Sonyeuse/Soirs de Paris/VII

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Bibliothèque-Charpentier (p. 263-275).

ORAISON FUNÈBRE

Je viens d’enterrer mon ami Jacques, un ami de mon enfance et même de mon âge mûr, si tant est-il que l’on soit mûr à trente-quatre ans, et cela dans la petite ville de la côte où nous avons grandi tous deux, nous frôlant presque dans la somnolence et l’engourdissant apaisement de la province, avec dans les yeux le rêve éternel de la mer geigneuse et de ses mouvants horizons.

Et jusqu’ici, à Paris même, cette fin d’enterrement dans ce cimetière de campagne, dans la solitude comme agrandie de silence d’un calme et blanc paysage d’hiver, me hante et me poursuit d’une vision de cauchemar obsédant.

Ici comme là-bas, en effet, la neige floconne en clair duvet sur un ciel à la mine de plomb, lourd et bas, et dans mon impression qui se prolonge, je ne sais rien de plus assoupissant et de plus endormeur que ce jardin des morts ouaté, fourré de blanc, comme enseveli sous un tapis de cygne.

Ô la délicatesse de ces grilles de tombe et de ces noires frondaisons d’arbustes persistants, à peine soulignes d’un fin liseré de givre ; la ville est toute voisine et l’on n’entend rien, ni bruit d’atelier, ni cloche d’usine ; les tumultes épars, les cris, les rumeurs, la neige vacillante les étouffe, les éteint dans sa chute légère et cependant si lente ; tel un effeuillement de larges pétales, immaculés et blancs sur la mer apparue d’un noir d’encre entre les hautes falaises, immaculés et blancs dans la détresse du ciel assombri.

Mais la cérémonie est achevée, une débandade de gros pardessus d’hiver comme poudres à frimas se hâte à travers le cimetière ; à l’entrée les membres de la famille hiérarchiquement rangés, habit noir, tête nue, secouent, en grelottant, la main de chaque invité qui s’incline, gonflé de condoléance, confit en componction.

Le frère de Jacques est d’une pâleur verte qui verdit encore sous ce ciel malade ; c’est bien la pâleur des gelés de la retraite de Russie et des atroces douleurs.

Un chapeau de soie luisant et moiré au milieu des couvre-chefs époilés et hirsutes des indigènes me signale un Parisien égare dans cet enterrement de pauvre. Je reconnais de Saunis, un ami de club de Jacques, que j’avais cru déjà croiser en arrivant à la gare.

Je l’aborde et nous nous serrons la main.

— Vous avez quitté Paris exprès pour la cérémonie ?

— Oui, je suis ainsi, persifle-t-il du fond de ses fourrures, je ne me dérange jamais pour un mariage, toujours pour un enterrement. (Puis après une pause) Ça dure moins longtemps. Ce pauvre Armenjean, il a donc cassé sa pipe… pas plus de trente-trois ans, n’est-ce pas. De quoi donc est-il mort ?… Anémie n’est-ce pas, usé par la vie, par des noces et puis l’ether, ce terrible éther, un joli vice que lui a donné là Suzanne !

Et mon fanfaron de vice prenant une contre-allée, s’esquive, le dos rond, sous la neige et s’en va, tout ravi d’avoir gâté le bon mouvement qui l’a amené ici par une sotte restriction du boulevard : mais quelques pardessus marchaient derrière nous et il fallait bien épater la province et soutenir sa réputation de Parisien fin de siècle ! ! ! faire son Gaudissart en mauvais mots de la fin, continuer sur une tombe son stupide métier de commis voyageur.

À la porte du cimetière, une autre surprise. La portière d’un coupé s’ouvre bruyamment, et Madame ***, une parente de Jacques, jolie femme, dans la trentaine, qui a été, je crois, plus ou moins sa maîtresse, me tombe entre les bras avec des sanglots étouffés et toute une jolie douleur de théâtre qui sied on ne peut mieux à sa rose fraicheur de blonde et à son élégant deuil de veuve.

— « Quelle catastrophe, mon ami. (Elle m’appelle son ami et, si elle m’a vu deux fois dans toute sa vie, c’est tout le bout du monde !) Certes, je le savais malade, mais pouvais-je prévoir… je suis arrivée de Rouen ce matin même : je n’ai reçu le télégramme qu’hier dans la journée et j’avais vingt-cinq personnes à diner le soir, impossible de décommander mon monde : un dîner officiel ! Après la soirée, j’avais la tête perdue. J’étais comme une actrice qui vient de perdre sa mère.

Je la regarde dans les yeux, qu’elle a fort beaux, d’un bleu sombre, et tout emperlés de larmes : en effet, plus actrice qu’elle ne le croit elle-même, la jolie parente, car elle ne manquera pas à cause de son deuil un des seuls bals de l’hiver : Rouen est à trente lieues de ce trou de province et puis le noir lui va si bien, comme à Rejane.

Mais Madame *** m’a fait monter dans son coupé et tout en tamponnant ses paupières avec un fin mouchoir de dentelles : « Il l’aimait donc bien, cette fille, qu’il n’ait pu lui survivre et qu’il soit mort pour elle et comme elle. » Et m’étreignant nerveusement le bras, avec cette fois, dans la voix un accent vrai de femme jalouse : « Était-elle au moins jolie, cette Suzanne… brune ou blonde… car, vous savez, il est mort comme elle, éthéromane, empoisonné. » Et tout en lui donnant les indications demandées, voilà qui se dégage et surgit devant moi tout un drame insoupçonné, non remarqué de moi dans les dernières années de Jacques ; et des quelques mots tout à l’heure échanges avec de Saunis, de mon présent entretien avec Madame ***, se dessine, et nettement cette fois à mes yeux, une inquiétante silhouette de cette pauvre Suzanne Evrard ; et c’est en goule, en sorte de vampire, en être fantomnal et trafique que se dresse maintenant devant moi cette jolie fille, un peu trop grande et un peu longue peut-être, mais à la taille si souple, aux si délicieuses attitudes de grande fleur lourde et comme brisée, et je me prends à songer sinistrement à l’éclat singulier, à la lueur courte et brève de ses grands yeux noirs, ses yeux fiévreux d’éthéromane, si largement ouverts dans sa mate pâleur !

Et deux visions, deux souvenirs la campent devant moi et me la synthétisent sous cet aspect jusqu’alors ignoré de goule néfaste et mauvaise.

D’abord il y a deux ans, une nuit de bal de l’Opéra où Jacques, elle, moi et toute une mauvaise compagnie de joyeux et de joyeuses, nous étions échoués à la Maison d’Or, vers les trois heures du matin…

Et avec la lucidité d’un somnambule, je revoyais cette fin de souper, les desserts en débandade sur la nappe tachée, les coupes de cristal encore à demi-remplies de marquise, et, debout devant les glaces, les femmes en train de rajuster leurs masques et de rabattre sur leur front le capuchon de leurs dominos.

Jacques, très saoul, avait croisé ses deux bras sur la table, posé son front sur ses deux bras et il dormait, le pauvre, très pâle, et très joli quand même, à la lueur des bougies à leur fin et près de faire éclater leurs bobèches, pâle d’une pâleur de cadavre, mais joli d’une joliesse et vicieuse et éreintée de viveur à outrance, avec ses fines moustaches rouges retroussées et son impertinent profil de bretteur.

Suzanne s’était levée, et debout derrière lui, dans son grand domino de satin, qui l’allongeait et la grandissait encore, appuyait sa main gantée sur l’épaule. du dormeur pour l’éveiller et lui donner le signal de départ. « Il est plein comme un œuf », ricanait un des nôtres ; en effet, Jacques, vautré dans son ivresse, s’affalait un peu plus en avant sur la table et ne bougeait plus. Suzanne alors se dégantait, et par gentillesse, câlinerie de femme amoureuse, lui posait ses doigts nus sur la nuque, le grattant du bout de l’ongle dans les petits cheveux du cou en imitant le ronronnement du chat. Jacques ne bougeait pas davantage ; aux grands maux les grands remèdes ; le domino tirait alors de dessous sa robe un flacon d’or bouché à l’émeri, penchait ce flacon sur une coupe et approchait cette coupe des lèvres du dormeur ; Jacques avait un sursaut et s’éveillait soudain. Suzanne, toujours souriante, lui tendait alors la coupe et lui, subitement dégrisé, avalait, se levait et, titubant encore un peu, enfilait sa pelisse, s’excusait… Nous partions !

Le révulsif que lui avait versé Suzanne, c’était tout simplement de l’éther, cet éther qui ne la quittait jamais, elle, et qui lui avait fait dans la galanterie la belle réputation d’éthéromane, que devait six mois après justifier sa fin ! Mais maintenant je ne la voyais que debout dans les plis roides de son domino noir, versant le poison à son amant, d’un geste que rendait tragique le hideux loup de satin vert dont elle venait de se masquer de l’autre main ; cette nuit-là Suzanne avait eu la fantaisie de ce masque de satin vert pâle, assorti à la nuance de ses bas et des rubans de son domino.

L’autre vision était celle-ci, plus récente : Suzanne déjà morte depuis dix mois au moins ; nous nous étions, une bande d’amis noctambules, échoués cette nuit-là aux Halles, au grand Soulas, ou quelque autre restaurant de nuit.

Devant le comptoir, des blouses de maraîchers, un foulard mis en mentonnière sur les oreilles, buvant des grogs et des punchs avec des voix de rhume, rouillées et rauques ; par l’escalier en vrille, drapé de serge verte, des bouffées de valse jouées par un doigt d’homme ivre.

Dans la salle voisine, séparée du comptoir par un boxe, une scène amusante : un client furieux, assisté d’un sergent de ville et du patron de l’établissement, faisait retirer ses bas de soie à une fille.

La créature, rôdeuse de restaurant de nuit, était venue trouver cet homme dans le cabinet où il soupait ; pour s’en débarrasser, le client, un négociant de province, avait fouillé dans son gousset et donné vingt sous à cette mendiante de bocks ; or, en soldant son addition, mon provincial n’avait retrouvé son compte ; subitement dégrisé, il s’était aperçu qu’il lui manquait vingt francs. Ce n’était pas un franc qu’il avait donné à cette fille, mais un louis.

Furieux, il n’avait fait qu’un bond jusqu’aux salles d’en bas, où la fille traînait encore : une morte le long des banquettes. Et maintenant, comme elle niait, stupide, obstinément butée dans un entêtement de brute, injuriant le patron et riant au sergot, on la fouillait, on la déshabillait.

Et je revoyais ce grand corps de femme affalé sur la banquette avec ses jambes nues pendantes hors de la robe déteinte, son gainsbouroug sur l’oreille, et son sourire heureux, hébété de pocharde ; (visite faite, il n’y avait rien dans ses bas noirs) je revoyais le volé sinistre avec son regard fixe et ses cheveux dépeignés d’ivrogne, en mèches raides sur le front, son air désespéré et résolu, sa physionomie d’assassin ; je revoyais le haussement d’épaves du patron regagnant son comptoir et la démarche traînassée du sergot reprenant son quart au coin de la rue avec la même mimique de dos, lasse, insoucieuse.

Mais ce que je revoyais surtout dans un angle de ce bouge, c’était un habit noir, très élégant, en cravate blanche, la boutonnière encore fleurie d’un brin de bruyère du Cap, attablé devant un flacon de whisky, qu’il mélangeait avec de l’éther.

De l’éther pur, dont il buvait à large dose, une dose qui vous aurait brûlé et l’estomac et les entrailles, à vous comme à moi… Cet éthéromane, noctambule épuisé de noces et de vadrouilles, ce névrosé qui ne se couchait plus qu’à huit heures au grand jour et ne se levait plus qu’à sept heures du soir, à la lampe, c’était lui, Jacques, mon ami d’enfance, le défunt d’aujourd’hui ! Il y a quatre ans, un des plus lancés de nos jeunes fils à papa, de soupeur devenu loupeur… Que voulez-vous, il cherchait à oublier ou oubliait…

Et je revoyais morne, muet, taciturne dans ce coin nocturne des Halles, la face vieillie et le teint verdâtre, cet homme de vingt-neuf ans qui en paraissait cinquante, pris par l’éther comme tant d’autres le sont par la morphine, Jacques, l’amant de cette pauvre Suzanne, Jacques, mon ami Jacques, devenu en dix mois un de nos charmants intoxiqués de cette fin de siècle.

Et je me prenais à songer maintenant qu’elle ne mentait peut-être pas autant que j’aurais voulu le croire, la légende échafaudée autour de sa manie, et qui voulait que ce misérable essayât de tuer avec ce poison les souvenirs d’une maîtresse adorée, morte il y a des mois en pleine lune de miel, presque au début d’une liaison toute d’amour et de sensuelle ivresse.

Mais la vérité m’apparaissait, une vérité sinistre et terrifiante. Suzanne était éthéromane, et elle et lui s’intoxiquaient ensemble ; la femme, morte de son vice, l’avait légué à son amant au-delà de la tombe. L’homme avait survécu, mais, complices tous deux du crime, la morte réclamait ce vivant, et maintenant elle l’avait à elle, sûrement.

Je viens d’enterrer mon ami Jacques, un ami de mon enfance, et même de mon âge mûr, si tant est-il qu’on soit mûr à trente-quatre ans, et cela dans la petite ville de la côte où nous avions grandi tous deux, nous frôlant presque, dans la somnolence et l’engourdissant apaisement de la province, avec dans les yeux le rêve éternel de la mer geigneuse et de ses mouvants horizons.