Solidarité/Doctrine pratique de la solidarité sociale

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Armand Colin (p. 73-114).
CHAPITRE III


Doctrine pratique de la solidarité sociale.




I


L’idée du bien et du mal est, en soi, une idée irréductible ; c’est un fait premier, un attribut essentiel de l’humanité ; chez tout homme se retrouvent cette notion abstraite du devoir, cette nécessité, ressentie et consentie, d’obéir, suivant l’expression de Kant, « à une loi par respect pour la loi ».

Mais la définition de cette loi à laquelle il est nécessaire d’obéir est variable : « la connaissance du bien que la conscience nous prescrit de faire est l’ouvrage de la raison ; la raison se développe dans l’histoire ; la conscience est donc, comme la raison, soumise à la loi du développement[1] », et c’est ce développement que nous montre en effet l’histoire des philosophies et des religions, des mœurs et des lois.

Lorsque Cicéron, dans le célèbre passage du De legibus, affirme l’existence « d’une loi commune a tous les hommes qui commande la vertu et défend l’injustice », il dit vrai, en constatant l’universalité, la nécessité de l’existence d’une loi morale. Mais il méconnaît les réalités de l’histoire quand il ajoute « qu’elle n’est pas autre à Rome ni à Athènes, ni différente aujourd’hui de ce qu’elle sera demain, qu’elle est inflexible, toujours la même, embrassant toutes les nations et tous les siècles ». Quelles divergences, au contraire, entre les règles morales définies et proclamées par les diverses religions et les diverses races, dans chaque siècle et dans chaque pays ! Entre un brahmane et Socrate, entre Moïse et Jésus, entre Caton et Spinoza, quels abîmes ! Combien d’états successifs de la conscience générale depuis les sacrifices humains des vieux cultes jusqu’à la doctrine chrétienne de la charité ou jusqu’à la doctrine philosophique de la fraternité ! Combien d’idées morales dont on peut déterminer presque exactement l’apparition dans l’histoire, depuis le plaidoyer d’Apollon pour Oreste jusqu’au sermon sur la montagne, depuis les entretiens d’Épictète jusqu’à la déclaration des droits de l’homme !

Si la notion première du bien et du mal est une nécessité, si le sentiment de l’obligation morale constitue en nous un « impératif catégorique », l’opération intellectuelle, par laquelle l’homme s’efforce de définir le bien et le mal et cherche les conditions de l’obligation morale, est du domaine de la raison ; les résultats en sont modifies à mesure que la raison humaine elle-même, par l’observation des lois naturelles du monde, se détermine et s’éclaire.

Et le progrès des institutions publiques ou privées n’est à son tour que l’application successive au for extérieur des développements de l’idée morale ; famille, tribu, cité, patrie, liberté, propriété, héritage, souveraineté, impôt d’argent ou de sang, tout a évolué autour de l’homme, à mesure qu’évoluait en lui l’idée morale, fonction suprême de sa raison.

Ne nous étonnons donc pas, à l’heure présente, de voir toutes les institutions, toutes les lois discutées, remises en question. Le malaise moral et social dont nous souffrons n’est que le sentiment du désaccord qui s’est révélé entre certaines institutions politiques, économiques ou sociales, et les idées morales que les progrès de la pensée humaine ont lentement transformées.

Il ne s’agit pas de trembler et de pousser des cris d’alarme ; il ne sert de rien de proclamer la faillite de la science et — comme un enfant jette des pierres à la mer qui monte — d’aiguiser des traits contre la souveraineté de la raison.

« Le monde n’est dans le tremblement que parce qu’il est dans l’enfantement. » Une tâche s’impose aux hommes. Il s’agit pour eux, partant des vérités certaines que seule apporte la science, de rechercher en quoi ces vérités ont pu modifier les idées morales traditionnelles, les définitions anciennes du droit et du devoir dans l’humanité, puis d’adapter les organes de la vie sociale aux conditions nouvelles qu’aura révélées cet examen. Il s’agit, pour eux, en un mot, de rétablir « l’accord entre leurs idées, leurs sentiments et leurs actes ».

Alors seulement la paix sera faite dans la conscience et dans la société.

II


La connaissance des lois de la solidarité des êtres devait réagir puissamment sur les théories morales. La définition des droits et des devoirs des hommes ne peut plus être cherchée désormais en dehors des rapports qui les lient solidairement les uns aux autres dans l’espace et dans le temps.

Tant que l’homme était considéré comme un être à part dans la nature, tant que chacun des hommes paraissait un exemplaire, toujours semblable aux autres, d’un type unique, créé de toutes pièces, au début des jours, par un acte particulier et définitif de la puissance divine, il suffisait de déduire, en une pure opération de logique, les conséquences de ce caractère absolu de la personne humaine, pour déterminer ce qu’on appelait les droits de l’homme, et ses devoirs envers son créateur, envers ses semblables, envers lui-même. L’homme était une fin pour lui et pour le monde : ses droits et ses devoirs étaient pour ainsi dire les moyens propres à cette fin.

Le problème est maintenant plus complexe, et cependant la solution en doit être plus précise. L’homme n’apparaît plus ici-bas comme un être de nature spéciale, comme une abstraction dont le moi « un et identique » est à priori le sujet de droits abstraits eux-mêmes ; il s’est transformé en un être réel, d’une nature semblable à celle des autres êtres vivants, soumis comme eux à des liens, à des subordinations sans nombre, obéissant aux lois de l’évolution générale et ne pouvant chercher, en dehors du réseau d’actions et de réactions qui l’environne de toutes parts, les conditions du développement de sa personnalité et de celle des êtres semblables à lui.

C’est le sens de la maxime de Fouillée : « Les lois morales qui s’imposent à l’individu ne sont autre chose que les conditions générales de la société. » En tout cas, si cette maxime semble excessive, si elle offre le danger de paraître confondre la notion du droit et celle de l’utilité générale, il est vrai de dire que les lois morales qui s’imposent à l’individu ne peuvent être cherchées en dehors des conditions générales de la vie en société.

Elles ne peuvent se découvrir que par l’étude de la personne humaine, considérée non dans un isolement métaphysique, mais dans la réalité de ses rapports avec son milieu, son temps, la race d’où elle sort et la postérité qui sortira d’elle.

L’homme n’étant plus isolé, le droit ne peut plus s’établir entre les hommes comme il s’établit, en fait, encore à notre époque, entre des étrangers, entre des nations séparées par des frontières, indépendantes l’une de l’autre, souveraines et poursuivant chacune son développement exclusif.

L’homme n’est plus une fin pour lui et pour le monde : il est à la fois une fin et un moyen. Il est une unité, et il est la partie d’un tout. Il est un être ayant sa vie propre et ayant droit à conserver et à développer cette vie ; mais il appartient en même temps à un tout sans lequel cette vie ne pourrait être ni développée, ni conservée ; sa vie même n’a été possible, elle n’est ce qu’elle est que parce que le tout dont il fait partie a été avant lui, parce que d’autres vies inférieures à la sienne ont été, avant la sienne, conservées et développées grâce à cet ensemble, et ont déterminé l’épanouissement de la vie commune supérieure d’où il est lui-même issu.

C’est au fond, entre l’homme et la société humaine, la lutte mystérieuse de l’individu et de l’espèce, drame de combat et drame d’amour ; l’individu ne pouvant être sans l’espèce, l’espèce ne pouvant durer que par l’individu. C’est dans les conditions de ces actions réciproques de la partie et du tout que l’idée de justice doit chercher sa réalisation. C’est en pénétrant le sens profond d’une contradiction qui n’est en réalité qu’une harmonie supérieure, en retrouvant l’échange des services sous l’opposition apparente des intérêts, l’accroissement de l’individu dans l’accroissement social, que l’idée morale recevra sa formule et la théorie des droits et des devoirs son expression, non abstraite et subjective, mais concrète, objective, conforme aux nécessités naturelles et par là même définitive.

Le bien moral sera désormais, comme l’a dit Secrétan, « de nous vouloir et de nous concevoir comme membres de l’humanité. Le mal sera de nous vouloir isolément, de nous séparer du corps dont nous sommes les membres[2] ».

III


En détruisant la notion abstraite et à priori de l’homme isolé, la connaissance des lois de la solidarité naturelle détruit du même coup la notion également abstraite et à priori de l’État, isolé de l’homme et opposé à lui comme un sujet de droits distincts ou comme une puissance supérieure à laquelle il serait subordonné.

L’État est une création des hommes : le droit supérieur de l’État sur les hommes ne peut donc exister ; il n’y a pas de droits là où il n’existe pas un être, dans le sens naturel et plein du mot, pouvant devenir le sujet de ces droits. Les économistes ont raison quand ils repoussent, au nom de la liberté individuelle, la théorie socialiste de l’État.

Peu importe que l’on appelle ce prétendu pouvoir supérieur, pouvoir de l’État ou pouvoir de la société. Nous acceptons cette réponse de M. Yves Guyot à M. Lafargue : « Quand les socialistes parlent de la société, des droits et des devoirs de la société, et les opposent aux droits de l’homme, ils attribuent à cette société une existence propre, une vitalité spéciale, une grâce particulière que ne lui donnent pas les individus qui la composent, et ils oublient de répondre à la question suivante : Qu’est-ce que cette société[3] ? »

Pas plus que l’État, forme politique du groupement humain, la société, c’est-à-dire le groupement lui-même, n’est un être isolé ayant en dehors des individus qui le composent une existence réelle et pouvant être le sujet de droits particuliers et supérieurs opposables au droit des hommes.

Ce n’est donc pas entre l’homme et l’État ou la société que se pose le problème du droit et du devoir ; c’est entre les hommes eux-mêmes, mais entre les hommes conçus comme associés à une œuvre commune et obligés les uns envers les autres par la nécessité d’un but commun.

Il ne s’agit pas de définir les droits que la société pourrait avoir sur les hommes, mais les droits et les devoirs réciproques que le fait de l’association crée entre les hommes, seuls êtres réels, seuls sujets possibles d’un droit et d’un devoir.

Quand, pour une entreprise industrielle ou commerciale, des hommes associent leurs intelligences, leur travail et leurs capitaux, ils ne créent pas en dehors d’eux un être supérieur à eux-mêmes — la société industrielle ou commerciale — qui peut avoir contre eux, des droits particuliers ; ils établissent simplement entre eux sous ce nom de société, un ensemble de liens et d’accords, d’obligations réciproques auxquelles ils reconnaissent ce double caractère d’être en fait les meilleurs moyens d’atteindre le but, de réaliser l’objet pour lequel ils se sont réunis, et d’être, en droit, combinés de telle manière qu’aucun des associés n’en éprouve de dommages ou n’en obtienne d’avantages particuliers, que chacun prenne équitablement sa part des charges et des bénéfices, des profits et des pertes, et qu’ainsi se trouvent à la fois réalisées les conditions naturelles, nécessaires, du fonctionnement d’une entreprise commune, et les conditions morales d’une juste association.

Le problème social dans son ensemble, est le même que celui que résolvent chaque jour les actionnaires d’une société particulière. Il n’en diffère qu’en ce point, qu’il ne peut être résolu à l’avance par une convention préalable à la constitution de la société ; c’est de l’association de fait, préexistante, qu’il s’agit de dégager les conditions de l’association de droit.

Il y a une association naturelle, nécessaire, dont tous les membres sont solidaires dans le temps et dans l’espace, et qui trouve dans cette solidarité même l’élément intérieur essentiel de sa durée et de son progrès ; il y a lieu de reconnaître exactement la nature, l’objet, le but de cette association naturelle ; de rechercher les conditions de fait dans lesquelles son développement peut être assuré, son terme atteint ; et parmi les conditions de fait qui seront reconnues comme les moyens indispensables de cette fin, il y a lieu de découvrir et de retenir exclusivement celles qui en même temps placeront les membres de l’association dans des conditions réciproques conformes à l’idée morale ; celles qui, répartissant équitablement entre tous les avantages et les charges, seront celles-là mêmes qu’auraient adoptées les associés s’ils avaient été auparavant libres, et également libres, de discuter entre eux, avec une égale moralité, les conditions de leurs accords ; celles, en un mot, qui, répondant à la fois au fait et au droit constitueraient la loi naturelle et la loi morale d’un contrat formé pour le même objet entre des êtres libres et conscients.

La formule qui déterminera le lien social devra donc tenir compte de la nature et du but de la société humaine, des conditions dans lesquelles chaque membre y entre à son tour, des avantages communs dont le bénéfice lui est assuré et des charges communes auxquelles il se trouvera soumis ; elle devra, en d’autres termes, reconnaître les apports et les prélèvements de chacun, faire le compte de son doit et de son avoir, afin d’en dégager le règlement de son droit et de son devoir.

La législation positive ne sera que l’expression pratique de cette formule de répartition équitable des profits et des charges de l’association. Elle ne créera pas le droit entre les hommes, elle le dégagera de l’observation de leurs situations réciproques ; elle devra se borner à le reconnaître et à en assurer les sanctions.

En analysant les rapports nécessaires entre les objets de l’association, elle fixera du même coup les rapports nécessaires entre les consciences des associés.

Elle ne sera donc pas la loi faite par la société, et imposée par elle aux hommes.

Elle sera la loi de la société faite entre les hommes[4]

IV


Loin de porter atteinte à la liberté individuelle, la loi sociale ainsi définie lui donne au contraire tout son caractère et toutes ses sûretés ; car, en en fixant les limites naturelles, elle lui assure, en dehors de tout arbitraire, d’inébranlables garanties.

L’organisme ne se développe qu’au prix du développement des éléments qui le composent ; la société ne peut progresser que par le progrès des hommes.

La liberté n’est autre chose que la possibilité pour l’être de tendre au plein exercice de ses facultés, au plein développement de ses activités ; en développant incessamment l’organe, la fonction élève l’être vers le degré supérieur d’existence où tend toute vie.

La liberté du développement physique, intellectuel et moral de chacun des hommes est donc la première condition de l’association humaine. Et puisqu’il n’existe pas de puissance extérieure, État, société politique, à laquelle appartienne un droit opposable au droit de l’individu, la faculté du développement de chaque individu ne peut trouver de limite que dans la faculté du développement également nécessaire à chacun de ses semblables.

Tout arrangement politique ou social qui cherchera à déterminer autrement les bornes de la liberté des hommes sera contraire aux lois naturelles de l’évolution de la société.

Mais ces libertés des individus ne sont pas des forces indépendantes les unes des autres ; les hommes sont, non des êtres isolés, mais des êtres associés ; au point de contact, ces libertés, se limitant l’une l’autre, ne doivent point se heurter, se faire échec et s’entre-détruire, mais au contraire, comme des forces de même sens appliquées à un point commun, elles doivent se composer en résultantes, qui accroîtront le mouvement du système tout entier.

Rousseau apercevait en partie cette conséquence quand, voulant montrer l’utilité du pacte social, il disait : « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce que l’on a[5].

Mais ce n’est pas seulement par une raison d’utilité, c’est par une raison de morale et plus rigoureusement encore par une raison de droit, qu’il est nécessaire qu’il en soit ainsi.

L’homme vivant dans la société, et ne pouvant vivre sans elle, est à toute heure un débiteur envers elle. Là est la base de ses devoirs, la charge de sa liberté.

L’obligation de chacun envers tous ne résulte pas d’une décision arbitraire, extérieure aux choses ; elle est simplement la contre-partie des avantages que chacun retire de l’état de société, le prix des services que l’association rend à chacun.

L’obéissance au devoir social n’est que l’acceptation d’une charge en échange d’un profit. C’est la reconnaissance d’une dette.

C’est cette idée de la dette de l’homme envers les autres hommes qui, donnant en réalité et en morale le fondement du devoir social, donne en même temps à la liberté, au droit individuel, son véritable caractère, et par là même ses limites et ses garanties.

Rousseau voyait dans le pacte social « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté » et la théorie socialiste a pu logiquement s’emparer de cette maxime pour conclure à la communauté des biens.

Sans aller aussi loin, plus d’un philosophe contemporain croit que dans le pacte social l’individu consent à « l’abandon d’une partie de ses droits pour en sauvegarder l’autre partie ».

Mais reconnaître une dette n’est pas abandonner un droit, c’est reconnaître la limite véritable de ce droit. Un homme reçoit par don, par legs ou par contrat onéreux, le droit de cultiver un domaine et d’en consommer les fruits, à charge par lui de donner une part de ces fruits à certains ayants droit du testateur, du donateur ou du bailleur ; lorsque annuellement il fera la remise de cette partie des fruits, renoncera-t-il donc à un de ses droits ou n’exercerat-il pas simplement son droit dans les limites mêmes où l’acte initial l’a constitué ? Au moment de l’inventaire annuel d’une société, à l’heure du règlement des comptes, des profits et des pertes, les actionnaires, avant de fixer le dividende, déduisent de l’actif les charges sociales, acquittent les dettes, placent certaines sommes au fonds d’amortissement du capital. Peut-on dire qu’en agissant ainsi ils abandonnent une part de leurs droits ? Ils reconnaissent simplement leur dette et par suite la limite véritable de leur droit.

Il n’en va pas autrement dans la société humaine. Il s’agit pour les hommes, associés solidaires, de reconnaître l’étendue de la dette que chacun contracte envers tous par l’échange de services, par l’augmentation de profits personnels, d’activité, de vie résultant pour chacun de l’état de société ; cette charge une fois mesurée, reconnue comme naturelle et légitime, l’homme reste réellement libre, libre de toute sa liberté, puisqu’il reste investi de tout son droit. Ce droit, aucune puissance extérieure ne peut prétendre à le limiter, et la loi positive, qui s’est bornée à reconnaître la dette de chacun, à en déterminer le montant d’après les services reçus, est également fondée au point de vue naturel et au point de vue moral ; elle est bien, sinon, comme on l’a dit ingénieusement, mais incomplètement, « la conscience de ceux qui n’en ont pas », du moins l’expression équitable des rapports naturels entre de libres associés, l’expression des volontés de la conscience commune éclairées par la commune raison.

V


Et la même doctrine établit, en même temps que la liberté, l’égalité non des conditions, mais du droit entre les hommes.

On a dit en effet : qui donc fixera ce compte des profits et des pertes, des avantages et des charges ? qui donc fera la répartition équitable entre les associés ? L’arbitraire et l’à priori, qu’on a prétendu écarter des prescriptions de la loi générale, ne vont-ils pas rentrer, au contraire, sous cette forme dans les arrangements sociaux ? À quel modèle, à quel type, à quel idéal préalable la répartition des charges et des profits, l’évaluation de la dette de l’individu envers la société pourront-elles, devront-elles être comparées pour s’imposer aux esprits et aux consciences et pour être légitimement l’objet d’une sanction.

On ne peut méconnaître la force de ces objections ; il est certain que dans le calcul détaillé et précis des obligations sociales de chaque citoyen s’élèveront des difficultés de toute nature.

Mais il n’est pas de loi naturelle qui n’offre au physicien, au chimiste, d’innombrables difficultés d’application : ces difficultés ne font point échec à la loi elle-même ; les erreurs que les hommes peuvent commettre en se servant d’elle ne diminuent point l’exactitude du principe général dont la loi est l’expression.

La loi naturelle de répartition des charges sociales n’échappe pas à ces conditions communes[6]. Ce qu’il s’agit d’établir en ce moment c’est son principe, et ce principe est contenu tout entier dans cette affirmation : que, sous les inégalités de toutes sortes, différences de sexe, d’âge, de race, de force physique, d’intelligence, de volonté, il y a, entre tous les membres de l’association humaine un caractère commun, identique, qui est proprement la qualité d’homme, c’est-à-dire d’être à la fois vivant, pensant et conscient. Ce caractère, réduit à ces trois termes essentiels, existe chez chacun des hommes à des degrés divers, mais chez aucun d’eux il ne peut être supprimé[7], et les êtres mêmes qui le possèdent au degré le plus faible sont encore des hommes, associés naturels des autres hommes, coopérant à l’évolution commune, par le travail, par le langage, fût-il rudimentaire, par l’échange possible de certaines idées, par la faculté commune de reproduction de l’espèce, etc.

C’est ce triple caractère, commun à tous les hommes et qui n’existe, au moins sur cette terre, chez aucun être en dehors de l’homme, qui est le titre commun des membres de la société.

Titre commun, il a, au point de vue moral, une valeur égale pour tous ; l’exercice du droit qu’il confère pourra être plus ou moins étendu suivant le degré d’évolution personnelle de chacun des associés : mais le droit lui-même, né d’une qualité commune — la conscience, unique fondement du droit — est chez tous d’une valeur égale et doit être chez tous également reconnu et respecté.

C’est ce titre commun que nous reconnaissons et que nous désignons sous une forme aussi simple qu’énergique quand, parlant des hommes les plus dégradés, des peuples les plus sauvages nous disons encore : Ce sont nos semblables.

La société est formée entre des semblables, c’est-à-dire entre des êtres ayant, sous les inégalités réelles qui les distinguent, une identité première, indestructible. Et de là découle pour tous ce qu’on a appelé avec justice « une égalité de valeur dans le droit social[8] ».

C’est cette égalité de valeur dans le droit que doit exprimer la répartition des profits et des charges. On le voit, il n’est point question de faire sortir de cette conception toute réelle de l’être humain une définition abstraite des droits et des devoirs de l’homme ; il y a lieu seulement de reconnaître et de retenir que, pour la fixation des droits et des devoirs de chacun dans l’association solidaire qui existe entre ces hommes, pour le calcul des profits et des charges à répartir entre tous, il doit être tenu compte d’un coefficient commun à tous, d’une valeur de droit égale pour tous. Au milieu des innombrables éléments de calcul, tirés des inégalités naturelles de toutes sortes qui séparent et différencient les hommes, il faudra toujours, pour déterminer la situation équitable de chacun, faire entrer en compte cette valeur et l’admettre comme égale pour tous ; en deux mots, dans la série des équations personnelles, les inégalités naturelles seront les seules causes d’une différence qui ne devra jamais être accrue par une inégalité de droits.


  1. Secrétan, Discours laïques, VIII.
  2. Civilisation et croyance. — M. Izoulet a donné de la même pensée une autre formule très intéressante. Répondant aux socialistes qui croient trouver dans l’abolition de la propriété individuelle la solution du problème social, il répond : « Ce n’est pas la socialisation des biens, c’est la socialisation de la personne qu’il s’agit de réaliser. » (Cité moderne.)
  3. Yves Guyot, la Propriété, p. 254.
  4. On voit facilement en quoi la théorie de la solidarité naturelle et morale s’écarte de la doctrine du Contrat social de Rousseau. Les deux systèmes ont ce trait commun : la notion d’une société entre les hommes. Mais Rousseau ajoute à l’idée d’une association existant en fait l’hypothèse d’une convention préalable fixant les conditions de cette association : « Il faut, dit-il, toujours remonter à une première convention. » (I, 5.) En outre, il admet « l’état de nature », c’est-à-dire qu’il suppose l’homme parfait au commencement des choses, investi dès lors de droits et de devoirs absolus qu’il a mis en commun ; les vices des institutions sont les déformations successives de cet état de primitive perfection : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » (I, 1.) — Dans la réalité, c’est au contraire le conflit des forces, la lutte brutale pour l’existence, qui sont au point de départ, et c’est par l’évolution des groupes, fortuitement constitués, vers un état plus élevé d’intelligence et de moralité, que l’idée d’une association volontaire se dégage et se précise, coordonne les forces hostiles en résultantes utiles à chacun et à tous, et, par un lent devenir, prépare, sur les ruines de l’état de guerre et d’autorité l’avènement du régime pacifique et contractuel. — Enfin, pour Rousseau, toutes les clauses du contrat social se réduisent à une seule : « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté » (I, 6) ; tandis que la doctrine de la solidarité tend au contraire à accroître la liberté et la puissance de chaque individu dans l’action commune, librement consentie par tous.
  5. Contrat social, I, 6.
  6. Ces difficultés devront être successivement examinées à propos des problèmes de la propriété, de l’héritage, de l’impôt, etc.
  7. Dès que la conscience et la pensée disparaissent d’une manière durable, par exemple chez l’aliéné, il n’y a pas suppression du droit, car l’individu reste virtuellement capable de reprendre le caractère d’homme, mais suspension de l’exercice du droit.
  8. Darlu, Revue de métaphysique, janvier 1893.