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Sophismes économiques/Série 1/Chapitre 3

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III. — EFFORT, RÉSULTAT.


Nous venons de voir qu’entre nos besoins et leur satisfaction s’interposent des obstacles. Nous parvenons à les vaincre ou à les affaiblir par l’emploi de nos facultés. On peut dire d’une manière très-générale que l’industrie est un effort suivi d’un résultat.

Mais sur quoi se mesure notre bien-être, notre richesse  ? Est-ce sur le résultat de l’effort  ? est-ce sur l’effort lui-même ? — Il existe toujours un rapport entre l’effort employé et le résultat obtenu. — Le progrès consiste-t-il dans l’accroissement relatif du second ou du premier terme de ce rapport ?

Les deux thèses ont été soutenues ; elles se partagent, en économie politique, le domaine de l’opinion.

Selon le premier système, la richesse est le résultat du travail. Elle s’accroît à mesure que s’accroît le rapport du résultat à l’effort. La perfection absolue, dont le type est en Dieu, consiste dans l’éloignement infini des deux termes, en ce sens : effort nul, résultat infini.

Le second professe que c’est l’effort lui-même qui constitue et mesure la richesse. Progresser, c’est accroître le rapport de l’effort au résultat. Son idéal peut être représenté par l’effort à la fois éternel et stérile de Sisyphe[1].

Naturellement, le premier accueille tout ce qui tend à diminuer la peine et à augmenter le produit : les puissantes machines qui ajoutent aux forces de l’homme, l’échange qui permet de tirer un meilleur parti des agents naturels distribués à diverses mesures sur la surface du globe, l’intelligence qui trouve, l’expérience qui constate, la concurrence qui stimule, etc.

Logiquement aussi le second appelle de ses vœux tout ce qui a pour effet d’augmenter la peine et de diminuer le produit : priviléges, monopoles, restrictions, prohibitions, suppressions de machines, stérilité, etc.

Il est bon de remarquer que la pratique universelle des hommes est toujours dirigée par le principe de la première doctrine. On n’a jamais vu, on ne verra jamais un travailleur, qu’il soit agriculteur, manufacturier, négociant, artisan, militaire, écrivain ou savant, qui ne consacre toutes les forces de son intelligence à faire mieux, à faire plus vite, à faire plus économiquement, en un mot, à faire plus avec moins.

La doctrine opposée est à l’usage des théoriciens, des députés, des journalistes, des hommes d’État, des ministres, des hommes enfin dont le rôle en ce monde est de faire des expériences sur le corps social.

Encore faut-il observer qu’en ce qui les concerne personnellement, ils agissent, comme tout le monde, sur le principe : obtenir du travail la plus grande somme possible d’effets utiles.

On croira peut-être que j’exagère, et qu’il n’y a pas de vrais Sisyphistes.

Si l’on veut dire que, dans la pratique, on ne pousse pas le principe jusqu’à ses plus extrêmes conséquences, j’en conviendrai volontiers. Il en est même toujours ainsi quand on part d’un principe faux. Il mène bientôt à des résultats si absurdes et si malfaisants qu’on est bien forcé de s’arrêter. Voilà pourquoi l’industrie pratique n’admet jamais le Sisyphisme : le châtiment suivrait de trop près l’erreur pour ne pas la dévoiler. Mais, en matière d’industrie spéculative, telle qu’en font les théoriciens et les hommes d’État, on peut suivre longtemps un faux principe avant d’être averti de sa fausseté par des conséquences compliquées auxquelles d’ailleurs on est étranger ; et quand enfin elles se révèlent, on agit selon le principe opposé, on se contredit, et l’on cherche sa justification dans cet axiome moderne d’une incomparable absurdité : en économie politique, il n’y a pas de principe absolu.

Voyons donc si les deux principes opposés que je viens d’établir ne règnent pas tour à tour, l’un dans l’industrie pratique, l’autre dans la législation industrielle.

J’ai déjà rappelé un mot de M. Bugeaud ; mais dans M. Bugeaud il y a deux hommes, l’agriculteur et le législateur.

Comme agriculteur, M. Bugeaud tend de tous ses efforts à cette double fin : épargner du travail, obtenir du pain à bon marché. Lorsqu’il préfère une bonne charrue à une mauvaise ; lorsqu’il perfectionne les engrais ; lorsque, pour ameublir son sol, il substitue, autant qu’il le peut, l’action de l’atmosphère à celle de la herse ou de la houe ; lorsqu’il appelle à son aide tous les procédés dont la science et l’expérience lui ont révélé l’énergie et la perfection, il n’a et ne peut avoir qu’un but : diminuer le rapport de l’effort au résultat. Nous n’avons même point d’autre moyen de reconnaître l’habileté du cultivateur et la perfection du procédé que de mesurer ce qu’ils ont retranché à l’un et ajouté à l’autre ; et comme tous les fermiers du monde agissent sur ce principe, on peut dire que l’humanité entière aspire, sans doute pour son avantage, à obtenir soit le pain, soit tout autre produit, à meilleur marché, — à restreindre la peine nécessaire pour en avoir à sa disposition une quantité donnée.

Cette incontestable tendance de l’humanité une fois constatée devrait suffire, ce semble, pour révéler au législateur le vrai principe, et lui indiquer dans quel sens il doit seconder l’industrie (si tant est qu’il entre dans sa mission de la seconder), car il serait absurde de dire que les lois des hommes doivent opérer en sens inverse des lois de la Providence.

Cependant on a entendu M. Bugeaud, député, s’écrier : « Je ne comprends rien à la théorie du bon marché ; j’aimerais mieux voir le pain plus cher et le travail plus abondant. » Et en conséquence, le député de la Dordogne vote des mesures législatives qui ont pour effet d’entraver les échanges, précisément parce qu’ils nous procurent indirectement ce que la production directe ne peut nous fournir que d’une manière plus dispendieuse.

Or, il est bien évident que le principe de M. Bugeaud, député, est diamétralement opposé à celui de M. Bugeaud, agriculteur. Conséquent avec lui-même, il voterait contre toute restriction à la Chambre, ou bien il transporterait sur sa ferme le principe qu’il proclame à la tribune. On le verrait alors semer son blé sur le champ le plus stérile, car il réussirait ainsi à travailler beaucoup pour obtenir peu. On le verrait proscrire la charrue, puisque la culture à ongles satisferait son double vœu : le pain plus cher et le travail plus abondant.

La restriction a pour but avoué et pour effet reconnu d’augmenter le travail.

Elle a encore pour but avoué et pour effet reconnu de provoquer la cherté, qui n’est autre chose que la rareté des produits. Donc, poussée à ses dernières limites, elle est le Sisyphisme pur, tel que nous l’avons défini : travail infini, produit nul.


M. le baron Charles Dupin, le flambeau de la pairie, dit-on, dans les sciences économiques, accuse les chemins de fer de nuire à la navigation, et il est certain qu’il est dans la nature d’un moyen plus parfait de restreindre l’emploi d’un moyen comparativement plus grossier. Mais les rail-ways ne peuvent nuire aux bateaux qu’en attirant à eux les transports ; ils ne peuvent les attirer qu’en les exécutant à meilleur marché, et ils ne peuvent les exécuter à meilleur marché qu’en diminuant le rapport de l’effort employé au résultat obtenu, puisque c’est cela même qui constitue le bon marché. Lors donc que M. le baron Dupin déplore cette suppression du travail pour un résultat donné, il est dans la doctrine du Sisyphisme. Logiquement, comme il préfère le bateau au rail, il devrait préférer le char au bateau, le bât au char, et la hotte à tous les moyens de transport connus, car c’est celui qui exige le plus de travail pour le moindre résultat.


« Le travail constitue la richesse d’un peuple », disait M. de Saint-Cricq, ce ministre du commerce qui a tant imposé d’entraves au commerce. Il ne faut pas croire que c’était là une proposition elliptique, signifiant : « Les résultats du travail constituent la richesse d’un peuple. » Non, cet économiste entendait bien dire que c’est l’intensité du travail qui mesure la richesse, et la preuve, c’est que, de conséquence en conséquence, de restriction en restriction, il conduisait la France, et il croyait bien faire, à consacrer un travail double pour se pourvoir d’une quantité égale de fer, par exemple. En Angleterre, le fer était alors à 8 fr. ; en France, il revenait à 16 fr. En supposant la journée du travail à 1 fr., il est clair que la France pouvait, par voie d’échange, se procurer un quintal de fer avec huit journées prises sur l’ensemble du travail national. Grâce aux mesures restrictives de M. de Saint-Cricq, il fallait à la France seize journées de travail pour obtenir un quintal de fer par la production directe. — Peine double pour une satisfaction identique, donc richesse double ; donc encore la richesse se mesure non par le résultat, mais par l’intensité du travail. N’est-ce pas là le Sisyphisme dans toute sa pureté !

Et afin qu’il n’y ait pas d’équivoque possible, M. le ministre a soin de compléter plus loin sa pensée, et de même qu’il vient d’appeler richesse l’intensité du travail, on va l’entendre appeler pauvreté l’abondance des résultats du travail ou des choses propres à satisfaire nos besoins. « Partout, dit-il, des machines ont pris la place des bras de l’homme ; partout la production surabonde ; partout l’équilibre entre la faculté de produire et les moyens de consommer est rompu.» On le voit, selon M. de Saint-Cricq, si la France était dans une situation critique, c’est qu’elle produisait trop, c’est que son travail était trop intelligent, trop fructueux. Nous étions trop bien nourris, trop bien vêtus, trop bien pourvus de toutes choses ; la production trop rapide dépassait tous nos désirs. Il fallait bien mettre un terme à ce fléau, et pour cela nous forcer, par des restrictions, à travailler plus pour produire moins.


J’ai rappelé aussi l’opinion d’un autre ministre du commerce, M. d’Argout. Elle mérite que nous nous y arrêtions un instant. Voulant porter un coup terrible à la betterave, il disait : « Sans doute la culture de la betterave est utile, mais cette utilité est limitée. Elle ne comporte pas les gigantesques développements que l’on se plaît à lui prédire. Pour en acquérir la conviction, il suffit de remarquer que cette culture sera nécessairement restreinte dans les bornes de la consommation. Doublez, triplez si vous voulez la consommation actuelle de la France, vous trouverez toujours qu’une très-minime portion du sol suffira aux besoins de cette consommation. (Voilà, certes, un singulier grief !) En voulez-vous la preuve ? Combien y avait-il d’hectares plantés en betterave en 1828 ? 3,130, ce qui équivaut à 1/10540e du sol cultivable. Combien y en a-t-il, aujourd’hui que le sucre indigène a envahi le tiers de la consommation ? 16,700 hectares, soit 1/1978e du sol cultivable, ou 45 centiares par commune. Supposons que le sucre indigène ait déjà envahi toute la consommation, nous n’aurions que 48,000 hectares de cultivés en betterave, ou 1/689e du sol cultivable[2]. »

Il y a deux choses dans cette citation : les faits et la doctrine. Les faits tendent à établir qu’il faut peu de terrain, de capitaux et de main-d’œuvre pour produire beaucoup de sucre, et que chaque commune de France en serait abondamment pourvue en livrant à la culture de la betterave un hectare de son territoire. — La doctrine consiste à regarder cette circonstance comme funeste, et à voir dans la puissance même et la fécondité de la nouvelle industrie la limite de son utilité.

Je n’ai point à me constituer ici le défenseur de la betterave ou le juge des faits étranges avancés par M. d’Argout[3] ; mais il vaut la peine de scruter la doctrine d’un homme d’État à qui la France a confié pendant longtemps le sort de son agriculture et de son commerce.

J’ai dit en commençant qu’il existe un rapport variable entre l’effort industriel et son résultat ; que l’imperfection absolue consiste en un effort infini sans résultat aucun ; la perfection absolue en un résultat illimité sans aucun effort ; et la perfectibilité dans la diminution progressive de l’effort comparé au résultat.

Mais M. d’Argout nous apprend que la mort est là où nous croyons apercevoir la vie, et que l’importance d’une industrie est en raison directe de son impuissance. Qu’attendre, par exemple, de la betterave ? Ne voyez-vous pas que 48,000 hectares de terrain, un capital et une main d’œuvre proportionnés suffiront à approvisionner de sucre toute la France ? Donc c’est une industrie d’une utilité limitée ; limitée, bien entendu, quant au travail qu’elle exige, seule manière dont, selon l’ancien ministre, une industrie puisse être utile. Cette utilité serait bien plus limitée encore si, grâce à la fécondité du sol ou à la richesse de la betterave, nous recueillions sur 24,000 hectares ce que nous ne pouvons obtenir que sur 48,000. Oh ! s’il fallait vingt fois, cent fois plus de terre, de capitaux et de bras pour arriver au même résultat, à la bonne heure, on pourrait fonder sur la nouvelle industrie quelques espérances, et elle serait digne de toute la protection de l’État, car elle offrirait un vaste champ au travail national. Mais produire beaucoup avec peu ! cela est d’un mauvais exemple, et il est bon que la loi y mette ordre.

Mais ce qui est vérité à l’égard du sucre ne saurait être erreur relativement au pain. Si donc l’utilité d’une industrie doit s’apprécier, non par les satisfactions qu’elle est en mesure de procurer avec une quantité de travail déterminée, mais, au contraire, par le développement de travail qu’elle exige pour subvenir à une somme donnée de satisfactions, ce que nous devons désirer évidemment, c’est que chaque hectare de terre produise peu de blé, et chaque grain de blé peu de substance alimentaire ; en d’autres termes, que notre territoire soit infertile ; car alors la masse de terres, de capitaux, de main-d’œuvre qu’il faudra mettre en mouvement pour nourrir la population sera comparativement bien plus considérable ; on peut même dire que le débouché ouvert au travail humain sera en raison directe de cette infertilité. Les vœux de MM. Bugeaud, Saint-Cricq, Dupin, d’Argout, seront satisfaits ; le pain sera cher, le travail abondant, et la France sera riche, riche comme ces messieurs l’entendent.

Ce que nous devons désirer encore, c’est que l’intelligence humaine s’affaiblisse et s’éteigne ; car, tant qu’elle vit, elle cherche incessamment à augmenter le rapport de la fin au moyen et du produit à la peine. C’est même en cela, et exclusivement en cela, qu’elle consiste.

Ainsi le Sisyphisme est la doctrine de tous les hommes qui ont été chargés de nos destinées industrielles. Il ne serait pas juste de leur en faire un reproche. Ce principe ne dirige les ministères que parce qu’il règne dans les Chambres ; il ne règne dans les Chambres que parce qu’il y est envoyé par le corps électoral, et le corps électoral n’en est imbu que parce que l’opinion publique en est saturée.

Je crois devoir répéter ici que je n’accuse pas des hommes tels que MM. Bugeaud, Dupin, Saint-Cricq, d’Argout, d’être absolument, et en toutes circonstances, Sisyphistes. À coup sûr ils ne le sont pas dans leurs transactions privées ; à coup sûr chacun d’entre eux se procure, par voie d’échange, ce qu’il lui en coûterait plus cher de se procurer par voie de production directe. Mais je dis qu’ils sont Sisyphistes lorsqu’ils empêchent le pays d’en faire autant[4].


  1. Par ce motif, nous prions le lecteur de nous excuser si, pour abréger, nous désignons dans la suite ce système sous le nom de Sisyphisme.
  2. Il est juste de dire que M. d’Argout mettait cet étrange langage dans la bouche des adversaires de la betterave. Mais il se l’appropriait formellement, et le sanctionnait d’ailleurs par la loi même à laquelle il servait de justification.
  3. À supposer que 48,000 à 50,000 hectares suffisent à alimenter la consommation actuelle, il en faudrait 150,000 pour une consommation triple, que M. d’Argout admet comme possible. — De plus, si la betterave entrait dans un assolement de six ans, elle occuperait successivement 900,000 hectares, ou 1/38e du sol cultivable.
  4. Voyez, sur le même sujet, le chapitre xvi de la seconde Série des Sophismes, et le chapitre vi des Harmonies économiques. (Note de l’éditeur.)