Sonnets antiques

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Sonnets antiques
José-Maria de Hérédia

Revue des Deux Mondes tome 99, 1890

POESIE

SONNETS ANTIQUES

NYMPHÉE.


Sic niger, in ripis errat quum forte Caystri,
Inter Ledœos ridetur corvus olores.
MARTIAL.



C’est un vallon sauvage abrité de l’Euxin ;
Au-dessus de la source un noir laurier se penche
Et la Nymphe, riant, suspendue à la branche,
Frôle d’un pied craintif l’eau froide du bassin.

Ses compagnes, d’un bond, à l’appel du buccin,
Dans l’onde jaillissante où s’ébat leur chair blanche
Plongent et, de l’écume, émergent une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou la rose d’un sein.

Une gaîté divine emplit le grand bois sombre.
Mais deux yeux, brusquement, ont illuminé l’ombre.
Le Satyre ! .. Son rire épouvante leurs jeux.

Elles s’élancent. Tel, lorsqu’un corbeau sinistre
Croasse, sur le fleuve éperdument neigeux,
S’effarouche le vol des cygnes du Caystre.



MARSYAS.


Ton père Hyagnis ne t’aurait pas pleuré.
ANTIPATER.

Les pins du bois natal que charmait ton haleine
N’ont pas brûlé ta chair, ô malheureux ! Tes os
Sont dissous et ton sang s’écoule avec les eaux
Que les monts de Phrygie épanchent vers la plaine.

Le jaloux Citharède, orgueil du ciel hellène,
De son plectre de fer a brisé tes roseaux
Qui, domptant les lions, enseignaient les oiseaux ;
Il ne reste plus rien du chanteur de Célène.

Rien qu’un lambeau sanglant qui flotte au tronc de l’if
Auquel on l’a lié pour l’écorcher tout vif.
O Dieu cruel ! O cris ! Voix lamentable et tendre !

Non, vous n’entendrez plus sous un doigt trop savant
La flûte soupirer aux rives du Méandre…
Car la peau du Satyre est le jouet du vent.


LA PRIÈRE DU MORT.


Au nom de Zeus hospitalier !
DAMAGETE.

Arrête ! Écoute-moi, voyageur. Si tes pas
Te portent vers Cypsèle et les rives de I’Hèbre,
Cherche le vieil Hyllos, et dis-lui qu’il célèbre
Un long deuil pour le fils qu’il ne reverra pas.

Ma chair assassinée a servi de repas
Aux loups. Le reste gît en ce hallier funèbre.
Et l’Ombre errante aux bords que l’Érèbe enténèbre,
S’indigne et pleure. Nul n’a vengé mon trépas.

Pars donc. Et si jamais, à l’heure où le jour tombe,
Tu rencontres au pied d’un tertre ou d’une tombe,
Une femme au front blanc que voile un noir lambeau ;

Approche-toi sans peur, parle-lui sans alarmes :
C’est ma mère, Étranger, qui, sur un vain tombeau,
Embrasse une urne vide et l’emplit de ses larmes.



LE LABOUREUR.


Ces dons sont consacrés à la Déesse.
PHILIPPE DE THESSALONIQUE.

Le semoir, la charrue, un joug, des socs luisans,
La herse, l’aiguillon et la faulx acérée,
Qui fauchait en un jour les épis d’une airée,
Et la fourche qui tend la gerbe aux paysans ;

Ces outils familiers, aujourd’hui trop pesans,
Le vieux Parmis les voue à l’immortelle Rhée
Par qui le germe éclôt sous la terre sacrée.
Pour lui, sa tâche est faite ; il a quatre-vingts ans.

Près d’un siècle, au soleil, sans en être plus riche,
Il a poussé le coutre au travers de la friche ;
Ayant vécu sans joie, il vieillit sans remords.

Mais il est las d’avoir tant peiné sur la glèbe
Et songe que peut-être il faudra, chez les morts,
Labourer des champs d’ombre arrosés par l’Erèbe.


LE COUREUR.


Sur une statue de Myron.

Tel que Delphes l’a vu, quand, Thymos le suivant,
Il volait par le stade aux clameurs de la foule,
Tel Ladas court encor sur le socle qu’il foule
D’un pied de bronze, svelte et plus vif que le vent.

Le bras tendu, l’œil fixe et le torse en avant,
Une sueur d’airain à son front perle et coule ;
On dirait que l’athlète a jailli hors du moule,
Tandis que le sculpteur le fondait, tout vivant.

Il palpite, il frémit d’espérance et de fièvre,
Son flanc halète, l’air qu’il fend manque à sa lèvre
Et l’effort fait saillir ses muscles de-métal ;

L’irrésistible élan de la course l’entraîne ;
Et passant par-dessus son propre piédestal,
Vers la palme et le but il va fuir dans l’arène ;



VILLULA.


Ecquis vivit fortunatior ?
TÉRENCE.

Oui, c’est au vieux Gallus qu’appartient l’héritage
Que tu vois au penchant du coteau cisalpin ;
La maison tout entière est à l’abri d’un pin
Et le chaume du toit couvre à peine un étage.

Il suffit pour qu’un hôte avec lui le partage.
Il a sa vigne, un four à cuire plus d’un pain
Et dans son potager foisonne le lupin.
C’est peu ? Gallus n’a pas désiré davantage.

Son bois donne un fagot ou deux tous les hivers
Et de l’ombre, l’été, sous les feuillages verts ;
A l’automne, on y prend quelque grive au passage.

C’est là que, satisfait de son destin borné,
Gallus se laisse vivre où jadis il est né.
Va, tu sais à présent que Gallus est un sage.


LA FLUTE.


Est mihi disparibus septera compacta cicutis
Fistula…
VIRGILE.

Voici le soir. Au ciel passe un vol de pigeons.
Rien ne vaut pour charmer une amoureuse fièvre,
O chevrier, le son d’un pipeau sur la lèvre
Qu’accompagne un bruit frais de source entre les joncs.

A l’ombre du platane où nous nous allongeons,
L’herbe est plus molle. Laisse, ami, l’errante chèvre
Sourde aux chevrotemens du chevreau qu’elle sèvre,
Escalader la roche et brouter les bourgeons.

Ma flûte faite avec sept tiges de ciguë
Inégales que joint un peu de cire, aiguë
Ou grave, pleure, chante ou gémit à mon gré.

Viens. Nous t’enseignerons l’art divin du Silène
Et tes soupirs d’amour, de ce tuyau sacré,
S’envoleront parmi l’harmonieuse haleine.



LA TREBBIA.


Recentis animi Sempronius, eoque ferocier,
TITE-LIVE.

L’aube d’un jour sinistre a blanchi les hauteurs.
Le camp s’éveille. En bas, roule et gronde le fleuve
Où l’escadron léger des Numides s’abreuve.
Partout sonne l’appel clair des buccinateurs.

Car malgré Scipion, les augures menteurs,
La Trebbia débordée, et qu’il vente et qu’il pleuve,
Sempronius Consul, lier de sa gloire neuve,
A fait lever la hache et marcher les licteurs.

Rougissant le ciel noir de flamboîmens lugubres,
A l’horizon, brûlaient les villages Insubres ;
On entendait au loin barrir un éléphant.

Et, là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoutait, pensif et triomphant,
Le sourd piétinement des légions en marche.


APRÈS CANNES.


Augebant metum prodigia.
TITE-LIVE.

Un des Consuls est mort, l’autre fuit vers Linterne
Ou Vénuse. L’Aufide a reflué, trop plein
De nos cadavres. La foudre au Capitolin
Tombe, le bronze sue et le ciel rouge est terne.

En vain le Grand Pontife a fait un lectisterne
Et consulté deux fois l’oracle sibyllin ;
D’un long sanglot, l’aïeul, la veuve et l’orphelin
Emplissent Rome en deuil que la terreur consterne.

Et chaque soir, la foule allait aux aqueducs ;
Plèbe, esclaves, enfans, femmes, vieillards caducs
Et tout ce que vomit Subure et l’ergastule ;

Tous anxieux de voir surgir au dos vermeil
Des monts Sabins où luit l’œil sanglant du soleil,
Le Chef borgne monté sur l’éléphant Gétule.


À UN TRIOMPHATEUR.


Bellorum exuviæ… victæque triremis
Aplustre…

Juvénal.


Fais sculpter sur ton arc, Imperator illustre,
Des files de guerriers barbares, de vieux chefs
Sous le joug, des tronçons d’armures et de nefs
Et la flotte captive et le rostre et l’aplustre.

Quel que tu sois, issu d’Ancus ou né d’un rustre,
Tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs,
Grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs
Profondément, de peur que l’avenir te frustre.

Déjà le Temps brandit l’arme fatale. As-tu
L’espoir d’éterniser le bruit de ta vertu ?
Un vil lierre suffit à disjoindre un trophée ;

Et seul, aux blocs épars des marbres triomphaux
Où ta gloire en ruine est par l’herbe étouffée,
Quelque faucheur Samnite ébrèchera sa faulx.


José-Maria de Heredia.