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Sophismes économiques/Série 1/Chapitre 21

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XXI. — MATIÈRES PREMIÈRES.


On dit : Le plus avantageux de tous les commerces est celui où l’on donne des objets fabriqués en échange de matières premières. Car ces matières premières sont un aliment pour le travail national.

Et de là on conclut :

Que la meilleure loi de douanes serait celle qui donnerait le plus de facilités possible à l’entrée des matières premières, et qui opposerait le plus d’obstacles aux objets qui ont reçu leur première façon.

Il n’y a pas, en économie politique, de sophisme plus répandu que celui-là. Il défraye non-seulement l’école protectioniste, mais encore et surtout l’école prétendue libérale ; et c’est là une circonstance fâcheuse, car ce qu’il y a de pire, pour une bonne cause, ce n’est pas d’être bien attaquée, mais d’être mal défendue.

La liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les libertés ; elle ne s’introduira dans nos lois qu’après avoir pris possession de nos esprits. Mais s’il est vrai qu’une réforme doive être généralement comprise pour être solidement établie, il s’ensuit que rien ne la peut retarder comme ce qui égare l’opinion ; et quoi de plus propre à l’égarer que les écrits qui réclament la liberté en s’appuyant sur les doctrines du monopole ?

Il y a quelques années, trois grandes villes de France, Lyon, Bordeaux et le Havre, firent une levée de boucliers contre le régime restrictif. Le pays, l’Europe entière s’émurent en voyant se dresser ce qu’ils prirent pour le drapeau de la liberté. — Hélas ! c’était encore le drapeau du monopole ! d’un monopole un peu plus mesquin et beaucoup plus absurde que celui qu’on semblait vouloir renverser. — Grâce au sophisme que je vais essayer de dévoiler, les pétitionnaires ne firent que reproduire, en y ajoutant une inconséquence de plus, la doctrine de la protection au travail national.

Qu’est ce, en effet, que le régime prohibitif ? Écoutons M. de Saint-Cricq.

« Le travail constitue la richesse peuple, parce que seul il crée choses matérielles que réclament nos besoins, et que l’aisance universelle consiste dans l’abondance de ces choses. » — Voilà le principe.

« Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail national. Si elle était le produit du travail étranger, le travail national s’arrêterait promptement. » — Voila l’erreur. (Voir le sophisme précédent.)

« Que doit donc faire un pays agricole et manufacturier ? Réserver son marché aux produits de son sol et de son industrie. » — Voilà le but.

« Et pour cela, restreindre par des droits et prohiber au besoin les produits du sol et de l’industrie des autres peuples. » — Voilà le moyen.

Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux.

Elle divisait les marchandises en trois classes.

« La première renferme des objets d’alimentation et des matières premières, vierges de tout travail humain. En principe, une sage économie exigerait que cette classe ne fût pas imposée. » — Ici point de travail, point de protection.

« La seconde est composée d’objets qui ont reçu une préparation. Cette préparation permet qu’on la charge de quelques droits. » — Ici la protection commence parce que, selon les pétitionnaires, commence le travail national.

« La troisième comprend des objets perfectionnés, qui ne peuvent nullement servir au travail national ; nous la considérons comme la plus imposable. » — Ici, le travail, et la protection avec lui, arrivent à leur maximum.

On le voit, les pétitionnaires professaient que le travail étranger nuit au travail national, c’est l’erreur du régime prohibitif.

Ils demandaient que le marché français fût réservé au travail français ; c’est le but du régime prohibitif.

Ils réclamaient que le travail étranger fût soumis à des restrictions et à des taxes. — C’est le moyen du régime prohibitif.

Quelle différence est-il donc possible de découvrir entre les pétitionnaires bordelais et le coryphée de la restriction ? — Une seule : l’extension plus ou moins grande à donner au mot travail.

M. de Saint-Cricq l’étend à tout. — Aussi, veut-il tout protéger.

« Le travail constitue toute la richesse d’un peuple, dit-il : protéger l’industrie agricole, toute l’industrie agricole ; l’industrie manufacturière, toute l’industrie manufacturière, c’est le cri qui retentira toujours dans cette chambre. »

Les pétitionnaires ne voient de travail que celui des fabricants : aussi n’admettent-ils que celui-là aux faveurs de la protection.

« Les matières premières sont vierges de tout travail humain. En principe on ne devrait pas les imposer. Les objets fabriqués ne peuvent plus servir au travail national ; nous les considérons comme les plus imposables. »

Il ne s’agit point ici d’examiner si la protection au travail national est raisonnable. M. de Saint-Cricq et les Bordelais s’accordent sur ce point, et nous, comme on l’a vu dans les chapitres précédents, nous différons à cet égard des uns et des autres.

La question est de savoir qui, de M. de Saint-Cricq ou des Bordelais, donne au mot travail sa juste acception.

Or, sur ce terrain, il faut le dire, M. de Saint-Cricq a mille fois raison, car voici le dialogue qui pourrait s’établir entre eux.

M. de Saint-Cricq. — Vous convenez que le travail national doit être protégé. Vous convenez qu’aucun travail étranger ne peut s’introduire sur notre marché sans y détruire une quantité égale de notre travail national. Seulement vous prétendez qu’il y a une foule de marchandises pourvues de valeur, puisqu’elles se vendent, et qui sont cependant vierges de tout travail humain. Et vous nommez, entre autres choses, les blés, farines, viandes, bestiaux, lard, sel, fer, cuivre, plomb, houille, laines, peaux, semences, etc.

Si vous me prouvez que la valeur de ces choses n’est pas due au travail, je conviendrai qu’il est inutile de les protéger.

Mais aussi, si je vous démontre qu’il y a autant de travail dans cent francs de laine que dans 100 francs de tissus, vous devrez avouer que la protection est due à l’une comme à l’autre.

Or, pourquoi ce sac de laine vaut-il 100 francs ? N’est-ce point parce que c’est son prix de revient ? et le prix de revient est-il autre chose que ce qu’il a fallu distribuer en gages, salaires, main-d’œuvre, intérêts, à tous les travailleurs et capitalistes qui ont concouru à la production de l’objet ?

Les pétitionnaires. — Il est vrai que, pour la laine, vous pourriez avoir raison. Mais un sac de blé, un lingot de fer, un quintal de houille, sont-ils le produit du travail ? N’est-ce point la nature qui les crée ?

M. de Saint-Cricq. — Sans doute, la nature crée les éléments de toutes ces choses, mais c’est le travail qui en produit la valeur. J’ai eu tort moi-même de dire que le travail crée les objets matériels, et cette locution vicieuse m’a conduit à bien d’autres erreurs. — Il n’appartient pas à l’homme de créer et de faire quelque chose de rien, pas plus au fabricant qu’au cultivateur ; si par production on entendait création, tous nos travaux seraient improductifs, et les vôtres, messieurs les négociants, plus que tous les autres, excepté peut-être les miens.

L’agriculteur n’a donc pas la prétention d’avoir créé le blé, mais il a celle d’en avoir créé la valeur, je veux dire, d’avoir, par son travail, celui de ses domestiques, de ses bouviers, de ses moissonneurs, transformé en blé des substances qui n’y ressemblaient nullement. Que fait de plus le meunier qui le convertit en farine, le boulanger qui le façonne en pain ?

Pour que l’homme puisse se vêtir en drap, une foule d’opérations sont nécessaires. Avant l’intervention de tout travail humain, les véritables matières premières de ce produit sont l’air, l’eau, la chaleur, les gaz, la lumière, les sels qui doivent entrer dans sa composition. Voilà les matières premières qui véritablement sont vierges de tout travail humain, puisqu’elles n’ont pas de valeur, et je ne songe pas à les protéger. — Mais un premier travail convertit ces substances en fourrages, un second en laine, un troisième en fil, un quatrième en tissus, un cinquième en vêtements. Qui osera dire que tout, dans cette œuvre, n’est pas travail, depuis le premier coup de charrue qui le commence jusqu’au dernier coup d’aiguille qui le termine ?

Et parce que, pour plus de célérité et de perfection dans l’accomplissement de l’œuvre définitive, qui est un vêtement, les travaux se sont répartis entre plusieurs classes d’industrieux, vous voulez, par une distinction arbitraire, que l’ordre de succession de ces travaux soit la raison unique de leur importance, en sorte que le premier ne mérite pas même le nom de travail, et que le dernier, travail par excellence, soit seul digne des faveurs de la protection ?

Les pétitionnaires. — Oui, nous commençons à voir que le blé, non plus que la laine, n’est pas tout à fait vierge de travail humain : mais au moins l’agriculteur n’a pas, comme le fabricant, tout exécuté par lui-même et ses ouvriers ; la nature l’a aidé ; et, s’il y a du travail, tout n’est pas travail dans le blé.

M. de Saint-Cricq. — Mais tout est travail dans sa valeur. Je veux que la nature ait concouru à la formation matérielle du grain. Je veux même qu’il soit exclusivement son ouvrage ; mais convenez que je l’ai contrainte par mon travail : et quand je vous vends du blé, remarquez bien ceci, ce n’est pas le travail de la nature que je vous fais payer, mais le mien.

Et, à votre compte, les objets fabriqués ne seraient pas non plus des produits du travail. Le manufacturier ne se fait-il pas seconder aussi par la nature ? Ne s’empare-t-il pas, à l’aide de la machine à vapeur, du poids de l’atmosphère, comme, à l’aide de la charrue, je m’empare de son humidité ? A-t-il créé les lois de la gravitation, de la transmission des forces, de l’affinité ?

Les pétitionnaires. — Allons, va encore pour la laine, mais la houille est assurément l’ouvrage et l’ouvrage exclusif de la nature. Elle est bien vierge de tout travail humain.

M. de Saint-Cricq. — Oui, la nature a fait la houille, mais le travail en a fait la valeur. La houille n’avait aucune valeur pendant les millions d’années où elle était enfouie ignorée à cent pieds sous terre. Il a fallu l’y aller chercher : c’est un travail ; il a fallu la transporter sur le marché : c’est un autre travail ; et, encore une fois, le prix que vous la payez sur le marché n’est autre chose que la rémunération de ces travaux d’extraction et de transport[1].

On voit que jusqu’ici tout l’avantage est du côté de M. de Saint-Cricq ; que la valeur des matières premières, comme celle des matières fabriquées, représente les frais de production, c’est-à-dire du travail ; qu’il n’est pas possible de concevoir un objet pourvu de valeur, et qui soit vierge de tout travail humain ; que la distinction que font les pétitionnaires est futile en théorie ; que, comme base d’une inégale répartition de faveurs, elle serait inique en pratique, puisqu’il en résulterait que le tiers des Français, occupés aux manufactures, obtiendraient les douceurs du monopole, par la raison qu’ils produisent en travaillant, tandis que les deux autres tiers, à savoir la population agricole, seraient abandonnés à la concurrence, sous prétexte qu’ils produisent sans travailler.

On insistera, j’en suis sûr, et l’on dira qu’il y a plus d’avantage pour une nation à importer des matières dites premières, qu’elles soient ou non le produit du travail, et à exporter des objets fabriqués.

C’est là une opinion fort accréditée.

« Plus les matières premières sont abondantes, dit la pétition de Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent d’essor. »

« Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une étendue sans limite à l’œuvre des habitants des pays où elles sont importées. »

« Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent et les admettre de suite au taux le plus faible. »

La même pétition veut que la protection des objets fabriqués soit réduite non de suite, mais dans un temps indéterminé ; non au taux le plus faible, mais à 20 p. 100.

« Entre autres articles dont le bas prix et l’abondance sont une nécessité, dit la pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les matières premières. »

Tout cela repose sur une illusion.

Nous avons vu que toute valeur représente du travail. Or, il est très-vrai que le travail manufacturier décuple, centuple quelquefois la valeur d’un produit brut, c’est-à-dire répand dix fois, cent fois plus de profits dans la nation. Dès lors on raisonne ainsi : La production d’un quintal de fer ne fait gagner que 15 francs aux travailleurs de toutes classes. La conversion de ce quintal de fer en ressorts de montres, élève leurs profits à 10,000 francs ; et oserez-vous dire que la nation n’est pas plus intéressée à s’assurer pour 10,000 francs que pour 15 francs de travail ?

On oublie que les échanges internationaux, pas plus que les échanges individuels, ne s’opèrent au poids ou à la mesure. On n’échange pas un quintal de fer brut contre un quintal de ressorts de montre, ni une livre de laine en suint contre une livre de laine en cachemire ; — mais bien une certaine valeur d’une de ces choses contre une valeur égale d’une autre. Or, troquer valeur égale contre valeur égale, c’est troquer travail égal contre travail égal. Il n’est donc pas vrai que la nation qui donne pour 100 francs de tissus ou de ressorts gagne plus que celle qui livre pour 100 francs de laine ou de fer.

Dans un pays où aucune loi ne peut être votée, aucune contribution établie qu’avec le consentement de ceux que cette loi doit régir ou que cet impôt doit frapper, on ne peut voler le public qu’en commençant par le tromper. Notre ignorance est la matière première de toute extorsion qui s’exerce sur nous, et l’on peut être assuré d’avance que tout sophisme est l’avant-coureur d’une spoliation. — Bon public, quand tu vois un sophisme dans une pétition, mets la main sur ta poche, car c’est certainement là que l’on vise.

Voyons donc quelle est la pensée secrète que messieurs les armateurs de Bordeaux et du Havre et messieurs les manufacturiers de Lyon enveloppent dans cette distinction entre les produits agricoles et les objets manufacturés ?

« C’est principalement dans cette première classe (celle qui comprend les matières premières, vierges de tout travail humain) que se trouve, disent les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre marine marchande… En principe, une sage économie exigerait que cette classe ne fût pas imposée… La seconde (objets qui ont reçu une préparation), on peut la charger. La troisième (objets auxquels le travail n’a plus rien à faire), nous la considérons comme la plus imposable. »

« Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu’il est indispensable de réduire de suite au taux le plus bas les matières premières, afin que l’industrie puisse successivement mettre en œuvre les forces navales qui lui fourniront ses premiers et indispensables moyens de travail… »

Les manufacturiers ne pouvaient pas demeurer en reste de politesse envers les armateurs. Aussi, la pétition de Lyon demande-t-elle la libre introduction des matières premières, « pour prouver, y est-il dit, que les intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours opposés à ceux des villes maritimes. »

Non ; mais il faut dire que les uns et les autres, entendus comme font les pétitionnaires, sont terriblement opposés aux intérêts des campagnes, de l’agriculture et des consommateurs.

Voilà donc, messieurs, où vous vouliez en venir ! Voilà le but de vos subtiles distinctions économiques ! Vous voulez que la loi s’oppose à ce que les produits achevés traversent l’Océan, afin que le transport beaucoup plus coûteux des matières brutes, sales, chargées de résidus, offre plus d’aliment à votre marine marchande, et mette plus largement en œuvre vos forces navales. C’est là ce que vous appelez une sage économie.

Eh ! que ne demandez-vous aussi qu’on fasse venir les sapins de Russie avec leurs branches, leur écorce et leurs racines ; l’or du Mexique à l’état de minerai ; et les cuirs de Buénos-Ayres encore attachés aux ossements de cadavres infects ?

Bientôt, je m’y attends, les actionnaires des chemins de fer, pour peu qu’ils soient en majorité dans les chambres, feront une loi qui défende de fabriquer à Cognac l’eau-de-vie qui se consomme à Paris. Ordonner législativement le transport de dix pièces de vin pour une pièce d’eau-de-vie, ne serait-ce pas à la fois fournir à l’industrie parisienne l’indispensable aliment de son travail, et mettre en œuvre les forces des locomotives ?

Jusques à quand fermera-t-on les yeux sur cette vérité si simple ?

L’industrie, les forces navales, le travail ont pour but le bien général, le bien public ; créer des industries inutiles, favoriser des transports superflus, alimenter un travail surnuméraire, non pour le bien du public, mais aux dépens du public, c’est réaliser une véritable pétition de principe. Ce n’est pas le travail qui est en soi-même une chose désirable, c’est la consommation : tout travail sans résultat est une perte. Payer des marins pour porter à travers les mers d’inutiles résidus, c’est comme les payer pour faire ricocher des cailloux sur la surface de l’eau. Ainsi nous arrivons à ce résultat, que tous les sophismes économiques, malgré leur infinie variété, ont cela de commun qu’ils confondent le moyen avec le but, et développent l’un aux dépens de l’autre[2].


  1. Je ne mentionne pas explicitement cette partie de rémunération afférente à l’entrepreneur, au capitaliste, etc., par plusieurs motifs :

    1° Parce que si l’on y regarde de près on verra que c’est toujours le remboursement d’avances ou le paiement de travaux antérieurs ; 2° parce que, sous le mot général travail, je comprends non-seulement le salaire de l’ouvrier, mais la rétribution légitime de toute coopération à l’œuvre de la production ; 3° enfin et surtout, parce que la production des objets fabriqués est, aussi bien que celle des matières premières, grevée d’intérêts et de rémunérations autres que celles du travail manuel, et que l’objection, futile en elle-même, s’appliquerait à la filature la plus ingénieuse, tout autant et plus qu’à l’agriculture la plus grossière.

  2. Voy., au premier volume, l’opuscule de 1834, intitulé : Réflexions sur les Pétitions de Bordeaux, le Havre, etc. (Note de l’éditeur.)