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Sophismes économiques/Série 2/Chapitre 15

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XV. — LE PETIT ARSENAL DU LIBRE-ÉCHANGISTE[1].


— Si l’on vous dit : Il n’y a point de principes absolus. La prohibition peut être mauvaise et la restriction bonne.

Répondez : La restriction prohibe tout ce qu’elle empêche d’entrer.

— Si l’on vous dit : L’agriculture est la mère nourricière du pays.

Répondez : Ce qui nourrit le pays, ce n’est précisément pas l’agriculture, mais le blé.

— Si l’on vous dit : La base de l’alimentation du peuple, c’est l’agriculture.

Répondez : La base de l’alimentation du peuple, c’est le blé. Voilà pourquoi une loi qui fait obtenir, par du travail agricole, deux hectolitres de blé, aux dépens de quatre hectolitres qu’aurait obtenus, sans elle, un même travail industriel, loin d’être une loi d’alimentation, est une loi d’inanition.

— Si l’on vous dit : La restriction à l’entrée du blé étranger induit à plus de culture et, par conséquent, à plus de production intérieure.

Répondez : Elle induit à semer sur les roches des montagnes et sur les sables de la mer. Traire une vache et traire

toujours donne plus de lait ; car qui peut dire le moment

où l’on n’obtiendra plus une goutte ? Mais la goutte coûte cher.

— Si l’on vous dit : Que le pain soit cher, et l’agriculteur devenu riche enrichira l’industriel.

Répondez : Le pain est cher quand il y en a peu, ce qui ne peut faire que des pauvres, ou, si vous voulez, des riches affamés.

— Si l’on insiste, disant : Quand le pain renchérit, les salaires s’élèvent.

Répondez en montrant, en avril 1847, les cinq sixièmes des ouvriers à l’aumône.

— Si l’on vous dit : Les profits des ouvriers doivent suivre la cherté de la subsistance.

Répondez : Cela revient à dire que, dans un navire sans provisions, tout le monde a autant de biscuit, qu’il y en ait ou qu’il n’y en ait pas.

— Si l’on vous dit : Il faut assurer un bon salaire à celui qui vend du blé.

Répondez : Soit ; mais alors, il faut assurer un bon salaire à celui qui l’achète.

— Si l’on vous dit : Les propriétaires, qui font la loi, ont élevé le prix du pain sans s’occuper des salaires, parce qu’ils savent que, quand le pain renchérit, les salaires haussent tout naturellement.

Répondez : Sur ce principe, quand les ouvriers feront la loi, ne les blâmez pas, s’ils fixent un bon taux des salaires, sans s’occuper de protéger le blé, car ils savent que, si les salaires sont élevés, les subsistances renchérissent tout naturellement.

— Si l’on vous dit : Que faut-il donc faire ?

Répondez : Être juste envers tout le monde.

— Si l’on vous dit : Il est essentiel qu’un grand pays ait l’industrie du fer.

Répondez : ce qui est plus essentiel, c’est que ce grand pays ait du fer.

— Si l’on vous dit : Il est indispensable qu’un grand pays ait l’industrie du drap.

Répondez : Ce qui est plus indispensable, c’est que, dans ce grand pays, les citoyens aient du drap.

— Si l’on vous dit : Le travail c’est la richesse.

Répondez : C’est faux.

Et, par voie de développement, ajoutez : Une saignée n’est pas la santé ; et la preuve qu’elle n’est pas la santé, c’est qu’elle a pour but de la rendre.

— Si l’on vous dit : Forcer les hommes à labourer des roches et à tirer une once de fer d’un quintal de minerai, c’est accroître leur travail et par suite leur richesse.

Répondez : Forcer les hommes à creuser des puits en leur interdisant l’eau de la rivière, c’est accroître leur travail inutile, mais non leur richesse.

— Si l’on vous dit : Le soleil donne sa chaleur et sa lumière sans rémunération.

Répondez : Tant mieux pour moi, il ne m’en coûte rien pour voir clair.

— Et si l’on vous réplique : L’industrie, en général, perd ce que vous auriez payé pour l’éclairage.

Ripostez : Non ; car n’ayant rien payé au soleil, ce qu’il m’épargne me sert à payer des habits, des meubles et des bougies.

— De même si l’on vous dit : Ces coquins d’Anglais ont des capitaux amortis.

Répondez : Tant mieux pour nous, ils ne nous feront pas payer l’intérêt.

— Si l’on vous dit : Ces perfides Anglais trouvent le fer et la houille au même gîte.

Répondez : Tant mieux pour nous, ils ne nous feront rien payer pour les rapprocher.

— Si l’on vous dit : Les Suisses ont de gras pâturages qui coûtent peu.

Répondez : L’avantage est pour nous, car ils nous demanderont une moindre quantité de travail pour fournir des moteurs à notre agriculture et des aliments à nos estomacs.

— Si l’on vous dit : Les terres de Crimée n’ont pas de valeur et ne paient pas de taxes.

Répondez : Le profit est pour nous qui achetons du blé exempt de ces charges.

— Si l’on vous dit : Les serfs de Pologne travaillent sans salaire.

Répondez : Le malheur est pour eux et le profit pour nous, puisque leur travail est déduit du prix du blé que leurs maîtres nous vendent.

— Enfin, si l’on vous dit : Les autres nations ont sur nous une foule d’avantages.

Répondez : Par l’échange, elles sont bien forcées de nous y faire participer.

— Si l’on vous dit : Avec la liberté, nous allons être inondés de pain, de bœuf à la mode, de houille et de paletots.

Répondez : Nous n’aurons ni faim ni froid.

— Si l’on vous dit : Avec quoi paierons-nous ?

Répondez : Que cela ne vous inquiète pas. Si nous sommes inondés, c’est que nous aurons pu payer, et si nous ne pouvons pas payer, nous ne serons pas inondés.

— Si l’on vous dit : J’admettrais le libre-échange, si l’étranger, en nous portant un produit, nous en prenait un autre ; mais il emportera notre numéraire.

Répondez : Le numéraire, pas plus que le café, ne pousse dans les champs de la Beauce, et ne sort des ateliers d’Elbeuf. Pour nous, payer l’étranger avec du numéraire, c’est comme le payer avec du café.

— Si l’on vous dit : Mangez de la viande.

Répondez : Laissez-la entrer.

— Si l’on vous dit, comme la Presse : Quand on n’a pas de quoi acheter du pain, il faut acheter du bœuf.

Répondez : Conseil aussi judicieux que celui de M. Vautour à son locataire :

Quand on n’a pas de quoi payer son terme,
Il faut avoir une maison à soi.

— Si l’on vous dit, comme la Presse : L’État doit enseigner au peuple pourquoi et comment il faut manger du bœuf.

Répondez : Que l’État laisse seulement entrer le bœuf, et quant à le manger, le peuple le plus civilisé du monde est assez grand garçon pour l’apprendre sans maître.

— Si l’on vous dit : L’État doit tout savoir et tout prévoir pour diriger le peuple, et le peuple n’a qu’à se laisser diriger.

Répondez : Y a-t-il un État en dehors du peuple et une prévoyance humaine en dehors de l’humanité ? Archimède aurait pu répéter tous les jours de sa vie : Avec un levier et un point d’appui, je remuerai le monde, qu’il ne l’aurait pas pour cela remué, faute de point d’appui et de levier. — Le point d’appui de l’État, c’est la nation, et rien de plus insensé que de fonder tant d’espérances sur l’État, c’est-à-dire de supposer la science et la prévoyance collectives, après avoir posé en fait l’imbécillité et l’imprévoyance individuelles.

— Si l’on vous dit : Mon Dieu ! je ne demande pas de faveur, mais seulement un droit sur le blé et la viande, qui compense les lourdes taxes auxquelles la France est assujettie ; un simple petit droit égal à ce que ces taxes ajoutent au prix de revient de mon blé.

Répondez : Mille pardons, mais moi aussi je paie des taxes. Si donc la protection, que vous vous votez à vous-même, a cet effet de grever pour moi votre blé tout juste de votre quote-part aux taxes, votre doucereuse demande ne tend à rien moins qu’à établir entre nous cet arrangement par vous formulé : « Attendu que les charges publiques sont pesantes, moi, vendeur de blé, je ne paierai rien du tout, et toi, mon voisin l’acheteur, tu paieras deux parts, savoir : la tienne et la mienne. » Marchand de blé, mon voisin, tu peux avoir pour toi la force ; mais à coup sûr, tu n’as pas pour toi la raison.

— Si l’on vous dit : Il est pourtant bien dur pour moi, qui paie des taxes, de lutter sur mon propre marché, avec l’étranger qui n’en paie pas.

Répondez :

1° D’abord, ce n’est pas votre marché, mais notre marché. Moi, qui vis de blé et qui le paie, je dois être compté pour quelque chose ;

2° Peu d’étrangers, par le temps qui court, sont exempts de taxes ;

3° Si la taxe que vous votez vous rend, en routes, canaux, sécurité, etc., plus qu’elle ne vous coûte, vous n’êtes pas justifiés de repousser, à mes dépens, la concurrence d’étrangers qui ne paient pas la taxe, mais n’ont pas non plus la sécurité, les routes, les canaux. Autant vaudrait dire : Je demande un droit compensateur, parce que j’ai de plus beaux habits, de plus forts chevaux, de meilleures charrues que le laboureur russe ;

4° Si la taxe ne rend pas ce qu’elle coûte, ne la votez pas ;

5° Et en définitive, après avoir voté la taxe, vous plaît-il de vous y soustraire ? Imaginez un système qui la rejette sur l’étranger. Mais le tarif fait retomber votre quote-part sur moi, qui ai déjà bien assez de la mienne.

— Si l’on vous dit : Chez les Russes, la liberté du commerce est nécessaire pour échanger leurs produits avec avantage. (Opinion de M. Thiers dans les bureaux, avril 1847.)

Répondez : La liberté est nécessaire partout et par le même motif.

— Si l’on vous dit : Chaque pays a ses besoins. C’est d’après cela qu’il faut agir. (M. Thiers.)

Répondez : C’est d’après cela qu’il agit de lui-même quand on ne l’en empêche pas.

— Si l’on vous dit : Puisque nous n’avons pas de tôles, il faut en permettre l’introduction. (M. Thiers.)

Répondez : Grand merci.

— Si l’on vous dit : Il faut du fret à la marine marchande. Le défaut de chargement au retour fait que notre marine ne peut lutter contre la marine étrangère. (M. Thiers.)

Répondez : Quand on veut tout faire chez soi, on ne peut avoir de fret ni à l’aller ni au retour. Il est aussi absurde de vouloir une marine avec le régime prohibitif, qu’il le serait de vouloir des charrettes là où l’on aurait défendu tous transports.

— Si l’on vous dit : À supposer que la protection soit injuste, tout s’est arrangé là-dessus ; il y a des capitaux engagés, des droits acquis ; on ne peut sortir de là sans souffrance.

Répondez : Toute injustice profite à quelqu’un (excepté, peut-être, la restriction qui à la longue ne profite à personne) ; arguer du dérangement que la cessation de l’injustice occasionne à celui qui en profite, c’est dire qu’une injustice, par cela seul qu’elle a existé un moment, doit être éternelle.


  1. Tiré du Libre-Échange, n° du 26 avril 1847. (Note de l’éditeur.)