et celui-ci y répondait d’une voix douce. Au reste, renfermé pour ses camarades, dont les allures turbulentes l’effarouchaient, il n’avait d’expansion qu’envers son grand aîné.

Le sentiment de l’abbé Gratien fut toute élévation.

Jacques l’avait choisi pour confesseur ; et, quand il venait s’agenouiller devant lui, les samedis soirs, il se sentait plus à l’aise que devant un autre Père. Sa confession était une causerie et ses causeries une confession. L’abbé avait sous les yeux une jeune âme nue et il en suivait avec amour la vive évolution. Un jour vint où cessèrent les aveux banaux d’avoir été distrait aux offices ; Jacques accusa certains troubles vagues de sa conscience et de ses sens ; l’abbé lui demanda des détails ayant peut-être trop de sollicitude, et Jacques se livra entièrement à lui. Il avait surpris dans la sacristie des conversations de grands et des sourires l’avaient étrangement frappé ; son imagination s’était exaltée, et, le soir, sous les draps, il ne s’endormit pas sans rougir. Jacques dit toutes ces choses, mais le mal n’existait pas encore ; l’abbé, par ses questions zélées, fit le reste. Il lui recommanda d’être bien sage et le quitta, comme d’habitude, en l’embrassant.

La première année scolaire se passa ; Jacques eut le prix de catéchisme ; il s’en alla en vacances. Il avait revu souvent, les jours de sortie, l’appartement de la rue du Bac. Il le retrouva sans joie ; mais il n’y resta pas longtemps. Son père avait loué pour l’été une maison au bord de la mer, près de Boulogne ; il quitta pour quelque temps ses nombreux clients et tous trois ils s’en allèrent là-bas. Les vacances furent ce qu’était sa vie autrefois, monotones et tristes. Il eut cependant quelques distractions : les bains et les grandes promenades. Tous les matins, auprès de son père, Jacques travaillait un peu ; mais il était gêné avec lui et n’osait lui faire toutes les questions dont il accablait son ami l’abbé. Avec sa mère, l’intimité avait augmenté et, soit dans le jardin, soit sur la plage, pendant que son père, à la maison, classait des observations de malades, il passait avec elle de longs instants. Il lui racontait sa vie, sa petite vie, chez les Pères. Elle s’étonnait de tout, et, en le voyant si doux, si simple, elle n’avait plus son amertume d’autrefois, elle devenait ambitieuse pour lui. Ce n’était pas Jacques qui rougirait de sa mère ! Il y avait, du reste, chez cette femme, une élévation de sentiments qu’un homme plus ordinaire que son mari eût peut-être mieux comprise. Elle savait parler à son fils, et, dans sa désespérance de tout, elle se cramponnait à cet amour avec rage.

Les vacances s’achevèrent sans incident : on repartit pour Paris et Jacques rentra à Juilly. Il lui semblait venir en vacances. Il revit ses camarades et leurs figures tristes de captifs l’étonnèrent un peu. Il regrettait bien sa mère, mais il allait revoir son ami. Il lui sauta au cou, en effet, le lendemain matin, et l’incolore existence recommença. Ils se retrouvèrent tous deux, au printemps, dans leurs vagabondages à travers le parc. Leurs causeries avaient déjà un tour plus sérieux et ses confessions des péchés plus graves. Il avait souvent réfléchi sur les questions de l’abbé Gratien. Celui-ci, après de vagues interrogatoires, était devenu plus précis, et le chaos naissait dans le cœur de Jacques. Après le circonspect « n’avez-vous jamais de mauvaises pensées ? » dans lequel le confesseur prudent, sans donner d’éveils malsains, espère faire comprendre ce qu’il n’ose demander, l’abbé Gratien désappointé par de sincères négations suggéra à Jacques l’idée d’attouchements inconnus, et, à la confession suivante, Jacques en avoua : c’est ainsi qu’une sublime institution jeta le trouble dans cette conscience naissante. L’abbé Gratien, avec une ingénue perversité, entretint cet état, et sembla vouloir se donner cette tâche de ramener au bien une âme dévoyée par ses soins.

Et, cependant, l’abbé était un bon prêtre ; sans avoir été jeté au séminaire par une inéluctable vocation, il tendait à la piété et devait y arriver : la pureté de sa vie était parfaite, mais, tout jeune, à vingt six ans, il avait des ignorances grandes que ne pouvait détruire l’étude des Diaconales, et des curiosités qu’éteindraient seules, plus tard, la vie et l’expérience.

Dans ce frottement continuel des camarades, Soran perdit bientôt son innocence ; mais un sentiment de propreté, un orgueil haut sauvegardèrent presque sa chasteté ; quelques fautes commises, mais tout de suite avouées, ne furent pas une habitude, l’attristant.

Un soir de ce second printemps qu’il passait à Juilly, vers sept heures, il quitta l’abbé Gratien et sortit de la chapelle du parc assez loin des salles d’étude. Comme il descendait par une petite sente, il rencontra Giraud, le grand qui avait dit devant lui des choses troublantes, dans la sacristie.

Giraud le regarda, sembla hésiter un instant puis se raviser, et lui tendit la main : « Que fais-tu donc ici ? — Je viens de quitter l’abbé Gratien, je cours au réfectoire, je suis en retard. — Attends un peu, tu as le temps. » Et, ce disant, Giraud, long jeune homme efflanqué, à la mine couleur de chlore, au front pustuleux, se rapprochait de lui, et, soudain, il l’embrassa, avec des frôlements des mains. Soran, sans comprendre, repoussa Giraud, d’instinct, et ces caresses le secouèrent. « Passes-tu souvent ici, à cette heure ? fit Giraud — À peu près tous les soirs. — Veux-tu que je vienne quelquefois causer avec toi, en sortant de ma leçon de piano ? Je te raconterai des choses épatantes ; les jours de congé ma mère me laisse sortir seul ; tu verras… Et puis, j’ai été au bordel. » Soran ouvrit de grands yeux en oyant ce vocable sonore, inconnu tout à fait. Il soupçonnait vaguement que Giraud n’eût pas dit ce mot devant un Père. — « Qu’est-ce que c’est que ça, le bordel ? — Reviens ici, demain soir : je te le dirai et nous nous amuserons bien. »

Giraud avait dit toutes ces choses avec l’air jouisseur de dire des saletés à un petit.

Ils s’en allèrent séparément vers le collège.

Le lendemain matin, en descendant à l’étude, Soran prit dans sa case un petit dictionnaire, et, tout de suite, il voulut y chercher bordel : la préface, d’abord, lui donna une vague désillusion ; un grave professeur sans doute, l’auteur de ce livre, savait avec quel soin scrupuleux doit être fait tout livre destiné à la jeunesse « et, dans les pages préliminaires, il semblait candidement prier les lecteurs de bien vouloir chercher les « vilains mots » pour s’assurer qu’on ne les y trouve pas. Soran fit ainsi.

Il passa d’abord par bordée, terme de marine, puis par bordereau ; mais, entre les deux, bordel n’était pas à sa place alphabétique.

Il en conclut que bordel était un vilain mot.

Dans la journée, un camarade, avec un petit air mystérieux, le prit à part, en récréation, et lui tendit quelque chose en le cachant. « Qu’est-ce, dit Soran ? — Un billet ; Giraud me l’a donné pour toi, à l’infirmerie. »

Très malin, ce Giraud : il avait dans son sac une collection de trucs pour se trouver toujours sur le passage des petits : tantôt c’était une leçon de piano ou de gymnastique (il prenait toutes les leçons particulières possibles), qui lui permettait de traverser le parc ou les cours ; les jours de fête, il chantait à l’orgue à côté des soprani ; il était souvent malade, à l’infirmerie, et jamais on ne le trouvait dans sa salle : mais, à seize ans, comme un vieil aberré passionnel, il rôdait, et c’était miracle qu’on ne l’eût pas encore exclu pour immoralité.

Dans ce billet, il donnait rendez-vous à Jacques pour le soir, dans le parc, près de la chapelle, et il terminait en « l’embrassant sur ses beaux yeux bleus ».

Soran fut très troublé. Bien souvent sa mère l’embrassait ainsi ; mais, de la part de Giraud, cela l’étonnait et le faisait rougir.

Il déchira le papier pendant que le jeune entremetteur, gamin à la mine hypocrite, s’en allait, l’air narquois.

Jacques hésita toute la journée : le soir, la curiosité fut plus forte, et, en quittant l’abbé Gratien, il attendit Giraud : en quittant l’abbé Gratien qui, comme il avait accoutumé, l’embrassa lui disant : « Adieu, Jacques, soyez bien sage ! »… Mais aussi, pourquoi le dictionnaire élucubré pour l’usage des enfants l’avait-il averti que la définition du mot bordel serait amusante ?

Giraud la lui donna en effet : et quelle ! des femmes, être non soupçonné encore, étaient dans une salle dorée, avec des glaces : et l’on venait là, et elles vous accueillaient avec des sourires et vous caressaient : des caresses ! et le pauvre petit Soran si déshérité d’amour contemplait ce lieu comme un paradis religieusement admiré, un paradis terrestre, avec l’ignorance du péché…

Le malin Giraud avait manqué son but : Soran voyait des femmes belles comme la sainte Vierge de la chapelle et lorsque le long rhétoricien voulut renouveler les frôlements, à l’air distrait, de la première entrevue, Jacques regarda avec dégoût, après ces belles femmes de tout à l’heure, ce visage couleur de chlore, ce front pustuleux, et il s’enfuit : le mal venait de lui apparaître, laid !

 

À la fin de cette seconde année scolaire, Soran n’eût pas le prix de catéchisme : il obtint seulement un premier accessit de version latine et le premier prix de dessin : depuis peu venait de se révéler chez lui un sentiment encore informe de la forme : souvent, dans ses embellissements de la chapelle avec l’abbé Gratien, il avait composé des décorations bizarres et exquises, et son esprit n’était maintenant plus seul à voir : les réalités frappaient ses yeux et le laid déjà lui faisait mal : un vieux christ gothique, effilé et ténu, l’attirait souvent et il passait de longs moments dans la contemplation de cette chose belle et déjà comprise.

Tantôt, aussi, il montait à l’orgue. Dans leurs incessantes stations à la chapelle, l’abbé Gratien lui avait donné les premiers principes et, vite, avec fièvre, il fit des progrès. Cette si belle musique religieuse qui l’avait fait pieux le captivait maintenant, et, grâce à son protecteur, il passait presque toutes ses récréations dans l’étude des antiphonaires ou dans d’extatiques improvisations.

 

Jacques était depuis trois années à Juilly lorsque son père mourut d’une diphtérie contractée dans son service. Le premier il avait employé le brôme dans le traitement du croup, et « la terrible maladie sembla vouloir se venger sur celui qui allait peut-être la détruire, » dit un de ses confrères sur sa tombe.

Jacques n’eut pas un grand chagrin : les phénomènes extérieurs de ce moment ne lui permirent pas assez de se replier sur lui-même, le distrayant : la nouvelle toilette de sa mère ; le défilé des gens notés indifférents dans son flair d’enfant, venant se condouloir avec elle ; le mouvement de l’enterrement ; « les quelques paroles prononcées sur la tombe ».

Et puis, ce fut le changement de collège : sa mère voulut l’avoir plus près d’elle, à Paris ; et puis, encore, dans son esprit, de vagues désirs d’indépendance avec la disparition du maître.

Et, pourtant, Jacques pleura beaucoup, et, cela, aussi, l’occupa.

Il arriva à la rentrée, au lycée : comme un vieux monastère aussi, celui-là, mais noir avec des airs de Mazas, et pas de parc. À côté, des reconstructions, comme une cravate blanche sur un costume de grand deuil.

Le proviseur ne l’embrassa pas, mais lui dit : « Monsieur, » et la porte de fer se referma.

Là, il s’ennuya, pleinement.

Tout l’ambiant l’écœura : la cour, carrée comme une fosse aux ours, ayant, en façon d’arbres, des pieux ornés de feuilles : tout autour, des murs hauts : plus de ces bonnes parties de barre ou de balle : on ne joue pas, on se promène en causant ; des pions sales, aux mines hâves de bohèmes, ou d’autres élégants comme des garçons de café déjà un peu entrevus ; et puis, non des collégiens, des potaches : Girauds déjà à femmes, avec des tuniques serrées, et des poses : fumant dans les cabinets et lisant des journaux.

Deux années se passèrent, longues. Après le baccalauréat obligatoire, la porte de fer se rouvrit et Jacques eut comme la sensation d’entrer dans la vie : il se redressa fier, étudiant. Sa mère alors l’eut tout entier à elle ; docilement, bien que n’en sentant pas le besoin, il prit des inscriptions à l’École de droit, « pour avoir un titre », sur le conseil de son tuteur, bourgeois plein de bon sens. Il suivit les cours et goûta peu les controverses. Le droit romain avec ses solennités et ses rigueurs logiques de talion l’amusa cependant un peu et il fut assez assidu à l’École.

Là, il fit des connaissances. Des beaux messieurs bien mis venaient avec des serviettes sous le bras : les favoris absents, taillés à l’uniforme, ils semblaient déjà des magistrats et ils faisaient de grands gestes. Ils parlaient beaucoup de l’avenir et « d’arriver » et, dans la rue, discutaient encore des points de droit. Jacques, un jour, donna son avis ; spontané et sincère, il parut bien jeune et la liaison se fit, protectrice ; mais ils furent polis et très gens du monde, étant de l’autre côté de l’eau. Soran les trouva ennuyeux et outrecuidants ; il fut vite fatigué de ces petits ambitieux parlant beaucoup de députation en se gardant de froisser leur faux-col.

Il vit aussi, là de purs étudiants ; leur simplicité apparente le séduisit et il alla avec eux prendre un bock au café. Cela se fit un jeudi soir :

En sortant d’une conférence, vers dix heures, Jacques se laissa entraîner et, pour finir une discussion, on entra dans une brasserie de la rue Soufflot. Bien qu’il y eût encore peu de monde, l’on se dirigea tout de suite dans le fond : au reste, rien d’intéressant : une brasserie comme les autres, lui dit-on, car il n’en connaissait aucune ; seulement, celle-là était amusante parce que, les jours de Bullier, comme aujourd’hui, il y venait des femmes. La discussion qu’on devait finir au café avait cessé presque sur le seuil de l’École ; ce n’étaient plus les orateurs qu’il avait connus d’abord, ceux ci ne posaient pas et ils lui plurent.

Soran, dépaysé, buvait, à petites gorgées, la lourde bière allemande ; les autres, dans leur vanité de collégiens émancipés, empilaient des soucoupes et commençaient à faire du bruit. Les clients, peu à peu, apparaissaient : d’abord, de vieux habitués, venant très bourgeoisement prendre un « demi » après avoir travaillé un peu. Ils entraient lentement, cherchant machinalement leur place habituelle, contrariés s’ils ne la trouvaient pas libre ; ils s’asseyaient, et, déjà, les pipes ennuageaient l’air.

Puis des gens arrivaient de Bullier, le chapeau en arrière, fermant la porte avec bruit, d’aucuns ayant des femmes au bras.

Le tapage alors naissait vraiment.

C’étaient des entre-croisements de bruits de chaises, de : « Garçon, un bock ! » de : « Bonjour, mon chéri, qu’est-ce que tu paies ? » Les nouveaux amis de Soran, ayant retrouvé là beaucoup de connaissances, ne parlant même plus de choses indifférentes, gueulaient à tue-tête des chansons sales. Soran… un peu choqué d’abord, les trouva bons enfants et il ouvrait de grands yeux pour mieux entendre. Un groupe, à côté, des Méridionaux, avec de fortes voix de ténors, se distinguaient surtout. L’un avait entonné la Marseillaise, puis, comme le premier mot du second couplet échappait, on commença un cantique avec un rythme de café-concert. Jacques fut… un peu froissé. Tout de suite après ils chantaient le refrain :

Il faut la voir le long de la rivière,
Tortillant du… (un temps), tortillant du derrière.


brusquement remplacé par un fracas de soucoupes avec un : « Charles, une tournée ! » lancé d’un timbre tonnant. On avait servi un second bock à Jacques et, croyant son amour-propre engagé, il le tétait avec la peur de sembler ridicule. À ce moment, le tumulte était à son comble. La porte venait de s’ouvrir et des hourras, « Bravo Marie ! », « Par ici Cloclo ! », accueillirent l’entrée majestueuse de chapeaux à grandes plumes, de robes indicibles couvrant d’anciennes petites ouvrières endimanchées en filles. L’une, d’abord, « engueula un type », mais elle réussit mal, car l’esprit de corps se montra et les huées des étudiants furent telles, les insultes si ignobles que le patron, peu poliment, la mit à la porte. Les autres s’assirent un peu partout et, probablement, jeûnant depuis la veille, se précipitèrent affamées sur des écrevisses offertes.

Soran était un peu écœuré.

— Ah ! ce vieux Giraud ! un ban pour Giraud ! Jacques leva la tête : un beau jeune homme, très distingué, entrait et serrait des mains ; Jacques le reconnut. Ce n’était plus la mine hâve et boutonneuse du rhétoricien de jadis : l’usage des femmes avait assaini ce visage et une jolie barbe en pointe, une fine moustache, un bon tailleur, faisaient présager des succès ; Giraud, très à l’aise, reconnut Soran ; il le présenta à sa maîtresse : elle fut aimable puisque Jacques était beau et timide. Giraud était très gai, n’ayant plus que sa thèse à finir pour être reçu docteur en médecine, et, tout de suite, il dit à Jacques :

— Qu’est-ce que tu prends ?

— Mais,… rien ; … j’ai déjà bu deux bocks avec peine.

— Allons, voyons… tu ne m’en veux pas, je suppose, des petites histoires d’autrefois ; des bêtises, tout ça ! Quand on est jeune… Allons, prends quelque chose. Garçon ! un bock pour monsieur.

— Non, merci, dit Jacques, pas de bière.

— Ah ! ah ! mon gaillard, fit Giraud, en riant aux éclats, tous mes compliments. Charles, donnez donc un orgeat à monsieur.

Soran s’étonnait que cette consommation fût si comique et il se laissa faire.

— Messieurs, l’on ferme ! dit le patron. Il est deux heures… je vous en prie…

Alors le fracas fut épouvantable. Toute cette jeunesse intelligente dont les pipes et la manille étaient la seule distraction, se décidait difficilement à aller se coucher, et c’était par des hurlements qu’ils accueillaient le malheureux cafetier ahuri. Les uns voulaient finir la partie commencée ; ils auraient tué le garçon plutôt que de se laisser enlever le tapis. D’autres commandaient une choucroute, et ce prétexte à douze sous leur permettait de demeurer quelques minutes encore. Dans un coin, un exotique brun, très élégant, les souliers effilés, le pantalon à pieds d’éléphant, sans un sou dans sa poche, traitait pour la nuit avec une fille. Les amis de Jacques, presque saouls, avaient repris la grande discussion d’économie politique et quand le patron voulait les faire lever, ils se contentaient de sembler ne pas l’entendre. Les Méridionaux, aux fortes voix de ténors, hurlaient le Chant du départ en marquant le temps fort à coups de poing sur les rallonges de zinc. Une femme, en prenant son manteau, renversa une énorme colonne de soucoupes qui roula sur le plancher, et le garçon l’engueula. Cependant quelques consommateurs étaient partis, plus raisonnables, et des éclaircies se faisaient aux tables. Les tapageurs, entendant moins de bruit, se calmaient, et, en un quart d’heure, la salle finit par se vider tout à fait. Jacques prit congé de ses amis qui voulaient encore l’emmener à « la Tartine » et respira enfin à pleins poumons en descendant le boulevard.

Il prit le trottoir de gauche plus calme.

Une froide nuit de décembre ; une petite pluie fine, l’air anodin, tombait très vite, et Soran, le col de son pardessus relevé, se dirigea rapidement vers la rue du Bac. Il passa devant des « Tartines » où il entrevit encore des femmes dévorantes et des étudiants ivres. Sur le pas des portes, des sergents de ville s’abritent, tandis que, sur l’autre trottoir, les pieds dans l’eau, la tête nue, les femmes déambulent, l’air suppliant.

Jacques entrevoyait toutes ces choses à peine. Par quelle association d’idées, après ce spectacle si gai de tout à l’heure, après avoir vu des gens fêtant, des femmes en liesse, était-il étreint d’une affreuse tristesse ? Il pensait maintenant à la mort : à la mort de son père, à la mort de sa mère qu’il pouvait trouver morte en rentrant, à sa mort à lui, Soran, naissant à peine à la vie. Pourquoi, comme une émanation putride, le dégoût montait-il en son âme ? Pourquoi ce soir-là tout ce que sa courte existence avait déjà eu de chagrin se résumait-il en une grande désespérance d’un avenir se promettant heureux ? Lui si doux sentait une haine atroce pour tous ces gens qu’il avait vus ce soir, une haine atroce, et, pourtant, si doux, une grande pitié. Il avait bien arrangé sa vie : il « ferait sa licence en droit » pour sa mère, il ferait sa licence en droit sans enthousiasme, sans beaucoup de peine ; et puis, parallèlement, il vivrait… Il trouverait un ami ; il avait besoin d’un ami ; tous deux, pour eux, ils vivraient dans l’art et dans le beau. Il avait tant de choses à faire, et si belles : la musique d’abord : sa mère, prévenante, riche du reste, lui avait acheté un orgue et un piano ; il se promettait d’étudier la musique religieuse, puis tous les classiques : Bach, dont il jouait maintenant les fugues, Schumann et Beethoven. Il jouerait tout cela, à quatre mains, avec son ami. En même temps, dans un bon cabinet de travail, entouré de bibelots dont son père lui avait laissé le goût, au milieu d’une atmosphère de livres empilés et toujours dérangés, il chercherait ; il chercherait le critérium, le Grand Critérium de croyances jusque-là trop de nerfs ; il épuiserait toutes les œuvres des philosophes vaguement aperçus dans des manuels arides et surtout convenus. Il avait ouvert la Bible : il lui semblait que derrière des symboles étaient célées des révélations. Mais quand la comprendrait-il ? la comprendrait-il jamais ?…

Il chercherait avec son ami dans le cabinet de travail rempli de bibelots et de livres, et pour se reposer il jouerait avec lui tant de belles choses !…

Mais il ne trouverait pas d’amis, puisque, tous les individus qu’il avait rencontrés jusque-là, l’élite pourtant, l’écœuraient. Il n’en trouverait pas parmi les beaux messieurs plus ou moins futurs députés ou magistrats, en ayant déjà toutes les vertus et la barbe ; ignorants de l’art comme d’une Amérique non découverte ou le poisson de la pomme, mais parlant beaucoup ; sans amour du reste, comme sans haine, ou d’une chose ou d’un être ; sans vie, donc, et lui, voulait vivre…

… Ni parmi les autres, les sympathiques, les bons enfants qui disent, beaucoup, des saletés et battent les femmes, vivant avec elles dans une promiscuité de quartier Latin, au mieux de leur bourse, en leur volant des nuits… plus hideux, ceux-là, que les autres ; les autres ayant un but, encore que mesquin, ceux-ci vivant au moment le moment, moments de café et de cartes.

« Ah ! Jacques Soran, combien vous vous préparez un avenir triste, triste, si à vingt ans vous avez déjà de ces haines et si vous êtes revenu de tout sans y être allé ; déjà vous avez senti, avec une expérience future, anticipée, que l’amour seul, mais un certain amour, un amour certain enfin, doit vous rendre heureux, et que ces femmes pour lesquelles vous avez pourtant moins de mépris que pour leurs amants, ne pourraient vous le donner…

« Et cependant que ces haines vous secouent, elles ne sont pas sans douceur ; douceur d’espoir surtout, douceur de l’espoir qu’elles vous feront mieux aimer. »

Une voix très vague lui parlait ainsi, et il se répondait, à cette voix : « Oh ! je hais ; je hais tous ces êtres qui ne sont pas eux, qui sont les autres, qui sont pour le monde et non pour un ; je hais les uniformes et les programmes, mais combien j’aimerais celui, celle, peut-être, que je rêve et que j’appelle… »