Sodome (Argis)/04-02

La bibliothèque libre.
Alphonse Piaget (p. 243-251).
◄  I.
III.  ►

II

Lors de son départ pour Paris, deux années auparavant, quand Jacques quitta un pays devenu désormais insupportable, il s’enfuit comme Loth sans regarder derrière lui. Il avait laissé Noirchain sous la garde du vieux Borain, et il s’en alla avec une malle simplement sans emporter aucun livre ni aucun objet. Il retrouvait les aîtres immobiles et mornes depuis longtemps et il lui semblait découvrir quelque antique demeure couverte de poussière et d’oubli.

Jacques dormit mal cette première nuit. Il se réveilla de bonne heure et, tout de suite, il eut une pensée étrange pour le lui-même d’aujourd’hui. Il descendit dans la froide chapelle. Il s’agenouilla sur la dalle et, très fervemment, il pria. Il entra dans son âme, ce qu’il avait bien désappris de faire depuis quelque temps, et il la regarda… Il eut en ce moment une grande contrition, et Dieu, qui ne l’avait donc pas abandonné, lui envoya une vision consolante :

sur un sol de terre noire et boueuse, un être informe se tordait dans des convulsions et se raidissait dans des spasmes ;

là-haut, tout là-haut, le ciel étincelait sans lui envoyer de lumière ;

l’homme poussait des cris déchirants qui n’étaient pas entendus dans ce firmament désert et lointain ;

des rudes mains l’empoignaient et l’attiraient dans des gouffres sombres. Mais, peu à peu, sous les supplications et les prières du damné, l’étincellement du ciel devint plus calme et sa lumière moins vive arriva jusqu’à lui ;

ses tortures s’adoucirent et, déjà, bien que souffrant encore terriblement, l’homme eut une action de grâces. Sa voix fut entendue, car maintenant le ciel n’était plus désert ni lointain : il était dans le ciel, le pécheur repentant et exaucé…

Jacques pensa à Laus, et à ces tentations de la chair qui l’avaient harcelé.

Il remercia Dieu de ne pas y avoir succombé, et il les détesta, ne concevant même plus maintenant qu’elles pussent encore surgir devant lui.

Très joyeux, il monta chez Laus et le vit dormant. Il s’assit à son chevet et le contempla longuement : un amour paternel envahit son cœur ; certes, en cet instant, il recouvra sa sérénité d’autrefois ; il ne vit plus en Laus que cette âme, cet ange blanc qu’il lui était permis d’aimer et de trouver beau, au-dessus de la nature. Il pensa que Dieu l’avait faite plus belle, cette âme dans un corps plus beau, et, se penchant sur le lit, ce fut l’âme d’Henri Laus qu’il embrassa en le baisant au front. Henri s’éveilla à demi et, prenant la tête de Jacques dans ses bras, sous le frôlement de ses doux cheveux, il appuya, non sur son front, mais sur sa bouche un long et humide baiser. Longtemps ses mains caressèrent les épaules de Jacques, cependant que celui-ci, troublé dans son corps, n’osait se dégager de cette étreinte. Enfin, les bras de Laus retombèrent inertes. Il dormit encore quelques instants, puis se réveilla triste, comme sortant d’un rêve délicieux pour rentrer dans la sombre réalité… Il regarda Soran avec des yeux étonnés et, vaguement, il sembla soupçonner sa méprise. Jacques, l’attendant, alla dans le salon voisin et il s’assit à l’orgue. Quelques instants après Henri venait le rejoindre. Il eut une idée amusante : il s’assit à côté de Jacques, et, tous deux, à quatre mains ils improvisèrent :

Cet exercice est peut-être celui qui demande la plus complète ressemblance entre deux tempéraments. Outre la science que tous deux possédaient, il nécessite une fusion des idées, une pénétration parfaite et instantanée entre les deux esprits.

Jacques se mit aux dessus et prit la direction.

Il commença un prélude très simple, où Laus, avec discrétion, s’effaça pour le laisser parler seul. Peu à peu les basses firent entendre leurs notes graves dans des réponses en imitations, et ce fut un dialogue où les deux individualités se fondirent bientôt pour en faire l’élévation d’un cœur unique. Subitement, par ce caprice que Jacques avait connu déjà à Noirchain, Laus changea le rythme et la tonalité, et, Soran le précédant dans sa course folle, un scherzo fantastique succéda à la douloureuse introduction. Parfois, sur le pédalier, leurs jambes se rencontraient et Jacques tressaillait. Parfois encore, allongeant le bras vers un registre, Soran, involontairement, mais non inconsciemment, pressait la main de Laus qui s’y trouvait au même moment, par une communion entière des inspirations ; mais déjà quelques notes mélancoliques du début revenaient sous les doigts de Laus et celui-ci redisait le thème exprimé par Jacques : dans les phrases finales, alors le même motif, simplement accompagné en octaves par Henri, acheva comme une conclusion et un symbole cette rêverie qui fut pour tous deux la révélation et la preuve d’un amour surhumain.

Laus ensuite voulut examiner la bibliothèque. Dans une pièce voisine, meublée d’une unique table très grande et de deux sièges, des rayons cachaient entièrement les murs chargés de volumes à la reliure simple et terne. Laus s’amusa à nommer quelques titres qu’il s’émerveillait de voir là, ces ouvrages étant presque introuvables : c’étaient les Conclusiones cabalisticæ de Pic de la Mirandole, les Œuvres de Jean Belot ; les Traités de Julius Firmicus Maternus, de Postel, les Visions sublimes de Swedenborg, et tant d’autres.

Laus nota l’absence des livres de pure littérature ; il ne s’en étonna pas.

— Ne nous remettrons-nous pas au travail ? demanda Soran.

— Volontiers, dit Laus, mais d’abord je voudrais vivre un peu.

Jacques pensa que le cœur était toujours malade, et qu’il ne pourrait espérer de guérison que dans le temps.

La porte s’ouvrit et, avec sa façon inculte, la fille du vieux domestique :

— Si vous voulez venir dîner…

Ils descendirent.

Très enfant toujours, Laus se récriait sur cette cuisine simple, si précieuse auprès de celle de Paris. La nostalgie du cœur lui fit dire, déjà le second jour de son absence, qu’il lui fallait bientôt y retourner. Jacques eut un regard de reproche, et Laus donna quelque prétexte banal, comme la crainte d’être indiscret.

— En sommes-nous là, mon cher Henri, et ne m’es-tu pas indispensable, puisque vous êtes mon secrétaire ? dit Jacques en souriant.

Ils sortirent pour voir le pays. Jacques, à dessein, passa par ce petit champ qu’il retrouva couvert de neige, et où Elle lui était apparue pour la première fois. Il voulait ainsi revivre avec Laus ces jours heureux qu’il espérait durables maintenant. Ils allèrent par les chemins très mauvais, et arrivèrent à Frameries. En voyant un charbonnage, Henri eut d’interminables questions, auxquelles Soran ne put répondre toujours, et enfin il souhaita de descendre avec lui dans la mine.

— Notre vieux Borain, dit Soran, doit connaître quelque porion qui pourra nous procurer ce plaisir.

Ils revinrent en passant derrière le parc. Jacques revit le banc de pierre où il s’était assis avec Elle, et l’endroit où, dans ce moment de folie furieuse, il s’était précipité sur Elle pour une fin fatalement nécessaire à un amour qui se promettait si pur… Ils s’assirent tous deux, et Jacques, se serrant contre Laus, revécut en le regardant cette scène qu’il eut presque le désir de renouveler. Mais c’était briser encore une fois son bonheur, ou risquer tout au moins de s’attirer, s’il était repoussé, le mépris de celui qu’il aimait.

Que devinrent en ce moment ses sentiments du matin, ses remords et sa contrition ?… On l’a dit, le sens moral était perverti chez lui, et il ne fut retenu, dans cet instant, que par des réflexions bien étrangères à l’amour du bien et de la vertu.

Quelques jours se passèrent… Une autre fois, Jacques eut la curiosité de revoir la maison où elle avait habité. Elle était vide aujourd’hui et, au grand étonnement de Laus, ils la visitèrent. Très petite, au milieu d’un jardin mal entretenu, elle parla encore pour lui un langage triste, qu’il écouta avec bonheur. Il ne voulut pas que cette demeure, où le seul être qu’il eût aimé, car c’était lui qu’il aimait en Laus, avait vécu, pût risquer de disparaître, emportant ainsi des souvenirs chers. La maison était à vendre, il l’acheta ; et comme Henri s’étonnait encore, ne pouvant s’expliquer cette fantaisie, il trancha du spéculateur, et fit à Laus toute une théorie sur le placement des fonds en maisons et en terres dans ce pays.

Il y avait un mois qu’ils étaient à Noirchain et rien encore, dans l’attitude de Soran, ne pouvait faire soupçonner à Laus l’exagération de son affection. Un jour, ils se trouvaient dans le petit kiosque, causant de mille vieilles choses toujours nouvelles, et Henri semblait moins triste : Jacques pouvait croire que la guérison approchait et que son ami commençait à oublier. Ils s’étaient assis sur le divan : la conversation tomba sur la femme par les soins de Laus, certainement, car Jacques était trop habile pour raviver une blessure presque fermée. Laus ne se répandait pas en lieux communs sur son inconstance, mais ses paroles trahissaient une amertume que Soran ne chercha pas à adoucir : bien plus, il lui suggéra que l’amitié seule pouvait être sûre et que c’était folie de chercher une autre affection ; et, en disant cela, il s’était rapproché de Laus, amoureux plus que jamais, sur ce divan où il s’était assis à côté d’Elle.

Pour la première fois, Henri baissa les yeux sous le regard de Jacques : une illumination soudaine s’était faite dans son esprit et il comprit qu’il était aimé d’amour. Il ne le comprit qu’aujourd’hui : comme les génies, dont l’esprit est démesurément développé sous certains côtés tandis qu’ils manquent complètement de pénétration pour les choses les plus simples, cet enfant, qui parfois s’était élevé jusqu’à la divination, voyait seulement maintenant, dans les yeux de Jacques, une ardeur luxurieuse qui l’effraya, et il se recula un peu.