Soir d’été (Altenberg)

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La Revue blancheTome XXVII (p. 183-184).

Soir d’été. L’immense prairie, au milieu de la forêt, était comme un velours gris-vert dans lequel, par endroits, la luzerne mettait des tons lilas changeant. L’écorce des pins devenait d’un blanc brunâtre ; puis elle devint grise, puis s’éteignit. Le roi des cailles faisait : « wrà wrà wrà wrà... ! » Il exécutait son morceau de musique avec une finesse extraordinaire, diligence et précision. Il venait d’Afrique, se tenait au milieu de la clairière et chantait. Saturne luisait au-dessus des pins.

Deux hommes et une jeune fille étaient là, debout, regardant le monde doux, silencieux.

— Ce matin, la police à cheval nous a chargés..., dit la jeune fille, qui était la « citoyenne Ch... »

— Et j’ai lu sous la véranda la Formation de l’ordre des Templiers... dit le jeune savant en souriant sur lui-même.

— Et j’ai lancé une bottine à Lisabeta..., dit Kœnigsberg. Un silence.

Les hommes et la jeune fille étaient là, debout, regardant le monde doux, silencieux.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda la citoyenne Charlotte à Kœnigsberg.

— Tiens, répondit-il, est-ce qu’elle est gracieuse ?! Charlotte pâlit, sentant le destin de la femme.

Le vent souffla. Dans le lointain, les collines disaient : « Derrière nous cela va encore plus loin... » Les pins envoyaient l’essence des conifères ; de la prairie s’élevait une haleine de thym.

— Nous devrions représenter la beauté des mondes, dit Charlotte ; ce qu’est tout cela, nous autres femmes devrions l’être : la paix du soir faite homme ! Voyons, dites, est-ce là une phrase ?!

Les hommes se taisaient.

Le savant récita :

— La nuit est déjà descendue... L’une près de l’autre se rangent saintement les étoiles...

À voix basse, Charlotte dit :

— Gœthe...

Kœnigsberg se tenait près d’elle. Il effleura sa fine main blanche, cette image mobile et rayonnante de l’âme, de l’esprit... À cet instant, il sentit véritablement :

— The representative beauty of the world... ! Charlotte tressaillit. Elle pensait :

— Que sommes-nous, nous qui devrions, pour l’homme, représenter la « beauté des mondes », comme le piano représente l’orchestre philharmonique, le monde « musique » ?!

Elle dit :

— Qu’êtes-vous donc au juste, monsieur K. ? Personne ne peut arriver à vous comprendre,..

K. :

— Je suis un qui cherche, un qui ne trouve pas, un qui trouble le calme, un qui apporte le mouvement.

Charlotte :

— Nous sommes trop fatigués pour vous, monsieur Albert K., trop pauvres. Nous pâlissons en votre société, nous devenons inquiets, nous nous recueillons ; à quoi bon ?! Vous êtes comme la nature « rêvant d’idéal ». Vous êtes quelque chose d’inflexible.

Le savant :

— Parfaitement, c’est une femme riche qu’il lui faut, une reine ! Je connais une dame qui est une reine. Elle a une âme royale, son âme possède le monde tandis qu’elle en éprouve la sensation.

— Qui est-ce ?

— Je ne dirai pas son nom. Elle est mariée, contente. Et pourtant, c’est pour toi qu’elle est venue au monde !

Le vent nocturne soufflait, apportant une odeur de sapins.

— Rentrons, dit Charlotte ; il fait froid et sombre...