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Sophismes économiques/Série 2/Chapitre 7

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VII. — CONTE CHINOIS.


On crie à la cupidité, à l’égoïsme du siècle !

Pour moi, je vois que le monde, Paris surtout, est peuplé de Décius.

Ouvrez les mille volumes, les mille journaux, les mille feuilletons que les presses parisiennes vomissent tous les jours sur le pays ; tout cela n’est-il pas l’œuvre de petits saints ?

Quelle verve dans la peinture des vices du temps ! Quelle tendresse touchante pour les masses ! Avec quelle libéralité on invite les riches à partager avec les pauvres, sinon les pauvres à partager avec les riches ! Que de plans de réformes sociales, d’améliorations sociales, d’organisations sociales ! Est-il si mince écrivain qui ne se dévoue au bien-être des classes laborieuses ? Il ne s’agit que de leur avancer quelques écus pour leur procurer le loisir de se livrer à leurs élucubrations humanitaires.

Et l’on parle ensuite de l’égoïsme, de l’individualisme de notre époque !

Il n’y a rien qu’on n’ait la prétention de faire servir au bien-être et à la moralisation du peuple, rien, pas même la Douane. — Vous croyez peut-être que c’est une machine à impôts, comme l’octroi, comme le péage au bout du pont ? Point du tout. C’est une institution essentiellement civilisatrice, fraternitaire et égalitaire. Que voulez-vous ? c’est la mode. Il faut mettre ou affecter de mettre du sentiment, du sentimentalisme partout, jusque dans la guérite du qu’as-tu là ?

Mais pour réaliser ces aspirations philanthropiques, la douane, il faut l’avouer, a de singuliers procédés.

Elle met sur pied une armée de directeurs, sous-directeurs, inspecteurs, sous-inspecteurs, contrôleurs, vérificateurs, receveurs, chefs, sous-chefs, commis, surnuméraires, aspirants-surnuméraires et aspirants à l’aspirance, sans compter le service actif, et tout cela pour arriver à exercer sur l’industrie du peuple cette action négative qui se résume par le mot empêcher.

Remarquez que je ne dis pas taxer, mais bien réellement empêcher.

Et empêcher non des actes réprouvés par les mœurs ou contraires à l’ordre public, mais des transactions innocentes et mêmes favorables, on en convient, à la paix et à l’union des peuples.

Cependant l’humanité est si flexible et si souple que, de manière ou d’autre, elle surmonte toujours les empêchements. C’est l’affaire d’un surcroît de travail.

Empêche-t-on un peuple de tirer ses aliments du dehors, il les produit au dedans. C’est plus pénible, mais il faut vivre. L’empêche-t-on de traverser la vallée, il franchit les pics. C’est plus long, mais il faut arriver.

Voilà qui est triste, mais voici qui est plaisant. Quand la loi a créé ainsi une certaine somme d’obstacles, et que, pour les vaincre, l’humanité a détourné une somme correspondante de travail, vous n’êtes plus admis à demander la réforme de la loi ; car si vous montrez l’obstacle, on vous montre le travail qu’il occasionne, et si vous dites : Ce n’est pas là du travail créé, mais détourné, on vous répond comme l’Esprit public : — « L’appauvrissement seul est certain et immédiat ; quant à l’enrichissement, il est plus qu’hypothétique. »

Ceci me rappelle une histoire chinoise que je vais vous conter.

Il y avait en Chine deux grandes villes : Tchin et Tchan. Un magnifique canal les unissait. L’empereur jugea à propos d’y faire jeter d’énormes quartiers de roche pour le mettre hors de service.

Ce que voyant, Kouang, son premier mandarin, lui dit :

— Fils du Ciel, vous faites une faute.

À quoi l’empereur répondit :

— Kouang, vous dites une sottise.

Je ne rapporte ici, bien entendu, que la substance du dialogue.

Au bout de trois lunes, le céleste empereur fit venir le mandarin et lui dit :

— Kouang, regardez.

Et Kouang, ouvrant les yeux, regarda.

Et il vit, à une certaine distance du canal, une multitude d’hommes travaillant. Les uns faisaient des déblais, les autres des remblais, ceux-ci nivelaient, ceux-là pavaient, et le mandarin, qui était fort lettré, pensa en lui-même : Ils font une route.

Au bout de trois autres lunes, l’empereur, ayant appelé Kouang, lui dit :

— Regardez.

Et Kouang regarda.

Et il vit que la route était faite, et il remarqua que le long du chemin, de distance en distance, s’élevaient des hôtelleries. Une cohue de piétons, de chars, de palanquins allaient et venaient, et d’innombrables Chinois, accablés par la fatigue, portaient et reportaient de lourds fardeaux de Tchin à Tchan et de Tchan à Tchin. — Et Kouang se dit : C’est la destruction du canal qui donne du travail à ces pauvres gens. Mais l’idée ne lui vint pas que ce travail était détourné d’autres emplois.

Et trois lunes se passèrent, et l’empereur dit à Kouang :

— Regardez.

Et Kouang regarda.

Et il vit que les hôtelleries étaient toujours pleines de voyageurs, et que ces voyageurs ayant faim, il s’était groupé autour d’elles des boutiques de bouchers, boulangers, charcutiers et marchands de nids d’hirondelles. — Et que ces honnêtes artisans ne pouvant aller nus, il s’était aussi établi des tailleurs, des cordonniers, des marchands de parasols et d’éventails, et que, comme on ne couche pas à la belle étoile, même dans le Céleste Empire, des charpentiers, des maçons et couvreurs étaient accourus. Puis vinrent des officiers de police, des juges, des fakirs ; en un mot, il se forma une ville avec ses faubourgs autour de chaque hôtellerie.

Et l’empereur dit à Kouang : Que vous en semble ?

Et Kouang répondit : Je n’aurais jamais cru que la destruction d’un canal pût créer pour le peuple autant de travail ; car l’idée ne lui vint pas que ce n’était pas du travail créé, mais détourné ; que les voyageurs mangeaient, lorsqu’ils passaient sur le canal aussi bien que depuis qu’ils étaient forcés de passer sur la route.

Cependant, au grand étonnement des Chinois, l’empereur mourut et ce fils du Ciel fut mis en terre.

Son successeur manda Kouang, et lui dit : Faites déblayer le canal.

Et Kouang dit au nouvel empereur :

— Fils du Ciel, vous faites une faute.

Et l’empereur répondit :

— Kouang, vous dites une sottise.

Mais Kouang insista et dit : Sire, quel est votre but ?

— Mon but, dit l’empereur, est de faciliter la circulation des hommes et des choses entre Tchin et Tchan, de rendre le transport moins dispendieux, afin que le peuple ait du thé et des vêtements à meilleur marché.

Mais Kouang était tout préparé. Il avait reçu la veille quelques numéros du Moniteur industriel, journal chinois. Sachant bien sa leçon, il demanda la permission de répondre, et l’ayant obtenue, après avoir frappé du front le parquet par neuf fois, il dit :

« Sire, vous aspirez à réduire, par la facilité du transport, le prix des objets de consommation pour les mettre à la portée du peuple, et pour cela, vous commencez par lui faire perdre tout le travail que la destruction du canal avait fait naître. Sire, en économie politique, le bon marché absolu… — L’empereur : Je crois que vous récitez. — Kouang : C’est vrai : il me sera plus commode de lire. — Et ayant déployé l’Esprit public, il lut : « En économie politique, le bon marché absolu des objets de consommation n’est que la question secondaire. Le problème réside dans l’équilibre du prix du travail avec celui des objets nécessaires à l’existence. L’abondance du travail est la richesse des nations, et le meilleur système économique est celui qui leur fournit la plus grande somme de travail possible. N’allez pas demander s’il faut mieux payer une tasse de thé 4 cash ou 8 cash, une chemise 5 taels ou 10 taels. Ce sont là des puérilités indignes d’un esprit grave. Personne ne conteste votre proposition. La question est de savoir s’il vaut mieux payer un objet plus cher et avoir, par l’abondance et le prix du travail, plus de moyens de l’acquérir ; ou bien s’il vaut mieux appauvrir les sources du travail, diminuer la masse de la production nationale, transporter par des chemins qui marchent les objets de consommation, à meilleur marché, il est vrai, mais en même temps enlever à une portion de nos travailleurs les possibilités de les acheter même à ces prix réduits. »

L’empereur n’étant pas bien convaincu, Kouang lui dit : Sire, daignez attendre. J’ai encore le Moniteur industriel à citer.

Mais l’empereur dit :

— Je n’ai pas besoin de vos journaux chinois pour savoir que créer des obstacles, c’est appeler le travail de ce côté. Mais ce n’est pas ma mission. Allez, désobstruez le canal. Ensuite nous réformerons la douane.

Et Kouang s’en alla, s’arrachant la barbe et criant : Ô Fô ! ô Pê ! ô Lî ! et tous les dieux monosyllabiques et circonflexes du Cathay, prenez en pitié votre peuple ; car il nous est venu un empereur de l’école anglaise, et je vois bien qu’avant peu nous manquerons de tout, puisque nous n’aurons plus besoin de rien faire.