Sonyeuse/Soirs de Paris/III

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Bibliothèque-Charpentier (p. 213-226).

LE MÉNAGE NAURETALE

« Ah ça, mon cher, tu n’as pas la main heureuse ! Quelle gaffe as-tu encore commise hier à l’Opéra ? Un dés plus beaux hôtels de Paris, une maîtresse de maison charmante, un des derniers salons où l’on cause sans empoisonnement préalable, car la chère y est exquise. J’allais t’y faire inviter à dîner, tu devais être de la première liste. Je te présente il y a un an, tu ne déplais pas : tu consens à ne pas parler littérature et à ne pas être homme d’esprit. La comtesse t’estimait même assez, le comte te trouvait de moyenne force au whist, et même, sorti de chez eux, dans la rue, le marquis de Moreux te rendait ton salut… Encore un stage de dix mois et tu étais de la petite intimité. Mais aussi, quelle idée hier à l’Opéra !

Et Lacroix-Larive, le beau Lacroix-Larive, les épaules en porte-manteau dans son long pardessus bleu encre, à la dernière mode, flottant lâche et trop large, tapotait du bout de sa badine le bout carré de ses souliers vernis, et là, sur ce coin de trottoir de la rue Royale, se dandinait sur place, souriait dans sa barbe frisée et brillante, les dents très blanches entre ses lèvres épaisses et trop grasses, l’œil narquois et la paupière plissée sous son chapeau haut de forme à bords plats, pourri de chic et de gifflable impertinence, sûr de lui à le battre et à le lui crier.

Mais lui chercher querelle ! j’en étais à cent lieues. Ce qu’il venait de m’apprendre m’avait atterré.

— Hier, à l’Opéra ! balbutiai-je, sans trouver.

— Oui, hier, à l’Opéra, à Don Juan… Qu’as-tu fait hier à l’Opéra ? N’as-tu pas été au premier entr’acte saluer Mme de Nauretale dans sa loge ?

— Si fait, j’ai été lui présenter mes hommages, et très correctement, je t’assure.

— Et tu lui as ?

— Et je lui ai…

— Présenté autre chose que tes devoirs. Mon cher ami, voyons, rappelle-toi… quelle mémoire gâteuse !

— Ah ! oui, j’y suis. Oui, je lui ai présenté le baron de Smorfsen. Eh bien !

— Ah ! nous y voilà donc !

— Comment le baron de Smorfsen, Christian de Smorfsen, le nouvel attaché à l’ambassade suédoise, n’est pas un garçon qu’on puisse présenter !

— Si fait, si fait… mais pas à l’Opéra, un jour d’abonnement, devant tout Paris, dans la loge de Mme de Nauretale !

— Mais c’est ainsi que tu m’as présenté toi-même il y a un an.

— Oui, un soir de première, et puis tu n’es pas le baron de Smorfsen !

— C’est-à-dire qu’il y a présentation pour gentilhomme et présentation pour roturier !

— Là, bon, voilà mon jacobin de quatre-vingt-treize qui s’insurge. Fais-toi présenter, mon cher Delseaux, et pas par tout le monde ; choisis tes parrains comme au cercle, mais ne te fais jamais le parrain de personne… surtout dans le monde parisien, où tu ne seras jamais qu’un enfant, et qui te roulera, mais te roulera… comme cette cigarette. Il m’a bien roulé, moi, un de ses vieux routiers… il y a quelque dix ans d’ailleurs, et il gâtait la franchise de l’aveu par la fatuité du sourire.

— Mais Smorfsen me l’avait demandé.

— Ah ! c’est lui… pardieu ! Ma bonne pièce arrive de Vienne, on l’avait prévenu à l’ambassade. La comtesse de Nauretale, je te crois, quelle entrée en scène dans le monde parisien ! Sache aussi pour ta gouverne, mon cher, qu’on ne présente jamais un homme à une femme sur la prière de cet homme ; le désir doit en être exprimé par la femme ; c’est la femme qui doit le demander.

— Et si la femme ne le demande pas ?

— Une femme arrive toujours à demander ce qu’on veut qu’elle demande. Aussi l’impair est-il de taille avec bon endosseur responsable ! Smorfsen est à couvert, lui : la bourde demeure à ton avoir au grand livre des gaffes.

— Je ne te comprends pas. Smorfsen appartient à la plus haute société.

— Étrangère.

— Sa noblesse est ancienne, authentique…

— Et de meilleur aloi que la mienne ; j’ai compris. Va toujours, mon ami.

— Il est du cercle du comte de Nauretale.

— Qui ne l’a pas présenté à la comtesse.

— D’une distinction accomplie.

— II ne manquerait plus que cela.

— Très joli garçon.

— Pardieu !

— Et quoi que tu en dises, Mme de Nauretale l’a parfaitement accueilli hier, elle, le comte et même le marquis.

— Seulement, à l’entr’acte suivant, la loge était vide. Le marquis seul est resté au théâtre, où il est venu me rejoindre au foyer de la danse, animal. J’ai assisté à toute la petite scène de la présentation du fond de la baignoire de Mme de Mourvel. Vous étiez le point de mire de toutes les lorgnettes. Tu peux te vanter d’avoir occupé hier toute la salle de l’Opéra, mon cher. Je te crois que ni le comte ni la comtesse n’ont sourcillé ; mais essaye un peu de te présenter maintenant rue Murillo : « Madame la comtesse est sortie, » voilà l’éternelle réponse où tu heurteras désormais tes visites. Un congé silencieux et sans appel, mon cher. Oh ! le comte te saluera toujours dans la rue, il se plaindra même de ne plus te voir. « Comme vous vous faites rare, mon ami. Ma femme devient d’un mondain ; impossible de mettre la main sur elle ; elle vit dehors maintenant. » Quant au marquis, il forcera la note aimable. Hier, au foyer, il m’a parlé de toi ; il te trouve du talent, et le marquis ne lit jamais que la Revue des Deux Mondes, et encore les articles de Broglie et de Taine. Très mauvais signe cela. Quand Moreux dit du bien de quelqu’un, c’est qu’il va l’exécuter sous peu ; il se garde à carreau ; très malin, de Moreux. Mais tu restes là ébahi avec des yeux grands comme des tasses ; il ne se doute pas de ce qu’il a fait. Viens, entrons chez Weber. Je vais t’expliquer l’énormité de ton cas. Quelle chance tu as de n’être pas du club, tu aurais eu certainement une affaire, pour peu que tu aies l’épiderme sensible, et je sais que tu l’as chatouilleux. Ce qu’on t’aurait blagué sur ta présentation. Ah, ce cher Delseaux. »

Et d’une tape amicale, il me poussait dans la brasserie, où nous étions arrivés en causant.

— Garçon, deux portos, et quand il eut trempé ses moustaches dans le verre empli de topazes, mon cher ami, faisait Lacroix-Larive en étendant droites ses deux jambes sur la table et en enfonçant d’un geste un peu canaille ses deux mains dans les poches de son pantalon, si je te disais qu’il y a en ce moment à Paris une femme dont le nom et une aventure déjà vieille de vingt ans sont aujourd’hui dans toutes les oreilles et sur toutes les bouches, un mari dont on vient de troubler l’existence de bien-être et de luxe calme en lui rappelant soudain une aventure oubliée, un amant dont la subite apparition d’un monsieur inconnu vient de menacer le bonheur et de bouleverser la sécurité coutumière ; si je te disais, enfin, qu’aujourd’hui à cette heure, rue Murillo, dans un des plus beaux hôtels de Paris, il y a peut-être une femme à la fois frissonnante de terreur et de joie qui, les doigts égarés, douloureuse et ravie, les yeux riant aux anges, bénit et maudit le nom du romancier Delseaux, et tout cela parce que, hier soir, à l’Opéra, ledit Delseaux, mon maladroit ami, a présenté le baron de Smorfsen dans la loge de Mme de Nauretale, tu ne me croirais pas. Hé bien, pourtant, cela est. À l’heure présente, ta gaffe d’hier est le bruit des salons et des clubs ; Mme de Nauretale est souffrante, invisible avec sa porte fermée pour tout le monde, à moins qu’elle ne se montre plus spirituelle que jamais à tous les five o clock de ses amies, ce qui serait d’une jolie force ; le comte se ronge les poings de fureur de ne pouvoir chercher querelle à personne, et Moreux t’envoie sous cape à tous les diables, car tu as dérangé toutes les combinaisons de leur attelage à trois.

— Comprends de moins en moins.

— Voici maintenant le mot de l’énigme.

— Garçon, un second verre de porto, faisait Lacroix en vidant son verre d’un trait. Tu n’es pas sans ignorer que Mme de Nauretale, la belle Mme de Nauretale (et elle l’est encore en effet, belle, et même fort belle, malgré ses quarante-six ans… Je la regardais hier encore à la lorgnette ; le profil est resté pur ; pas d’empatement dans l’ovale du visage, la jeunesse de ligne même un peu sèche de ses dix-huit ans) mais, pardon, tu n’es donc pas sans ignorer que Mme de Nauretale, une des plus brillantes de la cour des Tuileries et peut-être la plus jolie femme de l’Empire, ait eu des aventures. Pas, beaucoup, car on peut les compter. Tu n’ignores pas non plus que, toute mûre et toute mère qu’elle soit d’une jeune mariée de dix-neuf ans, elle ne soit encore publiquement entretenue par le marquis de Moreux, intime ami de son mari et gouverneur de la banque royale… d’Illyrie ; une liaison de près de vingt ans que tout Paris a acceptée. D’ailleurs, depuis vingt ans, une vie exemplaire ; pas un scandale ; le cadre sobre et presque austère d’une existence de haut luxe et, à dater de Moreux, jamais un geste à reprendre, jamais une démarche prêtant à la calomnie, le mot si facile à dire, le trait si aisé à lancer.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Mme de Nauretale a eu un drame et un grand amour dans sa vie de courtisane mondaine, courtisane qu’elle ne fût pas devenue, affirment ses amis, sans l’insigne maladresse du comte, Mme de Nauretale était née honnête : c’est un meurtre immérité qui aurait jeté cette femme dans la galanterie, et comme presque toujours en semblables occurrences, c’est la main du mari qui aurait déterminé la chute de la femme. Comment ? Le voici :

Te souvient-il encore, ne serait-ce que de nom, de Manehaustein ? Non, tu étais trop jeune. Pierre de Manehaustein, le beau Pierre, comme on l’appelait alors, fut de 1860 à 1866 l’homme de Paris, qui était alors en femme Mme de Nauretale, Mme de Nauretale et tant d’autres. Fabuleusement beau, d’un blond d’or de Norvège avec un profil de héros de Nibelungen, intime ami des Grammont-Caderousse, des Mouchy, des Demidoff et autres viveurs de l’époque, jetant l’or à poignées, beau joueur, beau valseur, aimé, traqué, supplié par les femmes, il fut un des quatre ou cinq princes charmants de cette cour des Mille et une nuits. Mme de Nauretale, dont on n’avait fait jusqu’alors que citer la beauté, le rencontra, l’aima, en fut aimée… jusqu’à la chute ? On ne précisa rien, mais les langues s’en escrimèrent. Bref, le comte de Nauretale, qui partageait l’opinion de Jules César sur la vertu des femmes et voulait la sienne insoupçonnée, provoqua Manehaustein à la première bagatelle et le tua net… d’un coup d’épée… comme un papillon transpercé d’une aiguille… en plein cœur.

La comtesse ne quitta ni son mari ni ses robes de gaze de soie tramée d’or ; elle parut même le soir du duel aux Italiens dans sa loge ; mais le lendemain une légende courait dans Paris la nuit même, une heure après minuit, la religieuse de garde auprès du corps aurait vu entrer dans la chambre mortuaire, pâle et les yeux fixes, une radieuse et défaillante jeune femme, épaules nues, diamantée, en grande toilette du soir ; la nocturne visiteuse, sans un mot, toute raide sous ses diamants, se serait avancée jusqu’au chevet du mort, et là, d’un grand geste tragique abattant le linceul et mettant à nu le cadavre, aurait longuement, goulûment, désespérément repu ses yeux de cette nudité livide, et puis, toujours raide et blême, serait sortie de la chambre sans dire un mot.

Comment la domesticité de Manehaustein avait-elle laissé monter cette femme ? Le nom de Mme de Nauretale n’en circulait pas moins le lendemain aux Tuileries, et de là dans Paris.

Ce qui ne l’empêchait nullement six mois après de prendre (oh ! cela presque publiquement) et d’afficher un autre amant, Max de Firieu, un petit ragot sec et nerveux, aux allures de sous-off et de première force aux armes ; lequel, provoqué presque aussitôt par Nauretale, clouait cette fois le cher mari pour six mois sur son lit, à la suite de cinq pouces de fer délicatement insinués dans les côtes.

Nauretale faillit y rester. Ces six mois de convalescence, la comtesse les passa au chevet de son mari offrant, installée là dans la chambre du malade, l’exemple édifiant du modèle des épouses le soir même du duel, elle avait d’ailleurs congédié ce maladroit de Firieu, qui ne se douta jamais avoir servi la plus féroce et la plus féminine des vengeances, et ce ne fut qu’après le complet rétablissement du comte que Mme de Nauretale daignait enfin accepter les hommages de Moreux, un adorateur évincé depuis le commencement de son mariage, et qui venait de sauver la fortune des Nauretale, compromise après la mort du duc, de ce pauvre Morny, si fatal à tant d’autres.

Voilà, mon cher, résumée en trois mots l’histoire du ménage Nauretale.

Quand je t’aurais dit que le baron de Smorfsen, le bel attaché d’ambassade suédois, est le sosie traits pour traits, mais à crier : « C’est lui, au revenant ! » sosie à s’y méprendre de ce pauvre Manehaustein, que c’est Manehaustein à vingt-cinq ans, tel que nous l’avons connu, ou du moins tel que je l’ai connu en 66, que nous croisons depuis un mois en saluant Smorfsen sur le boulevard, tu t’expliqueras peut-être pourquoi les Nauretale ont quitté leur loge une heure après la représentation d’hier, pourquoi toutes les lorgnettes de la salle d’hier se sont posées sur le front que voilà, pourquoi le marquis de Moreux me faisait au foyer ton éloge et pourquoi mon ami Delseaux ne sera plus reçu à l’hôtel Nauretale.

Tu as rappelé à la femme qu’elle avait une tache de sang à sa robe et un cadavre sur le cœur ; au mari qu’il est un de ces hommes qui ne provoquent que les adorateurs inconnus des banques royales et des salles d’armes à l’amant que sa maîtresse n’a jamais aimé qu’un seul homme dans sa vie et que cet homme n’est plus, à moins qu’il ne ressuscite demain ; mieux tu présentes cet homme ressuscité et tu veux qu’on te pardonne.

Oh ! Smorfsen savait bien à qui il s’adressait en te demandant de le présenter à Mme de Nauretale ; personne au club, personne à l’ambassade n’aurait pris cela sur soi et il fallait être toi, toi, mon pauvre Delseaux, qui demeures ahuri et ne connaîtras jamais les dessous et les pourquoi du mystérieux enfer parisien.