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Sodome et Gomorrhe/Partie 2 - chapitre 4

La bibliothèque libre.
Gallimard (tome 10p. 315-338).


CHAPITRE QUATRIÈME


Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever du soleil. Je pars immédiatement avec Albertine pour Paris.


Je n’attendais qu’une occasion pour la rupture définitive. Et, un soir, comme maman partait le lendemain pour Combray, où elle allait assister dans sa dernière maladie une sœur de sa mère, me laissant pour que je profitasse, comme grand’mère aurait voulu, de l’air de la mer, je lui avais annoncé qu’irrévocablement j’étais décidé à ne pas épouser Albertine et allais cesser prochainement de la voir. J’étais content d’avoir pu, par ces mots, donner satisfaction à ma mère la veille de son départ. Elle ne m’avait pas caché que c’en avait été en effet une très vive pour elle. Il fallait aussi m’en expliquer avec Albertine. Comme je revenais avec elle de la Raspelière, les fidèles étant descendus, tels à Saint-Mars-le-Vêtu, tels à Saint-Pierre-des-Ifs, d’autres à Doncières, me sentant particulièrement heureux et détaché d’elle, je m’étais décidé, maintenant qu’il n’y avait plus que nous deux dans le wagon, à aborder enfin cet entretien. La vérité, d’ailleurs, est que celle des jeunes filles de Balbec que j’aimais, bien qu’absente en ce moment ainsi que ses amies, mais qui allait revenir (je me plaisais avec toutes, parce que chacune avait pour moi, comme le premier jour, quelque chose de l’essence des autres, était comme d’une race à part), c’était Andrée. Puisqu’elle allait arriver de nouveau, dans quelques jours, à Balbec, certes aussitôt elle viendrait me voir, et alors, pour rester libre, ne pas l’épouser si je ne voulais pas, pour pouvoir aller à Venise, mais pourtant l’avoir d’ici là toute à moi, le moyen que je prendrais ce serait de ne pas trop avoir l’air de venir à elle, et dès son arrivée, quand nous causerions ensemble, je lui dirais : « Quel dommage que je ne vous aie pas vue quelques semaines plus tôt ! Je vous aurais aimée ; maintenant mon cœur est pris. Mais cela ne fait rien, nous nous verrons souvent, car je suis triste de mon autre amour et vous m’aiderez à me consoler. » Je souriais intérieurement en pensant à cette conversation, car de cette façon je donnerais à Andrée l’illusion que je ne l’aimais pas vraiment ; ainsi elle ne serait pas fatiguée de moi et je profiterais joyeusement et doucement de sa tendresse. Mais tout cela ne faisait que rendre plus nécessaire de parler enfin sérieusement à Albertine afin de ne pas agir indélicatement, et puisque j’étais décidé à me consacrer à son amie, il fallait qu’elle sût bien, elle, Albertine, que je ne l’aimais pas. Il fallait le lui dire tout de suite, Andrée pouvant venir d’un jour à l’autre. Mais comme nous approchions de Parville, je sentis que nous n’aurions pas le temps ce soir-là et qu’il valait mieux remettre au lendemain ce qui maintenant était irrévocablement résolu. Je me contentai donc de parler avec elle du dîner que nous avions fait chez les Verdurin. Au moment où elle remettait son manteau, le train venant de quitter Incarville, dernière station avant Parville, elle me dit : « Alors demain, re-Verdurin, vous n’oubliez pas que c’est vous qui venez me prendre. » Je ne pus m’empêcher de répondre assez sèchement : « Oui, à moins que je ne « lâche », car je commence à trouver cette vie vraiment stupide. En tout cas, si nous y allons, pour que mon temps à la Raspelière ne soit pas du temps absolument perdu, il faudra que je pense à demander à Mme Verdurin quelque chose qui pourra m’intéresser beaucoup, être un objet d’études, et me donner du plaisir, car j’en ai vraiment bien peu cette année à Balbec. — Ce n’est pas aimable pour moi, mais je ne vous en veux pas, parce que je sens que vous êtes nerveux. Quel est ce plaisir ? — Que Mme Verdurin me fasse jouer des choses d’un musicien dont elle connaît très bien les œuvres. Moi aussi j’en connais une, mais il paraît qu’il y en a d’autres et j’aurais besoin de savoir si c’est édité, si cela diffère des premières. — Quel musicien ? — Ma petite chérie, quand je t’aurai dit qu’il s’appelle Vinteuil, en seras-tu beaucoup plus avancée ? » Nous pouvons avoir roulé toutes les idées possibles, la vérité n’y est jamais entrée, et c’est du dehors, quand on s’y attend le moins, qu’elle nous fait son affreuse piqûre et nous blesse pour toujours. « Vous ne savez pas comme vous m’amusez, me répondit Albertine en se levant, car le train allait s’arrêter. Non seulement cela me dit beaucoup plus que vous ne croyez, mais, même sans Mme Verdurin, je pourrai vous avoir tous les renseignements que vous voudrez. Vous vous rappelez que je vous ai parlé d’une amie plus âgée que moi, qui m’a servi de mère, de sœur, avec qui j’ai passé à Trieste mes meilleures années et que, d’ailleurs, je dois dans quelques semaines retrouver à Cherbourg, d’où nous voyagerons ensemble (c’est un peu baroque, mais vous savez comme j’aime la mer), hé, bien ! cette amie (oh ! pas du tout le genre de femmes que vous pourriez croire !), regardez comme c’est extraordinaire, est justement la meilleure amie de la fille de ce Vinteuil, et je connais presque autant la fille de Vinteuil. Je ne les appelle jamais que mes deux grandes sœurs. Je ne suis pas fâchée de vous montrer que votre petite Albertine pourra vous être utile pour ces choses de musique, où vous dites, du reste avec raison, que je n’entends rien. » À ces mots prononcés comme nous entrions en gare de Parville, si loin de Combray et de Montjouvain, si longtemps après la mort de Vinteuil, une image s’agitait dans mon cœur, une image tenue en réserve pendant tant d’années que, même si j’avais pu deviner, en l’emmagasinant jadis, qu’elle avait un pouvoir nocif, j’eusse cru qu’à la longue elle l’avait entièrement perdu ; conservée vivante au fond de moi — comme Oreste dont les Dieux avaient empêché la mort pour qu’au jour désigné il revînt dans son pays punir le meurtre d’Agamemnon — pour mon supplice, pour mon châtiment, qui sait ? d’avoir laissé mourir ma grand’mère, peut-être ; surgissant tout à coup du fond de la nuit où elle semblait à jamais ensevelie et frappant comme un Vengeur, afin d’inaugurer pour moi une vie terrible, méritée et nouvelle, peut-être aussi pour faire éclater à mes yeux les funestes conséquences que les actes mauvais engendrent indéfiniment, non pas seulement pour ceux qui les ont commis, mais pour ceux qui n’ont fait, qui n’ont cru, que contempler un spectacle curieux et divertissant, comme moi, hélas ! en cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson où (comme quand j’avais complaisamment écouté le récit des amours de Swann) j’avais dangereusement laissé s’élargir en moi la voie funeste et destinée à être douloureuse du Savoir. Et dans ce même temps, de ma plus grande douleur j’eus un sentiment presque orgueilleux, presque joyeux, d’un homme à qui le choc qu’il aurait reçu fait faire un bond tel qu’il serait parvenu à un point où nul effort n’aurait pu le hisser. Albertine amie de Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du Sapphisme, c’était, auprès de ce que j’avais imaginé dans les plus grands doutes, ce qu’est au petit acoustique de l’Exposition de 1889, dont on espérait à peine qu’il pourrait aller du bout d’une maison à une autre, les téléphones planant sur les rues, les villes, les champs, les mers, reliant les pays. C’était une « terra incognita » terrible où je venais d’atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s’ouvrait. Et pourtant ce déluge de la réalité qui nous submerge, s’il est énorme auprès de nos timides et infimes suppositions, il était pressenti par elles. C’est sans doute quelque chose comme ce que je venais d’apprendre, c’était quelque chose comme l’amitié d’Albertine et Mlle Vinteuil, quelque chose que mon esprit n’aurait su inventer, mais que j’appréhendais obscurément quand je m’inquiétais tout en voyant Albertine auprès d’Andrée. C’est souvent seulement par manque d’esprit créateur qu’on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la réalité la plus terrible donne, en même temps que la souffrance, la joie d’une belle découverte, parce qu’elle ne fait que donner une forme neuve et claire à ce que nous remâchions depuis longtemps sans nous en douter. Le train s’était arrêté à Parville, et comme nous étions les seuls voyageurs qu’il y eût dedans, c’était d’une voix amollie par le sentiment de l’inutilité de la tâche, par la même habitude qui la lui faisait pourtant remplir et lui inspirait à la fois l’exactitude et l’indolence, et plus encore par l’envie de dormir que l’employé cria : « Parville ! » Albertine, placée en face de moi et voyant qu’elle était arrivée à destination, fit quelques pas du fond du wagon où nous étions et ouvrit la portière. Mais ce mouvement qu’elle accomplissait ainsi pour descendre me déchirait intolérablement le cœur comme si, contrairement à la position indépendante de mon corps que, à deux pas de lui, semblait occuper celui d’Albertine, cette séparation spatiale, qu’un dessinateur véridique eût été obligé de figurer entre nous, n’était qu’une apparence et comme si, pour qui eût voulu, selon la réalité véritable, redessiner les choses, il eût fallu placer maintenant Albertine, non pas à quelque distance de moi, mais en moi. Elle me faisait si mal en s’éloignant que, la rattrapant, je la tirai désespérément par le bras. « Est-ce qu’il serait matériellement impossible, lui demandai-je, que vous veniez coucher ce soir à Balbec ? — Matériellement, non. Mais je tombe de sommeil. — Vous me rendriez un service immense… — Alors soit, quoique je ne comprenne pas ; pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? Enfin je reste. » Ma mère dormait quand, après avoir fait donner à Albertine une chambre située à un autre étage, je rentrai dans la mienne. Je m’assis près de la fenêtre, réprimant mes sanglots pour que ma mère, qui n’était séparée de moi que par une mince cloison, ne m’entendît pas. Je n’avais même pas pensé à fermer les volets, car à un moment, levant les yeux, je vis, en face de moi, dans le ciel, cette même petite lueur d’un rouge éteint qu’on voyait au restaurant de Rivebelle dans une étude qu’Elstir avait faite d’un soleil couché. Je me rappelai l’exaltation que m’avait donnée, quand je l’avais aperçue du chemin de fer, le premier jour de mon arrivée à Balbec, cette même image d’un soir qui ne précédait pas la nuit, mais une nouvelle journée. Mais nulle journée maintenant ne serait plus pour moi nouvelle, n’éveillerait plus en moi le désir d’un bonheur inconnu, et prolongerait seulement mes souffrances, jusqu’à ce que je n’eusse plus la force de les supporter. La vérité de ce que Cottard m’avait dit au casino de Parville ne faisait plus doute pour moi. Ce que j’avais redouté, vaguement soupçonné depuis longtemps d’Albertine, ce que mon instinct dégageait de tout son être, et ce que mes raisonnements dirigés par mon désir m’avaient peu à peu fait nier, c’était vrai ! Derrière Albertine je ne voyais plus les montagnes bleues de la mer, mais la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance. Car, jolie comme était Albertine, comment Mlle Vinteuil, avec les goûts qu’elle avait, ne lui eût-elle pas demandé de les satisfaire ? Et la preuve qu’Albertine n’en avait pas été choquée et avait consenti, c’est qu’elles ne s’étaient pas brouillées, mais que leur intimité n’avait pas cessé de grandir. Et ce mouvement gracieux d’Albertine posant son menton sur l’épaule de Rosemonde, la regardant en souriant et lui posant un baiser dans le cou, ce mouvement qui m’avait rappelé Mlle Vinteuil et pour l’interprétation duquel j’avais hésité pourtant à admettre qu’une même ligne tracée par un geste résultât forcément d’un même penchant, qui sait si Albertine ne l’avait pas tout simplement appris de Mlle Vinteuil ? Peu à peu le ciel éteint s’allumait. Moi qui ne m’étais jusqu’ici jamais éveillé sans sourire aux choses les plus humbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerre du vent, je sentis que le jour qui allait se lever dans un instant, et tous les jours qui viendraient ensuite ne m’apporteraient plus jamais l’espérance d’un bonheur inconnu, mais le prolongement de mon martyre. Je tenais encore à la vie ; je savais que je n’avais plus rien que de cruel à en attendre. Je courus à l’ascenseur, malgré l’heure indue, sonner le lift qui faisait fonction de veilleur de nuit, et je lui demandai d’aller à la chambre d’Albertine, lui dire que j’avais quelque chose d’important à lui communiquer, si elle pourrait me recevoir. « Mademoiselle aime mieux que ce soit elle qui vienne, vint-il me répondre. Elle sera ici dans un instant. » Et bientôt, en effet, Albertine entra en robe de chambre, « Albertine, lui dis-je très bas et en lui recommandant de ne pas élever la voix pour ne pas éveiller ma mère, de qui nous n’étions séparés que par cette cloison — dont la minceur, aujourd’hui importune et qui forçait à chuchoter, ressemblait jadis, quand s’y peignirent si bien les intentions de ma grand’mère, à une sorte de diaphanéité musicale — je suis honteux de vous déranger. Voici. Pour que vous compreniez, il faut que je vous dise une chose que vous ne savez pas. Quand je suis venu ici, j’ai quitté une femme que j’ai dû épouser, qui était prête à tout abandonner pour moi. Elle devait partir en voyage ce matin, et depuis une semaine, tous les jours je me demandais si j’aurais le courage de ne pas lui télégraphier que je revenais. J’ai eu ce courage, mais j’étais si malheureux que j’ai cru que je me tuerais. C’est pour cela que je vous ai demandé hier soir si vous ne pourriez pas venir coucher à Balbec. Si j’avais dû mourir, j’aurais aimé vous dire adieu. » Et je donnai libre cours aux larmes que ma fiction rendait naturelles. « Mon pauvre petit, si j’avais su, j’aurais passé la nuit auprès de vous », s’écria Albertine, à l’esprit de qui l’idée que j’épouserais peut-être cette femme et que l’occasion de faire, elle, un « beau mariage » s’évanouissait ne vint même pas, tant elle était sincèrement émue d’un chagrin dont je pouvais lui cacher la cause, mais non la réalité et la force. « Du reste, me dit-elle, hier, pendant tout le trajet depuis la Raspelière, j’avais bien senti que vous étiez nerveux et triste, je craignais quelque chose. » En réalité, mon chagrin n’avait commencé qu’à Parville, et la nervosité, bien différente mais qu’heureusement Albertine confondait avec lui, venait de l’ennui de vivre encore quelques jours avec elle. Elle ajouta : « Je ne vous quitte plus, je vais rester tout le temps ici. » Elle m’offrait justement — et elle seule pouvait me l’offrir — l’unique remède contre le poison qui me brûlait, homogène à lui d’ailleurs ; l’un doux, l’autre cruel, tous deux étaient également dérivés d’Albertine. En ce moment Albertine — mon mal — se relâchant de me causer des souffrances, me laissait — elle, Albertine remède — attendri comme un convalescent. Mais je pensais qu’elle allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour Trieste. Ses habitudes d’autrefois allaient renaître. Ce que je voulais avant tout, c’était empêcher Albertine de prendre le bateau, tâcher de l’emmener à Paris. Certes, de Paris, plus facilement encore que de Balbec, elle pourrait, si elle le voulait, aller à Trieste, mais à Paris nous verrions ; peut-être je pourrais demander à Mme de Guermantes d’agir indirectement sur l’amie de Mlle Vinteuil pour qu’elle ne restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être chez le prince de… que j’avais rencontré chez Mme de Villeparisis et chez Mme de Guermantes même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller chez lui voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes, les empêcher de se joindre. Certes, j’aurais pu me dire qu’à Paris, si Albertine avait ces goûts, elle trouverait bien d’autres personnes avec qui les assouvir. Mais chaque mouvement de jalousie est particulier et porte la marque de la créature — pour cette fois-ci l’amie de Mlle Vinteuil — qui l’a suscité. C’était l’amie de Mlle Vinteuil qui restait ma grande préoccupation. La passion mystérieuse avec laquelle j’avais pensé autrefois à l’Autriche parce que c’était le pays d’où venait Albertine (son oncle y avait été conseiller d’ambassade), que sa singularité géographique, la race qui l’habitait, ses monuments, ses paysages, je pouvais les considérer ainsi que dans un atlas, comme dans un recueil de vues, dans le sourire, dans les manières d’Albertine, cette passion mystérieuse, je l’éprouvais encore mais, par une interversion des signes, dans le domaine de l’horreur. Oui, c’était de là qu’Albertine venait. C’était là que, dans chaque maison, elle était sûre de retrouver, soit l’amie de Mlle Vinteuil, soit d’autres. Les habitudes d’enfance allaient renaître, on se réunirait dans trois mois pour la Noël, puis le 1er janvier, dates qui m’étaient déjà tristes en elles-mêmes, de par le souvenir inconscient du chagrin que j’y avais ressenti quand, autrefois, elles me séparaient, tout le temps des vacances du jour de l’an, de Gilberte. Après les longs dîners, après les réveillons, quand tout le monde serait joyeux, animé, Albertine allait avoir, avec ses amies de là-bas, ces mêmes poses que je lui avais vu prendre avec Andrée, alors que l’amitié d’Albertine pour elle était innocente ; qui sait ? peut-être celles qui avaient rapproché devant moi Mlle Vinteuil poursuivie par son amie, à Montjouvain. À Mlle Vinteuil maintenant, tandis que son amie la chatouillait avant de s’abattre sur elle, je donnais le visage enflammé d’Albertine, d’Albertine que j’entendis lancer en s’enfuyant, puis en s’abandonnant, son rire étrange et profond. Qu’était, à côté de la souffrance que je ressentais, la jalousie que j’avais pu éprouver le jour où Saint-Loup avait rencontré Albertine avec moi à Doncières et où elle lui avait fait des agaceries ? celle aussi que j’avais éprouvée en repensant à l’initiateur inconnu auquel j’avais pu devoir les premiers baisers qu’elle m’avait donnés à Paris, le jour où j’attendais la lettre de Mlle de Stermaria ? Cette autre jalousie, provoquée par Saint-Loup, par un jeune homme quelconque, n’était rien. J’aurais pu, dans ce cas, craindre tout au plus un rival sur lequel j’eusse essayé de l’emporter. Mais ici le rival n’était pas semblable à moi, ses armes étaient différentes, je ne pouvais pas lutter sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les concevoir exactement. Dans bien des moments de notre vie nous troquerions tout l’avenir contre un pouvoir en soi-même insignifiant. J’aurais jadis renoncé à tous les avantages de la vie pour connaître Mme Blatin, parce qu’elle était une amie de Mme Swann. Aujourd’hui, pour qu’Albertine n’allât pas à Trieste, j’aurais supporté toutes les souffrances, et si c’eût été insuffisant, je lui en aurais infligé, je l’aurais isolée, enfermée, je lui eusse pris le peu d’argent qu’elle avait pour que le dénuement l’empêchât matériellement de faire le voyage. Comme jadis quand je voulais aller à Balbec, ce qui me poussait à partir c’était le désir d’une église persane, d’une tempête à l’aube, ce qui maintenant me déchirait le cœur en pensant qu’Albertine irait peut-être à Trieste, c’était qu’elle y passerait la nuit de Noël avec l’amie de Mlle Vinteuil : car l’imagination, quand elle change de nature et se tourne en sensibilité, ne dispose pas pour cela d’un nombre plus grand d’images simultanées. On m’aurait dit qu’elle ne se trouvait pas en ce moment à Cherbourg ou à Trieste, qu’elle ne pourrait pas voir Albertine, comme j’aurais pleuré de douceur et de joie ! Comme ma vie et son avenir eussent changé ! Et pourtant je savais bien que cette localisation de ma jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d’autres. D’ailleurs, peut-être même ces mêmes jeunes filles, si elles avaient pu la voir ailleurs, n’auraient pas tant torturé mon cœur. C’était de Trieste, de ce monde inconnu où je sentais que se plaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses amours d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile, inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu’à ma chambre de Combray, de la salle à manger où j’entendais causer et rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes, maman qui ne viendrait pas me dire bonsoir ; comme celle qui avait rempli, pour Swann, les maisons où Odette allait chercher en soirée d’inconcevables joies. Ce n’était plus comme vers un pays délicieux où la race est pensive, les couchants dorés, les carillons tristes, que je pensais maintenant à Trieste, mais comme à une cité maudite que j’aurais voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel. Cette ville était enfoncée dans mon cœur comme une pointe permanente. Laisser partir bientôt Albertine pour Cherbourg et Trieste me faisait horreur ; et même rester à Balbec. Car maintenant que la révélation de l’intimité de mon amie avec Mlle Vinteuil me devenait une quasi-certitude, il me semblait que, dans tous les moments où Albertine n’était pas avec moi (et il y avait des jours entiers où, à cause de sa tante, je ne pouvais pas la voir), elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d’autres. L’idée que ce soir même elle pourrait voir les cousines de Bloch me rendait fou. Aussi, après qu’elle m’eût dit que pendant quelques jours elle ne me quitterait pas, je lui répondis : « Mais c’est que je voudrais partir pour Paris. Ne partiriez-vous pas avec moi ? Et ne voudriez-vous pas venir habiter un peu avec nous à Paris ? » À tout prix il fallait l’empêcher d’être seule, au moins quelques jours, la garder près de moi pour être sûr qu’elle ne pût voir l’amie de Mlle Vinteuil. Ce serait, en réalité, habiter seule avec moi, car ma mère, profitant d’un voyage d’inspection qu’allait faire mon père, s’était prescrit comme un devoir d’obéir à une volonté de ma grand’mère qui désirait qu’elle allât quelques jours à Combray auprès d’une de ses sœurs. Maman n’aimait pas sa tante parce qu’elle n’avait pas été pour grand’mère, si tendre pour elle, la sœur qu’elle aurait dû. Ainsi, devenus grands, les enfants se rappellent avec rancune ceux qui ont été mauvais pour eux. Mais maman, devenue ma grand’mère, elle était incapable de rancune ; la vie de sa mère était pour elle comme une pure et innocente enfance où elle allait puiser ces souvenirs dont la douceur ou l’amertume réglait ses actions avec les uns et les autres. Ma tante aurait pu fournir à maman certains détails inestimables, mais maintenant elle les aurait difficilement, sa tante était tombée très malade (on disait d’un cancer), et elle se reprochait de ne pas être allée plus tôt pour tenir compagnie à mon père, n’y trouvait qu’une raison de plus de faire ce que sa mère aurait fait et, comme elle, allait, à l’anniversaire du père de ma grand’mère, lequel avait été si mauvais père, porter sur sa tombe des fleurs que ma grand’mère avait l’habitude d’y porter. Ainsi, auprès de la tombe qui allait s’entr’ouvrir, ma mère voulait-elle apporter les doux entretiens que ma tante n’était pas venue offrir à ma grand’mère. Pendant qu’elle serait à Combray, ma mère s’occuperait de certains travaux que ma grand’mère avait toujours désirés, mais si seulement ils étaient exécutés sous la surveillance de sa fille. Aussi n’avaient-ils pas encore été commencés, maman ne voulant pas, en quittant Paris avant mon père, lui faire trop sentir le poids d’un deuil auquel il s’associait, mais qui ne pouvait pas l’affliger autant qu’elle. « Ah ! ça ne serait pas possible en ce moment, me répondit Albertine. D’ailleurs, quel besoin avez-vous de rentrer si vite à Paris, puisque cette dame est partie ? — Parce que je serai plus calme dans un endroit où je l’ai connue, plutôt qu’à Balbec qu’elle n’a jamais vu et que j’ai pris en horreur. » Albertine a-t-elle compris plus tard que cette autre femme n’existait pas, et que si, cette nuit-là, j’avais parfaitement voulu mourir, c’est parce qu’elle m’avait étourdiment révélé qu’elle était liée avec l’amie de Mlle Vinteuil ? C’est possible. Il y a des moments où cela me paraît probable. En tout cas, ce matin-là, elle crut à l’existence de cette femme. « Mais vous devriez épouser cette dame, me dit-elle, mon petit, vous seriez heureux, et elle sûrement aussi serait heureuse. » Je lui répondis que l’idée que je pourrais rendre cette femme heureuse avait, en effet, failli me décider ; dernièrement, quand j’avais fait un gros héritage qui me permettrait de donner beaucoup de luxe, de plaisirs à ma femme, j’avais été sur le point d’accepter le sacrifice de celle que j’aimais. Grisé par la reconnaissance que m’inspirait la gentillesse d’Albertine si près de la souffrance atroce qu’elle m’avait causée, de même qu’on promettrait volontiers une fortune au garçon de café qui vous verse un sixième verre d’eau-de-vie, je lui dis que ma femme aurait une auto, un yacht ; qu’à ce point de vue, puisque Albertine aimait tant faire de l’auto et du yachting, il était malheureux qu’elle ne fût pas celle que j’aimasse ; que j’eusse été le mari parfait pour elle, mais qu’on verrait, qu’on pourrait peut-être se voir agréablement. Malgré tout, comme dans l’ivresse même on se retient d’interpeller les passants, par peur des coups, je ne commis pas l’imprudence (si c’en était une), comme j’aurais fait au temps de Gilberte, en lui disant que c’était elle, Albertine, que j’aimais. « Vous voyez, j’ai failli l’épouser. Mais je n’ai pas osé le faire pourtant, je n’aurais pas voulu faire vivre une jeune femme auprès de quelqu’un de si souffrant et de si ennuyeux. — Mais vous êtes fou, tout le monde voudrait vivre auprès de vous, regardez comme tout le monde vous recherche. On ne parle que de vous chez Mme Verdurin, et dans le plus grand monde aussi, on me l’a dit. Elle n’a donc pas été gentille avec vous, cette dame, pour vous donner cette impression de doute sur vous-même ? Je vois ce que c’est, c’est une méchante, je la déteste, ah ! si j’avais été à sa place… — Mais non, elle est très gentille, trop gentille. Quant aux Verdurin et au reste, je m’en moque bien. En dehors de celle que j’aime et à laquelle, du reste, j’ai renoncé, je ne tiens qu’à ma petite Albertine, il n’y a qu’elle, en me voyant beaucoup — du moins les premiers jours, ajoutais-je pour ne pas l’effrayer et pouvoir demander beaucoup ces jours-là — qui pourra un peu me consoler. » Je ne fis que vaguement allusion à une possibilité de mariage, tout en disant que c’était irréalisable parce que nos caractères ne concorderaient pas. Malgré moi, toujours poursuivi dans ma jalousie par le souvenir des relations de Saint-Loup avec « Rachel quand du Seigneur » et de Swann avec Odette, j’étais trop porté à croire que, du moment que j’aimais, je ne pouvais pas être aimé et que l’intérêt seul pouvait attacher à moi une femme. Sans doute c’était une folie de juger Albertine d’après Odette et Rachel. Mais ce n’était pas elle, c’était moi ; c’étaient les sentiments que je pouvais inspirer que ma jalousie me faisait trop sous-estimer. Et de ce jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute bien des malheurs qui allaient fondre sur nous. « Alors, vous refusez mon invitation pour Paris ? — Ma tante ne voudrait pas que je parte en ce moment. D’ailleurs, même si plus tard je peux, est-ce que cela n’aurait pas l’air drôle que je descende ainsi chez vous ? À Paris on saura bien que je ne suis pas votre cousine. — Hé bien ! nous dirons que nous sommes un peu fiancés. Qu’est-ce que cela fait, puisque vous savez que cela n’est pas vrai ? » Le cou d’Albertine, qui sortait tout entier de sa chemise, était puissant, doré, à gros grains. Je l’embrassai aussi purement que si j’avais embrassé ma mère pour calmer un chagrin d’enfant que je croyais alors ne pouvoir jamais arracher de mon cœur. Albertine me quitta pour aller s’habiller. D’ailleurs son dévouement fléchissait déjà ; tout à l’heure, elle m’avait dit qu’elle ne me quitterait pas d’une seconde. (Et je sentais bien que sa résolution ne durerait pas puisque je craignais, si nous restions à Balbec, qu’elle vît ce soir même, sans moi, les cousines de Bloch.) Or elle venait maintenant de me dire qu’elle voulait passer à Maineville et qu’elle reviendrait me voir dans l’après-midi. Elle n’était pas rentrée la veille au soir, il pouvait y avoir des lettres pour elle ; de plus, sa tante pouvait être inquiète. J’avais répondu : « Si ce n’est que pour cela, on peut envoyer le lift dire à votre tante que vous êtes ici et chercher vos lettres. » Et désireuse de se montrer gentille mais contrariée d’être asservie, elle avait plissé le front puis, tout de suite, très gentiment, dit : « C’est cela », et elle avait envoyé le lift. Albertine ne m’avait pas quitté depuis un moment que le lift vint frapper légèrement. Je ne m’attendais pas à ce que, pendant que je causais avec Albertine, il eût eu le temps d’aller à Maineville et d’en revenir. Il venait me dire qu’Albertine avait écrit un mot à sa tante et qu’elle pouvait, si je voulais, venir à Paris le jour même. Elle avait, du reste, eu tort de lui donner la commission de vive voix, car déjà, malgré l’heure matinale, le directeur était au courant et, affolé, venait me demander si j’étais mécontent de quelque chose, si vraiment je partais, si je ne pourrais pas attendre au moins quelques jours, le vent étant aujourd’hui assez craintif (à craindre). Je ne voulais pas lui expliquer que je voulais à tout prix qu’Albertine ne fût plus à Balbec à l’heure où les cousines de Bloch faisaient leur promenade, surtout Andrée, qui seule eût pu la protéger, n’étant pas là, et que Balbec était comme ces endroits où un malade qui n’y respire plus est décidé, dût-il mourir en route, à ne pas passer la nuit suivante. Du reste, j’allais avoir à lutter contre des prières du même genre, dans l’hôtel d’abord, où Marie Gineste et Céleste Albaret avaient les yeux rouges. Marie, du reste, faisait entendre le sanglot pressé d’un torrent. Céleste, plus molle, lui recommandait le calme ; mais Marie ayant murmuré les seuls vers qu’elle connût : Ici-bas tous les lilas meurent, Céleste ne put se retenir et une nappe de larmes s’épandit sur sa figure couleur de lilas ; je pense, du reste, qu’elles m’oublièrent dès le soir même. Ensuite, dans le petit chemin de fer d’intérêt local, malgré toutes mes précautions pour ne pas être vu, je rencontrai M. de Cambremer qui, à la vue de mes malles, blêmit, car il comptait sur moi pour le surlendemain ; il m’exaspéra en voulant me persuader que mes étouffements tenaient au changement de temps et qu’octobre serait excellent pour eux, et il me demanda si, en tout cas, « je ne pourrais pas remettre mon départ à huitaine », expression dont la bêtise ne me mit peut-être en fureur que parce que ce qu’il me proposait me faisait mal. Et tandis qu’il me parlait dans le wagon, à chaque station je craignais de voir apparaître, plus terribles qu’Heribald ou Guiscard, M. de Crécy implorant d’être invité, ou, plus redoutable encore, Mme Verdurin tenant à m’inviter. Mais cela ne devait arriver que dans quelques heures. Je n’en étais pas encore là. Je n’avais à faire face qu’aux plaintes désespérées du directeur. Je l’éconduisis, car je craignais que, tout en chuchotant, il ne finît par éveiller maman. Je restai seul dans la chambre, cette même chambre trop haute de plafond où j’avais été si malheureux à la première arrivée, où j’avais pensé avec tant de tendresse à Mlle de Stermaria, guetté le passage d’Albertine et de ses amies comme d’oiseaux migrateurs arrêtés sur la plage, où je l’avais possédée avec tant d’indifférence quand je l’avais fait chercher par le lift, où j’avais connu la bonté de ma grand’mère, puis appris qu’elle était morte ; ces volets, au pied desquels tombait la lumière du matin, je les avais ouverts la première fois pour apercevoir les premiers contreforts de la mer (ces volets qu’Albertine me faisait fermer pour qu’on ne nous vît pas nous embrasser). Je prenais conscience de mes propres transformations en les confrontant à l’identité des choses. On s’habitue pourtant à elles comme aux personnes et quand, tout d’un coup, on se rappelle la signification différente qu’elles comportèrent, puis, quand elles eurent perdu toute signification, les événements bien différents de ceux d’aujourd’hui qu’elles encadrèrent, la diversité des actes joués sous le même plafond, entre les mêmes bibliothèques vitrées, le changement dans le cœur et dans la vie que cette diversité implique, semblent encore accrus par la permanence immuable du décor, renforcés par l’unité du lieu.

Deux ou trois fois, pendant un instant, j’eus l’idée que le monde où était cette chambre et ces bibliothèques, et dans lequel Albertine était si peu de chose, était peut-être un monde intellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin quelque chose comme celui que donne la lecture d’un roman et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable et permanent et se prolongeant dans sa vie ; qu’il suffirait peut-être d’un petit mouvement de ma volonté pour atteindre ce monde réel, y rentrer en dépassant ma douleur comme un cerceau de papier qu’on crève, et ne plus me soucier davantage de ce qu’avait fait Albertine que nous ne nous soucions des actions de l’héroïne imaginaire d’un roman après que nous en avons fini la lecture. Au reste, les maîtresses que j’ai le plus aimées n’ont coïncidé jamais avec mon amour pour elles. Cet amour était vrai, puisque je subordonnais toutes choses à les voir, à les garder pour moi seul, puisque je sanglotais si, un soir, je les avais attendues. Mais elles avaient plutôt la propriété d’éveiller cet amour, de le porter à son paroxysme, qu’elles n’en étaient l’image. Quand je les voyais, quand je les entendais, je ne trouvais rien en elles qui ressemblât à mon amour et pût l’expliquer. Pourtant ma seule joie était de les voir, ma seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu’une vertu n’ayant aucun rapport avec elles leur avait été accessoirement adjointe par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur moi d’exciter mon amour, c’est-à-dire de diriger toutes mes actions et de causer toutes mes souffrances. Mais de cela la beauté, ou l’intelligence, ou la bonté de ces femmes étaient entièrement distinctes. Comme par un courant électrique qui vous meut, j’ai été secoué par mes amours, je les ai vécus, je les ai sentis : jamais je n’ai pu arriver à les voir ou à les penser. J’incline même à croire que dans ces amours (je mets de côté le plaisir physique, qui les accompagne d’ailleurs habituellement, mais ne suffit pas à les constituer), sous l’apparence de la femme, c’est à ces forces invisibles dont elle est accessoirement accompagnée que nous nous adressons comme à d’obscures divinités. C’est elles dont la bienveillance nous est nécessaire, dont nous recherchons le contact sans y trouver de plaisir positif. Avec ces déesses, la femme, durant le rendez-vous, nous met en rapport et ne fait guère plus. Nous avons, comme des offrandes, promis des bijoux, des voyages, prononcé des formules qui signifient que nous adorons et des formules contraires qui signifient que nous sommes indifférents. Nous avons disposé de tout notre pouvoir pour obtenir un nouveau rendez-vous, mais qui soit accordé sans ennui. Or, est-ce pour la femme elle-même, si elle n’était pas complétée de ces forces occultes, que nous prendrions tant de peine, alors que, quand elle est partie, nous ne saurions dire comment elle était habillée et que nous nous apercevons que nous ne l’avons même pas regardée ?

Comme la vue est un sens trompeur, un corps humain, même aimé, comme était celui d’Albertine, nous semble, à quelques mètres, à quelques centimètres, distant de nous. Et l’âme qui est à lui de même. Seulement, que quelque chose change violemment la place de cette âme par rapport à nous, nous montre qu’elle aime d’autres êtres et pas nous, alors, aux battements de notre cœur disloqué, nous sentons que c’est, non pas à quelques pas de nous, mais en nous, qu’était la créature chérie. En nous, dans des régions plus ou moins superficielles. Mais les mots : « Cette amie, c’est Mlle Vinteuil » avaient été le Sésame, que j’eusse été incapable de trouver moi-même, qui avait fait entrer Albertine dans la profondeur de mon cœur déchiré. Et la porte qui s’était refermée sur elle, j’aurais pu chercher pendant cent ans sans savoir comment on pourrait la rouvrir.

Ces mots, j’avais cessé de les entendre un instant pendant qu’Albertine était auprès de moi tout à l’heure. En l’embrassant comme j’embrassais ma mère, à Combray, pour calmer mon angoisse, je croyais presque à l’innocence d’Albertine ou, du moins, je ne pensais pas avec continuité à la découverte que j’avais faite de son vice. Mais maintenant que j’étais seul, les mots retentissaient à nouveau, comme ces bruits intérieurs de l’oreille qu’on entend dès que quelqu’un cesse de vous parler. Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour moi. La lumière du soleil qui allait se lever, en modifiant les choses autour de moi, me fit prendre à nouveau, comme en me déplaçant un instant par rapport à elle, conscience plus cruelle encore de ma souffrance. Je n’avais jamais vu commencer une matinée si belle ni si douloureuse. En pensant à tous les paysages indifférents qui allaient s’illuminer et qui, la veille encore, ne m’eussent rempli que du désir de les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand, dans un geste d’offertoire mécaniquement accompli et qui me parut symboliser le sanglant sacrifice que j’allais avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu’à la fin de ma vie, renouvellement, solennellement célébré à chaque aurore, de mon chagrin quotidien et du sang de ma plaie, l’œuf d’or du soleil, comme propulsé par la rupture d’équilibre qu’amènerait au moment de la coagulation un changement de densité, barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva d’un bond le rideau derrière lequel on le sentait depuis un moment frémissant et prêt à entrer en scène et à s’élancer, et dont il effaça sous des flots de lumière la pourpre mystérieuse et figée. Je m’entendis moi-même pleurer. Mais à ce moment, contre toute attente, la porte s’ouvrit et, le cœur battant, il me sembla voir ma grand’mère devant moi, comme en une de ces apparitions que j’avais déjà eues, mais seulement en dormant. Tout cela n’était-il donc qu’un rêve ? Hélas, j’étais bien éveillé. « Tu trouves que je ressemble à ta pauvre grand’mère », me dit maman — car c’était elle — avec douceur, comme pour calmer mon effroi, avouant, du reste, cette ressemblance, avec un beau sourire de fierté modeste qui n’avait jamais connu la coquetterie. Ses cheveux en désordre, où les mèches grises n’étaient point cachées et serpentaient autour de ses yeux inquiets, de ses joues vieillies, la robe de chambre même de ma grand’mère qu’elle portait, tout m’avait, pendant une seconde, empêché de la reconnaître et fait hésiter si je dormais ou si ma grand’mère était ressuscitée. Depuis longtemps déjà ma mère ressemblait à ma grand’mère bien plus qu’à la jeune et rieuse maman qu’avait connue mon enfance. Mais je n’y avais plus songé. Ainsi, quand on est resté longtemps à lire, distrait, on ne s’est pas aperçu que passait l’heure, et tout d’un coup on voit autour de soi le soleil, qu’il y avait la veille à la même heure, éveiller autour de lui les mêmes harmonies, les mêmes correspondances qui préparent le couchant. Ce fut en souriant que ma mère me signala à moi-même mon erreur, car il lui était doux d’avoir avec sa mère une telle ressemblance. « Je suis venue, me dit ma mère, parce qu’en dormant il me semblait entendre quelqu’un qui pleurait. Cela m’a réveillée. Mais comment se fait-il que tu ne sois pas couché ? Et tu as les yeux pleins de larmes. Qu’y a-t-il ? » Je pris sa tête dans mes bras : « Maman, voilà, j’ai peur que tu me croies bien changeant. Mais d’abord, hier je ne t’ai pas parlé très gentiment d’Albertine ; ce que je t’ai dit était injuste. — Mais qu’est-ce que cela peut faire ? » me dit ma mère, et, apercevant le soleil levant, elle sourit tristement en pensant à sa mère, et pour que je ne perdisse pas le fruit d’un spectacle que ma grand’mère regrettait que je ne contemplasse jamais, elle me montra la fenêtre. Mais derrière la plage de Balbec, la mer, le lever du soleil, que maman me montrait, je voyais, avec des mouvements de désespoir qui ne lui échappaient pas, la chambre de Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée comme une grosse chatte, le nez mutin, avait pris la place de l’amie de Mlle Vinteuil et disait avec des éclats de son rire voluptueux : « Eh bien ! si on nous voit, ce n’en sera que meilleur. Moi ! je n’oserais pas cracher sur ce vieux singe ? » C’est cette scène que je voyais derrière celle qui s’étendait dans la fenêtre et qui n’était sur l’autre qu’un voile morne, superposé comme un reflet. Elle semblait elle-même, en effet, presque irréelle, comme une vue peinte. En face de nous, à la saillie de la falaise de Parville, le petit bois où nous avions joué au furet inclinait en pente jusqu’à la mer, sous le vernis encore tout doré de l’eau, le tableau de ses feuillages, comme à l’heure où souvent, à la fin du jour, quand j’étais allé y faire une sieste avec Albertine, nous nous étions levés en voyant le soleil descendre. Dans le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de l’aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière oblique qui jaunissait leur voile et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir : scène imaginaire, grelottante et déserte, pure évocation du couchant, qui ne reposait pas, comme le soir, sur la suite des heures du jour que j’avais l’habitude de voir le précéder, déliée, interpolée, plus inconsistante encore que l’image horrible de Montjouvain qu’elle ne parvenait pas à annuler, à couvrir, à cacher — poétique et vaine image du souvenir et du songe. « Mais voyons, me dit ma mère, tu ne m’as dit aucun mal d’elle, tu m’as dit qu’elle t’ennuyait un peu, que tu étais content d’avoir renoncé à l’idée de l’épouser. Ce n’est pas une raison pour pleurer comme cela. Pense que ta maman part aujourd’hui et va être désolée de laisser son grand loup dans cet état-là. D’autant plus, pauvre petit, que je n’ai guère le temps de te consoler. Car mes affaires ont beau être prêtes, on n’a pas trop de temps un jour de départ. — Ce n’est pas cela. » Et alors, calculant l’avenir, pesant bien ma volonté, comprenant qu’une telle tendresse d’Albertine pour l’amie de Mlle Vinteuil, et pendant si longtemps, n’avait pu être innocente, qu’Albertine avait été initiée, et, autant que tous ses gestes me le montraient, était d’ailleurs née avec la prédisposition du vice que mes inquiétudes n’avaient que trop de fois pressenti, auquel elle n’avait jamais dû cesser de se livrer (auquel elle se livrait peut-être en ce moment, profitant d’un instant où je n’étais pas là), je dis à ma mère, sachant la peine que je lui faisais, qu’elle ne me montra pas et qui se trahit seulement chez elle par cet air de sérieuse préoccupation qu’elle avait quand elle comparait la gravité de me faire du chagrin ou de me faire du mal, cet air qu’elle avait eu à Combray pour la première fois quand elle s’était résignée à passer la nuit auprès de moi, cet air qui en ce moment ressemblait extraordinairement à celui de ma grand’mère me permettant de boire du cognac, je dis à ma mère : « Je sais la peine que je vais te faire. D’abord, au lieu de rester ici comme tu le voulais, je vais partir en même temps que toi. Mais cela n’est encore rien. Je me porte mal ici, j’aime mieux rentrer. Mais écoute-moi, n’aie pas trop de chagrin. Voici. Je me suis trompé, je t’ai trompée de bonne foi hier, j’ai réfléchi toute la nuit. Il faut absolument, et décidons-le tout de suite, parce que je me rends bien compte maintenant, parce que je ne changerai plus, et que je ne pourrais pas vivre sans cela, il faut absolument que j’épouse Albertine. »