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Sophismes économiques/Série 1/Chapitre 9

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Sophismes économiques et petits pamplets IIGuillauminŒuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome 4 (p. 63-67).
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IX. — IMMENSE DÉCOUVERTE !!!


Au moment où tous les esprits sont occupés à chercher des économies sur les moyens de transport ;

Au moment où, pour réaliser ces économies, on nivelle les routes, on canalise les rivières, on perfectionne les bateaux à vapeur, on relie à Paris toutes nos frontières par une étoile de fer, par des systèmes de traction atmosphériques, hydrauliques, pneumatiques, électriques, etc. ;

Au moment enfin où je dois croire que chacun cherche avec ardeur et sincérité la solution de ce problème :

« Faire que le prix des choses, au lieu de consommation, se rapproche autant que possible du prix qu’elles ont aux lieux de production ; »

Je me croirais coupable envers mon pays, envers mon siècle et envers moi-même, si je tenais plus longtemps secrète la découverte merveilleuse que je viens de faire.

Car les illusions de l’inventeur ont beau être proverbiales, j’ai la certitude la plus complète d’avoir trouvé un moyen infaillible pour que les produits du monde entier arrivent en France, et réciproquement, avec une réduction de prix considérable.

Infaillible ! et ce n’est encore qu’un des avantages de mon étonnante invention.

Elle n’exige ni plans, ni devis, ni études préparatoires, ni ingénieurs, ni machinistes, ni entrepreneurs, ni capitaux, ni actionnaires, ni secours du gouvernement !

Elle ne présente aucun danger de naufrages, d’explosions, de chocs, d’incendie, de déraillement !

Elle peut être mise en pratique du jour au lendemain !

Enfin, et ceci la recommandera sans doute au public, elle ne grèvera pas d’un centime le budget ; au contraire. — Elle n’augmentera pas le cadre des fonctionnaires et les exigences de la bureaucratie ; au contraire. — Elle ne coûtera à personne sa liberté ; au contraire.

Ce n’est pas le hasard qui m’a mis en possession de ma découverte, c’est l’observation. Je dois dire ici comment j’y ai été conduit.

J’avais donc cette question à résoudre :

« Pourquoi une chose faite à Bruxelles, par exemple, coûte-t-elle plus cher quand elle est arrivée à Paris ? »

Or, je n’ai pas tardé à m’apercevoir que cela provient de ce qu’il existe entre Paris et Bruxelles des obstacles de plusieurs sortes. C’est d’abord la distance ; on ne peut la franchir sans peine, sans perte de temps ; et il faut bien s’y soumettre soi-même ou payer pour qu’un autre s’y soumette. Viennent ensuite des rivières, des marais, des accidents de terrain, de la boue : ce sont autant de difficultés à surmonter. On y parvient en construisant des chaussées, en bâtissant des ponts, en perçant des routes, en diminuant leur résistance par des pavés, des bandes de fer, etc. Mais tout cela coûte, et il faut que l’objet transporté supporte sa part des frais. Il y a encore des voleurs sur les routes, ce qui exige une gendarmerie, une police, etc.

Or, parmi ces obstacles, il en est un que nous avons jeté nous-mêmes, et à grands frais, entre Bruxelles et Paris. Ce sont des hommes embusqués le long de la frontière, armés jusqu’aux dents et chargés d’opposer des difficultés au transport des marchandises d’un pays à l’autre. On les appelle douaniers. Ils agissent exactement dans le même sens que la boue et les ornières. Ils retardent, ils entravent, ils contribuent à cette différence que nous avons remarquée entre le prix de production et le prix de consommation, différence que notre problème est de réduire le plus possible.

Et voilà le problème résolu. Diminuez le tarif.

— Vous aurez fait le chemin de fer du Nord sans qu’il vous en ait rien coûté. Loin de là, vous épargnerez de gros traitements, et vous commencerez dès le premier jour par mettre un capital dans votre poche.

Vraiment, je me demande comment il a pu entrer assez de bizarrerie dans nos cervelles pour nous déterminer à payer beaucoup de millions dans l’objet de détruire les obstacles naturels qui s’interposent entre la France et l’étranger, et en même temps à payer beaucoup d’autres millions pour y substituer des obstacles artificiels qui ont exactement les mêmes effets, en sorte que, l’obstacle créé et l’obstacle détruit se neutralisant, les choses vont comme devant, et le résidu de l’opération est une double dépense.

Un produit belge vaut à Bruxelles 20 fr., et, rendu à Paris, 30, à cause des frais de transport. Le produit similaire d’industrie parisienne vaut 40 fr. Que faisons-nous ?

D’abord nous mettons un droit d’au moins 10 fr., sur le produit belge, afin d’élever son prix de revient à Paris à 40 fr., et nous payons de nombreux surveillants pour qu’il n’échappe pas à ce droit, en sorte que dans le trajet il est chargé de 10 fr., pour le transport et 10 fr., pour la taxe.

Cela fait, nous raisonnons ainsi : ce transport de Bruxelles à Paris, qui coûte 10 fr., est bien cher. Dépensons deux ou trois cents millions en rail-ways, et nous le réduirons de moitié. — Évidemment, tout ce que nous aurons obtenu, c’est que le produit belge se vendra à Paris 35 fr., savoir :

20 fr. son prix de Bruxelles.
10 droit.
5 port réduit par le chemin de fer.
35 fr. total, ou prix de revient à Paris.

Eh ! n’aurions-nous pas atteint le même résultat en abaissant le tarif à 5 fr. ? Nous aurions alors :

20 fr. prix de Bruxelles.
5 droit réduit.
10 port par les routes ordinaires.
35 fr. total, ou prix de revient à Paris.

Et ce procédé nous eût épargné 200 millions que coûte le chemin de fer, plus les frais de surveillance douanière, car ils doivent diminuer à mesure que diminue l’encouragement à la contrebande.

Mais, dit-on, le droit est nécessaire pour protéger l’industrie parisienne. — Soit ; mais alors n’en détruisez pas l’effet par votre chemin de fer.

Car, si vous persistez à vouloir que le produit belge revienne, comme celui de Paris, à 40 fr., il vous faudra porter le droit à 15 fr. pour avoir :

20 fr. prix de Bruxelles.
15 droit protecteur.
5 port par le chemin de fer.
40 fr. total à prix égalisés.

Alors je demande quelle est, sous ce rapport, l’utilité du chemin de fer.

Franchement, n’y a-t-il pas quelque chose d’humiliant pour le dix-neuvième siècle d’apprêter aux âges futurs le spectacle de pareilles puérilités pratiquées avec un sérieux imperturbable ? Être dupe d’autrui n’est pas déjà très-plaisant ; mais employer le vaste appareil représentatif à se duper soi-même, à se duper doublement, et dans une affaire de numération, voilà qui est bien propre à rabattre un peu l’orgueil du siècle des lumières.