Soliloques sceptiques/Soliloque VI

La bibliothèque libre.

SIXIÉME SOLILOQUE.


L
’Opinion a eſté fort bien nommée par Heraclite ἱερὰν νόσον, ſacrum morbum ; c’eſt vne maladie populaire, vne epilepſie qui merite ce nom, puiſqu’elle occupe & infecte la plus noble & la plus ſacrée partie de l’homme, qui eſt l’ame, quòd ſanctiſſimam hominis partem, hoc eſt, animæ rationalis domicilium præcipuè infeſtet. Elle le fait avec tant d’attachement & de fermeté, qu’elle a donné lieu au mot d’Opiniaſtreté, qui eſt vn mal d’obſtination preſque inſurmontable. Mais il ne faut pas croire, que ſous cette appellation de peuple, il n’y ait que la plus vile partie des Communautez de compriſe. Le vulgaire, puiſqu’on ſe ſert encore de ce terme pour deſigner des gens de la plus baſſe eſtoffe, eſt ſouvent toute autre choſe que ce que l’on penſe. La pourpre, & le cordon bleu, en font par fois partie, quoique ceux qui s’en parent indignement, ſe croient eſtre beaucoup au deſſus. Tant y a que quand la pluſpart du monde a vne fois épouſé vne opinion, pour abſurde qu’elle ſoit, & que parlant comme l’on fait au delà des Alpes, il Mondo è infinocchiato d’vna opinione, ſa fauſſeté ne la fait gueres quiter ; au contraire l’on ſe roidit ſouvent d’autant plus à la maintenir, qu’elle eſt deſraiſonnable & abſolument oppoſée à la verité, qui n’eſt ni eſcoutée ni compriſe par la folle & ignorante multitude : outre qu’on s’imagine qu’il y a plus d’adreſſe à maintenir le faux que le vrai. La pitié eſt que cét enteſtement eſt fort contagieux, & qu’il fait trebucher les vns ſur les autres dans la foule ceux qui en ſont touchez, ſans qu’ils ſentent leur mal, croiant toûjours au contraire n’avoir que de tres-bonnes penſées. Or ce n’eſt pas le moien de guerir leur infirmité d’eſtablir l’incertitude de toutes choſes, puiſque s’il n’y a rien que de douteux, ils ſont excuſables de ne quiter pas leurs fantaiſies erronées, pour en prendre d’autres qui ne valent pas mieux. Ainſi le meilleur ſera de laiſſer le monde en l’eſtat qu’il eſt, & de ſuivre le precepte que Saint Paul donne à Timothée[1], de ne s’eſchauffer point en des diſputes faſcheuſes, non contendere verbis, μὴ λογομαχεῖν, comme eſtant vne choſe inutile. Si vous croiez avoir raiſon contre vn antagoniſte qui la meſpriſe, ou qui ne l’entend pas, cedez-lui la victoire en riant, comme je l’ai veu faire avec adreſſe, porrige herbam, ſed vt beſtiæ. En verité celui-là avoit quelque ſujet, ce ſemble, de ſouſtenir que la raiſon eſtoit contre l’ordre de nature, veu que les hommes raiſonnables ne lui paroiſſoient pas moins rares, que les monſtres. Quoi qu’il en ſoit, la ſentence d’Ariſtote n’eſt pas ici peu conſiderable, encore qu’il ne l’ait pas toûjours ſuivie, ſtultas opiniones admodum deſtruere ſtultiſſimum eſt. Il faut pardonner avec meſpris à des ſyncopes de raiſon, & des beveuës ſpirituelles ou d’entendement, à qui les Grecs ont donné le nom de παρόραμα, & que nous remarquons par fois en ceux avec qui nous conteſtons, ſoit de vive voix, ſoit par écrit, puiſqu’en tout cas on ne ſçauroit trop deferer à l’aphoriſme de ce ſçavant Pere de l’Égliſe, melius eſt dubitare de occultis, quàm litigare de incertis. Nous ne nous repentirons jamais de nous y eſtre tenus.

☙❧
  1. ep. 2, c. 1.