Soliloques sceptiques/Soliloque XIII

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TREZIÉME SOLILOQUE.


E
Ntre les choſes dont la Nobleſſe & le Peuple ſont le mieux d’accord, c’eſt d’amaſſer du bien ſi faire ſe peut, & de fuir la pauvreté. Les Philoſophes[1] conſiderent que la vertu ne s’acquiert pas avec les biens ; mais qu’au contraire, c’eſt aſſez ſouvent la vertu qui nous fait obtenir des biens. Et pour le regard de la pauvreté, l’Eccleſiaſtique ne laiſſe rien à dire pour l’eſviter, quand il aſſeure qu’il vaut mieux mourir, que d’y tomber : Fili, in tempore viæ tuæ ne indigeas, melius eſt enim mori, quàm indigere. C’eſt pourquoi nous voions que tout le monde veut devenir riche en quelque maniere que ce ſoit,

Unde habeat quærit nemo, ſed oportet habere.

L’homme le plus vertueux, le mieux ſenſé, & de la plus haute extraction, s’il eſt mal veſtu, & que ſes habits ſoient percez au coude, n’oſeroit parler en bonne compagnie, au peril qu’il courroit d’eſtre moqué au meſme tems qu’on applaudit aus diſcours impertinens d’vn fat, qui a les rieurs de ſon coſté, parce qu’il s’eſt richement paré.

Et genus, & virtus, niſi cum re vilior alga eſt[2].

Car cette Res des Latins qui ſe trouve dans l’opulence, donne des amis & des fauteurs par tout, Res amicos invenit, comme le ſçait ſi à propos remarquer ce vieillard Antipho dans le Stichon de Plaute[3]. C’eſt ici vn lieu trop commun parmi les ſçavans, & trop facile à eſtre amplifié, pour s’y arreſter davantage. Mais il n’a pas eſté moins aiſé, à ceux qui l’ont voulu contredire, de prendre le parti, ſinon d’vne extréme indigence, au moins d’vne tolerable & honneſte pauvreté. Culmen liberos tegit, ont-ils dit aprés Seneque, ſub marmore atque auro ſervitus habitat. Un peu de neceſſité aiguiſe l’eſprit : Elle a ſes gaietez plus parfaites ſouvent, & plus fidelles, que ne les a l’abondance. Et Dieu ſoit loüé qu’il y ait des jours dans la vie, où le riche porte envie à la condition du pauvre. En verité quelqu’vn n’a pas mal rencontré d’eſcrire, qu’on voit la pluſpart des grands richars tenir dans leurs coffres le rachat des captifs, la liberté des priſonniers, la ſanté des malades, la joie des affligez, & la vie des languiſſans, ſans qu’on puiſſe reprocher vne telle malediction à ceux que la Fortune a moins favoriſez. Je me trompe de parler ainſi de cette Deeſſe aveugle. Le Bien, la Nobleſſe, & la Science meſme, ſont des dons du Ciel, qui les jette parfois, dit Épictete[4], comme l’on fait des noix & des figues aux enfans, ſans qu’il faille ſe battre comme eux à qui en aura le plus, quoiqu’il ſoit permis de s’en prevaloir quand ils ſe preſentent à vous, & qu’on le peut faire civilement. En effet le Chef des Gymnoſophiſtes Mandanis ne pouvoit prononcer vn plus bel axiome, que celuy que nous liſons de luy dans Strabon[5], qu’il n’y a point de maiſon plus à eſtimer, que celle qui ſe contente de peu, ſe paſſant de ce dont les autres abondent. Car on peut ſouſtenir qu’il eſt meſme parfois avantageux, de diminuer ſes richeſſes, pour devenir plus riche, & d’imiter le bon vigneron, qui coupe la vigne pour la faire mieux produire. La penſée de Pline eſt excellente là-deſſus dans la Preface du quatorziéme Livre de ſon Hiſtoire naturelle, que les Sciences & les Arts Liberaux ſont tombez de la liberté qui leur avoit donné le nom, dans la ſervitude, en ce qu’autrefois les plus accommodez des biens de Fortune, ſe plaiſoient à cultiver leurs eſprits, choſe que l’opulence a depuis empeſchée, rerum amplitudo damno fuit. Car il eſt arrivé que les hommes ſeuls qui ſe ſont veus reduits à la pauvreté & à la ſervitude, ont fait valoir les Arts & les Sciences, parce qu’ils n’avoient que ce ſeul moyen pour ſe faire conſiderer, & pour ſubſiſter : Quadam ſterilitate fortunæ neceſſe erat animi bona exercere. C’eſt ainſi que parle Pline, & qu’on balance toutes choſes.

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Rogatus Antiſthenes quidnam ex philoſophia lucratus eſſet, mecum, ait, colloqui poſſe, τὸ δύνασθαι ἑαυτῷ ὁμιλεῖν.

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Qui plura novit, eum majora ſequuntur dubia. Ariſt.

  1. Ariſt. l. 7 Polit. c. 1.
  2. Horat. l. 1 Saty. 6.
  3. act. 4, ſc. 1.
  4. Arrian. l. 4 c. 7.
  5. l. 15.