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Sophismes économiques/Série 1/Chapitre 1

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I. — ABONDANCE, DISETTE.


Qu’est-ce qui vaut mieux pour l’homme et pour la société, l’abondance ou la disette ?

Quoi ! s’écriera-t-on, cela peut-il faire une question ? A-t-on jamais avancé, est-il possible de soutenir que la disette est le fondement du bien-être des hommes ?

Oui, cela a été avancé ; oui, cela a été soutenu ; on le soutient tous les jours, et je ne crains pas de dire que la théorie de la disette est de beaucoup la plus populaire. Elle défraie les conversations, les journaux, les livres, la tribune, et, quoique cela puisse paraître extraordinaire, il est certain que l’économie politique aura rempli sa tâche et sa mission pratique quand elle aura vulgarisé et rendu irréfutable cette proposition si simple : « La richesse des hommes, c’est l’abondance des choses. »

N’entend-on pas dire tous les jours : « L’étranger va nous inonder de ses produits ? » Donc on redoute l’abondance.

M. de Saint-Cricq n’a-t-il pas dit : « La production surabonde ? » Donc il craignait l’abondance.

Les ouvriers ne brisent-ils pas les machines ? Donc ils s’effraient de l’excès de la production ou de l’abondance.

M. Bugeaud n’a-t-il pas prononcé ces paroles : « Que le pain soit cher, et l’agriculteur sera riche ! » Or, le pain ne peut être cher que parce qu’il est rare ; donc M. Bugeaud préconisait la disette.

M. d’Argout ne s’est-il pas fait un argument contre l’industrie sucrière de sa fécondité même ? Ne disait-il pas : « La betterave n’a pas d’avenir, et sa culture ne saurait s’étendre, parce qu’il suffirait d’y consacrer quelques hectares par département pour pourvoir à toute la consommation de la France ? » Donc, à ses yeux, le bien est dans la stérilité, dans la disette ; le mal, dans la fertilité, dans l’abondance.

La Presse, le Commerce et la plupart des journaux quotidiens ne publient-ils pas un ou plusieurs articles chaque matin pour démontrer aux chambres et au gouvernement qu’il est d’une saine politique d’élever législativement le prix de toutes choses par l’opération des tarifs ? Les trois pouvoirs n’obtempèrent-ils pas tous les jours à cette injonction de la presse périodique ? Or, les tarifs n’élèvent les prix des choses que parce qu’ils en diminuent la quantité offerte sur le marché ! Donc les journaux, les Chambres, le ministère, mettent en pratique la théorie de la disette, et j’avais raison de dire que cette théorie est de beaucoup la plus populaire.

Comment est-il arrivé qu’aux yeux des travailleurs, des publicistes, des hommes d’État, l’abondance se soit montrée redoutable et la disette avantageuse ? Je me propose de remonter à la source de cette illusion.

On remarque qu’un homme s’enrichit en proportion de ce qu’il tire un meilleur parti de son travail, c’est-à-dire de ce qu’il vend à plus haut prix. Il vend à plus haut prix à proportion de la rareté, de la disette du genre de produit qui fait l’objet de son industrie. On en conclut que, quant à lui du moins, la disette l’enrichit. Appliquant successivement ce raisonnement à tous les travailleurs, on en déduit la théorie de la disette. De là on passe à l’application, et, afin de favoriser tous les travailleurs, on provoque artificiellement la cherté, la disette de toutes choses par la prohibition, la restriction, la suppression des machines et autres moyens analogues.

Il en est de même de l’abondance. On observe que, quand un produit abonde, il se vend à bas prix : donc le producteur gagne moins. Si tous les producteurs sont dans ce cas, ils sont tous misérables : donc c’est l’abondance qui ruine la société. Et comme toute conviction cherche à se traduire en fait, on voit, dans beaucoup de pays, les lois des hommes lutter contre l’abondance des choses.

Ce sophisme, revêtu d’une forme générale, ferait peut-être peu d’impression ; mais appliqué à un ordre particulier de faits, à telle ou telle industrie, à une classe donnée de travailleurs, il est extrêmement spécieux, et cela s’explique. C’est un syllogisme qui n’est pas faux, mais incomplet. Or, ce qu’il y a de vrai dans un syllogisme est toujours et nécessairement présent à l’esprit. Mais l’incomplet est une qualité négative, une donnée absente dont il est fort possible et même fort aisé de ne pas tenir compte.

L’homme produit pour consommer. Il est à la fois producteur et consommateur. Le raisonnement que je viens d’établir ne le considère que sous le premier de ces points de vue. Sous le second, il aurait conduit à une conclusion opposée. Ne pourrait-on pas dire, en effet :

Le consommateur est d’autant plus riche qu’il achète toutes choses à meilleur marché ; il achète les choses à meilleur marché, en proportion de ce qu’elles abondent, donc l’abondance l’enrichit ; et ce raisonnement, étendu à tous les consommateurs, conduirait à la théorie de l’abondance !

C’est la notion imparfaitement comprise de l’échange qui produit ces illusions. Si nous consultons notre intérêt personnel, nous reconnaissons distinctement qu’il est double. Comme vendeurs, nous avons intérêt à la cherté, et par conséquent à la rareté ; comme acheteurs, au bon marché, ou, ce qui revient au même, à l’abondance des choses. Nous ne pouvons donc point baser un raisonnement sur l’un ou l’autre de ces intérêts avant d’avoir reconnu lequel des deux coïncide et s’identifie avec l’intérêt général et permanent de l’espèce humaine.

Si l’homme était un animal solitaire, s’il travaillait exclusivement pour lui, s’il consommait directement le fruit de son labeur, en un mot, s’il n’échangeait pas, jamais la théorie de la disette n’eût pu s’introduire dans le monde. Il est trop évident que l’abondance lui serait avantageuse, de quelque part qu’elle lui vînt, soit qu’elle fût le résultat de son industrie, d’ingénieux outils, de puissantes machines qu’il aurait inventées, soit qu’il la dût à la fertilité du sol, à la libéralité de la nature, ou même à une mystérieuse invasion de produits que le flot aurait apportés du dehors et abandonnés sur le rivage. Jamais l’homme solitaire n’imaginerait, pour donner de l’encouragement, pour assurer un aliment à son propre travail, de briser les instruments qui l’épargnent, de neutraliser la fertilité du sol, de rendre à la mer les biens qu’elle lui aurait apportés. Il comprendrait aisément que le travail n’est pas un but, mais un moyen : qu’il serait absurde de repousser le but, de peur de nuire au moyen. Il comprendrait que, s’il consacre deux heures de la journée à pourvoir à ses besoins, toute circonstance (machine, fertilité, don gratuit, n’importe) qui lui épargne une heure de ce travail, le résultat restant le même, met cette heure à sa disposition, et qu’il peut la consacrer à augmenter son bien-être ; il comprendrait, en un mot, qu’épargne de travail ce n’est autre chose que progrès.

Mais l’échange trouble notre vue sur une vérité si simple. Dans l’état social, et avec la séparation des occupations qu’il amène, la production et la consommation d’un objet ne se confondent pas dans le même individu. Chacun est porté à voir dans son travail non plus un moyen, mais un but. L’échange crée, relativement à chaque objet, deux intérêts, celui du producteur et celui du consommateur, et ces deux intérêts sont toujours immédiatement opposés.

Il est essentiel de les analyser et d’en étudier la nature.

Prenons un producteur quel qu’il soit ; quel est son intérêt immédiat ? Il consiste en ces deux choses, 1° que le plus petit nombre possible de personnes se livrent au même travail que lui ; 2° que le plus grand nombre possible de personnes recherchent le produit de ce même travail ; ce que l’économie politique explique plus succinctement en ces termes : que l’offre soit très-restreinte et la demande très-étendue ; en d’autres termes encore : concurrence limitée, débouchés illimités.

Quel est l’intérêt immédiat du consommateur ? Que l’offre du produit dont il s’agit soit étendue et la demande restreinte.

Puisque ces deux intérêts se contredisent, l’un d’eux doit nécessairement coïncider avec l’intérêt social ou général, et l’autre lui être antipathique.

Mais quel est celui que la législation doit favoriser, comme étant l’expression du bien public, si tant est qu’elle en doive favoriser aucun ?

Pour le savoir, il suffit de rechercher ce qui arriverait si les désirs secrets des hommes étaient accomplis.

En tant que producteurs, il faut bien en convenir, chacun de nous fait des vœux antisociaux. Sommes-nous vignerons ? nous serions peu fâchés qu’il gelât sur toutes les vignes du monde, excepté sur la nôtre : c’est la théorie de la disette. Sommes-nous propriétaires de forges ? nous désirons qu’il n’y ait sur le marché d’autre fer que celui que nous y apportons, quel que soit le besoin que le public en ait, et précisément pour que ce besoin, vivement senti et imparfaitement satisfait, détermine à nous en donner un haut prix : c’est encore la théorie de la disette. Sommes-nous laboureurs ? nous disons, avec M. Bugeaud : Que le pain soit cher, c’est-à-dire rare, et les agriculteurs feront bien leurs affaires : c’est toujours la théorie de la disette.

Sommes-nous médecins ? nous ne pouvons nous empêcher de voir que certaines améliorations physiques, comme l’assainissement du pays, le développement de certaines vertus morales, telles que la modération et la tempérance, le progrès des lumières poussé au point que chacun sût soigner sa propre santé, la découverte de certains remèdes simples et d’une application facile, seraient autant de coups funestes portés à notre profession. En tant que médecins, nos vœux secrets sont antisociaux. Je ne veux pas dire que les médecins forment de tels vœux. J’aime à croire qu’ils accueilleraient avec joie une panacée universelle ; mais, dans ce sentiment, ce n’est pas le médecin, c’est l’homme, c’est le chrétien qui se manifeste ; il se place, par une noble abnégation de lui-même, au point de vue du consommateur. En tant qu’exerçant une profession, en tant que puisant dans cette profession son bien-être, sa considération et jusqu’aux moyens d’existence de sa famille, il ne se peut pas que ses désirs, ou, si l’on veut, ses intérêts, ne soient antisociaux.

Fabriquons-nous des étoffes de coton ? nous désirons les vendre au prix le plus avantageux pour nous. Nous consentirions volontiers à ce que toutes les manufactures rivales fussent interdites, et si nous n’osons exprimer publiquement ce vœu ou en poursuivre la réalisation complète avec quelques chances de succès, nous y parvenons pourtant, dans une certaine mesure, par des moyens détournés : par exemple, en excluant les tissus étrangers, afin de diminuer la quantité offerte, et de produire ainsi, par l’emploi de la force et à notre profit, la rareté des vêtements.

Nous passerions ainsi toutes les industries en revue, et nous trouverions toujours que les producteurs, en tant que tels, ont des vues antisociales. « Le marchand, dit Montaigne, ne fait bien ses affaires qu’à la débauche de la jeunesse ; le laboureur, à la cherté des blés ; l’architecte, à la ruine des maisons ; les officiers de justice, aux procez et et aux querelles des hommes. L’honneur même et practique des ministres de la religion se tire de nostre mort et de nos vices. Nul médecin ne prend plaisir à la santé de ses amis mêmes, ni soldats à la paix de sa ville ; ainsi du reste. »

Il suit de là que, si les vœux secrets de chaque producteur étaient réalisés, le monde rétrograderait rapidement vers la barbarie. La voile proscrirait la vapeur, la rame proscrirait la voile, et devrait bientôt céder les transports au chariot, celui-ci au mulet, et le mulet au porte-balle. La laine exclurait le coton, le coton exclurait la laine, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la disette de toutes choses eût fait disparaître l’homme même de dessus la surface du globe.

Supposez pour un moment que la puissance législative et la force publique fussent mises à la disposition du comité Mimerel, et que chacun des membres qui composent cette association eût la faculté de lui faire admettre et sanctionner une petite loi : est-il bien malaisé de deviner à quel code industriel serait soumis le public ?


Si nous venons maintenant à considérer l’intérêt immédiat du consommateur, nous trouverons qu’il est en parfaite harmonie avec l’intérêt général, avec ce que réclame le bien-être de l’humanité. Quand l’acheteur se présente sur le marché, il désire le trouver abondamment pourvu. Que les saisons soient propices à toutes les récoltes ; que des inventions de plus en plus merveilleuses mettent à sa portée un plus grand nombre de produits et de satisfactions ; que le temps et le travail soient épargnés ; que les distances s’effacent ; que l’esprit de paix et de justice permette de diminuer le poids des taxes ; que les barrières de toute nature tombent ; en tout cela, l’intérêt immédiat du consommateur suit parallèlement la même ligne que l’intérêt public bien entendu. Il peut pousser ses vœux secrets jusqu’à la chimère, jusqu’à l’absurde, sans que ses vœux cessent d’être humanitaires. Il peut désirer que le vivre et le couvert, le toit et le foyer, l’instruction et la moralité, la sécurité et la paix, la force et la santé s’obtiennent sans efforts, sans travail et sans mesure, comme la poussière des chemins, l’eau du torrent, l’air qui nous environne, la lumière qui nous baigne, sans que la réalisation de tels désirs soit en contradiction avec le bien de la société.

On dira peut-être que, si ces vœux étaient exaucés, l’œuvre du producteur se restreindrait de plus en plus, et finirait par s’arrêter faute d’aliment. Mais pourquoi ? Parce que, dans cette supposition extrême, tous les besoins et tous les désirs imaginables seraient complétement satisfaits. L’homme, comme la Toute-Puissance, créerait toutes choses par un seul acte de sa volonté. Veut-on bien me dire, dans cette hypothèse, en quoi la production industrielle serait regrettable ?

Je supposais tout à l’heure une assemblée législative composée de travailleurs, dont chaque membre formulerait en loi son vœu secret, en tant que producteur ; et je disais que le code émané de cette assemblée serait le monopole systématisé, la théorie de la disette mise en pratique.

De même, une Chambre, où chacun consulterait exclusivement son intérêt immédiat de consommateur, aboutirait à systématiser la liberté, la suppression de toutes les mesures restrictives, le renversement de toutes les barrières artificielles, en un mot, à réaliser la théorie de l’abondance.

Il suit de là :

Que consulter exclusivement l’intérêt immédiat de la production, c’est consulter un intérêt antisocial ;

Que prendre exclusivement pour base l’intérêt immédiat de la consommation, ce serait prendre pour base l’intérêt général.

Qu’il me soit permis d’insister encore sur ce point de vue, au risque de me répéter.

Un antagonisme radical existe entre le vendeur et l’acheteur[1].

Celui-là désire que l’objet du marché soit rare, peu offert, à un prix élevé.

Celui-ci le souhaite abondant, très-offert, à bas prix.

Les lois, qui devraient être au moins neutres, prennent parti pour le vendeur contre l’acheteur, pour le producteur contre le consommateur, pour la cherté contre le bon marché[2], pour la disette contre l’abondance.

Elles agissent, sinon intentionnellement, du moins logiquement, sur cette donnée : Une nation est riche quand elle manque de tout.

Car elles disent : C’est le producteur qu’il faut favoriser en lui assurant un bon placement de son produit. Pour cela, il faut en élever le prix ; pour en élever le prix, il faut en restreindre l’offre ; et restreindre l’offre, c’est créer la disette.

Et voyez : je suppose que, dans le monde actuel, où ces lois ont toute leur force, on fasse un inventaire complet, non en valeur, mais en poids, mesures, volumes, quantités, de tous les objets existants en France, propres à satisfaire les besoins et les goûts de ses habitants, blés, viandes, draps, toiles, combustibles, denrées coloniales, etc.

Je suppose encore que l’on renverse le lendemain toutes les barrières qui s’opposent à l’introduction en France des produits étrangers.

Enfin, pour apprécier le résultat de cette réforme, je suppose que l’on procède trois mois après à un nouvel inventaire.

N’est-il pas vrai qu’il se trouvera en France plus de blé, de bestiaux, de drap, de toile, de fer, de houille, de sucre, etc., lors du second qu’à l’époque du premier inventaire ?

Cela est si vrai que nos tarifs protecteurs n’ont pas d’autre but que d’empêcher toutes ces choses de parvenir jusqu’à nous, d’en restreindre l’offre, d’en prévenir la dépréciation, l’abondance.

Maintenant, je le demande, le peuple est-il mieux nourri, sous l’empire de nos lois, parce qu’il y a moins de pain, de viande et de sucre dans le pays ? Est-il mieux vêtu parce qu’il y a moins de fils, de toiles et de draps ? Est-il mieux chauffé parce qu’il y a moins de houille ? Est-il mieux aidé dans ses travaux parce qu’il y a moins de fer, de cuivre, d’outils, de machines ?

Mais, dit-on, si l’étranger nous inonde de ses produits, il emportera notre numéraire.

Eh qu’importe ? L’homme ne se nourrit pas de numéraire, il ne se vêt pas d’or, il ne se chauffe pas avec de l’argent. Qu’importe qu’il y ait plus ou moins de numéraire dans le pays, s’il y a plus de pain aux buffets, plus de viande aux crochets, plus de linge dans les armoires, et plus de bois dans les bûchers ?

Je poserai toujours aux lois restrictives ce dilemme :

Ou vous convenez que vous produisez la disette, ou vous n’en convenez pas.

Si vous en convenez, vous avouerez par cela même que vous faites au peuple tout le mal que vous pouvez lui faire. Si vous n’en convenez pas, alors vous niez avoir restreint l’offre, élevé les prix et, par conséquent, vous niez avoir favorisé le producteur.

Vous êtes funestes ou inefficaces. Vous ne pouvez être utiles[3].


  1. L’auteur a rectifié les termes de cette proposition dans un ouvrage postérieur. Voir Harmonies économiques, chap. xi. (Note de l’éditeur.)
  2. Nous n’avons pas en français un substantif pour exprimer l’idée opposée à celle de cherté (cheapness). Il est assez remarquable que l’instinct populaire exprime cette idée par cette périphrase : marché avantageux, bon marché. Les prohibitionistes devraient bien réformer cette locution. Elle implique tout un système économique opposé au leur.
  3. L’auteur a traité ce sujet avec plus d’étendue dans le XIe chapitre