Soleils d’Hiver/15

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A. Lemerre (p. 51-53).

L’ESCADRE



Droits, silencieux, graves, immobiles,
Chauffant au soleil leurs flancs ramassés,
Semés sur la mer comme un groupe d’îles,
Les voilà là-bas, les grands cuirassés.

Les voilà, les grands cuirassés de France !
Près d’eux, tel qu’un vol d’oiseaux batailleurs,
Essayant leur course en pleine assurance,
Passe un escadron de fins torpilleurs.

Les monstres altiers, dont la coque noire
Dresse puissamment ses remparts de fer,
Semblent regarder, du haut de leur gloire,
Ces minces bateaux, jouets de la mer.

Fiers de leurs canons montrant aux tourelles
Leurs longs cous tendus pour vomir la mort,
Ils n’ont que mépris pour ces barques frêles
Qu’un coup d’éperon broierait sans effort.


Mais, rasant le flot, hâtant sans fatigue
Leurs mouvements secs, trépidants, pressés,
En moins d’un instant, derrière la digue,
Les fins torpilleurs sont déjà passés.



Dans les heurts futurs des guerres navales
— Oh ! qui ne frémit rien que d’y songer ? —
Quand, se rencontrant, deux flottes rivales
À toute vapeur devront se charger,

Qui triomphera, dans cette mêlée
Où ruisselleront le fer et le sang,
Du noir torpilleur à tête effilée
Ou du cuirassé superbe et puissant ?

Du rempart blindé, de la mince écorce,
Qui des deux saura le mieux résister ?
Qui vaudra le mieux — l’adresse ou la force —
Pour porter les coups… ou les supporter ?

S’inclineront-ils, ces géants superbes,
Devant ces brûlots savants et subtils,
Ou, comme la grêle au milieu des herbes,
Aux premiers boulets les faucheront-ils ?


Problème que nul n’est près de résoudre !
Voile épais que rien ne peut soulever…
Nuage sanglant qui retient la foudre,
Et qu’un jour peut-être on verra crever…

S’ils viennent, ces jours de deuil, de souffrance,
— Jours maudits où Dieu se cache le front ! —
Tous, grands et petits, les vaisseaux de France
Connaîtront leur tâche et l’accompliront.

Pour vous animer, torpilleurs rapides,
Aussi bien que vous, ô cuirassés lourds,
Nos marins sont là, ces fiers intrépides,
Parfois à la gloire, au danger toujours.

Tous, sans hésiter, sans compter leurs peines,
Affrontant l’horreur des luttes en mer,
Sauront infuser le sang de leurs veines
Aux moindres replis de vos corps de fer ;

À votre matière ils souffleront l’âme,
L’âme des meilleurs parmi les meilleurs,
Et qui volera, belliqueuse flamme,
Des lourds cuirassés aux fins torpilleurs !