Sous l’œil des barbares/Examen

La bibliothèque libre.
Émile-Paul (p. 3-60).

EXAMEN
DES
TROIS ROMANS IDÉOLOGIQUES


À M. Paul BOURGET
Mon Cher Ami,

Ce volume, Sous l’œil des Barbares, mis en vente depuis six semaines, était ignoré du public, et la plupart des professionnels le jugeaient incompréhensible et choquant, quand vous lui apportâtes votre autorité et votre amitié fraternelle. Vous m’en avez continué le bénéfice jusqu’à ce jour. Vous m’avez abrégé de quelques années le temps fort pénible où un écrivain se cherche un public. Peut-être aussi mon travail m’est-il devenu plus agréable à moi-même, grâce à cette courtoise et affectueuse compréhension par où vous négligez les imperfections de ces pages pour y souligner ce qu’elles comportent de tentatives intéressantes.

Ah ! les chères journées entre autres que nous avons passées à Hyères ! Comme vous écriviez Un cœur de femme, nous n’avions souci que du viveur Casal, de Poyanne, de la pliante madame de Tillière, puis aussi de la jeune Bérénice et de cet idiot de Charles Martin qui faisaient alors ma complaisance. Ils nous amusaient parfaitement. J’ajoute que vous avez un art incomparable pour organiser la vie dans ses moindres détails, c’est-à-dire donner de l’intelligence aux hôteliers et de la timidité aux importuns ; à ce point que pas une fois, en me mettant à table, dans ce temps-là, il ne me vint à l’esprit une réflexion qui m’attriste en voyage, à savoir qu’étant donné le grand nombre de bêtes qu’on rencontre à travers le monde, il est bien pénible que seuls, ou à peu près, le veau, le bœuf et le mouton soient comestibles.

Et c’est ainsi, mon cher Bourget, que vous m’avez procuré le plaisir le plus doux pour un jeune esprit, qui est d’aimer celui qu’il admire.

Si j’ajoute que vous êtes le penseur de ce temps ayant la vue la plus nette des méthodes convenables à chaque espèce d’esprit et le goût le plus vif pour en discuter, on s'expliquera surabondamment que je prenne la liberté de vous adresser ce petit travail, où je me suis proposé d’examiner quelques questions que soulève celle théorie de la culture du Moi développée dans Sous l’œil des Barbares, Un homme libre et le Jardin de Bérénice.

EXAMEN

Oui, il m’a semblé, en lisant mes critiques les plus bienveillants, que ces trois volumes, publiés à de larges intervalles (de 1888 à 91) n’avaient pas su dire tout leur sens. On s’est attaché à louer ou à contester des détails ; c’est la suite, l’ensemble logique, le système qui seuls importent. Voici donc un examen de l’ouvrage en réponse aux critiques les plus fréquentes qu’on en fait. Toutefois, de crainte d’offenser aucun de ceux qui me font la gracieuseté de me suivre, je procéderai par exposition, non par discussion.

Que peut-on demander à ces trois livres ?

N’y cherchez pas de psychologie, du moins ce ne sera pas celle de MM. Taine ou Bourget. Ceux-ci procèdent selon la méthode des botanistes qui nous font voir comment la feuille est nourrie par la plante, par ses racines, par le sol où elle se développe, par l’air qui l’entoure. Ces véritables psychologues prétendent remonter la série des causes de tout frisson humain ; en outre, des cas particuliers et des anecdotes qu’ils nous narrent, ils tirent des lois générales. Tout à l’encontre, ces ouvrages-ci ont été écrits par quelqu’un qui trouve l’Imitation de Jésus-Christ ou la Vita nuova du Dante infiniment satisfaisantes, et dont la préoccupation d’analyse s’arrête à donner une description minutieuse, émouvante et contagieuse des états d’âme qu’il s’est proposés.

Le principal défaut de cette manière, c’est qu’elle laisse inintelligibles, pour qui ne les partage pas, les sentiments qu’elle décrit. Expliquer que tel caractère exceptionnel d’un personnage fut préparé par les habitudes de ses ancêtres et par les excitations du milieu où il réagit, c’est le pont aux ânes de la psychologie, et c’est par là que les lecteurs les moins préparés parviennent à pénétrer dans les domaines très particuliers où les invite leur auteur. Si un bon psychologue en effet ne nous faisait le pont par quelque commentaire, que comprendrions-nous à tel livre, l’Imitation, par exemple, dont nous ne partageons ni les ardeurs ni les lassitudes ? Encore la cellule d’un pieux moine n’est-elle pas, pour les lecteurs nés catholiques, le lieu le plus secret du monde : le moins mystique de nous croit avoir des lueurs sur les sentiments qu’elle comporte mais la vie et les sentiments d’un pur lettré, orgueilleux, raffiné et désarmé, jeté à vingt ans dans la rude concurrence parisienne, comment un honnête homme en aurait-il quelque lueur ? Et comment, pour tout dire, un Anglais, un Norvégien, un Russe se pourront-ils reconnaître dans le livre que voici, où j’ai tenté la monographie des cinq ou six années d’apprentissage d’un jeune Français intellectuel ?

On le voit, je ne me dissimule pas les difficultés de la méthode que j’ai adoptée. Cette obscurité qu’on me reprocha durant quelques années n’est nullement embarras de style, insuffisance de l’idée, c’est manque d’explications psychologiques. Mais quand j’écrivais, tout mené par mon émotion, je ne savais que déterminer et décrire les conditions des phénomènes qui se passaient en moi. Comment les eussé-je expliqués ?

Et d’ailleurs, s’il y faut des commentaires, ne peuvent-ils être fournis par les articles de journaux, par la conversation ? Il m’est bien permis de noter qu’on n’est plus arrêté aujourd’hui par ce qu’on déclarait incompréhensible à l’apparition de ces volumes. Enfin ce livre, — et voici le fond de ma pensée, — je n’y mêlai aucune part didactique, parce que, dans mon esprit, je le recommande uniquement à ceux qui goûtent la sincérité sans plus et qui se passionnent pour les crises de l’âme, fussent-elles d’ailleurs singulières.

Ces idéologies, au reste, sont exprimées avec une émotion communicative ; ceux qui partagent le vieux goût français pour les dissertations psychiques trouveront là un intérêt dramatique. J’ai fait de l’idéologie passionnée. On a vu le roman historique, le roman des mœurs parisiennes ; pourquoi une génération dégoûtée de beaucoup de choses, de tout peut-être, hors de jouer avec des idées, n’essayerait-elle pas le roman de la métaphysique ?

Voici des mémoires spirituels, des éjaculations aussi, comme ces livres de discussions scolastiques que coupent d’ardentes prières.

Ces monographies présentent un triple intérêt :

1. Elles proposent à plusieurs les formules précises de sentiments qu’ils éprouvent eux aussi, mais dont ils ne prennent à eux seuls qu’une conscience imparfaite ;

2. Elles sont un renseignement sur un type de jeune homme déjà fréquent et qui, je le pressens, va devenir plus nombreux encore parmi ceux qui sont aujourd’hui au lycée. Ces livres, s’ils ne sont pas trop délayés et trop forcés par les imitateurs, seront consultés dans la suite comme documents ;

3° Mais voici un troisième point qui fait l’objet de ma sollicitude toute spéciale : ces monographies sont un enseignement. Quel que soit le danger d’avouer des buts trop hauts, je laisserais le lecteur s’égarer infiniment si je ne l’avouais. Jamais je ne me suis soustrait à l’ambition qu’a exprimée un poète étranger : « Toute grande poésie est un enseignement, je veux que l'on me considère comme un maître ou rien. »

Et, par là, j’appelle la discussion sur la théorie qui remplit ces volumes, sur le culte du Moi. J’aurai ensuite à m’expliquer de mon Scepticisme, comme ils disent.

ICULTE DU MOI
α. — justification du culte du moi

M’étant proposé de mettre en roman la conception que peuvent se faire de l’univers les gens de notre époque décidés à penser par eux-mêmes et non pas à répéter des formules prises au cabinet de lecture, j’ai cru devoir commencer par une étude du Moi. Mes raisons, je les ai exposées dans une conférence de décembre 1890, au théâtre d’application, et quoique cette dissertation n’ait pas été publiée, il me parait superflu de la reprendre ici dans son détail. Notre morale, notre religion, notre sentiment des nationalités sont choses écroulées, constatais-je, auxquelles nous ne pouvons emprunter de règles de vie, et, en attendant que nos maîtres nous aient refait des certitudes, il convient que nous nous en tenions à la seule réalité, au Moi. C’est la conclusion du premier chapitre (assez insuffisant, d’ailleurs) de Sous l’œil des Barbares.

On pourra dire que cette affirmation n’a rien de bien fécond, vu qu’on la trouve partout. À cela, s’il faut répondre, je réponds qu’une idée prend toute son importance et sa signification de l’ordre où nous la plaçons dans l’appareil de notre logique. Et le culte du Moi a reçu un caractère prépondérant dans l’exposition de mes idées, en même temps que j’essayais de lui donner une valeur dramatique dans mon œuvre.

Égoïsme, égotisme, Moi avec une majuscule, ont d’ailleurs fait leur chemin. Tandis qu’un grand nombre de jeunes esprits, dans leur désarroi moral, accueillaient d’enthousiasme cette chaloupe, il s’éleva des récriminations, les sempiternelles déclamations contre l’égoïsme. Cette clameur fait sourire. Il est fâcheux qu’on soit encore obligé d’en revenir à des notions qui, une fois pour toutes, devraient être acquises aux esprits un peu défrichés. « Les moralistes, disait avec une haute clairvoyance Saint-Simon en 1807, se mettent en contradiction quand ils défendent à l’homme l’égoïsme et approuvent le patriotisme, car le patriotisme n’est pas autre chose que l’égoïsme national, et cet égoïsme fait commettre de nation à nation les mêmes injustices que l’égoïsme personnel entre les individus. » En réalité, avec Saint-Simon, tous les penseurs l’ont bien vu, la conservation des corps organisés tient à l’égoïsme. Le mieux où l’on peut prétendre, c’est à combiner les intérêts des hommes de telle façon que l’intérêt particulier et l’intérêt général soient dans une commune direction. Et de même que la première génération de l’humanité est celle où il y eut le plus d’égoïsme personnel, puisque les individus ne combinaient pas leurs intérêts, de même des jeunes gens sincères, ne trouvant pas, à leur entrée dans la vie, un maître, « axiome, religion ou prince des hommes, » qui s’impose à eux, doivent tout d’abord servir les besoins de leur Moi. Le premier point, c’est d’exister. Quand ils se sentiront assez forts et possesseurs de leur âme, qu’ils regardent alors l’humanité et cherchent une voie commune où s’harmoniser. C’est le souci qui nous émouvait aux jours d’amour du Jardin de Bérénice.

Mais, par un examen attentif des seuls titres de ces trois petites suites, nous allons toucher, sûrement et sans traîner, leur essentiel et leur ordonnance.

β. – thèse de « sous l’œil des barbares »

Grave erreur de prêter à ce mot de barbares la signification de « philistins » ou de « bourgeois ». Quelques-uns s’y méprirent tout d’abord. Une telle synonymie pourtant est fort opposée à nos préoccupations. Par quelle grossière obsession professionnelle séparerais-je l’humanité en artistes, fabricants d’œuvres d’art et en non-artistes ? Si Philippe se plaint de vivre « sous l’œil des barbares », ce n’est pas qu’il se sente opprimé par des hommes sans culture ou par des négociants ; son chagrin c’est de vivre parmi des êtres qui de la vie possèdent un rêve opposé à celui qu’il s’en compose. Fussent-ils par ailleurs de fins lettrés, ils sont pour lui des étrangers et des adversaires.

Dans le même sens les Grecs ne voyaient que barbares hors de la patrie grecque. Au contact des étrangers, et quel que fût d’ailleurs le degré de civilisation de ceux-ci, ce peuple jaloux de sa propre culture éprouvait un froissement analogue à celui que ressent un jeune homme contraint par la vie à fréquenter des êtres qui ne sont pas de sa patrie psychique.

Ah ! que m’importe la qualité d’âme de qui contredit une sensibilité ! Ces étrangers qui entravent ou dévoient le développement de tel Moi délicat, hésitant et qui se cherche, ces barbares sous la pression de qui un jeune homme faillira à sa destinée et ne trouvera pas sa joie de vivre, je les hais.

Ainsi, quand on les oppose, prennent leur pleine intelligence ces deux termes Barbares et Moi. Notre Moi, c’est la manière dont notre organisme réagit aux excitations du milieu et sous la contradiction des Barbares.

Par une innovation qui, peut-être, ne demeurera pas inféconde, j’ai tenu compte de cette opposition dans l’agencement du livre. Les concordances sont le récit des faits tels qu’ils peuvent être relevés du dehors, puis, dans une contre-partie, je donne le même fait, tel qu’il est senti au dedans. Ici, la vision que les Barbares se font d’un état de notre âme, là le même état tel que nous en prenons conscience. Et tout le livre, c’est la lutte de Philippe pour se maintenir au milieu des Barbares qui veulent le plier à leur image.

Notre Moi, en effet, n’est pas immuable ; il nous faut le défendre chaque jour et chaque jour le créer. Voilà la double vérité sur quoi sont bâtis ces ouvrages. Le culte du Moi n’est pas de s’accepter tout entier. Cette éthique, où nous avons mis notre ardente et notre unique complaisance, réclame de ses servants un constant effort. C’est une culture qui se fait par élaguements et par accroissements : nous avons d’abord à épurer notre Moi de toutes les parcelles étrangères que la vie continuellement y introduit, et puis à lui ajouter. Quoi donc ? Tout ce qui lui est identique, assimilable parlons net tout ce qui se colle à lui quand il se livre sans réaction aux forces de son instinct.

« Moi, disait Proudhon, se souvenant de son enfance, c’était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard et qui m’était bon à quelque chose : non-moi était tout ce qui pouvait nuire ou résister à moi. » Pour tout être passionné qu’emporte son jeune instinct, c’est bien avec cette simplicité que le monde se dessine. Proudhon, petit villageois qui se roulait dans les herbages de Bourgogne, ne jouissait pas plus du soleil et du bon air que nous n’avons joui de Balzac et de Fichte dans nos chambres étroites, ouvertes sur le grand Paris, nous autres jeunes bourgeois pâlis, affamés de tous les bonheurs. Appliquez à l’aspect spirituel des choses ce qu’il dit de l’ordre physique, vous avez l’état de Philippe dans Sous l’œil des Barbares. Les Barbares, voilà le non-moi, c’est-à-dire tout ce qui peut nuire ou résister au Moi.

Cette définition, qui s’illuminera dans l’Homme libre et le Jardin de Bérénice, est bien trouble encore au cours de ce premier volume. C’est que la naissance de notre Moi, comme toutes les questions d’origine, se dérobe à notre clairvoyance et le souvenir confus que nous en conservons ne pouvait s’exprimer que dans la forme ambiguë du symbole. Ces premiers chapitres des « Barbares », le Bonhomme Système, éducation désolée qu’avant toute expérience nous reçûmes de nos maîtres, Premières Tendresses, qui ne sont qu’un baiser sur un miroir, puis Athéné, assaillie dans une façon de tour d’ivoire par les Barbares, sont la description sincère des couches profondes de ma sensibilité. Attendez ! voici qu’à Milan, devant le sourire du Vinci, le Moi fait sa haute éducation voici que les Barbares, vus avec une plus large compréhension, deviennent l’adversaire, celui qui contredit, qui divise. Ce sera l’Homme libre, ce sera Bérénice. Quant à ce premier volume, je le répète, point de départ et assise de la série, il se limite à décrire l’éveil d’un jeune homme à la vie consciente, au milieu de ses livres d’abord, puis parmi les premières brutalités de Paris.

Je le vérifiai à leurs sympathies, ils sont nombreux ceux de vingt ans qui s’acharnent à conquérir et à protéger leur Moi, sous toute l’écume dont l’éducation l’a recouvert et qu’y rejette la vie à chaque heure. Je les vis plus nombreux encore quand, non contents de célébrer la sensibilité qu’ils ont d’eux-mêmes, je leur proposai de la cultiver, d’être des « hommes libres » des hommes se possédant en main.

γ. — thèse d’« un homme libre »

Ce Moi, qui tout à l’heure ne savait même pas s’il pouvait exister, voici qu’il se perfectionne et s’augmente. Ce second volume est le détail des expériences que Philippe institua et de la religion qu’il pratiqua pour se conformer à la loi qu’il se posait d’être ardent et clairvoyant.

Pour parvenir délibérément à l’enthousiasme, je me félicite d’avoir restauré la puissante méthode de Loyola. Ah ! que cette mécanique morale, complétée par une bonne connaissance des rapports du physique et du moral (où j’ai suivi Cabanis, quelqu’autre demain utilisera nos hypnotiseurs), saurait rendre de services à un amateur des mouvements de l’âme ! Livre tout de volonté et d’aspect desséché comme un recueil de formules, mais si réellement noble ! J’y fortifie d’une méthode réfléchie un dessein que j’avais formé d’instinct, et en même temps je l’élève. À Milan, devant le Vinci, Philippe épure sa conception des Barbares ; en Lorraine, sa conception du Moi.

Ce ne sont pas des hors-d’œuvre, ces chapitres sur la Lorraine que tout d’abord le public accueillit avec indulgence, ni ce double chapitre sur Venise, qui m’est peut-être le plus précieux du volume. Ils décrivent les moments où Philippe se comprit comme un instant d’une chose immortelle. Avec une piété sincère, il retrouvait ses origines et il entrevoyait ses possibilités futures. À interroger son Moi dans son accord avec des groupes, Philippe en prit le vrai sens. Il l’aperçut comme l’effort de l’instinct pour se réaliser. Il comprit aussi qu’il souffrait de s’agiter, sans tradition dans le passé et tout consacré à une œuvre viagère.

Ainsi, à force de s’étendre, le Moi va se fondre dans l’Inconscient. Non pas y disparaître, mais s’agrandir des forces inépuisables de l’humanité, de la vie universelle. De là ce troisième volume, le Jardin de Bérénice, une théorie de l’amour, où les producteurs français qui tapageaient contre Schopenhauer et ne savaient pas reconnaître en lui l’esprit de notre dix-huitième siècle, pourront varier leurs développements, s’ils distinguent qu’ici l’on a mis Hartmann en action.

δ. — thèse du « jardin de bérénice »

Mais peut-être n’est-il pas superflu d’indiquer que la logique de l’intrigue est aussi serrée que la succession des idées…

À la fin de Sous l’œil des Barbares, Philippe, découragé du contact avec les hommes, aspirait à trouver un ami qui le guidât. Il faut toujours en rabattre de nos rêves du moins trouva-t-il un camarade qui partagea ses réflexions et ses sensations dans une retraite méthodique et féconde. C’est Simon, ce fameux Simon (de Saint-Germain). Lassé pourtant de cette solitude, de ce dilettantisme contemplatif et de tant d’expériences menues, aux dernières pages d’Un Homme libre, Philippe est prêt pour l’action. Le Jardin de Bérénice raconte une campagne électorale.

Ce que Philippe apprend, et du peuple et de Bérénice qui ne font qu’un, je n’ai pas à le reproduire ici, car je me propose de souligner l’esprit de suite que j’ai mis dans ces trois volumes, mais non pas de suivre leurs développements. Une vive allure et d’élégants raccourcis toujours me plurent trop pour que je les gâte de commentaires superflus. Qu’il me suffise de renvoyer à une phrase des Barbares, fort essentielle, quelques-uns qui se troublent, disant : « Bérénice est-elle une petite-fille, ou l’âme populaire, ou l’inconscient ? »

Aux premiers feuillets, leur répondais-je, on voit une jeune femme autour d’un jeune homme. N’est-ce pas plutôt l’histoire d’une âme avec ses deux éléments, féminin et mâle ? Ou encore, à côté du Moi qui se garde, veut se connaître et s’affirmer, la fantaisie, le goût du plaisir, le vagabondage, si vif chez un être jeune et sensible ? Que ne peut-on y voir ? Je sais seulement que mes troubles m’offrirent cette complexité où je ne trouvais alors rien d’obscur. Ce n’est pas ici une enquête logique sur la transformation de la sensibilité ; je restitue sans retouche des visions ou des émotions profondément ressenties. Ainsi, dans le plus touchant des poèmes, dans la Vita nuova, la Béatrice est-elle une amoureuse, l’Église ou la Théologie ? Dante, qui ne cherchait point cette confusion, y aboutit, parce qu’à des âmes, aux plus sensitives, le vocabulaire commun devient insuffisant. Il vivait dans une surexcitation nerveuse qu’il nommait, selon les heures, désir de savoir, désir d’aimer, désir sans nom, – et qu’il rendit immortelle par des procédés heureux.

A-t-on remarqué que la femme est la même à travers ces trois volumes, accommodée simplement au milieu ? L’ombre élégante et très raisonneuse des premiers chapitres des Barbares, c’est déjà celle qui sera Bérénice ; elle est vraiment désignée avec exactitude au chapitre Aventures d’amour, dans l’Homme libre, quand Philippe l’appelle l’« Objet ». Voilà bien le nom qui lui convient dans tous ses aspects, au cours de ces trois volumes. Elle est, en effet, objectivée, la part sentimentale qu’il y a dans un jeune homme de ce temps. Et vraiment n’était-il pas temps qu’un conteur accueillit ce principe, admis par tous les analystes et vérifié par chacun de nous jusqu’au plus profond désenchantement, à savoir que l’amour consiste à vêtir la première venue qui s’y prête un peu des qualités que nous recherchons cette saison-là ?

« C’est nous qui créons l’univers, » telle est la vérité qui imprègne chaque page de cette petite œuvre. De là leurs conclusions : le Moi découvre une harmonie universelle à mesure qu’il prend du monde une conscience plus large et plus sincère. Cela se conçoit, il crée conformément à lui-même il suffit qu’il existe réellement, qu’il ne soit pas devenu un reflet des Barbares, et dans un univers qui n’est que l’ensemble de ses pensées régnera la belle ordonnance selon laquelle s’adaptent nécessairement les unes aux autres les conceptions d’un cerveau lucide.

Cette harmonie, cette sécurité, c’est la révélation qu’on trouve au Jardin de Bérénice, et en vérité y a-t-il contradiction entre cette dernière étape et l’inquiétude du départ Sous l’œil des Barbares ? Nullement, c’était acheminement. Avant que le Moi créât l’univers, il lui fallait exister : ses duretés, ses négations, c’était effort pour briser la coquille, pour être.

IIPRÉTENDU SCEPTICISME

Et maintenant au lecteur informé de reviser ce jugement de scepticisme qu’on porta sur notre œuvre.

Nul plus que nous ne fut affirmatif. Parmi tant de contradictions que, à notre entrée dans la vie, nous recueillons, nous, jeunes gens informés de toutes les façons de sentir, je ne voulus rien admettre que je ne l’eusse éprouvé en moi-même. L’opinion publique flétrit à bon droit l’hypocrisie. Celle-ci pourtant n’est qu’une concession à l’opinion elle-même, et parfois, quand elle est l’habileté d’un Spinosa ou d’un Renan sacrifiant pour leur sécurité aux dieux de l’empire, bien qu’elle demeure une défaillance du caractère, elle devient excusable pour les qualités de clairvoyance qui la décidèrent. Mais de ce point de vue intellectuel même, comment excuser des déguisés sans le savoir, qui marchent vêtus de façons de sentir qui ne furent jamais les leurs ? Ils introduisent le plus grand désordre dans l’humanité ils contredisent l’inconscient, en se dérobant à jouer le personnage pour lequel de toute éternité ils furent façonnés.

Ëcœuré de cette mascarade et de ces mélanges impurs, nous avons eu la passion d’être sincère et conforme à nos instincts. Nous servons en sectaire la part essentielle de nous-mêmes qui compose notre Moi, nous haïssons ces étrangers, ces Barbares, qui l’eussent corrodé. Et cet acte de foi, dont reçurent la formule, par mes soins, tant de lèvres qui ne savaient plus que railler, il me vaudrait qu’on me dit sceptique ! J’entrevois une confusion. Des lecteurs superficiels se seront mépris sur l’ironie, procédé littéraire qui nous est familier.

Vraiment je ne l’employai qu’envers ceux qui vivent, comme dans un mardi-gras perpétuel, sous des formules louées chez le costumier à la mode. Leurs convictions, tous leurs sentiments, ce sont manteaux de cour qui pendent avilis et flasques, non pas sur des reins maladroits, sur des mollets de bureaucrates, mais, disgrâce plus grave, sur des âmes indignes. Combien en ai-je vu de ces nobles postures qui très certainement n’étaient pas héréditaires !…

Ah ! laissez-m’en sourire, tout au moins une fois par semaine, car tel est notre manque d’héroïsme que nous voulons bien nous accommoder des conventions de la vie de société et même accepter l’étrange dictionnaire où vous avez défini, selon votre intérêt, le juste et l’injuste, les devoirs et les mérites ; mais un sourire, c’est le geste qu’il nous faut pour avaler tant de crapauds. Soldats, magistrats, moralistes, éducateurs, pour distraire les simples de l’épouvante où vous les mettez, laissez qu’on leur démasque sous vos durs raisonnements l’imbécillité de la plupart d’entre vous et le remords du surplus. Si nous sommes impuissants à dégager notre vie du courant qui nous emporte avec vous, n’attendez pourtant pas, détestables compagnons, que nous prenions au sérieux ces devoirs que vous affichez et ces mille sentiments qui ne vous ont pas coûté une larme.

Ai-je eu en revanche la moindre ironie pour Athéné dans son Sérapis, pour attendre Bérénice humiliée, pour les pauvres animaux ? Nul ne peut me reprocher le rire de Gundry sur le passage de Jésus portant sa croix, ce rire qui nous glace dans Parsifal. Seulement, à Gundry non plus je ne jetterai pas réprobation, parce que, si nerveuse, elle-même est bien faite pour souffrir. Toujours je fus l’ami de ceux qui étaient misérables en quelque chose, et si je n’ai pas l’espoir d’aller jusqu’aux pauvres et aux déshérités, je croîs que je plairai à tous ceux qui se trouvent dans un état fâcheux au milieu de l’ordre du monde, a tous ceux qui se sentent faibles devant la vie.

Je leur dis, et d’un ton fort assuré :

« Il n’y a qu’une chose que nous connaissions et qui existe réellement parmi toutes les fausses religions qu’on te propose, parmi tous ces cris du cœur avec lesquels on prétend te rebâtir l’idée de patrie, te communiquer le souci social et t’indiquer une direction morale. Cette seule réalité tangible, c’est le Moi, et l’univers n’est qu’une fresque qu’il fait belle ou laide.

» Attachons-nous à notre Moi, protégeons-le contre les étrangers, contre les Barbares.

» Mais ce n’est pas assez qu’il existe comme il est vivant, il faut le cultiver, agir sur lui mécaniquement (étude, curiosité, voyages).

» S’il a faim encore, donne-lui l’action (recherche de la gloire, politique industrie, finances).

» Et s’il sent trop de sécheresse, rentre dans l’instinct, aime les humbles, les misérables, ceux qui font effort pour croître. Au soleil incliné d’automne qui nous fait sentir l’isolement aux bras même de notre maîtresse, courons contempler les beaux yeux des phoques et nous désoler de la mystérieuse angoisse que témoignent dans leur vasque ces bêtes au cœur si doux, les frères des chiens et les nôtres. »

Un tel repliement sur soi-même est desséchant, m’a-t-on dit. Nul d’entre vous, mes chers amis, qui ne sourie de cette objection, s’il se conforme à la méthode que j’expose. Ce que l’on dit de l’homme de génie, qu’il s’améliore par son œuvre, est également vrai de tout analyste du Moi. C’est de manquer d’énergie et de ne savoir où s’intéresser que souffre le jeune homme moderne, si prodigieusement renseigné sur toutes les façons de sentir. Eh bien ! qu’il apprenne à se connaître, il distinguera où sont ses curiosités sincères, la direction de son instinct, sa vérité. Au sortir de cette étude obstinée de son Moi, à laquelle il ne retournera pas plus qu’on ne retourne à sa vingtième année, je lui vois une admirable force de sentir, plus d’énergie, de la jeunesse enfin et moins de puissance de souffrir. Incomparables bénéfices ! Il les doit à la science du mécanisme de son Moi qui lui permet de varier à sa volonté le jeu, assez restreint d’ailleurs, qui compose la vie d’un Occidental sensible.

J’entends que l’on va me parler de solidarité. Le premier point c’était d’exister. Que si maintenant vous vous sentez libres des Barbares et véritablement possesseurs de votre âme, regardez l’humanité et cherchez une voie commune où vous harmoniser.

Prenez d’ailleurs le Moi pour un terrain d’attente sur lequel vous devez vous tenir jusqu’à ce qu’une personne énergique vous ait reconstruit une religion. Sur ce terrain à bâtir, nous camperons, non pas tels qu’on puisse nous qualifier de religieux, car aucun doctrinaire n’a su nous proposer d’argument valable, sceptiques non plus, puisque nous avons conscience d’un problème sérieux, — mais tout à la fois religieux et sceptiques.

En effet, nous serions enchanté que quelqu’un survînt qui nous fournit des convictions… Et, d’autre part, nous ne méprisons pas le scepticisme, nous ne dédaignons pas l’ironie. Pour les personnes d’une vie intérieure un peu intense, qui parfois sont tentées d’accueillir des solutions mal vérifiées, le sens de l’ironie est une forte garantie de liberté.

Au terme de cet examen, où j’ai resserré l’idée qui anime ces petits traités, mais d’une main si dure qu’ils m’en paraissent maintenant tout froissés, je crains que le ton démonstratif de ce commentaire ne donne le change sur nos préoccupations d’art. En vérité, si notre œuvre n’avait que l’intérêt précis que nous expliquons ici et n’y joignait pas des qualités moins saisissables, plus nuageuses et qui ouvrent le rêve, je me tiendrais pour malheureux. Mais ces livres sont de telle naissance qu’on y peut trouver plusieurs sens. Une besogne purement didactique et toute de clarté n’a rien pour nous tenter. S’il m’y fallait plier, je rougirais d’ailleurs de me limiter dans une froide théorie parcellaire et voudrais me jouer dans l’abondante érudition du dictionnaire des sciences philosophiques. Aurais-je admis que ma contribution doublât telle page des manuels écrits par des maîtres de conférences sur l’ordinaire de qui j’eusse paru empiéter ! Nul qui s’y méprenne : dans ces volumes-ci, il s’agissait moins de composer une chose logique que de donner en tableaux émouvants une description sincère de certaines façons de sentir. Ne voici pas de la scolastique, mais de la vie.

De même qu’à la salle d’armes nous préférons le jeu utile de l’épée aux finesses du fleuret, de même, si nous aimons la philosophie, c’est pour les services que nous en attendons. Nous lui demandons de prêter de la profondeur aux circonstances diverses de notre existence. Celles-ci, en effet, à elles seules, n’éveillent que le bâillement. Je ne m’intéresse à mes actes que s’ils sont mêlés d’idéologie, en sorte qu’ils prennent devant mon imagination quelque chose de brillant et de passionné. Des pensées pures, des actes sans plus, sont également insuffisants. J’envoyai chacun de mes rêves brouter de la réalité dans le champ illimité du monde, en sorte qu’ils devinssent des bêtes vivantes, non plus d’insaisissables chimères, mais des êtres qui désirent et qui souffrent. Ces idées où du sang circule, je les livre non à mes aînés, non à ceux qui viendront plus tard, mais à plusieurs de mes contemporains. Ce sont des livres et c’est la vie ardente, subtile et clairvoyante où nous sommes quelques-uns à nous plaire.

En suivant ainsi mon instinct, je me conformais à l’esthétique où excellent les Gœthe, les Byron, les Heine qui, préoccupés d’intellectualisme, ne manquent jamais cependant de transformer en matière artistique la chose a démontrer.

Or, si j’y avais réussi en quelque mesure, il m’en faudrait reporter tout l’honneur à l’Italie, où je compris les formes.

Réfléchissant parfois à ce que j’avais le plus aimé au monde, j’ai pensé que ce n’était pas même un homme qui me flatte, pas même une femme qui pleure, mais Venise et quoique ses canaux me soient malsains, la fièvre que j’y prenais m’était très chère, car elle élargit la clairvoyance au point que ma vie inconsciente la plus profonde et ma vie psychique se mêlaient pour m’être un immense réservoir de jouissance. Et je suivais avec une telle acuité mes sentiments encore les plus confus que j’y lisais l’avenir en train de se former. C’est à Venise que j’ai décidé toute ma vie, c’est de Venise également que je pourrais dater ces ouvrages. Sur cette rive lumineuse, je crois m’être fait une idée assez exacte de ces délires lucides que les anciens éprouvaient aux bords de certains étangs.

SOUS L’ŒIL DES BARBARES


Voici une courte monographie réaliste. La réalité varie avec chacun de nous puisqu’elle est l’ensemble de nos habitudes de voir, de sentir et de raisonner. Je décris un être jeune et sensible dont la vision de l’univers se transforme fréquemment et qui garde une mémoire fort nette de six ou sept réalités différentes. Tout en soignant la liaison des idées et l’agrément du vocabulaire, je me suis surtout appliqué à copier exactement les tableaux de l’univers que je retrouvais superposés dans une conscience. C’est ici l’histoire des années d’apprentissage d’un Moi, âme ou esprit.

Un soir de sécheresse, dont j’ai décrit le malaise à la page 277, celui de qui je parle imagina de se plaire parmi ses rêves et ses casuistiques, parmi tous ces systèmes qu’il avait successivement vêtus et rejetés. Il procéda avec méthode, et de frissons en frissons il se retrouva depuis l’éveil de sa pensée, là-bas dans un de ces lits de dortoir, où pressé par les misères présentes, trop soumis à ses premières lectures, il essayait déjà d’individualiser son humeur indocile et hautaine, — jusqu’à cette fièvre de se connaître qui veut ici laisser sa trace.

Dans ce roman de la vie intérieure, la suite des jours avec leur pittoresque et leurs ana ne devait rien laisser qui ne fût transformé en rêve ou émotion, car tout y est annoncé d’une conscience qui se souvient et dans laquelle rien ne demeure qui ne se greffe sur le Moi pour en devenir une parcelle vivante. C’est aux manuels spéciaux de raconter où jette sa gourme un jeune homme, sa bibliothèque, son installation à Paris, son entrée aux Affaires étrangères et toute son intrigue : nous leur avons emprunté leur langage pour établir les concordances, mais le but précis que je me suis posé, c’est de mettre en valeur les modifications qu’a subies, de ces passes banales, une âme infiniment sensible.

Celui de qui je décris les apprentissages évoquerait peut-être dans une causerie des visages, des anecdotes de jadis : il les inventerait à mesure. Certaines sensibilités toujours en émoi vibrent si violemment que la poussière extérieure glisse sur elles sans les pénétrer.

J’ai repoussé ce badinage, que par fausse honte ou pour qu’on admire l’apaisement de notre maturité, nous affectons souvent au sujet de « nos illusions de jeunesse » ; mais je me défiai aussi de prêter l’âcreté, où il atteignit sur la fin, à ma description de ses premières années, si belles de confiance, de tendresse, d’héroïsme sentimental.

Chaque vision qu’il eut de l’univers, avec les images intermédiaires et son atmosphère, se résumant en un épisode caractéristique ;

les scènes premières, vagues et un peu abstraites pour respecter l’effacement du souvenir et parce qu’elles sont d’une minorité défiante et qui poussa tout au rêve ;

de petits traits choisis, plus abondants à mesure qu’on approche de l’nstant ou nous écrivons ;

enfin dans une soirée minutieuse, cet analyste s’abandonnant à la bohème de son esprit et de son cœur :

Voila ce qu’il aurait fallu pour que ce livre reproduisît exactement les cinq années d’apprentissage de ce jeune homme, telles qu’elles lui apparaissent à lui-même depuis cette page 277 et dernière où nous le surprenons exigeant et lassé qui contemple le tableau de sa vie.

Voilà ce que je projetais, le curieux livret métaphysique, précis et succinct, que j’aurais fait prendre en amitié par quelques dandies misanthropes, rêvant dans un jour d’hiver derrière des vitres grésillées.

Du moins ai-je décrit sans malice d’art, en bonne lumière et sobrement. Je me suis décidé à manquer d’éloquence littéraire ; je n’avais pas l’onction, ni l’autorité des ecclésiastiques qui parlèrent en termes fortifiants des humiliations de la conscience. Annaliste d’une éducation, je fis le tour de mon sujet en poussant devant moi des mots amoraux et des phrases conciliantes. C’est ici une façon assez rare de catalogue sentimental.

Mais pourquoi si lents et si froids, les petits traits d’analyse ! Pourquoi les mots, cette précision grossière et qui maltraite nos complications !

Au premier feuillet on voit une jeune femme autour d’un jeune homme. N’est-ce pas plutôt l’histoire d’une âme avec ses deux éléments, féminin et mâle ? ou encore, à côté du Moi qui se garde, veut se connaître et s’affirmer, la fantaisie, le goût du plaisir, le vagabondage, si vif chez un être jeune et sensible ? Que ne peut-on y voir ? Je sais seulement que mes troubles m’offrirent cette complexité où je ne trouvais alors rien d’obscur. Ce n’est pas ici une enquête logique sur la transformation de la sensibilité ; je restitue sans retouche des visions ou émotions, profondément ressenties. Ainsi, dans le plus touchant des poèmes, dans la Vita nuova, la Béatrice est-elle une amoureuse, l’Église ou la Théologie  ? Dante qui ne cherchait point cette confusion y aboutit, parce qu’à des âmes, aux plus sensitives, le vocabulaire commun devient insuffisant. Il vivait dans une excitation nerveuse qu’il nommait, selon tes heures, désir de savoir, désir d’aimer, désir sans nom et qu’il rendit immortelle par des procédés heureux.

Avec sa sécheresse, cette monographie, écrite malgré tout à deux pas de l’Éden où je flânai tant de soirs, est aussi une partie d’un livre de mémoires.

On pourra juger que ma probité de copiste va parfois jusqu’à la candeur. J’avoue que de simples femmes, agréables et gaies, mais soumises à la vision coutumière de l’univers qu’elles relèvent d’une ironie facile, me firent plus d’un soir renier à part moi mes poupées de derrière la tête. Mais quoi ! de la fatigue, une déception, de la musique, et je revenais à mes nuances.

Saint Bonaventure, avec un grand sens littéraire, écrit qu’il faut lire en aimant. Ceux qui feuillettent ce bréviaire d’égotisme y trouveront moins à railler la sensibilité de l’auteur s’ils veulent bien réfléchir sur eux-mêmes. Car chacun de nous, quel qu’il soit, se fait sa légende. Nous servons notre âme comme notre idole ; les idées assimilées, les hommes pénétrés, toutes nos expériences nous servent a l’embellir et a nous tromper. C’est en écoutant les légendes des autres que nous commençons à limiter notre âme ; nous soupçonnons qu’elle n’occupe pas la place que nous croyons dans l’univers.

Dans ses pires surexcitations, celui que je peins gardait quelque lueur de ne s’émouvoir que d’une fiction. Hors cette fiction, trop souvent sans douceur, rien ne lui était. Ainsi le voulut une sensibilité très jeune unie à une intelligence assez mûre.

Désireux de respecter cette tenue en partie double de son imagination, j’ai rédigé des concordances, où je marque la clairvoyance qu’il conservait sur soi-même dans ses troubles les plus indociles. J’y ai joint les besognes que, pendant ses crises sentimentales, il menait dans le monde extérieur. Je souhaite avoir complété ainsi l’atmosphère où ce Moi se développait sans s’apaiser et qu’on ne trouve pas de lacunes entre ces diverses heures vraiment siennes, heures du soir le plus souvent, où, après des semaines de vision banale, soudain réveillé à la vie personnelle par quelque froissement, il ramassait la chaîne de ses émotions et disait à son passé, renié parfois aux instants gais et de bonne santé : « Petit garçon, si timide, tu n’avais pas tort. »