Soirs douloureux

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Soirs douloureux
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 367-373).
POÉSIES

SOIRS DOULOUREUX

CRÉPUSCULE MYSTIQUE


L’adieu du soleil triste aux coteaux pâlissans
Se prolonge en reflets d’ambre rose. Une brume
Gagne à l’Est. Un point d’or au firmament s’allume,
Vers qui semble monter l’ombre comme un encens.

Je m’arrête. Je rêve aux jours adolescens,
Aux jours anciens, aux jours vécus sans amertume,
Et rien n’est comparable aux espoirs que j’exhume
Lorsque, attendri, vers ma jeunesse je descends.

Une âme si lointaine au fond de moi s’éveille
Et si douce, ô grand soir, dont s’éteint la merveille,
Que mon corps de poussière infime est aboli ;

Et je sens, caressé d’un songe qui m’enivre,
S’évanouir comme en un léthargique oubli
L’épouvante d’être homme et l’angoisse de vivre.


L’EXTASE


L’âme de soirs anciens hante ce triste soir
Où pleurent vaguement tant de choses. La brise
S’imprègne d’harmonie et de baumes se grise,
Et le jardin candide est un tiède encensoir.

Le soleil, comme un prêtre au pied d’un reposoir,
Effeuille des clartés dont la chute s’irise.
Il erre je ne sais quelle peine incomprise,
Et tout est d’une grâce attendrissante à voir.

Une abeille s’attarde autour des grappes mûres.
D’irréelles lueurs et d’indistincts murmures
Éternisent la mort du jour pâle et subtil ;

Mais je sens bien, malgré les caresses de l’heure,
Car le cher souvenir d’un autre ciel m’effleure,
Que le Rêve et l’Amour sont des frères d’exil.


SOIR DE JUIN


Le jour se meurt dans une atmosphère sereine
D’une limpidité transparente. Inondant
De fragiles reflets de pourpre l’Occident,
Une rouge lueur agonise et se traîne.

Le peuplier murmure un secret triste au frêne.
Des souffles embaumés s’exhalent, et, pendant
Que gagne le silence au ciel encore ardent,
L’Astre tombé fait place à l’Ombre souveraine.

Oh ! quelque part, non loin peut-être, émue à tant
De mystique douceur, une âme tendre attend
Le frisson éperdu qui déjà me pénètre ;

Et, sachant que l’amour qu’on rêve est seul divin.
Et que, hors la souffrance, ici-bas tout est vain,
Extasiés, nous nous aimons sans nous connaître.

NOSTALGIE


Pourquoi ton souvenir frêle s’évoque-t-il
Dans le soir velouté de tendresse infinie,
Chère âme de douceur, de grâce et d’harmonie,
Dont la fuite a laissé nos âmes en exil ?

Ton rêve embaume encore en l’arôme subtil
Que de très loin apporte un souffle d’agonie,
Et ta pensée, à l’or du crépuscule unie,
Est liée ici-bas par un suprême fil.

Ah ! combien le plus triste amour cache d’ivresse,
Quand l’ombre ainsi qu’une aile errante nous caresse
Comme il souffre et s’exhale en murmures discrets !

Aimons le soir, que l’heure épuise goutte à goutte,
Pour toute la douleur qu’aux douleurs il ajoute,
Et pour tout le regret qu’il ajoute aux regrets.


SUAVE AGONIE


Le soir est d’améthyste et d’ambre autour de nous.
L’âme est de sa lueur soyeuse enveloppée,
Et quelque languissante et frêle mélopée
Traîne vers l’Ouest, où l’Astre énorme s’est dissous.

Des taureaux, dont un joug courbe les larges cous,
Se profilent sur la pourpre d’une échappée,
Et, quand leur forme vague est au loin dissipée,
De sourds mugissemens se prolongent, très doux.

L’air semble une caresse odorante. Une perle
Vient d’éclore en la mer nocturne qui déferle.
Le Croissant fin s’argente en plongeant au Nadir ;

Et, par l’infini tiède et qu’un velours submerge,
J’entends et vois, au fond du sombre azur, grandir
L’élyséenne Extase et le Silence vierge.


PARC ABANDONNÉ


Le triste Amour distille aux cœurs qui furent siens
Des gouttes de silence et de mélancolie,
Et le songe est un fil invisible qui lie
Leur douloureuse extase à des regrets anciens.

Or, j’évoque les fiers regards patriciens
De Celle dont la grâce à mes rêves se plie,
En ce parc, vieux témoin d’une gloire abolie,
Où chaque soir, quand tout se recueille, je viens.

Le frêle crépuscule, ainsi qu’une marée,
Envahit l’horizon de sa moire nacrée.
L’ombre rampante a des caresses de velours.

Le mur s’écroule, et sur la balustrade lasse
L’obscur lierre à la ronce épineuse s’enlace,
Où j’accoude mes deuils si tragiquement lourds.


SÉRÉNITÉ


Seule en l’immensité des flots la barque glisse
Et laisse un éclatant sillage où le soir d’or,
Dissolvant ses rubis, fige une pourpre encor
Tiède qui traîne au loin sur la mer calme et lisse.

L’oreille écoute et l’œil contemple avec délice.
L’Astre sombré rougit les falaises d’Armor,
Et quelques goélands tachent d’un large essor
L’Océan sans écume et que nul vent ne plisse.

Vierge, c’est par un soir aussi limpide, aussi
Magique, et sous un ciel lentement obscurci,
Que, voguant au hasard, se mêlèrent nos âmes ;

Et dans un douloureux mirage je revois
Cette autre mer plaintive et dont nous apaisâmes
Les flots qui s’étaient tus pour entendre nos voix.

COMMUNION


Exquises de reflets vaporeux et plongeant
L’horizon dans les plus suaves demi-teintes,
Les suprêmes lueurs, par l’agonie atteintes,
Auréolent les bois de leur nimbe changeant.

Le laboureur, qu’attarde un pas moins diligent,
Revient, marquant le sol de ses lourdes empreintes.
Une cloche s’épanche au large en molles plaintes,
Et l’or rouge du soir se mue en pâle argent.

Imprégné de la frêle extase qui circule
Quelque chose entre en moi de ce lent crépuscule
Que l’Amour a voulu triste et presque sacré ;

Et dans l’obscurité magique où tout se noie,
Nul n’a senti peut-être, en son cœur ulcéré,
Grandir tant de douleur mêlée à tant de joie.


COUCHANT D’AUTOMNE


Quelque cyclopéen Forgeron, dans le soir
De braise incandescente où sa forge s’allume,
A fait jaillir déjà d’une invisible enclume
Les étoiles qui par l’infini vont pleuvoir.

Comme un vin bouillonnant s’échappe du pressoir,
La pourpre en fusion coule en ardente écume
Qui ruisselle et déborde et pâlit et s’embrume,
Envahissant le ciel qui bientôt sera noir.

Très loin, sous une fine arcade de nuées
Où meurent des clartés de songe atténuées,
Une île d’or, de mers d’azur semble émerger ;

Et vers la lumineuse et frêle perspective
Avec amour j’exhale en un soupir léger
Le nostalgique aveu de mon âme plaintive.

RÊVE ÉVOCATEUR


Oh ! ton geste éperdu vers l’Occident vermeil,
Comme afin d’y plonger d’un coup d’aile sublime,
Oh ! tes bras éplorés vers l’Astre qui s’abîme
Inclinant les Douleurs lasses au noir sommeil !

Oh ! ton regard déjà transfiguré, pareil
A l’œil d’un aigle ayant atteint quelque âpre cime,
Pour voir mourir, du haut de sa montagne infime,
Drapé de pourpre et d’or, l’impérial Soleil !

Tout s’est évanoui sans retour, voix des choses,
Cloches vibrant ainsi qu’en des apothéoses,
Derniers reflets du soir à l’horizon divin ;

Et depuis, subissant les brèves Destinées,
Mon âme, que la Gloire amère appelle en vain,
Mêle aux lauriers flétris les verveines fanées.


CONTEMPLATION


Ce soir, nous avons vu mourir, de la terrasse,
Le plus triste soleil qui jamais ait pâli ;
Car nous pleurions alors notre rêve aboli
Et pareil au sillage éphémère qu’il trace.

Et je sentais, tandis que mon regard embrasse
Tout l’horizon déjà vers l’Est enseveli
Sous des brumes de songe et des cendres d’oubli,
S’éteindre en nous l’amour et la foi d’une race.

Une lumière aussi dans nos esprits mourait.
Mais nous avons gardé le tragique secret
Des âmes par la même angoisse fiancées ;

Laissant l’illusion divine d’autrefois
S’abîmer dans le gouffre amer de nos pensées,
Comme l’Astre perdu dans la rouille des bois.


la mort des roses


Dans le jardin hanté des baumes, visité
Des essaims et qu’emplit l’âme du soir, s’étale,
Sous la douceur de la lumière occidentale,
Une rose qui meurt au seuil d’or de l’Été.

Car, trop épanouie en sa maturité,
La fleur se détachant pétale par pétale
Disperse mollement sur l’argile natale
Sa corolle de grâce au parterre attristé.

Sans un regret, sans un soupir, sans un murmure,
Ma vie, effeuille-toi comme la rose mûre ;
Laisse tomber les jours douloureux un par un,

Pour qu’à l’heure où viendra la Mort tarir mes veines,
S’évanouisse aux vents nocturnes le parfum
Des rêves abolis et des chimères vaines.

Léonce Depont.