Solyane (Charles Van Lerberghe)

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Parnasse de la Jeune BelgiqueLéon Vanier, éditeur (p. 182-186).


Solyane

(Fragment de poème)


Ô rivage ! Éternel silence ! Ô solitude !
Je suis si triste ! Et mon âme de lassitude
Est pleine. De ce jour qui me consolera ?
Quel ange sur mon cœur en peine pleurera
De ma douleur ? Je suis de vous toute exilée,
Inoubliables sœurs, et de vos deuils voilée ;
Et voici, hors de moi, mon songe qui m’attend.
Oui, mon âme est en deuil, elle est sombre, et pourtant
Ce jour, où j’apparais avec mes fleurs précoces,
Est si blanc qu’il me semble une robe de noces,
Où je marche, toute lumineuse de moi.
Et si je pleure, qu’est-ce encore en mon émoi
Qui sourit, à travers mes yeux clos sur mes peines,
Et me baise les mains comme de jeunes reines ?
Je suis légère et douce et pleine d’éveils bleus ;
Il semble que j’entrouvre au soleil mes cheveux ;
Et lorsque je me pleure en mes nuits envolées,
N’est-ce pas que mes sœurs de moi sont exilées ?
Oh ! je m’éveille d’une âme malade, et vois
Lointainement parmi mon songe.

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxOui cette voix !
Cette voix qui parlait, où l’avais-je entendue ?

Pourquoi m’en souvenais-je ainsi, lointainement ?
Il parlait comme on chante, et le frémissement
De mon âme d’enfant balançait ses paroles,
Comme de calmes chants au songe des violes.
Il m’appelait : ma sœur. Il était près de moi,
Si près, que je sentais son haleine ; mais quoi !
Des fois, son âme était comme mon âme même,
Lorsque, si douce, avec ce sortilège extrême,
Sa voix me réveillait à mon être étranger,
Sentirai-je jamais de baiser plus léger ?
Qu’était-ce donc, qu’au fond de mes roses perdues
Mes mains disjointes sont de mes seins descendues !

Voici que mon âme est réveillée, et qu’obscure
Je me suis levée, en ma natale parure,
De grand matin, pour voir venir mes bien-aimés ;
Je baignerai ma chair aux fleuves parfumés,
Je laverai mes seins en tes nappes d’ivresses,
Ô Lune ! Et je noîrai dans les ors de mes tresses,
Tes caresses d’argent. Sereine, en mes bras nus
Je fleurirai d’amour mes doux yeux inconnus,
Et sur l’autel défunt ravivant toute flamme,
Du calme de mes mains j’adoucirai mon âme ;
Ou dans mes robes au ciboire descellé,
Parmi ma floraison de lys inviolé,
Mes lourds cheveux brodés de mes mains inflétries,
Je les élargirai semblables aux soieries
Sourdes et pleines d’ombre. Et j’étendrai ma chair,
Comme un lit nuptial de mes roses d’hiver,

Sous ton amour ! — Enfants, je suis une endormie
De lune et de baisers. Je suis la calme amie
Qui berce les douleurs. Je suis le jardin clos,
Plein de fontaines au mystérieux repos,
Seuls miroirs d’aucune eau n’abreuvant leurs mirages,
Où des enfants craintifs reflètent leurs visages.
Oui, je suis le sommeil et les songes, et ceux
Que j’aime, les élus de mes yeux paresseux,
Étoiles dans le soir de mes robes de fêtes,
Dormiront aux parfums de mes ombres muettes.
Je suis l’Orgueil.

xxxxxxxxxxxxxxxxxxJe suis l’espalier des péchés ;
Dans l’ombre de mes blonds cheveux, mes fruits cachés
Ont un goût de soleil. Je sais les anciennes
Ivresses, et les philtres des magiciennes.
Et leurs enchantements, et mes mains à ce jeu
Des caresses, qui sont comme des fleurs de feu,
Et des enlacements, qui sont comme des chaînes
De perles et de laine, ont été souveraines !

Un silence. — Et, gravissant les marches du Trône :

Trône ! En vos ailes d’or triomphales ; en vous,
Soleil des pierres qu’ont vaincu mes yeux jaloux,
Recevez une Reine !

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxEn vous, ô fleurs des flammes,
Moi dont le divin songe a captivé les âmes.
Moi qui posai mon lys en sceptre sur les cœurs ;
Et soyez moi le signe éternel des vainqueurs.

Car je veux être en vous comme votre ombre même !

Se retournant, les yeux en quelque vision.

Il me souvient d’un autre exilé, frère qu’aime
Et qu’adore le jeune orgueil de mon souci,
Prince des solennels combats livrés ici,
Pour ta révolte, un soir étrange plein de glaives.
Je me souviens de toi, je ressemble à tes rêves,
C’est toi que le premier je veux entre mes bras
Bercer, rêveuse, dans l’oubli des cieux ingrats
Où tu marchais avec les étoiles rivales,
Et c’est toi que j’attends en mes mains nuptiales.

Pendant qu’Elle parle, les cieux s’obscurcissent graduellement, et des nuages, comme de sombres vaisseaux en un vent de tempête, passent — et des vols de chouettes.

Ange rebelle des ombres ! viens, ô mon roi,
Dormir dans mon amour ! J’entr’ouvre avec effroi
Cette robe de vierge où me berçaient les anges.
La gloire de tes yeux chantera mes louanges ;
Mes lèvres de soleil m’enivreront de toi !
Oh ! je suis si divine, et si douce est ma loi !
Viens : d’hyacinthe d’or mes hanches sont parées !
C’est Toi que je cherchais de mes mains égarées,
Ces nuits de vierges où jetais seule à m’aimer…
Laisse sur mon Amour mes deux bras se fermer :
Il semblera que c’est un beau rêve de roses
Qui te mène, et que dans des ailes tu reposes,
Lorsque tu songeras sur mes seins glorieux !
Oh ! viens, car voici l’heure. Et déjà dans les cieux

Monte le soir. — La nuit d’orage, solennelle.
Sans étoiles que moi dans ma blancheur rebelle,
Si digne de t’aimer…

En ce moment, les ténèbres sont complètes. Et de toute la perte du jour, mais aussi de sa gloire, elle semble avoir accru son étrange et lunaire beauté. Et debout, les mains derrières Elle, appuyées au Trône, se renversant lentement, comme sous quelque force invisible, sauf de ses yeux secs :

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJe veux m’asseoir ainsi
Nonchalamment en vous, améthystes : voici
Mes mains. Et soyez moi comme un Trône de fêtes,
Sur vos marches, laissez de mes boucles défaites
Pleuvoir, séraphins d’or, vos rayons onduleux.
Voici qu’en vous se couche une Reine aux yeux bleus,
Nuptiale… et languide,… et si pâle, et si lasse.
Luxurieuse !… et qui de vos ailes s’enlace…

Un éclair. Et comme une tour de fer qui s’écroule à sa lueur, sourde et rauque : — et soudain, fracassante la foudre éclate : Et dans son cœur, une longue flèche de feu, d’un invisible archer, tremble et s’immobilise. Cependant que brûle un instant d’une flamme légère et bleue sa robe d’ange et s’évapore…