Sous le signe du quartz/02

La bibliothèque libre.
Texte établi par Édition Bernard Valiquette,  (p. 23-45).

AU NEZ DU ROI DE FRANCE


« Eh, bien ! oui, Coignac, après la messe, demain matin, nous irons la voir, ta mine… si elle existe.

— C’est sérieux, vous savez, M. le commandant ; les sauvages me l’ont dit.

— Ah ! tes sauvages, mon pauvre Coignac, ils ont bien dit à Jacques Cartier qu’il trouverait des diamants et des briques d’or au Royaume de Saguenay…

— Et alors ?…

— Et alors, le pauvre Cartier n’a trouvé que des roches… Hein ! tu vois, tes sauvages…

— C’était pas les mêmes, M. le commandant. Ceux qui m’ont parlé de la mine ne mentent pas… Elle est là, tout près, au bord du lac ; on peut y aller dans une journée au moins…

— Mais tu vois, Coignac, le temps qu’il fait. Un déluge !…

— Oui, mais demain, il fera beau.

— Les sauvages te l’ont dit ?…

— Oui, ils m’ont dit qu’il neigerait.

— C’est guère mieux, Coignac.

— Moi, j’aime mieux la neige que cette pluie du diable…

Il pleuvait depuis trois jours. L’eau du ciel noyait toute la vallée de l’Outaouais. C’était une drôle de pluie. Elle dégringolait sur le sol, sur l’eau, giclait puis tournait sur elle-même en coléreux tourbillons.

Les hommes de l’expédition du Chevalier Pierre de Troyes qui remontaient la rivière des Outaouais, en route pour la Baie d’Hudson, sous cette pluie endiablée, avaient toutes les peines du monde à portager aux rapides de la rivière. Quand ils s’arrêtaient, ils avaient aussitôt de l’eau jusqu’aux mollets, et les cascades, en giffles cinglantes, claquaient leurs épaules. Quand ils marchaient, ils avançaient en baissant la tête pour protéger leur face, et leur bouche s’emplissait, à chaque ahan, d’une eau glacée. Ils ruisselaient, les épaules renfoncées et les cheveux dans le cou. Ils enfonçaient à tout instant dans des flaques de neige fondante. Leurs bottes gargouillaient et, à chaque pas qu’ils faisaient, laissaient entendre de grands bruits d’eau. Les rives de la rivière toutes ravinées par les torrents d’eau pluviale, étaient partout creusées de trous.

Dans les portages, on avait à transporter sur les tobaganes ou « traînes sauvages » les canots, les provisions et l’attirail des campements ; peaux de bœuf pour les tentes, moulins à bras pour le blé d’inde, haches, pioches, astrolabes, compas et tout et tout… des « trompettes et des violons pour s’attirer la vénération des sauvages »[1]. Traîner tout cela avec le souci de ne rien abîmer, franchir des bancs de glace, traverser les fouillis de boqueteaux aux arbres renversés les uns sur les autres par la tempête, escalader des rochers souvent couverts de glace trempée… Et il pleuvait toujours.

Les hommes en étaient venus à préférer à ces marches éreintantes à terre, les pieds embotés de glace, la conduite des canots « à la perche », les traîner à même la rivière, dans l’eau jusqu’à la ceinture, malgré les cailloux du fond qui les faisaient choir en plongeon.

Il est loin le lac Témiscamingue où l’on prendra quelques jours de repos à la Maison de la Compagnie du Nord. Il y a là quatorze hommes en garnison sur une île plantée dans le delta de la petite rivière Métabet Chouan…

Le 10 mai — on était parti de Montréal, le 30 mars — la pluie se changea en neige. Elle tomba, tomba pendant près de deux jours. Un nouvel hiver, quoi ! Le renard, le rat musqué, l’écureuil de nouveau sont engourdis dans la torpeur du froid. Puis le vent s’éleva, et commencèrent à gronder les grandes orgues de la forêt. Les tobaganes glissaient maintenant avec plus de rapidité. On approchait du Témiscamingue. Avant d’y arriver, on établit le campement pour la nuit à la lisière d’un bois. Dans la nuit, le temps s’adoucit. Puis, le lendemain, ce fut encore la pluie, le dégel. Mêmes misères…

Enfin, voici le lac Témiscamingue. Vive Dieu !… Dans la troupe du Chevalier de Troyes on se réjouit bruyamment.

En ce temps-là, les immensités nordiques qui entouraient la Baie d’Hudson étaient le théâtre d’un drame qui mettait aux prises un transfuge et un héros : Pierre-Esprit Radisson, trafiquant pour l’Angleterre, et Pierre LeMoyne d’Iberville se battant d’estoc et de taille pour la France.

Une épopée quoi !… ayant sa place toute faite dans la grande légende de la mer ; une épopée aux chants à la fois pleins de tristesse, de mélancolie et de gloire.

En vertu de la priorité de sa découverte, l’Angleterre revendiquait la Baie d’Hudson, point extrême, du côté nord, de l’immense champ d’action où, en Amérique, vers le milieu du XVIIe siècle commençaient à s’affronter les plus grands peuples de l’Europe ; un territoire qui s’étendait des rives brûlantes du golfe du Mexique aux plaines glacées de la Mer Arctique.

Le Canada, lui, voulait que le territoire de la Baie d’Hudson fut de sa dépendance naturelle, en vertu tout simplement de sa situation.

Radisson et son neveu Jean-Baptiste Chouart des Groseilliers, trappeurs expérimentés et intelligents, après de brillants exploits à la Baie d’Hudson contre les Anglais, ayant été mal reçus par le gouverneur de La Barre à qui ils venaient de rendre compte de leurs exploits, se tournèrent du côté de l’Angleterre, et Radisson obtint de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui venait de se former, trois vaisseaux pour aller détruire les établissements français dans les parages de la Mer Arctique.

Et la lutte commença ; ou plutôt l’épopée de LeMoyne d’Iberville, de deux de ses frères et du Chevalier de Troyes.

Un beau roman vécu de cape et d’épée !

Le transfuge Radisson obtint d’abord quelques succès : la prise du Fort Bourdon, des saisies de pelleteries au cours de quelques actes de piraterie, ici et là.

Mais à Québec, on veillait.

Les intéressés dans le commerce des pelleteries, entre autres le sieur Gauthier de Comporté, réussissaient à obtenir du roi pour la compagnie canadienne de la Baie d’Hudson, fondée en opposition à la compagnie anglaise du même nom, le monopole du commerce des fourrures dans ce territoire avec la propriété exclusive de la rivière Bourdon. On projeta d’établir deux postes, l’un au lac Abbitibi et l’autre au lac Némisco. Puis on demanda, mais en vain, à l’Angleterre la reddition du Fort Bourdon pris traîtreusement par Radisson. On répondit :

« C’est une simple affaire de marchands. On ne peut rien faire ; ça ne nous regarde pas…

On va voir.

« Ah ! » s’exclama le sieur de Comporté, on veut s’en remettre aux pirateries d’un transfuge ? À deux ! »

Et aussitôt, à Québec, voici qu’en un clin d’œil une expédition est mise sur pied pour aller, en pleine fin d’hiver, à mille milles, déloger de leurs postes de la Baie d’Hudson où ils mènent la douce vie des garnisons en paix, messieurs les Anglais soudoyés par ce mauvais Esprit Radisson.

Le traître et ses nouveaux amis vont en voir de belles.

L’entreprise était hardie, téméraire. Il fallait des héros. Au premier appel, il s’en présenta des centaines. On n’en manquait pas en ce temps-là…

L’expédition devait prendre une route nouvelle, la route de terre, partant de Montréal, suivant d’abord la rivière des Outaouais jusqu’à la Baie James, en raquettes ou en canot, selon l’étât des lacs et des rivières. Mille milles dans ces conditions ! N’importe, il n’y avait pas à rire.

Mais à qui confier une pareille entreprise ? On cherche, on trouve.

« Pardieu ! » s’écria, un matin, après y avoir pensé toute la nuit, le sieur Jacques Brisay, chevalier, seigneur de Denonville, gouverneur et lieutenant général du roi au Canada, « Pardieu, le sieur Pierre de Troyes, chevalier comme moi, n’est-il pas là ?… »

Pierre de Troyes était arrivé à Québec avec M. de Denonville le 1er août 1685. Le roi comptait beaucoup sur lui ; et il n’avait pas tort. Il avait recommandé au gouverneur, par une commission spéciale en date du 5 mars 1685, de le nommer commandant d’une compagnie dans ses troupes.

C’était peu. Mais Pierre de Troyes, depuis son arrivée au Canada, attendait, observait. Il avait suivi d’un œil attentif les disputes des Anglais et des Français au sujet de la possession de la Baie d’Hudson. Et même avant d’arriver au Canada en 1685, il avait appris comme par hasard les exploits plus ou moins louches de Pierre-Esprit Radisson et de Chouart des Groseilliers, passant alternativement de la France à l’Angleterre et de l’Angleterre à la France…

Il n’y avait là rien de franc, de loyal ; et cela ne pouvait plaire à Pierre de Troyes.

Un matin, il fut mandé chez M. de Denonville au Château Saint-Louis. Il s’y rendit. « Monsieur », lui dit d’un ton tranquille, le gouverneur, « les Associés de notre Compagnie de la Baie d’Hudson et moi avons décidé de vous confier le commandement d’une expédition qui partira sans tarder pour la Baie d’Hudson où vous aurez la mission de déloger de leurs postes messieurs les Anglais… Vous aurez pour compagnons MM. D’Iberville, de Sainte-Hélène, de Maricourt et autres. Vous vous arrangerez pour les détails du voyage. Vous acceptez ?…

— Avec grand plaisir, monsieur,… et reconnaissance. Je rêvais, M. le Gouverneur, d’une semblable expédition, mais je n’osais la suggérer. Avec ceux que vous me désignez comme lieutenants, je ne donnerais pas un maravédis des nouveaux amis de Radisson au pays du Nord…

Pierre de Troyes prit trente hommes des troupes régulières et soixante-dix choisis parmi les habitants les plus costauds de la colonie. Il avait comme premier lieutenant le sieur de Sainte-Hélène, D’Iberville était lieutenant en second, le sieur de Maricourt, major, le sieur de Lanoue, aide-major. Pierre Allemand était commissaire des vivres. Enfin, un Jésuite, le Père Antoine Sylvie accompagnait la troupe en qualité d’aumônier…

Cent hommes en tout. Pour une épopée, vrai on n’était pas ambitieux. Et dans quel pays !… Dans le « Wild » d’autrefois mille fois plus sauvage, plus mystérieux, plus cruel que celui d’aujourd’hui…

Mystérieuse région, en vérité… Ce qu’elle devait alors en recéler, en effet, de mystères, cette contrée sans mesure que dessine le bastion méridional de la Baie d’Hudson, de la ligne du partage des eaux à la vallée du lac Saint-Jean, d’un côté, avec les bassins des lacs Nepigon, Winnipeg, de l’autre… Territoire illimité, immesurable, qu’alimentent des rivières qui sont des fleuves coulant de lacs en lacs, à travers des forêts sans limites. Trois cent milles carrés !… Et partout dans cette étendue, des bois effarants supportant des âges insondables, tissant le mystère en plein jour… Sauvagerie sans nom ! Elle frémit quand même au contact de la vie. Des générations d’indiens s’y sont multipliées qu’ont violées des hordes de sang-mêlés, des blancs même, coureurs d’aventures, chercheurs d’or, chasseurs de bêtes ; gens de sac et de corde qui formèrent, ici et là, dans ces terres sans limites, des agglomérations où se ruaient des civilisations qui avaient réussi, d’une fabuleuse tarrière, à percer cette muraille de glace et de neige derrière laquelle on luttait contre une épouvantable épopée… Un grand monde à demi sauvage, hostile à l’autre, le civilisé… Un monde terrifiant où tout était couleur de fantôme.

Ici et là, on pouvait rencontrer, en cours de route, un poste de fourrure où venaient des trappeurs et des indiens qui descendaient du fin Nord chargés de peaux de bêtes… Ici et là encore, une agglomération de « tépics » coniques de « wigwams » écrasés, abris abjects où s’entassaient, dans une dégoûtante promiscuité, dans la saleté et les vices, une humanité douloureuse, de la chair souffrante, unités de troupeaux anonymes où chaque bête se presse contre une autre comme pour trouver la sécurité contre l’épouvante ambiante… Misérables cabanes empuanties de la fauve senteur des déchéances humaines, où la pierre ollaire de la lampe à graisse d’ours troue la nuit de lueurs sinistres…

À combien de drames de misère, de tragédies, a dû complaisamment se prêter cette sauvage route de la Baie d’Hudson… ce désert blanc et… sale où font frissonner et le jour et la nuit le cri effroyable du fauve, de l’affamé, homme ou bête ; le chant farouche de la vie sauvage et désolée !…

On était maintenant au 18 mai 1686.

La pluie continuait de tomber à croire qu’elle ne devait jamais s’arrêter ; ce qui n’empêchait pas l’expédition de marcher la journée entière. C’est le soir qu’on arriva à la Maison de la Compagnie du Nord. Elle était bâtie dans une île du lac d’une demi-lieue de superficie et située entre deux rapides qui provenaient d’une petite rivière que les sauvages appelaient Métabec Chouan. On sait que c’est pour le compte de cette Compagnie du Nord que le Chevalier de Troyes se rendait à la Baie d’Hudson.

On se trouvait donc en pays de connaissance en arrivant dans cette île. Aussi y eut-il réjouissances. Les hommes de la garnison avaient du gibier en abondance. On fit bombance.

Mais on fit aussi des affaires. Comme la pluie continuait de tomber, les officiers profitèrent de ce mauvais temps pour dresser un rapport des pelleteries qui se trouvaient dans le fort, et pour traiter avec les sauvages qui étaient campés dans les environs attendant depuis plusieurs jours d’être reçus pour l’échange de leurs fourrures avec des provisions et divers colifichets.

Pendant ce temps, plusieurs des hommes de l’expédition s’étaient rendus sur la terre ferme pour chasser les bêtes qu’ils pouvaient rencontrer… Ils rencontrèrent des sauvages qui leur apprirent diverses particularités du pays ; et c’est ainsi que Coignac apprit de l’un de ces indiens l’existence d’une mine dans les environs de la rivière Métabec Chouan.

Coignac était un métis qui avait été recruté à Montréal avec les soixante-dix hommes choisis parmi les habitants de la colonie et qui furent ajoutés aux trente des troupes régulières, ce qui porta l’expédition de Pierre de Troyes à cent.

C’était un petit homme tassé sur ses jambes et ses jambes se tassaient elles-mêmes sur le sol comme si elles avaient voulu le faire plier. Ses épaules étaient tassées sur son torse et son cou sur ses épaules. De sa personne se dégageait une formidable impression de force et d’âpreté. C’était le risque-tout du tout-risque de la troupe…

Depuis le début du voyage, Coignac avait été, si l’on peut dire, la cheville ouvrière de l’expédition. Il connaissait à point tous les trucs du rude métier des trappeurs et surtout des portageurs. Curieux de sa nature, il voulait tout connaître et pour tout connaître, tout voir ; se rendre compte de tout. Il ne regardait ni ses peines ni ses pas. Une semaine avant l’arrivée de la troupe à Métabec Chouan, Coignac avait fait plusieurs milles, malgré la défense du commandant, pour aller voir par lui-même une nombreuse famille de renards qu’avaient apprivoisés des sauvages…

Toute la nuit, Coignac rêva de sa mine ; et dans ses rêves, les feldspath ondulaient en laves, les quartz coulaient en fleuves jaunes et les micas recouvraient toute la vallée de l’Outaouais…

Le lendemain matin, c’était de nouveau la neige, tombée durant la nuit, qui recouvrait la terre. Les arbres, les rochers, la glace, tout était couvert d’une mince couche, fraîche, duvetée et blanche. L’air était frais et léger. Dans tout ce paysage polaire, on ne voyait que les gueules noires de grottes qu’avait creusées l’eau cascadante de la rivière le long des rochers de l’îlot.

Coignac était tout à la joie ; finie la satanée pluie des jours derniers !

« Commandant, un beau temps, hein, pour aller à la mine ! » cria-t-il dès qu’à la fine pointe de l’aube, il sortit de sa tente, les yeux encore ensommeillés.

Pierre de Troyes, matinal, à la porte de la maison de la Compagnie, humait avec délice l’air tonifiant de ce matin nordique.

« Après la messe, Coignac, je te l’ai dit, après la messe, nous irons à ta mine…

Tout le monde levé, le Père Silvie avait dit sa messe dans la maison de la Compagnie sur un autel de fortune, en forme de tombeau. Puis il avait fait une courte allocution sur l’évangile du jour. Tous les matins, depuis le départ de Montréal, il en avait été ainsi. Le souffle de l’Évangile passait par cette route sauvage et déserte. Puis, après la messe, les hommes s’égaillèrent un peu partout, les uns dans l’île, les autres traversant sur la terre ferme à la chasse au gibier.

Les outardes et les oies sauvages couvraient les bords de la rivière et du lac. Ces oiseaux, mis à la broche, fournissaient aux hommes d’excellents rôtis. Et l’on continuait de recevoir des paquets et des paquets de peaux de bêtes. Quelle variété, quelle richesse dans ces fourrures qui s’entassaient dans les magasins ! martres noires, renards noirs, zibelines, visons, loutres, loups au poil fin, les plus beaux castors du monde qui fournissaient, dûment catalogués et tarifiés, diverses espèces de fourrures : le gras d’hiver et le gras d’été suivant la saison où l’animal avait été tué, et qui différaient du sec d’hiver et du sec d’été en ce qu’ils avaient été portés et, de cette façon « engraissés » par les sauvages qui s’en couvraient le corps, laissant la peau s’imbiber de leurs sueurs. Et c’était toute une affaire pour ceux qui étaient préposés à la charge de dresser l’inventaire de ces peaux de bêtes…

Dehors, une petite brume estompait les contours de l’île, de la terre ferme et embuait l’horizon. Tout était sonore comme dans une chambre vide. Bientôt le soleil perça la brume ; et ce fut la promesse d’un beau jour de printemps dont le rayonnement devait tempérer la morosité du paysage. De chaque côté de l’île, la voix des rapides roulait une plainte incessante. Au bord du lac, à terre, le paysage semblait plus léger, plus aéré. Des fumées s’élevaient ici et là. Tout au bord, des petits bouleaux aux lignes fantasques, effeuillés, ressemblaient à des cierges affaissés…

Mais tout ce paysage est fort indifférent à Coignac. Il ne veut pas manquer cette belle journée qui se prépare. Aussi, ne cesse-t-il de tourner autour du chevalier de Troyes occupé avec ses officiers à des réparations à l’attirail des campements. Il a préparé un canot, des provisions pour au moins sept heures. Enfin, le commandant l’aperçoit :

« Nous partons, mon cher Coignac, nous partons… »

Et, en effet, ils partirent, en route pour la rive opposée du lac. La traversée fut plus longue qu’ils s’y attendaient. Il fallut contourner des banquises qui flottaient encore ici et là, au gré des courants. On débarqua finalement bien en aval de l’endroit où devait se trouver la mine. Avant de parvenir au rocher indiqué par les sauvages, ils durent marcher sur une longue distance, dans un paysage d’une tristesse sans nom. Des collines couvertes d’un maigre taillis parsemé de blocs erratiques, donnant à la terre un ton gris, monotone ; des crans à pentes abruptes d’une teinte ardoisée ; de lourds fragments rocheux, s’enracinant aux flancs des hauteurs, polis par les neiges et luisants, laissant des mousses ronger leurs solides bases ; ici et là, des groupes isolés de sapins aux longues racines quêteuses de terre. Dans de petites clairières, des touffes d’arbrisseaux frissonnaient sur leurs frêles tiges. On marchait, on marchait mais en contournant toutes sortes de difficultés propres à un terrain aussi accidenté…

« C’est ici, c’est ici, M. le commandant ! » cria tout à coup Coignac… « Voici le rocher que m’ont décrit les sauvages… Vive Dieu ! »…

Le chevalier Pierre de Troyes écrira plus tard dans son journal :

« Cette mine est située à l’est et ouest sur le bord du lac ouest un rocher en demy cercle qui a cinquante pieds sur le bord de l’eau, dix pieds de hauteur du niveau de l’eau, et cent pieds de profondeur, n’y aiant point de terre dessus, se perdant soubs une montagne couverte de rochers… »

« Mon pauvre Coignac, ça ne m’a pas l’air très riche… en or, ta mine, » fit remarquer le commandant.

Intérieurement le métis devait quelque peu approuver la remarque de son chef car il semblait en avoir rabattu de son enthousiasme du matin et des jours précédents.

« C’est la surface seulement, M. le commandant… Il faudrait creuser, vous savez…

— Tu ne penses pas, je suppose, Coignac, que nous allons à tous deux commencer l’exploitation de ta mine…

— Vous allez tout de même, M. le commandant, en parler à M. le Gouverneur ?…

— Plus que cela, Coignac, nous allons lui envoyer quelques parcelles de ces roches qu’on fera analyser par ceux qui s’y connaissent.

En effet, non sans difficulté, de Troyes et son compagnon réussirent à arracher quelques fragments du rocher qu’ils apportèrent à leur canot.

« Coignac, il faut nous presser maintenant ou nous allons crever de faim. Tu as vraiment fait trop d’économie dans les provisions en partant… »

— Vous savez, commandant, qu’on a été retardé par la glace ; mais il y a les sauvages, là-bas, avec leur orignal…

— Ah, oui ! tu as raison, allons !…

En débarquant de leur canot, ils avaient rencontré une cabane de sauvages qui venaient de tuer un gros orignal dont ils offrirent un quartier au commandant. Ne voulant pas se charger d’un surcroît de fardeau, le chevalier avait refusé. Et l’on fut heureux de retrouver ces indiens qui leur donnèrent avec un visible contentement de gros morceaux de viande de l’animal, ce qui leur permit de retourner à l’île de la Métabec Chouan sans souffrir de la faim[2]. Visiblement, Coignac était un peu déçu. Pendant les jours suivants il ne parla plus de sa mine. Mais on devait en parler plus tard et même en hauts lieux…

L’expédition continua sa route vers la Baie d’Hudson, mais sans Coignac. Deux jours plus tard, alors que la troupe avait fait halte à l’extrémité nord du lac, sur l’Île du Chef, le commandant décida d’expédier à Québec son compagnon de la mine avec des lettres qu’il avait écrites au gouverneur et aux messieurs de la Compagnie.

Et c’est ainsi que Coignac n’assista pas à l’immense incendie de forêt qui surprit l’expédition à la fin du mois de mai, alors que l’on traversait le territoire qui s’étend entre les lacs Kiskabeca et Nabugushk où la plus grande partie de la troupe faillit périr… Il ne devait pas non plus participer aux exploits où se signalèrent si brillamment, l’automne et l’hiver suivants, à la Baie d’Hudson, les compagnons du Chevalier de Troyes qui, lui-même, dut retourner à Québec au mois d’octobre.

Ah ! que le pauvre Coignac eut été heureux alors de retourner avec M. de Troyes qui écrivait dans son journal de retour :

« Nous repassâmes par la mine où nous remarquâmes les endroits où les gens de Mr le marquis de Denonville y avoit envoié en avoient tiré. »

Il semble évident, quoique M. de Troyes n’en fasse point mention dans son journal, que, lorsque de l’Île du Chef il expédia à Québec Coignac avec des lettres, il lui remit aussi les fragments détachés de la mine. Car, au cours de l’été, pendant que le Chevalier de Troyes continuait vers la Baie d’Hudson, M. de Denonville, intrigué par la mention que lui faisait de cette mine le commandant de l’expédition, envoya sur les lieux un parti d’hommes commandés par le chevalier de Tonty pour en faire une première prospection.

Le 9 novembre, au retour du chevalier de Tonty, le gouverneur écrivait à M. De Seigneley :

« J’envoie à M. Arnault un échantillon d’une mine de plomb ou d’étain qui s’est trouvée sur le bord du lac Témiscamingue. Je joins à cette lettre un mémoire du chemin qu’il y a de l’isle de Montréal à cette mine ; tous les portages et rapides y sont marqués. Il faut dix-huit à vingt jours pour aller de l’isle de Montréal jusqu’à la mine en canot chargé de huit à neuf cents pesants, et huit à dix jours pour y revenir. »

C’est dans un mémoire du chevalier de Tonty que M. de Denonville avait pris les renseignements qu’il communiquait à M. de Seigneley.

« Cette mine », écrivait le chevalier de Tonty, dans son mémoire, « est à 170 lieues de Montréal en un lieu nommé Onobatonga, près de Témiscamingue. Elle est au bord du lac, provenant d’une montagne pelée. »

Et il ajoutait :

« Le métal est d’un beau jaune et très dur, et l’on ne doute pas que cette mine est considérable ».

Plus tard, les intendants Raudot, — 1708, — écrivaient à propos de cette mine :

« On a toujours dit en ce pays qu’en cet endroit, il y avait une mine ; on ne peut savoir la qualité du métal par sa couleur. Cette mine, quand même elle serait de cuivre, est trop loin dans le Nord pour donner des profits. On peut permettre la recherche de cette mine sans engager Sa Majesté à aucune dépense et avec défense de commercer avec les sauvages »[3].

On abandonnait donc l’exploitation de cette première mine découverte en terre canadienne ; et l’herbe folle gagna peu à peu les plaies de ces rochers argentifères…

Le brave Coignac, s’il revenait sur terre, serait bien indigné d’apprendre que sa mine n’a, à la vérité, été exploitée, et en partie seulement, que cent-soixante-cinq ans, plus tard, après la visite qu’il y fit avec son commandant en 1686.

Il est vrai que ceux qui composaient l’expédition du chevalier de Troyes avaient bien d’autres ambitions que celles de trouver de l’or et de l’argent. Le chevalier Pierre de Troyes, les sieurs de Sainte-Hélène, d’Iberville et de Maricourt, Lallemant, Saint-Germain et le bon Père Silvie s’étaient engagés à donner à la France un empire en Amérique et, poursuivant ce noble but, ils ne crurent pas se faire prospecteurs de mines.

Et c’est pourquoi le dépôt de plomb argentifère fabuleusement riche de Cobalt et dont la mine du lac Témiscamingue aurait pu être un filon, découvert en 1686, fut aussitôt perdu que trouvé. Ce ne sera qu’un peu moins de deux siècles plus tard, quand les sauvages dont les ancêtres l’ont découvert en premier lieu se seront totalement éclipsés devant la civilisation, qu’il sera « redécouvert ».

Le roman d’une mine, quoi !

À ce propos, que de suppositions ne pourrait-on pas faire si, au lieu d’ignorer le rapport des chevaliers de Troyes et de Tonty, le roi de France eut donné ordre d’exploiter cette mine ?… Serait-il téméraire de supposer alors que le gros de l’immigration européenne en Amérique se fut dirigé de ce côté plutôt que du côté de Québec ?…

Mais c’eut été une profonde erreur, comme on le verra, encore que Coignac et même peut-être le Sieur de Troyes eussent été tentés de croire qu’une fortune avait passé au nez du roi de France…

Il est probable aussi que d’amères jalousies auraient envahi les âmes de ceux qui voulaient les routes de l’Ouest pour la France et ceux qui orientaient le destin des Anglo-Saxons vers le Nouveau-Monde…

« C’est un des miracles de la découverte du Canada Septentrional », écrit quelque part le géologue J.-A. McRae, « que pendant plus de deux siècles les hommes blancs, mûs par tous les instincts inquisitifs de la race, aient voyagé le long du lac Témiscamingue, aient campé sur ses rives et n’aient pu obtenir le moindre renseignement de leurs compagnons ou des indigènes au sujet de ces riches filons argentifères qui gisaient à l’ombre de leur campement… »


  1. Journal du Chevalier de Troyes annoté par l’abbé Ivanhoë Caron.
  2. Journal du Chevalier de Troyes.
  3. Notes de M. l’abbé I. Caron au journal du Chevalier de Troyes.