Solidarité/Rapport de M. Léon Bourgeois au Congrès d’Éducation Sociale en 1900
I
Rapport de M. Léon Bourgeois au Congrès d’Éducation Sociale en 1900.
La pensée qui a déterminé quelques citoyens de bonne volonté à prendre l’initiative du Congrès d’Éducation Sociale a été présentée par eux au public dans une circulaire dont nous devons résumer ici les passages essentiels (circulaire du Comité d’organisation, juillet 1899) :
« L’idée d’un lien social existant naturellement entre les hommes et de leur responsabilité mutuelle dans les faits sociaux s’est dégagée peu à peu des discussions qui agitent les esprits depuis le milieu du xixe siècle. De là vient la nécessité de rechercher et de déterminer, à la fois suivant les données de la science expérimentale et en vue de satisfaire à l’idée de justice, les conditions de l’association à établir volontairement entre les hommes… Faire pénétrer cette notion nouvelle dans les esprits, faire en un mot l’éducation du sens social dans l’humanité, est la tâche qui s’impose désormais à ceux qui poursuivent pacifiquement les solutions du problème social. »
La recherche des moyens propres à faire l’éducation, non pas simplement de l’honnête homme ou du bon citoyen, mais du véritable être social, est donc l’objet même des délibérations de notre Congrès.
Et le programme de nos travaux énumère les faits, de l’ordre cosmique ou biologique, aussi bien que de l’ordre économique ou politique, dont l’étude objective pourra faire clairement apparaître la loi naturelle de solidarité qui unit tous les hommes, et guidera ainsi l’éducateur dans son enseignement, aussi bien que le législateur dans son action réformatrice.
Mais il ne suffit pas de démontrer l’existence d’une loi générale de solidarité humaine et de donner ainsi aux esprits et aux consciences une simple direction. Certes il est beau et bon d’apprendre aux enfants et aux hommes qu’ils doivent se considérer, non plus comme des isolés, comme des individus ayant le droit de mettre en eux-mêmes le but de leur propre existence, mais comme des associés, membres de fait et de droit d’une société où toutes les responsabilités sont mutuelles ; qu’ils doivent prendre désormais conscience de la conscience commune et juger leurs actes particuliers du point de vue nouveau de cette conscience sociale.
Mais pour que ces leçons soient efficaces, pour que ces préceptes se traduisent en actes, pour que le sentiment de la solidarité se détermine en une volonté ferme et durable, pour que se réalise un état supérieur de l’être où, suivant une énergique expression, « l’on vit dans nous et dans chacun comme on sent chacun de ses semblables vivre en soi »[1], il ne suffit pas d’une vue d’ensemble des choses, d’une sorte de conception purement philosophique du monde et de la société.
Une telle conception peut favoriser les penchants généreux, amener d’heureux rapprochements, augmenter le nombre des bonnes actions, des dévouements, des sacrifices, rendre l’altruisme plus étendu, plus agissant. Elle peut, en somme, resserrer entre les hommes les liens de la vie morale, mais elle ne peut prétendre à fonder entre eux une règle nouvelle de droit social.
Ce qu’il faut savoir, et ce qu’une analyse précise des conditions objectives de la solidarité peut seule nous apprendre, c’est si les lois de cette solidarité contiennent les fondements d’un véritable droit humain, si leur application peut conduire à une organisation positive où l’accomplissement des obligations sociales mutuelles prendra l’impérieuse évidence d’un acte de stricte honnêteté, où leur inexécution équivaudra à la violation d’un contrat et pourra entraîner, suivant la règle ordinaire de justice, des sanctions, expression légale des réactions naturelles de l’être lésé par d’autres êtres, comme il en existe déjà en cas d’inexécution des obligations de droit civil ou de droit public.
On ne songe pas, ai-je besoin de le dire, à apporter, dans ce rapport, une réponse suffisante à une question aussi grave, aussi difficile. Ce serait une prétention insupportable. Mais il a semblé au Comité d’organisation qu’il n’était pas de problème plus pressant pour l’humanité, qu’il fallait le poser clairement, le soumettre dans ses termes vrais à l’examen public, qu’il était possible de prendre ici la responsabilité de quelques vérités qui semblent établies, et d’indiquer la méthode qui pourrait mener à de plus complètes solutions.
C’est l’objet du présent rapport. Quelle que soit l’issue des discussions auxquelles il donnera lieu, il vous semblera peut-être que ces discussions auront été utiles. Pour nous, c’est précisément un devoir social que nous croyons accomplir en les provoquant.
Parmi les rapports distribués aux membres du Congrès, il en est un qui logiquement précède et prépare celui-ci. Un historien de la philosophie qui est en même temps un mutualiste, un solidariste pratiquant, y a résumé avec une éloquente précision les solutions du problème moral et social successivement proposées par les philosophes de toutes les époques. Du stoïcisme et de l’épicurisme au premier christianisme, de Rousseau à Kant, d’Auguste Comte aux philosophes contemporains, il a montré comment, à chaque conception physique ou métaphysique du monde, avait correspondu un système social, comment à travers tous ces systèmes, l’antinomie avait subsisté, en apparence irréductible, entre les deux tendances, les deux nécessités auxquelles, suivant mille causes, se soumet alternativement l’esprit des hommes : l’ordre et le progrès, la justice et la liberté.
Mais on a pu voir commenta travers ce doute sans fin, malgré les systèmes et les théories, un incessant besoin de conciliation entre les contradictoires, de coordination entre les forces opposées, avait toujours guidé la masse des hommes vers un état d’équilibre, où pourrait se réaliser à la fin, malgré les apparences contraires, plus de justice et plus de liberté.
De nos jours, cet instinct longtemps obscur et vague s’est transformé. On a voulu sortir des systèmes et se rendre compte des réalités. Des associations se sont formées, d’abord entre quelques-uns pour des objets limités, puis entre des associés toujours plus nombreux et pour des objets toujours plus vastes. Et ces associations ont montré comment la coordination des volontés libres produisait pour chacun et pour tous des résultats supérieurs à ceux de la concurrence égoïste. L’esprit d’association a pénétré partout. Il est en train de révolutionner pacifiquement le monde.
C’est par ces expériences qu’est devenue possible l’étude des conditions dans lesquelles pourrait s’établir pour l’ensemble des activités humaines, pour la société proprement dite, un état de mutualité et de solidarité où la justice et la liberté n’agiraient plus comme des forces contraires.
Et l’on sent croître de toutes parts la volonté réfléchie de poursuivre, par une méthode rationnelle, l’organisation d’un tel état vraiment social.
Cette organisation est-elle en effet possible ? C’est, nous l’avons dit, à l’analyse exacte des faits qu’il faut seulement le demander. Ici, d’ailleurs, dans une discussion où sont conviés des représentants de toutes les écoles philosophiques, de toutes les opinions politiques, de toutes les croyances, nous devons laisser de côté les vues a priori, les considérations d’ordre métaphysique.
Nous ne pouvons prendre pour base que les faits établis, dont la contestation ne peut être sérieusement tentée.
Trois faits essentiels nous apparaissent tout d’abord :
1o L’homme vit dans un état de solidarité naturelle et nécessaire avec tous les hommes. C’est la condition de la vie.
2o La société humaine ne se développe que par la liberté de l’individu. C’est la condition du progrès.
3o L’homme conçoit et veut la justice. C’est la condition de l’ordre,
On ne peut écarter du débat aucun de ces trois faits. Il faut les soumettre à l’analyse.
La société humaine existe, et l’homme y vit nécessairement dans un état d’interdépendance avec ses semblables. Qu’elle soit bonne ou mauvaise, équitable ou oppressive, pacifique ou violente, il y a toujours une société, et ses membres sont, qu’ils le veuillent ou non, solidaires les uns des autres. À tous les points de vue, physique, intellectuel, moral, économique, il n’est pas un homme, quelles que soient sa volonté et sa puissance, qui ne subisse à toute heure l’effet des actions de la volonté, de la pensée, de la vie même de tous les autres hommes. L’évidence de ce fait, la solidarité involontaire de tous les hommes, n’est plus discutée.
La liberté de l’individu est indispensable à son propre développement. Il ne s’agit point ici de la liberté métaphysique : que le libre arbitre existe ou non, que la volonté soit autonome ou déterminée, l’homme se croit libre et tend au libre emploi de toutes ses facultés.
Chacun, pour assurer sa vie et son développement personnel, applique sa volonté au point où, pour lui, est le moindre effort. C’est la division du travail, source de la civilisation. Toute diminution de la liberté, et par suite de l’activité volontaire de l’individu, équivaut à un arrêt de développement de toute la société humaine.
Enfin l’homme veut la justice. Il ne s’agit pas non plus de rechercher ici la valeur en soi de l’idée de justice, ni son rapport avec quelque idéal absolu ; il ne s’agit pas davantage d’examiner si la justice est pour la société humaine ce que les métaphysiciens appellent une fin.
Nous constatons simplement un fait irréductible. Il y a en chacun des hommes une idée — à la fois un concept et un sentiment — dont la négation ou la violation ne manque jamais de produire en lui une souffrance, et dont il veut que le respect soit assuré.
La société existe entre des êtres doués de conscience, c’est-à-dire capables de cette notion : la justice. Certes, l’idée de justice prend chez chacun des formes, des significations diverses, mais l’idée même est indestructible.
Analysons ce que l’homme entend par là.
En fait, chacun se représente un état de choses possible auquel il compare la réalité de sa situation. Cet état n’est pas celui qui correspondrait à ses désirs ou à ses besoins ; cela s’appellerait d’un autre nom : le bonheur. C’est celui qui correspond à ses qualités, à son effort, à ce qu’il nomme son mérite ; si toute l’activité de son moi avait produit le résultat naturel qu’il pouvait, logiquement, produire ; si l’ignorance, l’égoïsme, la mauvaise volonté, la haine d’autrui n étaient intervenus pour détruire, pour diminuer du moins le fruit naturel de ses actes, voilà, pense-t-il, quelle serait sa situation. Il appelle injustice l’inégalité qui existe entre cette situation imaginaire et celle qui lui est réellement faite. Mais il lui eût été impossible de se représenter cette situation idéale par une opération purement abstraite de son esprit. Il a fallu trouver quelque part la matière de cette représentation.
Il a, pour cela, comparé sa situation de fait avec celles d’autres hommes, dont il a considéré les aptitudes, l’activité, l’effort — ce qu’il appelle le mérite — comme égaux aux siens. C’est là seulement qu’il a trouvé une mesure où il pût rapporter sa situation personnelle et d’où il pût déduire la justice ou l’injustice de son sort. Dos occasions se sont présentées pour lui d’établir, non plus seulement pour lui-même, mais pour d’autres, des comparaisons semblables. Il a étendu alors à autrui cette notion d’égalité entre le mérite et le résultat obtenu, qui a été le premier élément de son idée de justice. Chaque homme a ainsi renouvelé les mêmes jugements. Et c’est ainsi que s’est formée et fixée définitivement en lui l’idée, non plus seulement personnelle, mais générale, d’une règle commune des mérites et des démérites à laquelle il entend assurer le respect commun.
Mais il est facile de voir quelle valeur a prise ainsi dans la formation du jugement de chacun des hommes la personne de ses semblables. En se comparant aux autres, dans cette opération de logique qui n’est, au fond, qu’une simple règle de trois, chacun a nécessairement reconnu à chacun, non pas égalité de fait avec lui-même, mais identité d’aptitude à l’égalité de fait : il a, en d’autres termes, reconnu entre lui et tous l’identité de nature, l’égalité de valeur sociale : on ne fait entrer dans un calcul que des quantités de même nature.
Ainsi, ce que nous avons appelé la notion de justice se ramène à ces termes nouveaux : en fait, l’homme, par là même qu’il est doué de raison et de conscience, c’est-à-dire qu’il a, pour lui-même, le concept et le sentiment de la justice, est nécessairement amené à reconnaître entre tout autre homme et lui une égalité de valeur sociale. S’il s’y refusait, il ne pourrait même pas, en ce qui le touche personnellement, définir et se représenter une injustice. Lorsque, par des raisons tout autres, Kant a dit : « Aucun homme ne peut être considéré comme moyen pour nos propres fins[2] », il n’a pas exprimé une pensée différente. L’homme, en résumé, veut que la société soit telle qu’à égalité de mérite pour lui, ou pour toute autre personne humaine, corresponde une égalité de situation.
Les données du problème social sont donc ainsi définitivement posées par les termes, irréductibles et donnés par les faits : solidarité, liberté, justice. Comment peuvent-ils être conciliés ?
Il est certain déjà qu’ils ne sont pas inconciliables. Dans un domaine voisin de celui du droit social — dans le domaine du droit privé, qui règle les rapports, non de chacun avec tous, mais de chacun avec chacun, — les législations civiles ont depuis longtemps établi un ensemble de règles qui ont permis à la paix de s’établir et de durer.
Le contrat librement souscrit entre ces parties est le fondement de la législation privée, comme il est le nœud de la société civile.
La division nécessaire du travail, source, nous lavons dit, de tout progrès, aboutit naturellement à l’échange de services, instrument de répartition des résultats du travail universel entre les individus. Le contrat privé, à moins qu’il ne soit de pure bienfaisance, est la constatation de cet échange.
Pour que le contrat soit valable, il faut qu’il ait été librement consenti. C’est-à-dire, en somme, trouvé juste par les deux contractants.
On a, je le sais, élevé sur ce point une discussion : « Jamais, a-t-on dit, il n’y a égalité dans un contrat, il y a toujours une partie plus pressée d’acheter que l’autre de vendre, un contractant plus habile que l’autre. » Cela est vrai, mais n’infirme point le principe posé. Il ne s’agit pas de savoir si un tiers trouvera que l’une des parties a fait une affaire meilleure que l’autre, ni même si le résultat ultérieur le démontrera ; il s’agit de savoir ce qu’ont pensé, au moment du consentement, les deux parties en présence et si elles ont estimé l’une et l’autre que, tout pesé, elles pouvaient sans dommage donner ce consentement. Les motifs qui me déterminent à vendre un objet m’amènent à le céder à un prix inférieur à sa valeur réelle ; ce n’est pas seulement le prix que j’en tire, c’est l’ensemble de mes motifs qu’il faut considérer : c’est là ce qui constitue ce qu’on appelle en droit la cause de la convention. Le marché ne se conclut en somme que lorsque le prix se trouve correspondre à la fois à l’ensemble des motifs de chacun des contractants, quand il y a équivalence dans les causes de la convention.
De là vient qu’une obligation sine causa est nulle de plein droit ; de là vient qu’elle est annulable si le consentement n’a pas été donné en pleine connaissance de cause, c’est-à-dire s’il y a eu fraude, dol, violence ou même lésion grave, cette lésion faisant présumer que le consentement n’a pas pu être éclairé.
Si ces règles du droit civil ont depuis bien des siècles concilié la liberté et la justice dans les rapports privés entre les hommes, d’où vient qu’elles n’ont pas été invoquées pour régler les rapports publics ou sociaux, c’est-à-dire ceux de chacun des hommes avec l’ensemble des autres, avec la société dont il fait partie ?
On n’y pouvait naturellement songer, aux époques du despotisme où l’autorité d’un homme, ou d’une caste, ou d’une classe faisait, par la force, la loi de tous. Mais du jour où la souveraineté des citoyens a été reconnue, où par suite a été admise la nécessité du consentement de tous à l’organisation sociale dont tous font partie, quelles causes ont empêché de remonter aux mêmes principes ?
Nous ne l’apercevons pas.
Certes, il n’y a pas, en fait, de consentement préalable des contractants, en ce qui touche les obligations sociales. Il n’y a pas pu y en avoir, et c’est l’objection insurmontable qui a ruiné la théorie du contrat social de Rousseau.
Cela est vrai, mais puisque la société existe, et qu’elle se maintient en somme par l’acceptation tacite de ceux qui la composent, il y a entre eux ce que le droit civil a depuis longtemps défini sous le nom de quasi-contrat ; or, le quasi-contrat n’est autre chose qu’un contrat rétroactivement consenti, c’est-à-dire fondé sur l’interprétation des volontés qu’eussent exprimées les parties si elles avaient pu librement intervenir au préalable et donner leur consentement à la formation du lien de droit. Ainsi toutes les règles de la validité du contrat sont applicables à la validité du quasi-contrat, et nous pouvons dire du quasi-contrat, d’où découlent les obligations sociales, qu’il n’est valable que dans les conditions du droit privé, c’est à-dire s’il y a équivalence dans les causes du consentement des parties.
Mais peut-il y avoir ici équivalence dans les causes ? — Cela revient à se demander ce que se proposent les hommes en société, quel est précisément l’objet du quasi-contrat social.
On a dit, brièvement, que cet objet « était de régler les rapports sociaux « suivant la nécessité reconnue par la raison »[3]. Et cette définition d’un sociologue positiviste s’accorde exactement avec celle des métaphysiciens disant que la société est « une liaison systématique d’êtres raisonnables réunis par des lois objectives communes ayant pour but d’établir entre ces êtres un rapport réciproque de fins et de moyens »[4]. Il y a des lois objectives communes, une nécessité. En dehors des lois naturelles, l’homme ne peut rien. L’objet est d’en tirer par la raison, c’est-à-dire par l’accord des volontés libres, l’arrangement réciproque qui réalisera entre tous l’idée de justice, besoin de la conscience sans la satisfaction duquel la société elle-même ne peut être maintenue.
L’objet du quasi-contrat social est donc en somme celui de tout contrat d’échange valablement consenti : c’est d’établir entre les services que, par le fait de la solidarité naturelle, chacun rend à tous et ceux que tous rendent à chacun, ce rapport de justice — l’équivalence — qui peut seule déterminer de part et d’autre le libre consentement.
Or, en fait, chacun des hommes, par son effort, crée chaque jour un produit dont, par la loi naturelle de solidarité, tous les autres hommes profitent. Chaque homme, en échange, jouit de l’ensemble des résultats produits par le travail, présent et antérieurement accumulé, de tous les autres. Mais cette jouissance est deux fois inégale. Elle l’est du fait de la nature et du sort qui dispensent inégalement entre les hommes la santé, l’aptitude physique ou intellectuelle, la durée de la vie — et contre cette cause d’inégalité l’accord des volontés ne peut rien, il n’y pas là matière à consentement et à contrat ; mais elle l’est aussi du fait des hommes, de leur ignorance, de leur barbarie, de leur violence, de leur âpreté au gain, en somme d’une longue série d’arrangements sociaux que l’idée de justice n’a point déterminés et pour lesquels le consentement de tous n’eût pas été obtenu.
Pour qu’il y ait validité du quasi-contrat social il faut que cette seconde cause d’inégalité — qui vient des hommes — disparaisse ; pour que rétroactivement chacun donne son consentement à la répartition des profils et des charges, il faut chez tous le sentiment qu’elle se fait dans les conditions qui déterminent tout échange, l’équivalence des causes du consentement chez toutes les parties.
Cette équivalence dans l’échange de services entre chacun et tous n’aboutit nullement, il est à peine besoin de le dire, à un prétendu nivellement entre les conditions. Nous ne savons pas si le nivellement des conditions est souhaitable ; nous nous contentons de savoir qu’il est impossible. Les inégalités naturelles sont, nous l’avons dit, hors du quasi-contrat social. 11 s’agit d’éliminer, des conditions qui faussent la justice de l’échange, celles qui proviennent de la volonté d’une partie des hommes et qui par suite détermineraient raisonnablement l’autre partie à refuser son consentement.
Si toutes les causes d’injustice qui dépendent de la volonté humaine sont écartées, l’échange de services étant, en soi, nécessaire, il ne pourra y avoir une volonté raisonnable qui se refuse à le confirmer ; comme dans le droit privé, c’est l’équivalence des motifs qui aura déterminé les consentements réciproques : il y aura libre accord entre les sujets parce qu’il y aura eu, à leurs yeux, justice dans l’objet de leur contrat. La solidarité du droit, expression de l’idée de justice, aura été tirée, par la liberté, des lois nécessaires de la solidarité de fait.
Le monde est loin d’un tel accord. Il faut bien pourtant qu’il s’établisse, puisque l’existence même d’une société véritable est à ce prix. Tant que l’échange des services sociaux semble blesser la notion de justice, il ne peut se réaliser sans résistance, sans contrainte ; si un grand nombre d’échanges sont ainsi imposés par la contrainte, le trouble des consciences passe dans les faits, la contrainte est repoussée par la violence. C’est l’histoire de toutes les révolutions.
Quelles causes donc ont empêché jusqu’ici non seulement de réaliser cet accord, mais même, pour beaucoup, d’en espérer la réalisation ?
C’est la difficulté, ne craignons pas de dire l’impossibilité, où chacun de nous se trouve d’évaluer, à tout moment, son effort personnel dans l’ensemble du produit social, et dévaluer en regard l’apport des autres hommes.
L’homme, en effet, naît débiteur de la société. Cette idée que l’on trouve à peine indiquée dans l’antiquité s’est développée de nos jours jusqu’à l’évidence. Nous l’avons dit ailleurs, nous ne craignons pas de le répéter : l’homme ne prend pas un aliment, ne manie pas un outil, n’ouvre pas un livre, n’exprime pas une pensée sans mettre à contribution le fonds social, le travail accumulé par les autres. Le compte de la part qui revient vraiment à chacun dans le produit de ce qu’il appelle son travail personnel devient ainsi presque impossible à faire. Et cette impossibilité d’une évaluation exacte produit un double résultat : d’une part, ceux qui sont en possession de la plus grande somme d’avantages sociaux et qui en bénéficient sans acquitter vraiment leur dette envers tous, défendent, comme étant leur droit, ce qui est de leur part, à leur insu même, un détournement, dont personne du reste ne peut faire la preuve contre eux ; d’autre part, les hommes qui sont privés de la plus grande partie des avantages sociaux ont le sentiment de leur créance, ils souffrent, ils se sentent frustrés, ils réclament leur part, mais ne pouvant exactement mesurer le dommage qui leur est fait et calculer le juste objet de leur revendication, ils s’irritent, s’abandonnent à la violence, ou, méconnaissant les lois naturelles contre lesquelles nul ne peut rien, ils rêvent de constituer, par des arrangements d’autorité, une prétendue cité de justice d’où disparaîtrait la seule raison de vivre de l’homme, la liberté.
Et cependant le mal est là. Les difficultés dont nous n’avons pas essayé de diminuer l’importance doivent-elles nous empêcher de le guérir ?
Tout d’abord le peut-on par voie législative ? Et dans quelle mesure ?
Nous ne sommes pas une assemblée politique, mais un Congrès d’éducation. On ne peut donc s’attendre à nous voir entreprendre ici l’étude d’une législation sociale.
Tout au plus pouvons-nous indiquer les principes généraux qui devraient prévaloir dans une législation concordante avec l’idée de solidarité contractante.
Tout d’abord, il ne peut s’agir de demander à ce qu’on appelle l’État, de résoudre le problème par voie d’autorité.
L’État ! Cette croyance à une sorte d’être supérieur aux hommes, tirant de quelque source mystérieuse une autorité — et sans doute aussi une sagesse — qui lui permettrait de régler au mieux notre sort commun, n’est pas un des moindres obstacles qui aient empêché jusqu’ici de considérer le problème social dans ses réalités objectives.
Nous l’avons dit ailleurs : « l’État est une création des hommes. Il n’y a pas un État isolé de l’homme, et opposé à lui comme un sujet de droits distincts ou comme une personne supérieure à laquelle il serait subordonné. Ce n’est pas entre l’État ou la société et les hommes que se pose le problème, c’est entre les hommes eux-mêmes, seuls êtres réels, seuls sujets possibles d’un droit ou d’une obligation. »
Une loi sociale ne sera donc pas une loi faite par l’État, et par lui imposée aux hommes. Elle ne peut être que la loi consentie par eux-mêmes, c’est-à-dire l’expression de l’accord intervenu entre eux pour déterminer les conditions de leur vie en société.
Ce que nous devons demander à la législation positive, ce n’est pas un arrangement d’autorité, c’est la reconnaissance et la sanction de cet accord.
Il faut donc qu’aucune disposition légale n’intervienne pour détruire, dans l’échange des services, l’égalité de valeur sociale des contractants. Aucune loi ne doit pouvoir aggraver les inégalités naturelles des hommes, augmenter arbitrairement la charge de l’un pour diminuer arbitrairement celle des autres.
Pour nous borner à quelques exemples, la loi ne peut créer une inégalité juridique entre les hommes, reconnaître des privilèges de classes ou de castes, établir des monopoles au profit de certains groupes de citoyens ; la loi ne peut davantage maintenir un système d’impôt pesant plus lourdement qu’il n’est juste sur une partie des citoyens et ne mesurant pas vraiment la charge de chacun au sacrifice qu’il lui faut faire pour la supporter.
Mais ce sont là les conditions extérieures, négatives pour ainsi dire, d’une législation conforme aux principes de solidarité. Elles garantissent l’égalité de valeur sociale des parties au moment de rechange des services ; elles n’arrivent pas à établir dans l’échange même l’équivalence des charges et des profits qui déterminera les consentements.
Cette équivalence, ce n’est pas d’ailleurs une législation spéciale au contrat d’échange de services qui peut l’établir. C’est par voie indirecte seulement, en obtenant pour ainsi dire au préalable, de chacun des hommes, l’acquittement de la dette sociale, non envers un associé en particulier mais envers tous, qu’il sera possible de placer les contractants dans un état d’égalité où leur liberté pourra désormais s’exercer sans injustice.
Que les hommes consentent à organiser entre eux des institutions vraiment mutuelles, supportées par tous et ouvertes à tous, ayant pour objet d’assurer à tous les hommes aussi largement que possible l’appui de la force commune, et de les garantir, aussi exactement que possible, contre les risques de la vie commune ; que l’instruction soit offerte gratuitement à tous, et dans des conditions telles que tous puissent en réalité en profiter ; que cette instruction ne soit pas seulement assurée au degré primaire, mais offerte jusqu’au point où l’aptitude intellectuelle de chacun lui permet d’en tirer vraiment profit ; que la vie matérielle soit assurée à ceux qui sont, comme l’enfant, ou l’infirme, dans l’impossibilité de se l’assurer eux-mêmes ; que tous les membres de la société s’assurent mutuellement contre les risques que la nature ou la civilisation font courir à tous : maladie, accidents de toute nature, chômage involontaire, vieillesse ; et, pour toutes ces causes, et bien d’autres encore que nous ne pouvons énumérer ici, la dette de chacun envers chacun se trouvera d’autant réduite, et, comme on dit en droit, compensée, puisque chacun aura pour l’ensemble des institutions communes consenti sa part de sacrifices et payé d’avance, non à chacun en particulier, mais à tous, sa contribution sociale.
Mais celte solidarisation préalable des charges et des forces sociales qui permettrait aux hommes d’échanger ensuite justement les produits de leur activité personnelle, qui ne voit qu’elle suppose avant tout le consentement de tous les hommes aux conditions vraies de la société !
Oui ne voit d’ailleurs que, lors même que toutes les conditions extérieures de justice auraient été préalablement établies avant le contrat, il faudra, en dernier ressort, chez chacune des parties la même volonté sociale, c’est-à-dire la résolution de consentir un échange véritable, valable au point de vue de la justice et du droit ?
Aussi bien est-ce là qu’est le dernier terme du problème. C’est d’une nouvelle évolution de la conscience des hommes que dépend la solution. Ils ont conquis la liberté et ils ont cru qu’elle suffirait à établir la justice. C’est la solidarité qu’ils doivent d’abord reconnaître et établir pour pouvoir, dans la justice, jouir enfin de la liberté.
Le problème social est, en dernier mot, un problème d’éducation. C’est la pensée première et ce sera la conclusion de notre Congrès.
Nous n’avons pas, dans ce rapport spécial, à étudier dans ses détails la question de l’éducation sociale. C’est la tâche de nos collègues.
Il nous suffira d’en avoir déterminé la nécessité et d’en avoir défini l’objet.
L’éducation sociale a ce but : mettre chaque individu dans l’état d’esprit d’un associé des autres hommes, elle doit créer en chacun de nous l’être social, nous donner l’habitude de nous comporter socialement, c’est-à-dire de payer autant que possible notre dette dans chacun des actes de notre vie, et notamment dans chacun des échanges des produits de notre activité avec ceux de l’activité des autres. C’est ainsi que pour les producteurs « intellectuels » l’instruction doit être un dépôt ; il y a obligation sociale pour tout être instruit de communiquer les fruits de cette instruction, qu’il n’aurait pu acquérir si tant d’autres hommes n’avaient tourné leur effort vers les besognes matérielles dont il s’est trouvé ainsi déchargé. C’est ainsi encore que la coopération est la forme légitime de l’organisation du travail, et que la participation aux bénéfices s’impose. Celui qui est en possession du capital reconnaît par là qu’il doit en partie, à l’ensemble du travail accumulé, la formation de ce capital ; qu’en conséquence, il ne contracte pas équitablement avec celui qui n’a que son travail si, en dehors du salaire proprement dit de ce travail, il ne lui fait pas sa part dans les profits qui seront retirés de l’opération commune.
L’objet de l’éducation sociale est, pourrait-on dire en somme, de placer chacun, dans les contrats qu’il va passer, au point de vue d’où quelqu’un apercevrait l’ensemble des efforts antérieurs qui lui permettent aujourd’hui l’exercice de son activité et de sa liberté. Qu’est-ce autre chose que de demander à la conscience de chacun des individus de s’élever au rang de ce qu’on pourrait appeler la conscience commune ou la conscience sociale ?
Nous avons pu donner comme exemple, dans une occasion récente, l’histoire d’une grève, où la conciliation a été faite, parce qu’on a obtenu de chacune des parties en cause qu’elle ne se plaçât plus exclusivement au point de vue de son intérêt particulier, mais qu’elle voulût bien considérer cette part de l’intérêt commun qui était représentée par les intérêts de l’autre. Au moment même où les patrons et les ouvriers se furent élevés, les uns et les autres, à ce point de vue, il y a eu entre eux conscience commune. Il faut, par renseignement et par la pratique de la solidarité, créer cette conscience commune entre tous les hommes.
En résumé, dans tous les échanges sociaux, on peut dire que la condition même de la justice est, comme dans le contrat privé, la possibilité pour chacun des deux contractants de changer de place dans le contrat, sans dommage. Et cette possibilité de changer de place sans dommage dans un contrat, qu’est-ce autre chose que la définition même de l’association solidaire, dans laquelle tous les associés se trouvent, juridiquement comme en fait, dans une perpétuelle situation de réciprocité ? On a parlé de la « socialisation de la personne » : c’est bien l’objet de l’éducation.
L’éducation sociale enseignera donc les lois de la solidarité naturelle ; elle montrera comment ces lois ont constitué, à la charge de chacun des hommes, une obligation née de tous les travaux et de tout l’effort des autres hommes, obligation qui doit être acquittée par chacun, dans la mesure de ses forces et de l’usage qu’il fait du fonds commun, dans chacun des actes de sa vie sociale. Elle se donnera pour objet d’amener la volonté de chacun deux à contracter toujours, en tenant compte de ces faits de solidarité, c’est-à-dire à réaliser en somme la solidarité contractuelle, liquidation, pourrions-nous dire, des injustices de fait qui ont résulté de la méconnaissance de la solidarité naturelle.
L’œuvre de cette éducation est rendue facile par les exemples récents, et chaque jour plus nombreux, que le grand mouvement de la mutualité, de la coopération et de l’action syndicale nous met sous les yeux.
Un certain nombre de sociétés se sont formées volontairement, qui tendent à réaliser entre leurs membres, d’une façon plus ou moins complète, les lois de la solidarité. Plusieurs seront étudiées ici, et l’un des objets du Congrès est précisément de discuter quels sont, parmi les divers types de sociétés actuellement existantes, mutualités, syndicats, coopératives, etc., ceux qui se rapprochent le plus du véritable but.
C’est pour faciliter ce travail que la commission d’organisation a publié une notice pouvant servir de guide dans l’examen de chaque société, au point de vue de son « degré de valeur sociale ». Depuis l’association purement commerciale qui se préoccupe seulement d’augmenter les profits personnels de ses membres, jusqu’aux grandes sociétés coopératives qui organisent l’effort collectif pour réaliser une plus grande somme de justice sociale, il y a toute une hiérarchie de sociétés dans lesquelles l’idée de solidarité reçoit des applications de plus en plus formelles, pour aboutir au type supérieur — la réalisation en est déjà ébauchée — d’une société coopérative de consommation qui ferait réaliser par ses membres eux-mêmes, groupés d’ailleurs en coopératives de production, l’ensemble des produits consommés, elles assurerait contre tous les cas de déperdition de forces individuelles[5].
Cette étude expérimentale nous montrera, mieux que toutes les discussions théoriques, comment la libre volonté d’hommes animés de l’esprit social a pu, méthodiquement, entreprendre l’organisation solidaire de rechange des services, et comment, par cette même volonté libre, le quasi-contrat social, dont nous cherchons la règle, pourra recevoir sa loi et ses sanctions.
Résumons-nous :
La Solidarité naturelle est un fait.
La Justice ne sera pas réalisée dans la société, tant que chacun des hommes ne reconnaîtra pas la dette qui, du fait de cette solidarité, pèse sur tous, à des degrés divers.
Cette dette est la charge préalable de la liberté humaine ; c’est à la libération de cette dette sociale que commence la Liberté.
L’échange des services, qui forme le nœud de toute société et l’objet du quasi-contrat social, ne peut-être équitable si cette dette n’est pas acquittée par chacun des contractants, suivant ses facultés, sinon envers chacun en particulier, du moins envers tous.
Les lois doivent exclure toute inégalité de valeur sociale entre les contractants ; elles doivent aussi, dans la mesure du possible, donner à l’effort de chacun l’appui de la force commune et garantir chacun contre les risques de la vie commune.
Mais aucune disposition législative n’est suffisante pour établir le compte et assurer le paiement exact de la dette sociale.
Il y faut, dans tous les actes de la vie, le consentement de chacun de nous.
Être prêt à consentir dans tous ses actes le paiement de l’obligation sociale, c’est être vraiment un associé de la société humaine, un être social.
L’objet de l’éducation est de créer en nous l’être social.
C’est dans l’expérience déjà acquise par les nombreuses associations, mutuelles et coopératives de toute nature, que l’éducation sociale trouvera les matériaux et la meilleure source de ses enseignements.
- ↑ Benjamin Constant
- ↑ Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs : « Agis de telle sorte que lu traites toujours l’humanité soit dans la personne, soit dans la personne d’autrui, comme une fin, et que tu ne l’en serves jamais comme d’un moyen. »
- ↑ Roberty, Éthique sociale.
- ↑ Kant, Règne des fins.
- ↑ Voir les statuts de la Bourse des sociétés ouvrières de consommation.