Son Excellence Eugène Rougon/2

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G. Charpentier (p. 29-61).


II


Le matin, au Moniteur, avait paru la démission de Rougon, qui se retirait pour « des raisons de santé ». Il était venu après son déjeuner au Conseil d’État, voulant dès le soir laisser la place nette à son successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or réservé au président, assis devant l’immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il classait des papiers, qu’il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle rose.

Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi dans la cavalerie.

— Donnez-moi une bougie allumée, demanda Rougon.

Et, comme l’huissier se retirait, après avoir posé sur le bureau un des petits flambeaux de la cheminée, il le rappela.

— Merle, écoutez !… Ne laissez entrer personne. Entendez-vous, personne.

— Oui, monsieur le président, répondit l’huissier qui referma la porte sans bruit.

Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout à l’autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dont il visitait soigneusement les cartons.

— Ce brave Merle n’a pas lu le Moniteur, ce matin, murmura-t-il.

Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait une tête magnifique, très-chauve, mais d’une de ces calvities précoces qui plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurément son front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée, un peu carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives que les peintres d’imagination aiment à prêter aux grands hommes politiques.

— Merle vous est très-dévoué, finit-il par dire.

Et il replongea la tête dans le carton qu’il fouillait. Rougon, qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie, puis les jeta dans une large coupe de bronze, posée sur un coin du bureau. Il les regarda brûler.

— Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas, reprit-il. Il y a là des dossiers dans lesquels je puis seul me reconnaître.

Tous deux, alors, continuèrent leur besogne en silence, pendant un gros quart d’heure. Il faisait très-beau, le soleil entrait par les trois grandes fenêtres donnant sur le quai. Une de ces fenêtres, entr’ouverte, laissait passer les petits souffles frais de la Seine, qui soulevaient par moments la frange de soie des rideaux. Des papiers froissés, jetés sur le tapis, s’envolaient avec un léger bruit.

— Tenez, voyez donc ça, dit Delestang, en remettant à Rougon une lettre qu’il venait de trouver.

Rougon lut la lettre et l’alluma tranquillement à la bougie. C’était une lettre délicate. Et ils causèrent, par phrases coupées, s’interrompant à toutes les minutes, le nez dans des paperasses. Rougon remerciait Delestang d’être venu l’aider. Ce « bon ami » était le seul avec lequel il pût à l’aise laver le linge sale de ses cinq années de présidence. Il l’avait connu à l’Assemblée législative, où ils siégeaient tous les deux sur le même banc, côte à côte. C’était là qu’il avait éprouvé un véritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant adorablement sot, creux et superbe. Il disait d’ordinaire, d’un air convaincu, « que ce diable de Delestang irait loin ». Et il le poussait, se l’attachait par la reconnaissance, l’utilisait comme un meuble dans lequel il enfermait tout ce qu’il ne pouvait garder sur lui.

— Est-on bête, garde-t-on des papiers ! murmura Rougon, en ouvrant un nouveau tiroir qui débordait.

— Voilà une lettre de femme, dit Delestang, avec un clignement d’yeux.

Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée. Il prit la lettre, en protestant. Dès qu’il eut parcouru les premières lignes, il cria :

— C’est le petit d’Escorailles qui a égaré ça ici !… De jolis chiffons encore, ces billets-là ! On va loin, avec trois lignes de femme.

Et, pendant qu’il brûlait la lettre, il ajouta :

— Vous savez, Delestang, méfiez-vous des femmes !

Delestang baissa le nez. Toujours il se trouvait embarqué dans quelque passion scabreuse. En 1851, il avait même failli compromettre son avenir politique ; il adorait alors la femme d’un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire au mari, il votait avec l’opposition, contre l’Élysée. Aussi, au 2 Décembre, reçut-il un véritable coup de massue. Il s’enferma pendant deux jours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu’on ne vînt l’arrêter d’une minute à l’autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas, en le décidant à ne point se présenter aux élections, et en le menant à l’Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseiller d’État. Delestang, fils d’un marchand de vin de Bercy, ancien avoué, propriétaire d’une ferme-modèle près de Sainte-Menehould, était riche à plusieurs millions et habitait rue du Colisée un hôtel fort élégant.

— Oui, méfiez-vous des femmes, répétait Rougon, qui faisait une pause à chaque mot, pour jeter des coups d’œil dans les dossiers. Quand les femmes ne vous mettent pas une couronne sur la tête, elles vous passent une corde au cou… À notre âge, voyez-vous, il faut soigner son cœur autant que son estomac.

À ce moment, un grand bruit s’éleva dans l’antichambre. On entendait la voix de Merle qui défendait la porte. Et, brusquement, un petit homme entra, en disant :

— Il faut que je lui serre la main, que diable ! à ce cher ami.

— Tiens ! Du Poizat ! s’écria Rougon sans se lever.

Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s’excuser, il lui ordonna de fermer la porte. Puis, tranquillement :

— Je vous croyais à Bressuire, vous… On lâche donc sa sous-préfecture comme une vieille maîtresse.

Du Poizat, mince, la mine chafouine, avec des dents très-blanches, mal rangées, haussa légèrement les épaules.

— Je suis à Paris de ce matin, pour des affaires, et je ne comptais aller que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Je vous aurais demandé à dîner… Mais quand j’ai lu le Moniteur

Il traîna un fauteuil devant le bureau, s’installa carrément en face de Rougon.

— Ah ça ! que se passe-t-il, voyons ! Moi, j’arrive du fond des Deux-Sèvres… J’ai bien eu vent de quelque chose, là-bas. Mais j’étais loin de me douter… Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ?

Rougon, à son tour, haussa les épaules. Il était clair que Du Poizat avait appris là-bas sa disgrâce, et qu’il accourait, pour voir s’il n’y aurait pas moyen de se raccrocher aux branches. Il le regarda jusqu’à l’âme, en disant :

— Je vous aurais écrit ce soir… Donnez votre démission, mon brave.

— C’est tout ce que je voulais savoir, on donnera sa démission, répondit simplement Du Poizat.

Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait à petits pas, il aperçut Delestang, à genoux sur le tapis, au milieu d’une débâcle de cartons. Il alla en silence lui donner une poignée de main. Puis, il tira de sa poche un cigare qu’il alluma à la bougie.

— On peut fumer, puisqu’on déménage, dit-il en s’installant de nouveau dans le fauteuil. C’est gai, de déménager !

Rougon s’absorbait dans une liasse de papiers, qu’il lisait avec une attention profonde. Il les triait soigneusement, brûlant les uns, conservant les autres. Du Poizat, la tête renversée, soufflant du coin des lèvres de légers filets de fumée, le regardait faire. Ils s’étaient connus quelques mois avant la révolution de Février. Ils logeaient alors tous les deux chez madame Mélanie Correur, hôtel Vanneau, rue Vanneau. Du Poizat se trouvait là en compatriote ; il était né, ainsi que madame Correur, à Coulonges, une petite ville de l’arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l’avait envoyé faire son droit à Paris, où il lui servait une pension de cent francs par mois, bien qu’il eût gagné des sommes fort rondes en prêtant à la petite semaine ; la fortune du bonhomme restait même si inexplicable dans le pays, qu’on l’accusait d’avoir trouvé un trésor, au fond d’une vieille armoire, dont il avait opéré la saisie. Dès les premiers temps de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce garçon maigre qui mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires inquiétants ; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus délicates. Plus tard, lorsque Rougon voulut entrer à l’Assemblée législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute lutte dans les Deux-Sèvres. Puis, après le coup d’État, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat, en le faisant nommer sous-préfet à Bressuire. Le jeune homme, âgé à peine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, à quelques lieues de son père, dont l’avarice le torturait depuis sa sortie du collége.

— Et le papa Du Poizat, comment va-t-il ? demanda Rougon, sans lever les yeux.

— Trop bien, répondit l’autre carrément. Il a chassé sa dernière domestique, parce qu’elle mangeait trois livres de pain. Maintenant, il a deux fusils chargés derrière sa porte, et quand je vais le voir, il faut que je parlemente par-dessus le mur de la cour.

Tout en causant, Du Poizat s’était penché, et il fouillait du bout des doigts dans la coupe de bronze, où traînaient des fragments de papier à demi consumés. Rougon s’étant aperçu de ce jeu, leva vivement la tête. Il avait toujours eu une légère peur de son ancien lieutenant, dont les dents blanches mal rangées ressemblaient à celles d’un jeune loup. Sa grande préoccupation, autrefois, lorsqu’ils travaillaient ensemble, était de ne pas lui laisser entre les mains la moindre pièce compromettante. Aussi, en voyant qu’il cherchait à lire les mots restés intacts, jeta-t-il dans la coupe une poignée de lettres enflammées. Du Poizat comprit parfaitement. Mais il eut un sourire, il plaisanta.

— C’est le grand nettoyage, murmura-t-il.

Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s’en servit comme d’une paire de pincettes. Il rallumait à la bougie les lettres qui s’éteignaient ; il faisait brûler en l’air les boules de papier trop serrées ; il remuait les débris embrasés, comme s’il avait agité l’alcool flambant d’un bol de punch. Dans la coupe, des étincelles vives couraient ; tandis qu’une fumée bleuâtre montait, roulait doucement jusqu’à la fenêtre ouverte. La bougie s’effarait par instants, puis brûlait avec une flamme toute droite, très-haute.

— Votre bougie a l’air d’un cierge, dit encore Du Poizat en ricanant. Hein ! quel enterrement, mon pauvre ami ! comme on a des morts à coucher dans la cendre !

Rougon allait répondre, lorsqu’un nouveau bruit vint de l’antichambre. Merle, une seconde fois, défendait la porte. Et, comme les voix grandissaient :

— Delestang, ayez donc l’obligeance de voir ce qui se passe, dit Rougon. Si je me montre, nous allons être envahis.

Delestang ouvrit prudemment la porte, qu’il referma derrière lui. Mais il passa presque aussitôt la tête, en murmurant :

— C’est Kahn qui est là.

— Eh bien ! qu’il entre, dit Rougon. Mais lui seulement, entendez-vous !

Et il appela Merle pour lui renouveler ses ordres.

— Je vous demande pardon, mon cher ami, reprit-il en se tournant vers M. Kahn, quand l’huissier fut sorti. Mais je suis si occupé… Asseyez-vous à côté de Du Poizat, et ne bougez plus ; autrement, je vous flanque à la porte tous les deux.

Le député ne parut pas ému le moins du monde de cet accueil brutal. Il était fait au caractère de Rougon. Il prit un fauteuil, s’assit à côté de Du Poizat, qui allumait un second cigare. Puis, après avoir soufflé :

— Il fait déjà chaud… Je viens de la rue Marbeuf, je croyais vous trouver encore chez vous.

Rougon ne répondant rien, il y eut un silence. Il froissait des papiers, les jetait dans une corbeille, qu’il avait attirée près de lui.

— J’ai à causer avec vous, reprit M. Kahn.

— Causez, causez, dit Rougon. Je vous écoute.

Mais le député sembla tout d’un coup s’apercevoir du désordre qui régnait dans la pièce.

— Que faites-vous donc ? demanda-t-il, avec une surprise parfaitement jouée. Vous changez de cabinet ?

La voix était si juste, que Delestang eut la complaisance de se déranger pour mettre un Moniteur sous les yeux de M. Kahn.

— Ah ! mon Dieu ! cria ce dernier, dès qu’il eut jeté un regard sur le journal. Je croyais la chose arrangée d’hier soir. C’est un vrai coup de foudre… Mon cher ami…

Il s’était levé, il serrait les mains de Rougon. Celui-ci se taisait, en le regardant ; sur sa grosse face, deux grands plis moqueurs coupaient les coins des lèvres. Et, comme Du Poizat prenait des airs indifférents, il les soupçonna de s’être vus le matin ; d’autant plus que M. Kahn avait négligé de paraître étonné en apercevant le sous-préfet. L’un devait être venu au Conseil d’État, tandis que l’autre courait rue Marbeuf. De cette façon, ils étaient certains de ne pas le manquer.

— Alors, vous aviez quelque chose à me dire ? reprit Rougon, de son air paisible.

— Ne parlons plus de ça, mon cher ami ! s’écria le député. Vous avez assez de tracas. Je n’irai bien sûr pas, dans un jour pareil, vous tourmenter encore avec mes misères.

— Non, ne vous gênez pas, dites toujours.

— Eh bien ! c’est pour mon affaire, vous savez, pour cette maudite concession… Je suis même content que Du Poizat soit là. Il pourra nous fournir certains renseignements.

Et, longuement, il exposa le point où en était son affaire. Il s’agissait d’un chemin de fer de Niort à Angers, dont il caressait le projet depuis trois ans. La vérité était que cette voie ferrée passait à Bressuire, où il possédait des hauts fourneaux, dont elle devait décupler la valeur ; jusque là, les transports restaient difficiles, l’entreprise végétait. Puis, il y avait dans la mise en actions du projet tout un espoir de pêche en eau trouble des plus productives. Aussi M. Kahn déployait-il une activité prodigieuse pour obtenir la concession ; Rougon l’appuyait énergiquement, et la concession allait être accordée, lorsque M. de Marsy, ministre de l’Intérieur, fâché de n’être pas dans l’affaire, où il flairait des tripotages superbes, très-désireux d’autre part d’être désagréable à Rougon, avait employé toute sa haute influence à combattre le projet. Il venait même, avec l’audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir la concession par le ministre des Travaux publics au directeur de la Compagnie de l’Ouest ; et il répandait le bruit que la Compagnie seule pouvait mener à bien un embranchement dont les travaux demandaient des garanties sérieuses. M. Kahn allait être dépouillé. La chute de Rougon consommait sa ruine.

— J’ai appris hier, dit-il, qu’un ingénieur de la Compagnie était chargé d’étudier un nouveau tracé… Avez-vous eu vent de la chose, Du Poizat ?

— Parfaitement, répondit le sous-préfet. Les études sont même commencées… On cherche à éviter le coude que vous faisiez, pour venir passer à Bressuire. La ligne filerait droit par Parthenay et par Thouars.

Le député eut un geste de découragement.

— C’est de la persécution, murmura-t-il. Qu’est-ce que ça leur ferait de passer devant mon usine ?… Mais je protesterai, j’écrirai un mémoire contre leur tracé… Je retourne à Bressuire avec vous.

— Non, ne m’attendez pas, dit Du Poizat en souriant. Il paraît que je vais donner ma démission.

M. Kahn se laissa aller dans son fauteuil, comme sous le coup d’une dernière catastrophe. Il frottait son collier de barbe à deux mains, il regardait Rougon d’un air suppliant. Celui-ci avait lâché ses dossiers. Les coudes sur le bureau, il écoutait.

— Vous voulez un conseil, n’est-ce pas ? dit-il enfin d’une voix rude. Eh bien ! faites les morts, mes bons amis ; tâchez que les choses restent en l’état, et attendez que nous soyons les maîtres… Du Poizat va donner sa démission, parce que, s’il ne la donnait pas, il la recevrait avant quinze jours. Quant à vous, Kahn, écrivez à l’empereur, empêchez par tous les moyens que la concession ne soit accordée à la Compagnie de l’Ouest. Vous ne l’obtiendrez certes pas, mais tant qu’elle ne sera à personne, elle pourra être à vous, plus tard.

Et, comme les deux hommes hochaient la tête :

— C’est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plus brutalement. Je suis par terre, laissez-moi le temps de me relever… Est-ce que j’ai la mine triste ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! faites-moi le plaisir de ne plus avoir l’air de suivre mon convoi… Moi, je suis ravi de rentrer dans la vie privée. Enfin, je vais donc pouvoir me reposer un peu !

Il respira fortement, croisant les bras, berçant son grand corps. Et M. Kahn ne parla plus de son affaire. Il affecta l’air dégagé de Du Poizat, tenant à montrer une liberté d’esprit complète. Delestang avait attaqué un autre cartonnier ; il faisait, derrière les fauteuils, un si petit bruit, qu’on eût dit, par instants, le bruit discret d’une bande de souris lâchées au milieu des dossiers. Le soleil, qui marchait sur le tapis rouge, écornait le bureau d’un angle de lumière blonde, dans lequel la bougie continuait à brûler, toute pâle.

Cependant, une causerie intime s’était engagée. Rougon, qui ficelait de nouveau des paquets, assurait que la politique n’était pas son affaire. Il souriait, d’un air bonhomme, tandis que ses paupières, comme lasses, retombaient sur la flamme de ses yeux. Lui, aurait voulu avoir d’immenses terres à cultiver, avec des champs qu’il creuserait à sa guise, avec des troupeaux de bêtes, des chevaux, des bœufs, des moutons, des chiens, dont il serait le roi absolu. Et il racontait qu’autrefois, à Plassans, lorsqu’il n’était encore qu’un petit avocat de province, sa grande joie consistait à partir en blouse, à chasser pendant des journées dans les gorges de la Seille, où il abattait des aigles. Il se disait paysan, son grand-père avait pioché la terre. Puis, il en vint à faire l’homme dégoûté du monde. Le pouvoir l’ennuyait. Il allait passer l’été à la campagne. Jamais il ne s’était senti plus léger que depuis le matin ; et il imprimait à ses fortes épaules un haussement formidable, comme s’il avait jeté bas un fardeau.

— Qu’aviez-vous ici comme président ? quatre-vingt mille francs ? demanda M. Kahn.

Il dit oui, d’un signe de tête.

— Et il ne va vous rester que vos trente mille francs de sénateur.

Que lui importait ! Il vivait de rien, il ne se connaissait pas de vice, ce qui était vrai. Ni joueur, ni coureur, ni gourmand. Il rêvait d’être le maître chez lui, voilà tout. Et, fatalement, il revint à son idée d’une ferme, dans laquelle toutes les bêtes lui obéiraient. C’était son idéal, avoir un fouet et commander, être supérieur, plus intelligent et plus fort. Peu à peu, il s’anima, il parla des bêtes comme il aurait parlé des hommes, disant que les foules aiment le bâton, que les bergers ne conduisent leurs troupeaux qu’à coups de pierres. Il se transfigurait, ses grosses lèvres gonflées de mépris, sa face entière suant la force. Dans son poing fermé, il agitait un dossier, qu’il semblait près de jeter à la tête de M. Kahn et de Du Poizat, inquiets et gênés devant ce brusque accès de fureur.

— L’empereur a bien mal agi, murmura Du Poizat.

Alors, tout d’un coup, Rougon se calma. Sa face redevint grise, son corps s’avachit dans une lourdeur d’homme obèse. Il se mit à faire l’éloge de l’empereur, d’une façon outrée : c’était une puissante intelligence, un esprit d’une profondeur incroyable. Du Poizat et M. Kahn échangèrent un coup d’œil. Mais Rougon renchérissait encore, en parlant de son dévouement, en disant avec une grande humilité qu’il avait toujours été fier d’être un simple instrument aux mains de Napoléon III. Il finit même par impatienter Du Poizat, garçon d’une vivacité fâcheuse. Et une querelle s’engagea. Du Poizat parlait amèrement de tout ce que Rougon et lui avaient fait pour l’empire, de 1848 à 1851, lorsqu’ils crevaient la faim, chez madame Mélanie Correur. Il racontait des journées terribles, pendant la première année surtout, des journées passées à patauger dans la boue de Paris, pour racoler des partisans. Plus tard, ils avaient risqué leur peau vingt fois. N’était-ce pas Rougon qui, le matin du 2 décembre, s’était emparé du Palais Bourbon, à la tête d’un régiment de ligne ? À ce jeu, on jouait sa tête. Et, aujourd’hui, on le sacrifiait, victime d’une intrigue de cour. Mais Rougon protestait ; il n’était pas sacrifié ; il se retirait pour des raisons personnelles. Puis, comme Du Poizat, tout à fait lancé, traitait les gens des Tuileries de « cochons », il finit par le faire taire, en assénant un coup de poing sur le bureau de palissandre, qui craqua.

— C’est bête, tout ça ! dit-il simplement.

— Vous allez un peu loin, murmura M. Kahn.

Delestang, très-pâle, s’était mis debout, derrière les fauteuils. Il ouvrit doucement la porte pour voir si personne n’écoutait. Mais il n’aperçut, dans l’antichambre, que la haute silhouette de Merle, dont le dos tourné avait un grand air de discrétion. Le mot de Rougon avait fait rougir Du Poizat, qui se tut, dégrisé, mâchant son cigare d’un air mécontent.

— Sans doute, l’empereur est mal entouré, reprit Rougon après un silence. Je me suis permis de le lui dire, et il a souri. Il a même daigné plaisanter, en ajoutant que mon entourage ne valait pas mieux que le sien.

Du Poizat et M. Kahn eurent un rire contraint. Ils trouvèrent le mot très-joli.

— Mais, je le répète, continua Rougon d’une voix particulière, je me retire de mon plein gré. Si l’on vous interroge, vous qui êtes de mes amis, affirmez qu’hier soir encore j’étais libre de reprendre ma démission… Démentez aussi les commérages qui circulent à propos de cette affaire Rodriguez, dont on fait, paraît-il, tout un roman. J’ai pu me trouver, sur cette affaire, en désaccord avec la majorité du Conseil d’État, et il y a eu certainement là des froissements qui ont hâté ma retraite. Mais j’avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses. J’étais résolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que je devais à la bienveillance de l’empereur.

Il dit toute cette tirade en l’accompagnant d’un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu’il parlait à la Chambre. Ces explications étaient évidemment destinées au public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent par des phrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, comme ils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeu formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général. Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu’il appelait « le fumier des médiocrités ». La Chambre, selon lui, jouissait encore d’une liberté absurde. On y parlait beaucoup trop. La France devait être gouvernée par une machine bien montée, l’empereur au sommet, les grands corps et les fonctionnaires au-dessous, réduits à l’état de rouages. Il riait, sa poitrine sautait, pendant qu’il outrait son système, avec une rage de mépris contre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts.

— Mais, interrompit M. Kahn, l’empereur en haut, tous les autres en bas, ce n’est gai que pour l’empereur, cela !

— Quand on s’ennuie, on s’en va, dit tranquillement Rougon.

Il sourit, puis il ajouta :

— On attend que cela soit amusant, et l’on revient.

Il y eut un long silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait, sachant ce qu’il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d’une disgrâce, pour faire peau neuve ; l’affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion de tomber en honnête homme.

— Et que dit-on ? demanda Rougon pour rompre le silence.

— Moi, j’arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l’heure, dans un café, j’ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre retraite.

— Hier, Béjuin était très-affecté, déclara à son tour M. Kahn ; Béjuin vous aime beaucoup. C’est un garçon un peu éteint, mais d’une grande solidité… Le petit La Rouquette lui-même m’a paru très-convenable. Il parle de vous en excellents termes.

Et la conversation continua sur les uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des questions, se faisait faire un rapport exact par le député, qui lui donna complaisamment les notes les plus précises sur l’attitude du Corps législatif à son égard.

— Cette après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n’avoir aucun renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris, et demain matin, au saut du lit, j’en aurai long à vous conter.

— À propos, s’écria M. Kahn en riant, j’oubliais de vous parler de Combelot !… Non, jamais je n’ai vu un homme plus gêné…

Mais il s’arrêta devant un clignement d’yeux de Rougon, qui lui montrait le dos de Delestang, en ce moment monté sur une chaise et occupé à débarrasser le dessus d’une bibliothèque où des journaux s’entassaient. M. de Combelot avait épousé une sœur de Delestang. Ce dernier, depuis la disgrâce de Rougon, souffrait un peu de sa parenté avec un chambellan ; aussi voulut-il montrer quelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un sourire :

— Pourquoi ne continuez-vous pas ?… Combelot est un sot. Hein ? voilà le mot lâché !

Cette exécution aisée d’un beau-frère égaya beaucoup ces messieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu’à se moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si célèbre parmi les dames. Puis, sans transition, il prononça gravement ces paroles, en jetant un paquet de journaux sur le tapis :

— Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres.

Cette vérité ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez baissé, comme perdu au fond d’un portefeuille dont il examinait chaque poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un emportement d’hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exagérées jusqu’au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy autrefois, avant l’empire, affirmait qu’il était alors entretenu par sa maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants en trois mois. M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse ne traînait sur la place de Paris, sans qu’on trouvât dedans la main de Marsy. Et ils s’échauffaient l’un l’autre, ils se renvoyaient des faits de plus en plus forts : dans une entreprise de mine, Marsy avait touché un pot-de-vin de quinze cent mille francs ; il venait d’offrir, le mois dernier, un hôtel à la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de six cent mille francs, sa part d’un trafic sur les actions des chemins de fer du Maroc ; il n’y avait pas huit jours enfin, la grande affaire des canaux égyptiens, lancée par des créatures à lui, s’était écroulée avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de pioche n’avait été donné, depuis deux ans qu’ils opéraient des versements. Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s’efforçant de rapetisser sa haute mine d’aventurier élégant, parlant de maladies anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu’à attaquer la galerie de tableaux qu’il réunissait alors.

— C’est un bandit tombé dans la peau d’un vaudevilliste, finit par dire Du Poizat.

Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes de ses gros yeux.

— Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu ! comme vous voulez faire les vôtres… Nous ne nous entendons guère. Si je puis même lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai volontiers. Mais tout ce que vous racontez là n’empêche pas que Marsy soit d’une jolie force. Si la fantaisie l’en prenait, il ne ferait qu’une bouchée de vous deux, je vous en préviens.

Et il quitta son fauteuil, las d’être assis, étirant ses membres. Puis, il ajouta, dans un gros bâillement :

— D’autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me mettre en travers.

— Oh ! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec un sourire mince, vous mèneriez Marsy fort loin. Vous avez bien ici quelques papiers qu’il achèterait cher… Tenez, là-bas, le dossier Lardenois, cette aventure dans laquelle il a joué un si singulier rôle. Je reconnais une lettre de lui, très-curieuse, que je vous ai apportée moi-même, dans le temps.

Rougon était allé jeter dans la cheminée les papiers dont il avait peu à peu empli la corbeille. La coupe de bronze ne suffisait plus.

— On s’assomme, on ne s’égratigne pas, dit-il en haussant dédaigneusement les épaules. Tout le monde a de ces lettres bêtes qui traînent chez les autres.

Et il prit la lettre, l’enflamma à la bougie, s’en servit comme d’une allumette pour mettre le feu au tas de papiers, dans la cheminée. Il resta là un instant, accroupi, énorme, à surveiller les feuilles embrasées qui roulaient jusque sur le tapis. Certains gros papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme des lames de plomb ; des billets, des chiffons salis de vilaines écritures, brûlaient avec des petites langues bleues ; tandis que, dans le brasier ardent, au milieu d’un pullulement d’étincelles, des fragments consumés restaient intacts, lisibles encore.

À ce moment, la porte s’ouvrit toute grande. Une voix disait en riant :

— Bien, bien, je vous excuserai, Merle… Je suis de la maison. Si vous m’empêchiez d’entrer par ici, je ferais le tour par la salle des séances, parbleu !

C’était M. d’Escorailles, que Rougon, depuis six mois, avait fait nommer auditeur au conseil d’État. Il amenait à son bras la jolie madame Bouchard, toute fraîche dans une toilette claire de printemps.

— Allons, bon ! des femmes, maintenant ! murmura Rougon.

Il ne quitta pas la cheminée tout de suite. Il demeura par terre, tenant la pelle, sous laquelle il étouffait la flamme, de peur d’incendie. Et il levait sa large face, l’air maussade. M. d’Escorailles ne se déconcerta pas. Lui et la jeune femme, dès le seuil, avaient cessé de se sourire, pour prendre une figure de circonstance.

— Cher maître, dit-il, je vous amène une de vos amies qui tenait absolument à vous apporter ses regrets… Nous avons lu le Moniteur ce matin…

— Vous avez lu le Moniteur, vous autres, gronda Rougon qui se décida enfin à se mettre debout.

Mais il aperçut une personne qu’il n’avait pas encore vue. Il murmura, après avoir cligné les yeux :

— Ah ! monsieur Bouchard.

C’était le mari, en effet. Il venait d’entrer, derrière les jupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avait soixante ans, la tête toute blanche, l’œil éteint, la face comme usée par ses vingt-cinq années de service administratif. Lui, ne prononça pas une parole. Il prit d’un air pénétré la main de Rougon, qu’il secoua trois fois, de haut en bas, énergiquement.

— Eh bien ! dit ce dernier, vous êtes très-gentils d’être tous venus me voir ; seulement, vous allez diablement me gêner… Enfin, mettez-vous de ce côté-là… Du Poizat, donnez votre fauteuil à madame.

Il se tournait, lorsqu’il se trouva en face du colonel Jobelin.

— Vous aussi, colonel ! cria-t-il.

La porte était restée ouverte, Merle n’avait pu s’opposer à l’entrée du colonel, qui montait l’escalier derrière les talons des Bouchard. Il tenait son fils par la main, un grand galopin de quinze ans, alors élève de troisième au lycée Louis-le-Grand.

— J’ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C’est dans le malheur que se révèlent les vrais amis… Auguste, donne une poignée de main.

Mais Rougon s’élançait vers l’antichambre, en criant :

— Fermez donc la porte, Merle ! À quoi pensez-vous ! Tout Paris va entrer.

L’huissier montra sa face calme, en disant :

— C’est qu’ils vous ont vu, monsieur le président.

Et il dut s’effacer pour laisser passer les Charbonnel. Ils arrivaient sur une même ligne, sans se donner le bras, soufflant, désolés, ahuris. Ils parlèrent en même temps.

— Nous venons de voir le Moniteur… Ah ! quelle nouvelle ! comme votre pauvre mère va être désolée ! Et nous, dans quelle triste position cela nous met !

Ceux-là, plus naïfs que les autres, allaient tout de suite exposer leurs petites affaires. Rougon les fit taire. Il poussa un verrou caché sous la serrure de la porte, en murmurant qu’on pouvait l’enfoncer, maintenant. Puis, voyant que pas un de ses amis ne semblait décidé à quitter la place, il se résigna, il tâcha d’achever sa besogne, au milieu des neuf personnes qui emplissaient le cabinet. Le déménagement des papiers avait fini par bouleverser la pièce. Sur le tapis, une débandade de dossiers traînait, si bien que le colonel et M. Bouchard, qui voulurent gagner l’embrasure d’une fenêtre, durent prendre les plus grandes précautions pour ne pas écraser en chemin quelque affaire importante. Tous les siéges étaient encombrés de paquets ficelés ; madame Bouchard seule avait pu s’asseoir sur un fauteuil resté libre ; et elle souriait aux galanteries de Du Poizat et de M. Kahn, pendant que M. d’Escorailles, ne trouvant plus de tabouret, lui glissait sous les pieds une épaisse chemise bleue bourrée de lettres. Les tiroirs du bureau, culbutés dans un coin, permirent aux Charbonnel de s’accroupir un instant, pour reprendre haleine ; tandis que le jeune Auguste, ravi de tomber dans ce remue-ménage, furetait, disparaissait derrière la montagne de cartons, au milieu de laquelle Delestang semblait se retrancher. Ce dernier faisait beaucoup de poussière, en jetant de haut les journaux de la bibliothèque. Madame Bouchard eut une légère toux.

— Vous avez tort de rester dans cette saleté, dit Rougon, occupé à vider les cartons qu’il avait prié Delestang de ne point toucher.

Mais la jeune femme, toute rose d’avoir toussé, lui assura qu’elle était très-bien, que son chapeau ne craignait pas la poussière. Et la bande se lança dans les condoléances. L’empereur, vraiment, ne se souciait guère des intérêts du pays, pour se laisser circonvenir par des personnages si peu dignes de sa confiance. La France faisait une perte. D’ailleurs, c’était toujours ainsi : une grande intelligence devait liguer contre elle toutes les médiocrités.

— Les gouvernements sont ingrats, déclara M. Kahn.

— Tant pis pour eux ! dit le colonel. Ils se frappent en frappant leurs serviteurs.

Mais M. Kahn voulut avoir le dernier mot. Il se tourna vers Rougon.

— Quand un homme comme vous tombe, c’est un deuil public.

La bande approuva :

— Oui, oui, un deuil public !

Sous la brutalité de ces éloges, Rougon leva la tête. Ses joues grises s’allumaient d’une lueur, sa face entière avait un sourire contenu de jouissance. Il était coquet de sa force, comme une femme l’est de sa grâce ; et il aimait à recevoir les flatteries à bout portant, dans sa large poitrine, assez solide pour n’être écrasée par aucun pavé. Cependant, il devenait évident que ses amis se gênaient les uns les autres ; ils se guettaient du regard, cherchant à s’évincer, ne voulant pas parler haut. À présent que le grand homme paraissait dompté, l’heure pressait d’en arracher une bonne parole. Et ce fut le colonel qui prit un parti le premier. Il emmena dans une embrasure Rougon, qui le suivit docilement, un carton entre le bras.

— Avez-vous songé à moi ? lui demanda-t-il tout bas, avec un sourire aimable.

— Parfaitement. Votre nomination de commandeur m’a encore été promise il y a quatre jours. Seulement, vous sentez qu’aujourd’hui, il m’est impossible de rien affirmer… Je crains, je vous l’avoue, que mes amis ne reçoivent le contre-coup de ma disgrâce.

Les lèvres du colonel tremblèrent d’émotion. Il balbutia qu’il fallait lutter, qu’il lutterait lui-même. Puis, brusquement, il se tourna, il appela :

— Auguste !

Le galopin était à quatre pattes sous le bureau, en train de lire les titres des dossiers, ce qui lui permettait de jeter des coups d’œil luisants sur les petites bottines de madame Bouchard. Il accourut.

— Voilà mon gaillard ! reprit le colonel à demi-voix. Vous savez qu’il faudra me caser cette vermine-là, un de ces jours. Je compte sur vous. J’hésite encore entre la magistrature et l’administration… Donne une poignée de main, Auguste, pour que ton bon ami se souvienne de toi.

Pendant ce temps, madame Bouchard, qui mordillait son gant d’impatience, s’était levée et avait gagné la fenêtre de gauche, en ordonnant d’un regard à M. d’Escorailles de la suivre. Le mari se trouvait déjà là, les coudes sur la barre d’appui, à regarder le paysage. En face, les grands marronniers des Tuileries avaient un frisson de feuilles, dans le soleil chaud ; tandis que la Seine, du pont Royal au pont de la Concorde, roulait des eaux bleues, toutes pailletées de lumière.

Madame Bouchard se tourna tout d’un coup, en criant :

— Oh ! monsieur Rougon, venez donc voir !

Et, comme Rougon se hâtait de quitter le colonel pour obéir, Du Poizat, qui avait suivi la jeune femme, se retira discrètement, alla rejoindre M. Kahn à la fenêtre du milieu.

— Tenez, ce bateau chargé de briques, qui a failli sombrer, racontait madame Bouchard.

Rougon resta là complaisamment, au soleil, jusqu’à ce que M. d’Escorailles, sur un nouveau regard de la jeune femme, lui dît :

— Monsieur Bouchard veut donner sa démission. Nous vous l’avons amené pour que vous le raisonniez.

Alors, M. Bouchard expliqua que les injustices le révoltaient.

— Oui, monsieur Rougon, j’ai commencé par être expéditionnaire à l’Intérieur, et je suis arrivé au poste de chef de bureau, sans rien devoir à la faveur ni à l’intrigue… Je suis chef de bureau depuis 47. Eh bien ! le poste de chef de division a déjà été cinq fois vacant, quatre fois sous la république, et une fois sous l’empire, sans que le ministre ait songé à moi, qui avais des droits hiérarchiques… Maintenant vous n’allez plus être là pour tenir la promesse que vous m’aviez faite, et j’aime mieux me retirer.

Rougon dut le calmer. La place n’était toujours pas donnée à un autre ; si elle lui échappait cette fois encore, ce ne serait qu’une occasion perdue, une occasion qui se retrouverait certainement. Puis, il prit les mains de madame Bouchard, en la complimentant d’un air paternel. La maison du chef de bureau était la première qui l’eût accueilli, lors de son arrivée à Paris. C’était là qu’il avait rencontré le colonel, cousin germain du chef de bureau. Plus tard, lorsque M. Bouchard hérita de son père, à cinquante-quatre ans, et se trouva tout d’un coup mordu du désir de se marier, Rougon servit de témoin à madame Bouchard, née Adèle Desvignes, une demoiselle très-bien élevée, d’une honorable famille de Rambouillet. Le chef de bureau avait voulu une jeune fille de province, parce qu’il tenait à l’honnêteté. Adèle, blonde, petite, adorable, avec la naïveté un peu fade de ses yeux bleus, en était à son troisième amant, au bout de quatre ans de mariage.

— La, ne vous tourmentez pas, dit Rougon qui lui serrait toujours les poignets dans ses grosses mains. Vous savez bien qu’on fait tout ce que vous voulez… Jules vous dira ces jours-ci où nous en sommes.

Et il prit à part M. d’Escorailles, pour lui annoncer qu’il avait écrit le matin à son père, afin de le tranquilliser. Le jeune auditeur devait conserver tranquillement sa situation. La famille d’Escorailles était une des plus anciennes familles de Plassans, où elle jouissait de la vénération publique. Aussi Rougon, qui autrefois avait traîné des souliers éculés devant l’hôtel du vieux marquis, père de Jules, mettait-il son orgueil à protéger le jeune homme. La famille gardait un culte dévot pour Henri V, tout en permettant que l’enfant se ralliât à l’empire. C’était un résultat de l’abomination des temps.

À la fenêtre du milieu, qu’ils avaient ouverte pour mieux s’isoler, M. Kahn et Du Poizat causaient, en regardant au loin les toits des Tuileries, qui bleuissaient dans une poussière de soleil. Ils se tâtaient, ils lâchaient des mots coupés par de grands silences. Rougon était trop vif. Il n’aurait pas dû se fâcher, à propos de cette affaire Rodriguez, si facile à arranger. Puis, les yeux perdus, M. Kahn murmura, comme se parlant à lui-même :

— On sait que l’on tombe, on ne sait jamais si l’on se relèvera.

Du Poizat feignit de n’avoir pas entendu. Et, longtemps après, il dit :

— Oh ! c’est un garçon très-fort.

Alors, le député se tourna brusquement, lui parla très-vite, dans la figure.

— , entre nous, j’ai peur pour lui. Il joue avec le feu… Certes, nous sommes ses amis, et il n’est pas question de l’abandonner. Je tiens à constater seulement qu’il n’a guère songé à nous, dans tout ceci… Ainsi moi, par exemple, j’ai entre les mains des intérêts énormes qu’il vient de compromettre par son coup de tête. Il n’aurait pas le droit de m’en vouloir, n’est-ce pas ? si j’allais maintenant frapper à une autre porte ; car, enfin, ce n’est pas seulement moi qui souffre, ce sont aussi les populations.

— Il faut frapper à une autre porte, répéta Du Poizat avec un sourire.

Mais l’autre, pris d’une colère subite, lâcha la vérité.

— Est-ce que c’est possible !… Ce diable d’homme vous fâche avec tout le monde. Quand on est de sa bande, on a une affiche dans le dos.

Il se calma, soupirant, regardant du côté de l’Arc-de-Triomphe, dont le bloc de pierre grisâtre émergeait de la nappe verte des Champs-Élysées. Il reprit doucement :

— Que voulez-vous ? moi, je suis d’une fidélité bête.

Le colonel, depuis un instant, se tenait debout derrière ces messieurs.

— La fidélité est le chemin de l’honneur, dit-il de sa voix militaire.

Du Poizat et M. Kahn s’écartèrent pour faire place au colonel, qui continua :

— Rougon contracte aujourd’hui une dette envers nous. Rougon ne s’appartient plus.

Ce mot eut un succès énorme. Non, certes, Rougon ne s’appartenait plus. Et il fallait le lui dire nettement, pour qu’il comprît ses devoirs. Tous trois baissèrent la voix, complotant, se distribuant des espérances. Parfois, ils se retournaient, ils jetaient un coup d’œil dans la vaste pièce, pour voir si quelque ami n’accaparait pas trop longtemps le grand homme.

Maintenant, le grand homme ramassait les dossiers, tout en continuant de causer avec madame Bouchard. Cependant, dans le coin où ils étaient restés silencieux et gênés jusque-là, les Charbonnel se disputaient. À deux reprises, ils avaient tenté de s’emparer de Rougon, qui s’était laissé enlever par le colonel et la jeune femme. M. Charbonnel finit par pousser madame Charbonnel vers lui.

— Ce matin, balbutia-t-elle, nous avons reçu une lettre de votre mère…

Il ne la laissa pas achever. Il emmena lui-même les Charbonnel dans l’embrasure de droite, lâchant une fois encore les dossiers, sans trop d’impatience.

— Nous avons reçu une lettre de votre mère, répéta madame Charbonnel.

Et elle allait lire la lettre, lorsqu’il la lui prit pour la parcourir d’un regard. Les Charbonnel, anciens marchands d’huile de Plassans, étaient les protégés de madame Félicité, comme on nommait dans sa petite ville la mère de Rougon. Elle les lui avait adressés à l’occasion d’une requête qu’ils présentaient au Conseil d’État. Un de leurs petits-cousins, un sieur Chevassu, avoué à Faverolles, le chef-lieu d’un département voisin, était mort en laissant une fortune de cinq cent mille francs aux sœurs de la Sainte-Famille. Les Charbonnel, qui n’avaient jamais compté sur l’héritage, devenus brusquement héritiers par la mort d’un frère du défunt, crièrent alors à la captation ; et comme la communauté demandait au Conseil d’État d’être autorisée à accepter le legs, ils quittèrent leur vieille demeure de Plassans, ils accoururent à Paris se loger rue Jacob, hôtel du Périgord, pour suivre leur affaire de près. Et l’affaire traînait depuis six mois.

— Nous sommes bien tristes, soupirait madame Charbonnel, pendant que Rougon lisait la lettre. Moi, je ne voulais pas entendre parler de ce procès. Mais monsieur Charbonnel répétait qu’avec vous c’était tout argent gagné, que vous n’aviez qu’un mot à dire pour nous mettre les cinq cent mille francs dans la poche… N’est-ce pas, monsieur Charbonnel ?

L’ancien marchand d’huile branla désespérément la tête.

— C’était un chiffre, continua la femme, ça valait la peine de bouleverser son existence… Ah ! oui, elle est bouleversée, notre existence ! Savez-vous, monsieur Rougon qu’hier encore la bonne de l’hôtel a refusé de changer nos serviettes sales ! Moi qui, à Plassans, ai cinq armoires de linge !

Et elle continua à se plaindre amèrement de Paris qu’elle abominait. Ils y étaient venus pour huit jours. Puis, espérant partir toutes les semaines, ils ne s’étaient rien fait envoyer. Maintenant que cela n’en finissait plus, ils s’entêtaient dans leur chambre garnie, mangeant ce que la bonne voulait bien leur servir, sans linge, presque sans vêtements. Ils n’avaient pas même une brosse, et madame Charbonnel faisait sa toilette avec un peigne cassé. Parfois, ils s’asseyaient sur leur petite malle, ils y pleuraient de lassitude et de rage.

— Et cet hôtel est si mal fréquenté ! murmura M. Charbonnel avec de gros yeux pudibonds. Il y a un jeune homme, à côté de nous. On entend des choses…

Rougon repliait la lettre.

— Ma mère, dit-il, vous donne l’excellent conseil de patienter. Je ne puis que vous engager à faire une nouvelle provision de courage… Votre affaire me paraît bonne ; mais me voilà parti, et je n’ose plus rien vous promettre.

— Nous quittons Paris demain ! cria madame Charbonnel, dans un élan de désespoir.

Mais, ce cri à peine lâché, elle devint toute pâle. M. Charbonnel dut la soutenir. Et ils restèrent un moment sans voix, les lèvres tremblantes, à se regarder, avec une grosse envie de pleurer. Ils faiblissaient, ils avaient une souleur, comme si, brusquement, les cinq cent mille francs se fussent écroulés devant eux.

Rougon continuait affectueusement :

— Vous avez affaire à forte partie. Monseigneur Rochart, l’évêque de Faverolles, est venu en personne à Paris pour appuyer la demande des sœurs de la Sainte-Famille. Sans son intervention, il y a longtemps que vous auriez gain de cause. Le clergé est malheureusement très-puissant aujourd’hui… Mais je laisse ici des amis, j’espère pouvoir agir sans me mettre en avant. Vous avez attendu si longtemps que, si vous partez demain…

— Nous resterons, nous resterons, se hâta de balbutier madame Charbonnel. Ah ! monsieur Rougon, voilà un héritage qui nous aura coûté bien cher !

Rougon revint vivement à ses papiers. Il promena un regard de satisfaction autour de la pièce, soulagé, ne voyant plus personne qui pût l’emmener encore dans une embrasure de fenêtre ; toute la bande était repue. En quelques minutes, il avança fort sa besogne. Il avait une gaieté à lui, brutale, se moquant des gens, se vengeant des ennuis qu’on lui imposait. Pendant un quart d’heure, il fut terrible pour ses amis, dont il venait d’écouter les histoires avec tant de complaisance. Il alla si loin, il se montra si dur pour la jolie madame Bouchard, que les yeux de la jeune femme s’emplirent de larmes, sans qu’elle cessât de sourire. Les amis riaient, accoutumés à ces coups de massue. Jamais leurs affaires n’allaient mieux qu’aux heures où Rougon s’exerçait les poings sur leur nuque.

À ce moment, on frappa un coup discret à la porte.

— Non, non, n’ouvrez pas, cria-t-il à Delestang qui se dérangeait. Est-ce qu’on se moque de moi ! J’ai déjà la tête cassée.

Et, comme on ébranlait la porte plus violemment :

— Ah ! si je restais, dit-il entre ses dents, comme je flanquerais ce Merle dehors !

On ne frappa plus. Mais, tout d’un coup, dans un angle du cabinet, une petite porte s’ouvrit, donnant passage à une énorme jupe de soie bleue, qui entra à reculons. Et cette jupe, très-claire, très-ornée de nœuds de ruban, demeura là un instant, à moitié dans la pièce, sans qu’on vît autre chose. Une voix de femme, toute fluette, parlait vivement au-dehors.

— Monsieur Rougon ! appela la dame, en montrant enfin son visage.

C’était madame Correur, avec un chapeau garni d’une botte de roses. Rougon, qui s’avançait, les poings fermés, furieux, plia les épaules et vint serrer la main de la nouvelle venue, en faisant le gros dos.

— Je demandais à Merle comment il se trouvait ici, dit madame Correur, en couvant d’un regard tendre le grand diable d’huissier, debout et souriant devant elle. Et vous, monsieur Rougon, êtes-vous content de lui ?

— Mais oui, certainement, répondit Rougon d’une façon aimable.

Merle gardait son sourire béat, les yeux fixés sur le cou gras de madame Correur. Elle se rengorgeait, elle ramenait de la main les frisures de ses tempes.

— Voilà qui va bien, mon garçon, reprit-elle. Quand je place quelqu’un, j’aime que tout le monde soit satisfait… Et si vous aviez besoin de quelque conseil, venez me voir, le matin, vous savez, de huit à neuf. Allons, soyez sage.

Et elle entra dans le cabinet, en disant à Rougon :

— Il n’y a rien qui vaille les anciens militaires.

Puis, elle ne le lâcha pas, elle lui fit traverser toute la pièce, le menant à petits pas devant la fenêtre, à l’autre bout. Elle le grondait de n’avoir point ouvert. Si Merle n’avait pas consenti à l’introduire par la petite porte, elle serait donc restée dehors ? Dieu savait pourtant si elle avait besoin de le voir ! car, enfin, il ne pouvait pas s’en aller ainsi, sans lui dire où en étaient ses pétitions. Elle sortit de sa poche un petit carnet, très-riche, recouvert de moire rose.

— Je n’ai vu le Moniteur qu’après mon déjeuner, dit-elle. J’ai pris tout de suite un fiacre… Voyons, où en est l’affaire de madame Leturc, la veuve du capitaine, qui demande un bureau de tabac. Je lui ai promis un résultat pour la semaine prochaine… Et l’affaire de cette demoiselle, vous savez, Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un officier, consent à épouser, si quelque âme honnête veut bien avancer la dot réglementaire. Nous avions pensé à l’impératrice… Et toutes ces dames, madame Chardon, madame Testanière, madame Jalaguier, qui attendent depuis des mois ?

Rougon, paisiblement, donnait des réponses, expliquait les retards, descendait dans les détails les plus minutieux. Il fit pourtant comprendre à madame Correur qu’elle devait à présent compter beaucoup moins sur lui. Alors, elle se désola. Elle était si heureuse de rendre service ! Qu’allait-elle devenir, avec toutes ces dames ? Et elle en arriva à parler de ses affaires personnelles, que Rougon connaissait bien. Elle répétait qu’elle était une Martineau, des Martineau de Coulonges, une bonne famille de Vendée, où l’on pouvait citer jusqu’à sept notaires de père en fils. Jamais elle ne s’expliquait nettement sur son nom de Correur. À l’âge de vingt-quatre ans, elle s’était enfuie avec un garçon boucher, à la suite de tout un été de rendez-vous, sous un hangar. Son père avait agonisé pendant six mois sous le coup de ce scandale, une monstruosité dont le pays s’entretenait toujours. Depuis ce temps, elle vivait à Paris, comme morte pour sa famille. Dix fois, elle avait écrit à son frère, maintenant à la tête de l’étude, sans pouvoir obtenir de lui une réponse ; et elle accusait de ce silence sa belle-sœur, « une femme à curés, qui menait par le bout du nez cet imbécile de Martineau », disait-elle. Une de ses idées fixes était de retourner là-bas, comme Du Poizat, pour s’y montrer en femme cossue et respectée.

— J’ai encore écrit, il y a huit jours, murmura-t-elle ; je parie qu’elle jette mes lettres au feu… Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait bien qu’elle m’ouvrît la maison toute grande. Ils n’ont pas d’enfant, j’aurais des affaires d’intérêt à régler… Martineau a quinze ans de plus que moi, et il est goutteux, m’a-t-on dit.

Puis, elle changea brusquement de voix, elle reprit :

— Enfin, ne pensons pas à tout cela… C’est pour vous qu’il s’agit de travailler à cette heure, n’est-ce pas, Eugène ? On travaillera, vous verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pour que nous soyons quelque chose… vous vous souvenez, en 51 ?

Rougon sourit. Et, comme elle lui serrait maternellement les deux mains, il se pencha à son oreille et murmura :

— Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d’être raisonnable. Est-ce qu’il ne s’est pas avisé, l’autre semaine, après s’être fait mettre au poste, de donner mon nom pour que j’aille le réclamer !

Madame Correur promit de parler à Gilquin, un de ses anciens locataires, du temps où Rougon logeait à l’hôtel Vanneau, garçon précieux à l’occasion, mais d’un débraillé très-compromettant.

— J’ai un fiacre en bas, je me sauve, dit-elle avec un sourire, tout haut, en gagnant le milieu du cabinet.

Et elle resta pourtant quelques minutes encore, désireuse de voir la bande s’en aller en même temps qu’elle. Pour décider le mouvement de retraite, elle offrit même de prendre quelqu’un avec elle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et il fut convenu que le petit Auguste monterait à côté du cocher. Alors, commença une grande distribution de poignées de main. Rougon s’était mis près de la porte, ouverte toute grande. En passant devant lui, chacun avait une dernière phrase de condoléance. M. Kahn, Du Poizat et le colonel allongèrent le cou, lui lâchèrent tout bas un mot dans l’oreille, pour qu’il ne les oubliât pas. Les Charbonnel étaient déjà sur la première marche de l’escalier, et Madame Correur causait avec Merle, au fond de l’antichambre, pendant que madame Bouchard, attendue à quelques pas par son mari et par M. d’Escorailles, s’attardait encore devant Rougon, très-gracieuse, très-douce, lui demandant à quelle heure elle pourrait le voir, rue Marbeuf, tout seul, parce qu’elle était trop bête quand il y avait du monde. Mais le colonel, en l’entendant demander cela, revint brusquement ; les autres le suivirent, il y eut une rentrée générale.

— Nous irons tous vous voir, criait le colonel.

— Il ne faut pas que vous vous enterriez, disaient plusieurs voix.

M. Kahn réclama du geste le silence. Puis, il lança la fameuse phrase :

— Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à vos amis et à la France.

Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut un gros soupir de soulagement. Delestang, qu’il avait oublié, sortit alors de derrière le tas de cartons, à l’abri duquel il venait d’achever le classement des papiers, en ami consciencieux. Il était un peu fier de sa besogne. Lui, agissait, pendant que les autres parlaient. Aussi reçut-il avec une véritable jouissance les remercîments très-vifs du grand homme. Il n’y avait que lui pour rendre service ; il possédait un esprit d’ordre, une méthode de travail qui le mèneraient loin ; et Rougon trouva encore plusieurs autres choses flatteuses, sans qu’on pût savoir s’il ne se moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d’œil dans tous les coins :

— Mais voilà qui est fini, je crois, grâce à vous… Il n’y a plus qu’à donner l’ordre à Merle de me faire porter ces paquets-là chez moi.

Il appela l’huissier, lui indiqua ses papiers personnels. À toutes les recommandations, l’huissier répondait :

— Oui, monsieur le président.

— Eh ! animal, finit par crier Rougon agacé, ne m’appelez donc plus président, puisque je ne le suis plus.

Merle s’inclina, fit un pas vers la porte, et resta là, à hésiter. Il revint, disant :

— Il y a en bas une dame à cheval qui demande monsieur… Elle a dit en riant qu’elle monterait bien avec le cheval, si l’escalier était assez large… C’est seulement pour serrer la main à monsieur.

Rougon fermait déjà les poings, croyant à une plaisanterie. Mais Delestang, qui était allé regarder par une fenêtre du palier, accourut en murmurant, l’air très-ému :

— Mademoiselle Clorinde !

Alors, Rougon fit répondre qu’il descendait. Puis, comme Delestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda, les sourcils froncés, d’un air soupçonneux, frappé de son émotion.

— Méfiez-vous des femmes, répéta-t-il.

Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet. Par les trois fenêtres, laissées ouvertes, le plein jour entrait, éclairant crûment les cartonniers éventrés, les tiroirs épars, les paquets ficelés et entassés au milieu du tapis. Le cabinet semblait tout grand, tout triste. Au fond de la cheminée, les tas de papiers brûlés, à poignées, ne laissaient qu’une petite pelletée de cendre noire. Comme il fermait la porte, la bougie, oubliée sur un coin du bureau, s’éteignit en faisant éclater la bobèche de cristal, dans le silence de la pièce vide.