Sodome (Argis)/03-09

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Alphonse Piaget (p. 213-221).
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IX

L’on comprendra que la vie de Jacques Soran fut de nouveau bouleversée, mais à jamais cette fois, lorsque, ce jour qu’il était allé au Hammam, il reconnut, dans une ravissante apparition, le portrait d’un être qu’il aimait encore, doit-on dire plus que jamais. C’était le même corps dont il avait senti le contact sur son propre corps, mais d’un sexe défini celui-là, du même sexe que lui, hélas ! et, dans cet instant de lutte surhumaine, il fut vaincu et il voulut ce corps, qui ranimait chez lui des désirs inassouvis. Il le lui fallait maintenant dans une union intime et complète ; la Grande Pédérastie enfin, cet amour absolu d’un enfant, se dressait devant lui, tentatrice inéluctable.

Dans ce Hammam, lieu diabolique où il avait fallu qu’il se montrât nu, comme pour mieux le séduire, Jacques fut sur le point, dans un satyriasis insurmontable, de se jeter sur lui, de lui arracher le voile qui le cachait à demi, et de repaître ses yeux de cette virilité qui l’avait fait fuir autrefois et qu’il aimait maintenant dans l’explosion d’un vice couvant depuis si longtemps.

La corruption, très lentement, avait ravagé son cœur, ayant sournoisement débuté sous les apparences d’une amitié platonique, irréalisable chez un homme aussi ardent. Son mariage, même, loin de le sauver, l’avait perdu plus complètement et l’horreur de la femme qu’il ne s’était pas avouée, la cachant sous le simulacre d’un amour artificiel, était évidente aujourd’hui.

Il revint souvent au Hammam, sans succès. Dès lors, son attitude envers Berthe Gouvaut changea complètement et il ne dissimula plus son indifférence. Il rentrait généralement sombre ; quelquefois, les yeux illuminés d’une joie étrange, lorsqu’il avait quelque espoir de le revoir. On lui avait dit, en effet, aux Bains, que ce jeune homme y venait souvent et que, voyageant sans doute en ce moment, il reprendrait à son retour ses habitudes régulières.

Jacques, un jour, se promenait au Louvre, songeant devant les toiles sans les voir, lorsqu’il l’aperçut rêveur lui aussi, pensant peut-être à quelque amour de jeune homme. À cette idée, son cœur se serra, et Jacques, si timide autrefois, s’approcha résolu.

Quelques paroles vulgaires, comme en pareille circonstance, furent naturelles à deux artistes se rencontrant devant une belle œuvre, et, dans cette salle des Primitifs, ils causèrent longuement. Soran, par des questions et des objections, se plaisait à le faire parler, et il jouissait de cette voix mal assurée d’enfant, et de ce regard qu’il osait à peine regarder, dans la crainte de se trahir.

… Il s’appelait Henri Laus : il avait dix-sept ans, et il était orphelin. Avec la confiance d’un enfant et l’admiration qui s’impose à cet âge pour un homme de trente ans, beau et séduisant, il se livra tout de suite entièrement. Ils sortirent ensemble et Jacques le quitta avec la promesse de le revoir souvent.

Il rentra joyeux.

Il faut maintenant que Berthe Gouvaut disparaisse comme elle disparut de son cœur et de son esprit. Il s’occupa peu d’elle, ne trouvant à son égard que des paroles indifférentes et quelconques. Dès le lendemain, il sortit souvent, restant longtemps hors de chez lui. Il courait jusque chez Henri, et il entreprit avec amour de le conquérir. Un jour il annonça à sa femme qu’il ne dînerait pas chez lui et rentrerait tard. Elle entendit, résignée. Il passa la soirée avec Laus et l’on devine son ravissement quand il retrouva chez celui-ci joint à ce corps merveilleux un esprit sublime qui acheva de l’éprendre entièrement. C’était la même simplicité et le même abandon ; c’était la même grâce et la même beauté qui lui étaient apparues à Noirchain chez cet Être insaisissable… Avec un subterfuge, moyen rapide de prendre quelques privautés à l’allure très pure, il raconta à Henri qu’il était le portrait vivant d’un jeune frère qu’il avait chéri et qu’il avait perdu. Depuis, chaque fois qu’il le revoyait, il le baisait au front. Henri Laus, ayant, comme Soran autrefois, besoin d’affection et d’amitié, sans famille, trouvait ces épanchements très doux. Ils passaient ensemble de longs moments et bientôt Jacques devint furieusement épris…

Un matin, il amena chez lui Henri Laus et le présenta à sa femme. En voyant ce jeune homme plus beau qu’elle, s’appuyant familialement au bras de Soran, elle fut polie, mais éprouva pour lui une invincible répulsion : bien loin de soupçonner cependant la vérité, elle ne put analyser son impression, et même elle la chassa bien vite devant la grâce respectueuse de Henri Laus. L’on déjeuna, Soran très gai, sa femme contrainte, Henri heureux de la gaîté de son ami. En se levant de table, Jacques inventa une visite et ils sortirent tous deux. Sans avoir prévenu, il ne dîna pas avec sa femme et rentra après minuit.

C’est vers ce moment que, l’aberration de Jacques ayant presque atteint son apogée, il commença à trouver désagréable le contact du corps de Berthe Gouvaut dans le lit commun. Les plus petits détails, si exquis, de ce commerce intime avec la femme, lui devinrent à charge. Tantôt c’étaient ses cheveux, ses beaux cheveux noirs, qu’il avait toujours voulu voir épars, dans le lit, qui lui agaçaient désagréablement le visage. C’étaient encore ces inconvénients qui font la femme régulièrement malade, et veulent des précautions d’une vulgarité charmante : tout cela lui devint bientôt insupportable, et, sous le prétexte que, travaillant très tard dans la nuit, il la dérangeait en venant se coucher auprès d’elle, il sépara leur lit.

Berthe Gouvaut comprit qu’elle n’était plus aimée.

Henri Laus était très bon musicien, et il fut vraisemblable que, pour cette raison, il vînt tous les soirs chez Jacques. Et elle dut endurer ce supplice de s’asseoir souvent au piano à côté de celui qui lui ravissait son mari.

Ils s’en étaient allés à jamais les jours de calme, et Jacques maintenant vivait dans une lutte continuelle, dans des heurts de crainte et d’espérance. Les remords, quelquefois, parlaient très haut en lui, mais peu à peu il les domina, et il s’avoua brutalement ses désirs. Il n’aimait pas sa femme, il ne l’avait jamais aimée. Il aimait Henri Laus, et il ne pouvait lui avouer cet amour. Dès lors, il évita l’abbé Gratien et celui-ci, ne pouvant plus s’introduire dans une conscience dont il avait retardé l’abaissement, se tint à l’écart. Par une compensation nécessaire sans doute à l’équilibre universel, la piété de Berthe Gouvaut s’affina et devint plus intense ; elle fréquenta souvent avec le prêtre. Déprimée jusqu’à en mourir, elle trouva dans la religion le seul secours qu’elle pût espérer. L’abbé Gratien reporta sur cette malheureuse femme un peu de la pure affection qu’il avait pour Jacques, et il la soutint dans cette crise douloureuse.

Henri Laus habitait, sur le quai Voltaire, un petit appartement où Soran venait souvent. Un jour, Jacques sonna : il entendit un bruit de voix, mais la porte resta fermée. Il ne se nomma pas, et il s’en alla désespéré. Quand il y retourna, il ne fit pas allusion à sa dernière visite, et il remarqua avec tristesse un colifichet féminin oublié sur un fauteuil. La jalousie cuisante entra dans son cœur. Maintenant il quittait à peine Laus qu’il revenait aussitôt auprès de lui, trouvant chaque fois des prétextes pour ne pas le laisser seul. Il eut l’idée de l’associer à ses grands travaux dans une collaboration de tous les instants, et il vit avec bonheur que Henri, déjà initié par la disposition mystique de son esprit, prenait goût à ces études, et paraissait fier de cette coopération.

Un matin, Laus ne vint pas au rendez-vous qu’il avait donné à Jacques. Avec un sinistre pressentiment, Soran s’alla cacher sous une porte et, comme il eut fait une maîtresse, il épia patiemment son ami…

Bientôt, il le vit sortir, ayant à son bras une femme ; ainsi qu’un pauvre amant trompé, il pensa fondre en larmes, lui, l’homme fort d’autrefois, et il les suivit. Henri Laus entra dans un bureau de poste, et elle l’attendit. Rapidement Jacques passa auprès d’elle, la vit hélas !

très belle, et leurs regards se rencontrèrent… Dans ce choc, elle baissa les yeux, comme dominée par cet inconnu.

Quand Laus sortit, Jacques était à sa place d’espion, derrière eux, assez loin.

Ils marchaient lentement, et ils entrèrent tous deux dans une maison de la rue de Seine, demeure probable de la femme.

Très aisément Jacques apprit du concierge les détails de cette liaison : elle était toute récente et Laus, actuellement le seul amant de cette femme, autant qu’il était permis de le croire, en paraissait très épris. Jacques dut passer, lui aussi, pour un amoureux auprès du portier et il se ménagea ses bonnes grâces par sa générosité.

En arrivant chez lui, il trouva une dépêche d’Henri. Celui-ci excusait son inexactitude par un mensonge bien innocent, comme on cache une fredaine à un frère aîné.

M. Laus n’est donc pas venu ce matin, dit Berthe : serait-il malade ?

— Précisément, répondit brusquement Jacques. Je crains que ce ne soit grave, dit-il, imaginant ce motif pour ressortir encore.

Berthe alors sanglota et se jeta à son cou. Elle le supplia de rester un peu auprès d’elle et, avec des accents déchirants, elle lui montra son cœur meurtri et sa vie brisée au moment où le bonheur aurait dû commencer pour elle. Le désespoir qu’elle avait courageusement contenu jusqu’ici éclata enfin et elle se roula à ses pieds. Jacques fut cruel et mérita en ce moment le malheur qui devait l’accabler plus tard. Il trouva quelques mots à peine pour cette innocente et il sortit. Il alla chez Laus, dissimula ses émotions, le gourmanda doucement et l’envoya à la Bibliothèque nationale chercher des renseignements très longs à recueillir.

Il l’accompagna jusqu’à la porte, s’assura qu’il entrait, et s’en fut rue de Seine, mûrissant d’odieux projets.