Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/07

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Traduction par Antoine-Joseph Bécart.
Société Typographique Belge (p. 123-125).


OBSERVATIONS GÉNÉRALES
SUR L’ŒDIPE-ROI, DE SOPHOCLE.




Qu’il serait intéressant de reprendre la suite des tableaux que l’on a vus se dérouler, et de les réunir ici en un seul, pour les analyser avec plus d’ensemble ! Les cinq actes en effet ne forment réellement qu’un seul et même tableau tragique. La peinture ne saurait représenter sur la toile qu’un seul et unique instant ; la poésie tragique nous en offre plusieurs réunis dans un point de vue ; c’est le même tableau diversifié. De part et d’autre, même ordonnance, mêmes proportions, même but. C’est ici qu’on peut dire surtout que la Poésie a de grands et réels avantages sur sa sœur la Peinture. L’Œdipe de Sophocle présente une ordonnance générale au-dessus de toute critique ; les proportions y sont exactes jusqu’au scrupule ; et le but en est si élevé, qu’il devient la véritable source du plaisir que procure cette pièce. En effet, quel intérêt inexplicable ne vient pas d’abord piquer notre curiosité et la faire croître à chaque pas, à mesure qu’il la satisfait ? Qu’on s’étudie en lisant Œdipe, et l’on se sent passer sans interruption de la crainte à l’espérance, et de l’espérance à la crainte, pour aboutir enfin à la pitié confondue avec la terreur : heureux effet de l’intérêt répandu dans les diverses parties de cet ouvrage, comme la vie dans celles du corps ! Les caractères de chaque personnage sont si bien marqués et si bien soutenus, qu’ils concourent tous de concert à ce mouvement alternatif, à ce flux et reflux d’émotions, au moyen de deux oracles, ressort très simple d’une machine paraissant par son jeu infiniment composée, sans l’être aucunement. Rien en effet d’inutile, nul épisode et nulle scène superflus, nul morceau même à la rigueur qu’on puisse retrancher dans un ensemble aussi parfait et aussi intéressant. Qu’y a-t-il dans les beautés de la nature ou de l’art qui aille mieux chercher le cœur, l’échauffer et le remuer ? L’intérêt non partagé et bien conduit est l’âme et la grâce de la beauté tragique. Pour sentir tout cela le mieux possible, il faut avoir la force de se transporter au théâtre d’Athènes ; il faut entendre non-seulement le texte grec, mais encore n’être pas étranger aux mœurs des anciens. Quelle exquise jouissance pour un littérateur, quelquefois mal à l’aise avec ceux de son temps, que ce retour passionné, inspiré en quelque sorte, vers les sublimes époques de foi et de génie, d’unité religieuse et littéraire, dont le chef-d’œuvre de Sophocle est certes la plus vivante et la plus complète expression !  ! c’est à la fois une de ces œuvres locales et universelles.

Les meilleures productions sont loin d’être cependant à l’abri de la critique : elle est si aisée ! Ainsi l’on a demandé pourquoi Œdipe ne se tue pas ? Outre qu’il en donne lui-même la raison dans le cinquième acte : « De quels yeux verrais-je aux enfers, un père et une mère, etc. ; » on peut répondre qu’il n’était pas armé, que l’usage de ce temps ne voulait pas qu’il le fût. On lui refuse des armes. Il détache une agrafe d’or des habits de sa femme morte et s’en crève les yeux, supplice plus affreux que la mort même qu’il envie à Jocaste. Sophocle a soin de fournir cette simple solution.

Nous avons dit que l’on a trouvé ce cinquième acte, inutile, puisque Œdipe s’est reconnu coupable et que son arrêt est retombé sur lui. L’action est terminée, mais la tragédie ne l’est pas : c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’action principale, mais que les scènes les plus tragiques, suites naturelles de l’action, restent à remplir. L’action principale même, à la rigueur, n’est pas tout à fait terminée, et cela pour ces trois raisons : 1o l’oracle d’Apollon n’est point satisfait, car il s’agit non-seulement de découvrir le coupable, mais encore de le bannir. Or, c’est au roi et au peuple de le faire, puisque ce sont eux qui ont porté la loi : il faut donc attendre la décision du peuple et de Créon, devenu roi par la chute d’Œdipe ; 2° on s’attend si peu que le coupable sera le roi, qu’on ne peut supposer l’exécution de la sentence derrière le théâtre après l’action ; la nature du crime et du criminel suspend et prolonge cette action ; 3° outre le crime du meurtre de Laïus, dont l’auteur est découvert, il y a une complication fatale d’horreurs, l’inceste, le parricide, etc. , qu’il a fallu découvrir pour arriver à ce premier crime. Or, ces faits ayant été rattachés à l’intrigue, doivent aussi faire partie du dénoûment. Le spectateur est intéressé à connaitre le sort de Jocaste, d’Œdipe et de sa famille. Le dénoûment doit toujours répondre à l’intrigue. Celle-ci ayant été formée par l’enchaînement de deux oracles et de deux crimes, dont l’un mène à l’autre, il a fallu tout délier. De plus, le but de la pièce étant une double affaire d’État, où il s’agit du salut des sujets et de la perte du trône pour la race de Laïus, il a fallu que l’issue fût conforme à ce but, comme le dénoûment à l’intrigue.

Quoi qu’il en soit, au reste, ce dernier acte est plein de pathétique, souvent sublime, adroitement enchâssé dans la pièce, et cadre fort bien avec tout le reste ; de plus, il met le comble à toute l’agitation théâtrale.

Beaucoup de critiques ont cru devoir blâmer le sujet même, quelque frappant qu’il soit. Quel est le crime d’Œdipe ? demande-t-on. Un homme, ivre, lui reproche en face qu’il n’est pas fils de Polybe. Il va consulter l’oracle qui, au lieu de répondre à sa question, lui prédit qu’il tuera son père et épousera sa mère. Œdipe est si vertueux que, pour éviter d’accomplir une si fatale prédiction, il s’exile de Corinthe, erre à l’aventure, et, arrivé à Thèbes, il explique le Sphinx, devient roi et épouse Jocaste qu’il ignore être sa mère. S’il y a ici un coupable, a-t-on dit, c’est Apollon : Œdipe cependant paye le crime par son supplice. Nous dirons, nous, que Sophocle fait Œdipe criminel : ambitieux des vains honneurs du pas, Œdipe a tué un homme dans le chemin de Delphes a Thèbes ; une insulte seule a pu le rendre moins coupable. De plus, malgré son amour pour son peuple, Œdipe a les défauts d’être méchant, fier, obstiné comme homme privé et imprudent comme roi. On l’a vu emporté, orgueilleux et curieux à l’excès. Ce monarque, d’après la peinture même qu’en fait Sophocle, n’est donc pas irréprochable. Aussi l’art ne veut-il pas qu’un prince parfaitement vertueux soit accablé de malheurs. Œdipe paraît ne pas mériter tous ses maux, et voilà précisément la finesse de l’art qui met en spectacle un héros peu coupable et fort malheureux. Quant aux crimes involontaires d’Œdipe, Apollon les a prédits et le destin les a ratifiés. On connait la puissance de la fatalité chez les anciens, où elle tenait si imparfaitement lieu de l’idée sublime de notre providence sage et immuable. On ne voit guère de tragédie grecque ou latine, où le destin ne soit le grand pivot, l’âme de tout ce qui s’y passe. Toutefois cette étrange doctrine admettait la liberté, car on y distingue les crimes volontaires des crimes inspirés par un destin inévitable. Platon nous prouve qu’elle admettait des récompenses et des châtiments. Cependant, comme dans les tragédies les poètes devaient parler au peuple, ils donnaient beaucoup au destin et peu à la liberté, sans trop songer à la difficulté de les concilier. Pour peu qu’on ait de connaissance de l’antiquité, on doit admettre en principe que le dogme de la fatalité y était le grand mobile des principaux événements de la vie. Nous devons nous mettre à la place des spectateurs grecs et épouser pour un moment leur système, nous semblât-il absurde et insensé.

On sentira dès lors qu’Œdipe, par cette même fatalité, devient très attachant. S’il était un scélérat qui se fût livré de lui-même il tant d’horreurs, sans avoir pu les éviter, il nous causerait une indignation égale à celle qu’on sent, au récit des forfaits de ces malheureux dont on voudrait anéantir la mémoire. S’il était complétement innocent et vertueux, cette indignation rejaillirait sur les Dieux injustes.

Œdipe n’étant que peu coupable et extrêmement malheureux avec d’excellentes qualités, inspire un sentiment mixte. Cette double indignation se change en pitié pour lui et en crainte pour les Dieux, qui punissent jusqu’aux crimes involontaires dans un homme peu criminel. Cette doctrine est loin d’être contraire à la nature et au bon sens. Nous avons d’ailleurs un fort bel exemple de ce genre dans l’admirable Phèdre de Racine, où le tragique français attribue au destin l’amour incestueux de Phèdre. À propos de Racine, que Boileau dit avec tant de vérité avoir si bien ressuscité Sophocle, nous ne pouvons mieux terminer ces observations que par l’expression de notre vif regret que l’honneur et la merveille du théâtre français ne nous ait pas reproduit le véritable chef-d’œuvre de la belle tragédie antique, cette œuvre de foi et de génie, ou la force et la fécondité se modèrent par le goût le plus pur, et dont nous aurions ainsi le plus parfait modèle dans la littérature la plus répandue en Europe.