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Sous le signe du quartz/Texte entier

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Texte établi par Édition Bernard Valiquette,  (p. 7-262).

Sous le Signe du Quartz

CE ROYAUME…


Le soleil n’était pas encore couché. Il effleurait la cime des grands pins de la forêt. Il semblait éclairer toutes les choses par-dessous, leur arrachant des confidences que midi ne connaît pas… Une forêt sans limites, souveraine, dont pas un signe de vie ne semblait encore avoir troublé le calme mystérieux. C’était un peuple géant d’arbres qui s’en allait, tout rouillé de l’or et du sang de l’automne, jusqu’à la Grande Rivière que ses masses confuses ne réussissaient pas à voiler ; puis, ce peuplement continuait, toujours plus puissant, vers le nord, jusqu’à la chaîne abrupte des Laurentides, et au sud, par delà les bleues échancrures des Adirondacks qui s’estompaient dans le lointain embrumé…

Au milieu d’une terre « labourable unye et plaine, la plus belle qui soye possible de veoyr », coule le Saint-Laurent, « grand, large et spacieulx », coupé d’« ung sault d’eaux impétueulx » — le rapide de LaChine, — au sud, à une vingtaine de lieues, trois montagnes — aujourd’hui celles de Belœil, de Rougemont et de Saint-Bruno, — arrondissent dans la lumière fluide leurs sommets boisés en plénitude. Un tableau qu’on eut dit, au temps moderne, brossé à la Gustave Doré…

Bientôt, le crépuscule va s’étendre sur toute cette nature primitive. Des lambeaux de pourpre flottent pêle-mêle au bas du ciel et, sous leur éclat, le fleuve étincelle comme une coulée d’argent. Tout est lourd, pesant, à force d’arbres, à force de silence.

Ici, sur ce sol vierge d’Amérique, la Nature n’a pas l’orgueil de sa beauté parce qu’elle possède la certitude de la tenir d’une volonté surnaturelle qui la dépasse.

En bas de la Montagne se tasse, au milieu de champs de mil, la « ville d’Hochelaga », toute ronde, close de palissades à triple rang de forme pyramidale, avec des couches de bois superposées « bien joings et couzus à leur mode ». On peut voir, le long de ces primitifs remparts courir des chemins de ronde. On n’aperçoit qu’une seule porte fermée par des barres et donnant accès à la ville où se dressent une soixantaine de grandes maisons, sorte de caravanserail couvert d’écorce de bouleau…

Debout tout au bord de la pente abrupte qui fait dégringoler les arbres jusqu’aux portes de la bourgade, un homme contemple, comme en une sorte de mélancolie, ce spectacle grandiose de l’agonie d’un jour de prime-automne en pleine sauvagerie… Ses traits sont rudes, énergiques, et ses yeux brillent d’un éclat qui indique une volonté tenace.

C’est Jacques Cartier, et nous sommes au 3 octobre 1535.

Le Découvreur, parti le 19 septembre, de Stadaconé sur une escadrille formée de l’« Émérillon » et de deux barques, arrivait le 2 octobre à Hochelaga où il débarquait à la tête d’un peloton de gentilshommes : Pontbriand, La Pommeraye, de Goyon, Poullet, et de vingt marins armés, conduits par trois indigènes.

À ce moment, le Découvreur regarde avec intérêt à ses pieds la fière bourgade où, la veille, il a été triomphalement reçu. Avant de débarquer, un millier d’indiens s’étaient portés au devant des visiteurs pour leur faire « aussy bon raqueul que jamais père fist à enffant, menant une joys merveilleuse ». Cartier se rémémore tous les détails de la scène. Tous dansaient, hommes, femmes et enfants. Les mères lui apportaient « à brassées » leurs « papooses». Poissons, pois, gros mil pleuvaient dans les barques des Français comme si tous ces vivres tombaient du ciel. On dansa une grande partie de la nuit autour des feux de bivouac.

Le matin, les visiteurs, escortés par les indigènes, se rendirent, par un chemin ombragé de grands chênes qui laissaient tomber une pluie de glands, à la bourgade qui était au pied de la Montagne et où se continuèrent les fêtes. Une apothéose ! Les indiens portaient les Français sur leur dos. Hommes, femmes et enfants étaient sortis de la ville à la rencontre des blancs que d’autres contemplaient du haut de la courtine qui courait le long des remparts de la bourgade. Une porte s’ouvrait dans ces derniers au double plan incliné. Une rue menait à la grande place sur laquelle donnait la cabane de l’Agouhanna[1].

Pendant plusieurs heures, ce furent de chaleureuses effusions, des cris, des danses effrénées ; et tous, à la fin, se réunirent dans une grande sagamité. On sortit de vastes vases de pierre où étaient empilés des poissons, des fèves, des concombres, des fruits. Et il y avait des tourteaux cuits sur des pierres brûlantes. Les femmes avaient fait cuire sous la cendre de gros « carraconnys », sortes de pains faits avec du blé d’inde pilé, des fèves, des bleuets séchés et de la graisse de cerf, le tout détrempé dans de l’eau tiède…

Après le repas, il fallut aux Français subir « ung sermon » d’un chef à qui on donna un crucifix qu’on lui pendit au cou en y ajoutant deux haches et deux couteaux. Alors les femmes s’approchèrent des visiteurs pour leur frotter les « braz et aultres endroits de dessus le corps » en pleurant de joie. Et elles donnaient aux Français leurs enfants à caresser. Puis, sur des nattes « en façon de tapysseries », les hommes s’assirent. Alors parut, accroupi sur une peau de cerf, porté par une dizaine d’hommes, l’Agouhanna, la tête recouverte d’une couronne en poils de hérisson à lisière rouge. Le pauvre quinquagénaire était perclus de tous ses membres. Il demandait par signes à Jacques Cartier de le guérir et il posa sa couronne sur la tête du Découvreur. Ce dernier se trouva comme transformé en thaumaturge au milieu d’une véritable cour des miracles où s’assemblèrent aveugles, borgnes, paralytiques, impotents, « gens si très vieulx que les paupières des yeulx leur pendoient jusques sur les jouez ». Et ce fut à qui toucherait Cartier qui faisait sur eux le signe de la croix et récitait l’évangile de Saint-Jean : « In principio erat verbum… ». Bref, la fête se termina par une grande « sonnerie de trompettes » accompagnées « d’aultres instruments de musique »…[2]

Et c’est à toutes ces choses touchantes que pensait le Découvreur pendant que, du sommet du Mont Royal, il promenait ses yeux sur le grandiose panorama d’un tour d’horizon de pas moins de trente lieues. Non loin de lui rêvaient également quelques-uns de ses compagnons, et fumaient leur long calumet de pierre trois indiens flegmatiques qui avaient accompagné les Français sur la Montagne.

L’un d’eux se leva bientôt. S’approchant de Jacques Cartier, il lui montra dans le lointain, vers le Nord, coulant le long des montagnes, une rivière dont on distinguait le ruban argenté à travers les massifs forestiers.

C’était la rivière des Outaouais.

Et on lui fit comprendre qu’elle baignait le mystérieux « Royaume de Saguenay » où abondaient l’or et les pierres précieuses.

Un indien, saisissant la chaîne d’or qui soutenait le sifflet de commandement du Malouin, et touchant le manche du poignard en laiton, jaune comme de l’or qui pendait au côté de La Pommeraye, lui dit qu’on trouvait de pareils métaux en amont… bien loin dans ce royaume.

« Mais… mauvaises gens les Agojudas… » dirent les Indiens ; « toujours armés… en guerre toujours. »[3]

On comprit qu’il s’agissait des Algonquins.

Jacques Cartier et ses compagnons descendirent de la Montagne et se dirigèrent aussitôt vers leurs barques, pressés de retourner à Stadaconé. Mais en quittant la « Digue des Castors » — Hochelaga — le Découvreur avait acquis la conviction qu’un territoire s’étendait dans le lointain qui récelait des mines de métaux précieux.

Ces indiens d’Hochelaga avaient confirmé sans le savoir ce que ceux de Stadaconé, qui n’étaient pourtant pas leurs amis, leur avaient dit en premier lieu de l’existence de ce pays merveilleux. Et, avant même d’arriver à Stadaconé, Cartier savait déjà l’existence, vers le nord-ouest, d’un pays où il y avait de l’or et du cuivre rouge et « où des gens vêtus de drap de laine » habitaient de riches villes. Un royaume, quoi !…

Ayant découvert le Canada l’année précédente, il revenait avec l’intention de compléter sa découverte en pénétrant le plus haut possible dans l’intérieur du pays. Il ramenait avec lui deux sauvages canadiens, Taignoagny et Domagaya, qu’il avait pris à Gaspé en 1534.

Au cours de la traversée, les deux jeunes indiens lui avaient en effet parlé d’un royaume « où les gens étaient habillés comme en France et où se trouvaient des mines de cuivre rouge ». Taignoagny et Domagaya semblaient assez bien connaître leur pays. Au moment où, remontant le fleuve, la flotille passait vis-à-vis la rivière Pentecôte, les deux sauvages apprirent à Cartier que c’était à cet endroit que commençait le Royaume de Saguenay s’étendant bien loin, au delà des montagnes qu’on apercevait à l’horizon…

La flotille continuait de monter le fleuve. Le 1er septembre, elle passait vis-à-vis Tadoussac et le fjord du Saguenay où Cartier note qu’elle « est icelle rivière entre haultes montagnes de pierre nue, sans y avoir peu de terre ; et nonobstant y croît grande quantité d’arbres, et de plusieurs sortes qui croissent sur ladite pierre nue comme sus bonne terre… »

Ici, les deux sauvages lui apprirent que cette rivière était le « chemin du Royaume de Saguenay ».

Il existerait donc, au nord-ouest, ce royaume de mines d’or et de cuivre rouge !… Dès cet instant, Jacques Cartier en fut convaincu. Alors, soucieux de découvrir, un jour, ce beau et grand pays, Cartier s’appliqua à se renseigner sur sa situation exacte et sur les moyens d’y pénétrer.

Pendant l’hiver qu’il passa à la Rivière Sainte-Croix, à Stadaconé, il apprit des indiens de cette bourgade que le Royaume de Saguenay était un vaste territoire partant du fleuve Saint-Laurent, depuis l’Île d’Orléans jusqu’aux Sept-Îles, et s’étendant, vers l’Ouest, à l’intérieur du pays jusqu’aux environs du lac Supérieur.

Mais comment pénétrer dans ce riche et mystérieux pays ?

Taignoagny et Domagaya lui avaient enseigné la route de la rivière Pitchitaouichez — Saguenay, — mais plus tard, à Hochelaga, sur le Mont Royal, on a vu que les indiens de cette bourgade lui avaient montré une autre route par la rivière des Outaouais. Il ne tentera pas la route du Saguenay. Le 1er septembre, passant vis-à-vis Tadoussac, il s’était aperçu que les bas-fonds rocheux et les courants à l’entrée du fjord de cette rivière, étaient dangereux et qu’en voulant tenter de gagner la rivière, il avait failli perdre l’« Émérillon ». On lui avait dit plus tard que l’Outaouais était le « vrai et bon chemin ». Mais il était à Hochelaga le 8 octobre. À cette époque de l’année, il eut été plus que téméraire de tenter la montée de l’Outaouais pour pénétrer dans le « royaume ». C’eut été tenté Dieu.

Et c’est pourquoi il ne pensa pas aller plus loin qu’Hochelaga qu’il se pressa, d’ailleurs, de quitter avant la rude saison dont quelques flocons de neige lui avaient même déjà fait pressentir l’arrivée prochaine.

Pourtant, c’est le bon chemin, cette rivière des Outaouais !… Par là, avaient enseigné les indiens, on arrivait dans un pays où les gens étaient « vêtus comme en France » et où on trouvait quantité d’or et de cuivre rouge.

Mais les sauvages exagéraient sûrement, s’apercevant sans doute de la crédulité du Découvreur. Ils renchérirent. Ils faisaient voir le fruit plus beau et plus tentant à mesure que s’atténuaient les moyens de parvenir à l’arbre.

« De Stadaconé », lui dirent-ils un jour, « nous avons été en une lune de navigation jusqu’à une terre où il n’y a jamais de glace ni de neige, où abondent les oranges, les amandes, les noix, les prunes et autres fruits. Les gens accoutrés de peaux y sont continuellement en guerre les uns contre les autres… »

« Y a-t-il de l’or et du cuivre ? » leur demanda Jacques Cartier.

— Non.

Mais alors il s’agissait de la Floride, avait pensé Cartier. Ne pensons plus à ce pays. C’est l’autre qui nous intéresse ; celui des mines…

Il était hanté par cette idée. Sur la carte qu’il dressa du pays qu’il avait découvert, malheureusement perdue mais dont quelques cartographes, dont le neveu du Découvreur, Jacques Noël, nous ont conservé quelques particularités, on aurait pu lire les indications suivantes : À l’embouchure d’une rivière où l’on reconnaît l’Outaouais : « Par le peuple du Canada et Hochelaga, il est dit que c’est ici où est la terre de Saguenay, qu’elle est riche et abonde en pierres précieuses ».

Il a oublié l’or et le cuivre rouge ; mais il croyait encore aux pierres précieuses. C’est-à-dire que Cartier avait trop écouté les élucubrations de Donacona qui était, semble-t-il, un hâbleur de première force. On sait qu’en mai 1536, quand, de Stadaconé, Cartier retourna en France, il amena avec lui ce chef indien. Or, à peine arrivé à Saint-Malo, Donacona certifiait « avoir vu de ses yeux infiny or, rubys et aultres richesses et hommes blancs comme en France et accoutrez de draps de laine ». Là, il prétendit même avoir vu des « pigmées ingambes, gens qui ne mangeoient ni ne digeroient et n’évacuoient que de l’urine »…

Et c’est pour avoir prêté l’oreille à ces bilevésées du chef Donacona, dit M. Charles de La Roncière, que Jacques Cartier se verra ranger par Rabelais parmi les cosmographes de chambre victimes des « ouy-dire »…

C’est à croire que ce brave Donacona avait lu Pline qui parle d’« astomes » qui, aux dernières extrémités de l’Inde, vivent des seules exhalaisons de certaines fleurs et racines qu’ils tirent par le nez…

Quel rapport fit en France Jacques Cartier de ce qu’il avait appris, au Canada, de l’existence d’un vaste territoire minier ; et s’il avait parlé de ses « découvertes » quelle preuve apporta-t-il ?

Il avait dû renoncer, comme l’on sait, à ce « Royaume de Saguenay », à la recherche de l’or et du cuivre rouge signalés par les indigènes. Mais lors de son voyage de 1642, près de Charlesbourg-Royal, Cartier avait recueilli sur le bord de l’eau « certaines feuilles d’un or fin aussi épaisses que l’ongle », et, sur le plateau, des pierres comme « diamants les plus beaux, polis et aussi merveilleusement taillés qu’il soit possible de voir ; ils luisaient comme si c’eût été étincelles de feu… »

Il est à croire que les rives du Vaal sud-africain ne devaient pas faire voir mieux quatre siècles plus tard…

Voilà sans doute qui était de nature à consoler Cartier de son voyage manqué au pays du cuivre rouge. Impatient d’aller montrer ses richesses en France, il quitta le Canada au printemps… En passant, disons que ce sont, sans doute, ces « trésors » auxquels, en 1643, faisait allusion un matelot d’un navire basque qui avait été appelé à témoigner devant une commission d’enquête de son pays qui voulait connaître les résultats des voyages de Jacques Cartier. Ce matelot, Clément de Odelieu, raconta qu’il avait vu, en juillet 1642, dans un port « de la grande baie du Saint-Laurent — le Golfe — les trois nefs de France ; que les compagnons de Cartier avaient dit aux Basques qu’ils étaient allés visiter dans leurs barques, que le Malouin voguait vers la France avec « neuf barriques de minerai d’or, sept barriques d’argent et quantité de perles et de pierres précieuses ». Quand ils prenaient du galon, ces Basques !…

Toujours est-il que Jacques Cartier se hâta de retourner en France où il soumit au grand maître des mines et minières les « métaux précieux » qu’il apportait et qu’il avait recueillis sur les bords de la rivière de son nom, à Charlesbourg-Royal. Hélas ! l’examen chimique auquel on soumit ces « trésors » fut un désastre. La poudre d’or était tout simplement de la pyrite de fer. Quant aux diamants, ces « petites pierres faites et taillées en pointes de diamant », ils furent reconnus comme des parcelles de houille. On s’en gaussa en France, et l’on affligea la Sagesse des Nations d’un nouveau dicton : « Faux comme un diamant du Canada ».[4]

Jean François de La Rocque, chevalier, seigneur de Roberval, ne fut pas en mesure de redresser l’opinion de ce côté. Il était parti de la Rochelle le 16 août, 1642, et avait rencontré, en juin, au hâvre Saint-Jean, Jacques Cartier qui se sauva de lui pendant la nuit pour continuer en France. Roberval avait reçu ordre de se rendre en « ladite province de Saguenay ». Il passa au Cap Rouge le dur hiver que l’on sait. Au printemps de 1543, il entreprit de remonter l’Outaouais. Parti de son fort le « 5ème jour de juin après souper avec huit barques tant grandes que petites et 70 personnes », il remonta le fleuve mais il dut rebrousser chemin sans avoir découvert ni royaume ni mines. Durant la tentative, une barque périt avec huit hommes.

Jacques Cartier qui était revenu au Canada pour ramener Roberval alors dans « ung très grand besoing et nécessité » accomplissant ainsi son quatrième voyage au Canada, pas plus que son collègue Jean Alfonse ni plus que le lieutenant général de Roberval, ne revint plus au Canada…

De tous les colons qu’ils avaient essaimés ici et là au Canada, il ne restait plus, faut-il le dire, que la malheureuse Marguerite, nièce de Roberval, que son oncle, cruel et sans pitié, avait reléguée, avec sa vieille gouvernante Damienne, sur l’Île-des-Démons perdue au large du Labrador, où elle passa cinq années, la première en compagnie d’un des compagnons de Roberval que ce dernier avait surpris, sur le navire qui les portait, en relations avec sa nièce qui fut bien punie de cette passade et que, galant homme, il était allé rejoindre dans son cruel exil…

Jusqu’en 1665, on ne devait plus parler d’aucune mine au Canada. Mais cette année-là, il ne s’agissait que d’une mine de plomb, comme en 1686, lors de l’expédition du chevalier de Troyes à la Baie d’Hudson. On ne parla donc plus de « l’or et du cuivre rouge » du « Royaume de Saguenay »… Le rêve de Cartier était évanoui… Rêve carressé, même avant Cartier, si nous mentionnons, mais comme épisode assez secondaire, la tentative faite en 1577 de l’Anglais Martin Frosbisher de reprendre le projet de Cabot pour découvrir à son tour le fameux passage du Nord-Ouest, et qui, avant d’aller heurter une muraille de glace fermant le détroit qui sépare l’Amérique de l’Asie, aperçut des pierres qui étincellaient au soleil et qu’il crut de l’or… Mais tout ce qui reluit n’est pas or… et Frosbisher éprouva la même déception que Jacques Cartier… Sur une terre nommée par lui « Meta Incognito » il trouva une matière brillante qu’il prit pour de l’or et qui n’était que du mica… Il retourna dans ces régions pour chercher « son or » en 1577 et 1578 ; mais il fut trompé dans son espérance. Pourtant il a aperçu des araignées dont plus d’un affirme que « c’est un signe que la terre abonde en or »…[5]

Mais non, on ne devra plus parler des mines du Royaume de Saguenay, c’est-à-dire du Nord-Ouest du Québec, qu’en 1686.

Cette année-là, le Chevalier Pierre de Troyes, montant par l’Outaouais vers la Baie d’Hudson… Mais, comme dirait Rudyard Kipling, ça, c’est une autre histoire…

AU NEZ DU ROI DE FRANCE


« Eh, bien ! oui, Coignac, après la messe, demain matin, nous irons la voir, ta mine… si elle existe.

— C’est sérieux, vous savez, M. le commandant ; les sauvages me l’ont dit.

— Ah ! tes sauvages, mon pauvre Coignac, ils ont bien dit à Jacques Cartier qu’il trouverait des diamants et des briques d’or au Royaume de Saguenay…

— Et alors ?…

— Et alors, le pauvre Cartier n’a trouvé que des roches… Hein ! tu vois, tes sauvages…

— C’était pas les mêmes, M. le commandant. Ceux qui m’ont parlé de la mine ne mentent pas… Elle est là, tout près, au bord du lac ; on peut y aller dans une journée au moins…

— Mais tu vois, Coignac, le temps qu’il fait. Un déluge !…

— Oui, mais demain, il fera beau.

— Les sauvages te l’ont dit ?…

— Oui, ils m’ont dit qu’il neigerait.

— C’est guère mieux, Coignac.

— Moi, j’aime mieux la neige que cette pluie du diable…

Il pleuvait depuis trois jours. L’eau du ciel noyait toute la vallée de l’Outaouais. C’était une drôle de pluie. Elle dégringolait sur le sol, sur l’eau, giclait puis tournait sur elle-même en coléreux tourbillons.

Les hommes de l’expédition du Chevalier Pierre de Troyes qui remontaient la rivière des Outaouais, en route pour la Baie d’Hudson, sous cette pluie endiablée, avaient toutes les peines du monde à portager aux rapides de la rivière. Quand ils s’arrêtaient, ils avaient aussitôt de l’eau jusqu’aux mollets, et les cascades, en giffles cinglantes, claquaient leurs épaules. Quand ils marchaient, ils avançaient en baissant la tête pour protéger leur face, et leur bouche s’emplissait, à chaque ahan, d’une eau glacée. Ils ruisselaient, les épaules renfoncées et les cheveux dans le cou. Ils enfonçaient à tout instant dans des flaques de neige fondante. Leurs bottes gargouillaient et, à chaque pas qu’ils faisaient, laissaient entendre de grands bruits d’eau. Les rives de la rivière toutes ravinées par les torrents d’eau pluviale, étaient partout creusées de trous.

Dans les portages, on avait à transporter sur les tobaganes ou « traînes sauvages » les canots, les provisions et l’attirail des campements ; peaux de bœuf pour les tentes, moulins à bras pour le blé d’inde, haches, pioches, astrolabes, compas et tout et tout… des « trompettes et des violons pour s’attirer la vénération des sauvages »[6]. Traîner tout cela avec le souci de ne rien abîmer, franchir des bancs de glace, traverser les fouillis de boqueteaux aux arbres renversés les uns sur les autres par la tempête, escalader des rochers souvent couverts de glace trempée… Et il pleuvait toujours.

Les hommes en étaient venus à préférer à ces marches éreintantes à terre, les pieds embotés de glace, la conduite des canots « à la perche », les traîner à même la rivière, dans l’eau jusqu’à la ceinture, malgré les cailloux du fond qui les faisaient choir en plongeon.

Il est loin le lac Témiscamingue où l’on prendra quelques jours de repos à la Maison de la Compagnie du Nord. Il y a là quatorze hommes en garnison sur une île plantée dans le delta de la petite rivière Métabet Chouan…

Le 10 mai — on était parti de Montréal, le 30 mars — la pluie se changea en neige. Elle tomba, tomba pendant près de deux jours. Un nouvel hiver, quoi ! Le renard, le rat musqué, l’écureuil de nouveau sont engourdis dans la torpeur du froid. Puis le vent s’éleva, et commencèrent à gronder les grandes orgues de la forêt. Les tobaganes glissaient maintenant avec plus de rapidité. On approchait du Témiscamingue. Avant d’y arriver, on établit le campement pour la nuit à la lisière d’un bois. Dans la nuit, le temps s’adoucit. Puis, le lendemain, ce fut encore la pluie, le dégel. Mêmes misères…

Enfin, voici le lac Témiscamingue. Vive Dieu !… Dans la troupe du Chevalier de Troyes on se réjouit bruyamment.

En ce temps-là, les immensités nordiques qui entouraient la Baie d’Hudson étaient le théâtre d’un drame qui mettait aux prises un transfuge et un héros : Pierre-Esprit Radisson, trafiquant pour l’Angleterre, et Pierre LeMoyne d’Iberville se battant d’estoc et de taille pour la France.

Une épopée quoi !… ayant sa place toute faite dans la grande légende de la mer ; une épopée aux chants à la fois pleins de tristesse, de mélancolie et de gloire.

En vertu de la priorité de sa découverte, l’Angleterre revendiquait la Baie d’Hudson, point extrême, du côté nord, de l’immense champ d’action où, en Amérique, vers le milieu du XVIIe siècle commençaient à s’affronter les plus grands peuples de l’Europe ; un territoire qui s’étendait des rives brûlantes du golfe du Mexique aux plaines glacées de la Mer Arctique.

Le Canada, lui, voulait que le territoire de la Baie d’Hudson fut de sa dépendance naturelle, en vertu tout simplement de sa situation.

Radisson et son neveu Jean-Baptiste Chouart des Groseilliers, trappeurs expérimentés et intelligents, après de brillants exploits à la Baie d’Hudson contre les Anglais, ayant été mal reçus par le gouverneur de La Barre à qui ils venaient de rendre compte de leurs exploits, se tournèrent du côté de l’Angleterre, et Radisson obtint de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui venait de se former, trois vaisseaux pour aller détruire les établissements français dans les parages de la Mer Arctique.

Et la lutte commença ; ou plutôt l’épopée de LeMoyne d’Iberville, de deux de ses frères et du Chevalier de Troyes.

Un beau roman vécu de cape et d’épée !

Le transfuge Radisson obtint d’abord quelques succès : la prise du Fort Bourdon, des saisies de pelleteries au cours de quelques actes de piraterie, ici et là.

Mais à Québec, on veillait.

Les intéressés dans le commerce des pelleteries, entre autres le sieur Gauthier de Comporté, réussissaient à obtenir du roi pour la compagnie canadienne de la Baie d’Hudson, fondée en opposition à la compagnie anglaise du même nom, le monopole du commerce des fourrures dans ce territoire avec la propriété exclusive de la rivière Bourdon. On projeta d’établir deux postes, l’un au lac Abbitibi et l’autre au lac Némisco. Puis on demanda, mais en vain, à l’Angleterre la reddition du Fort Bourdon pris traîtreusement par Radisson. On répondit :

« C’est une simple affaire de marchands. On ne peut rien faire ; ça ne nous regarde pas…

On va voir.

« Ah ! » s’exclama le sieur de Comporté, on veut s’en remettre aux pirateries d’un transfuge ? À deux ! »

Et aussitôt, à Québec, voici qu’en un clin d’œil une expédition est mise sur pied pour aller, en pleine fin d’hiver, à mille milles, déloger de leurs postes de la Baie d’Hudson où ils mènent la douce vie des garnisons en paix, messieurs les Anglais soudoyés par ce mauvais Esprit Radisson.

Le traître et ses nouveaux amis vont en voir de belles.

L’entreprise était hardie, téméraire. Il fallait des héros. Au premier appel, il s’en présenta des centaines. On n’en manquait pas en ce temps-là…

L’expédition devait prendre une route nouvelle, la route de terre, partant de Montréal, suivant d’abord la rivière des Outaouais jusqu’à la Baie James, en raquettes ou en canot, selon l’étât des lacs et des rivières. Mille milles dans ces conditions ! N’importe, il n’y avait pas à rire.

Mais à qui confier une pareille entreprise ? On cherche, on trouve.

« Pardieu ! » s’écria, un matin, après y avoir pensé toute la nuit, le sieur Jacques Brisay, chevalier, seigneur de Denonville, gouverneur et lieutenant général du roi au Canada, « Pardieu, le sieur Pierre de Troyes, chevalier comme moi, n’est-il pas là ?… »

Pierre de Troyes était arrivé à Québec avec M. de Denonville le 1er août 1685. Le roi comptait beaucoup sur lui ; et il n’avait pas tort. Il avait recommandé au gouverneur, par une commission spéciale en date du 5 mars 1685, de le nommer commandant d’une compagnie dans ses troupes.

C’était peu. Mais Pierre de Troyes, depuis son arrivée au Canada, attendait, observait. Il avait suivi d’un œil attentif les disputes des Anglais et des Français au sujet de la possession de la Baie d’Hudson. Et même avant d’arriver au Canada en 1685, il avait appris comme par hasard les exploits plus ou moins louches de Pierre-Esprit Radisson et de Chouart des Groseilliers, passant alternativement de la France à l’Angleterre et de l’Angleterre à la France…

Il n’y avait là rien de franc, de loyal ; et cela ne pouvait plaire à Pierre de Troyes.

Un matin, il fut mandé chez M. de Denonville au Château Saint-Louis. Il s’y rendit. « Monsieur », lui dit d’un ton tranquille, le gouverneur, « les Associés de notre Compagnie de la Baie d’Hudson et moi avons décidé de vous confier le commandement d’une expédition qui partira sans tarder pour la Baie d’Hudson où vous aurez la mission de déloger de leurs postes messieurs les Anglais… Vous aurez pour compagnons MM. D’Iberville, de Sainte-Hélène, de Maricourt et autres. Vous vous arrangerez pour les détails du voyage. Vous acceptez ?…

— Avec grand plaisir, monsieur,… et reconnaissance. Je rêvais, M. le Gouverneur, d’une semblable expédition, mais je n’osais la suggérer. Avec ceux que vous me désignez comme lieutenants, je ne donnerais pas un maravédis des nouveaux amis de Radisson au pays du Nord…

Pierre de Troyes prit trente hommes des troupes régulières et soixante-dix choisis parmi les habitants les plus costauds de la colonie. Il avait comme premier lieutenant le sieur de Sainte-Hélène, D’Iberville était lieutenant en second, le sieur de Maricourt, major, le sieur de Lanoue, aide-major. Pierre Allemand était commissaire des vivres. Enfin, un Jésuite, le Père Antoine Sylvie accompagnait la troupe en qualité d’aumônier…

Cent hommes en tout. Pour une épopée, vrai on n’était pas ambitieux. Et dans quel pays !… Dans le « Wild » d’autrefois mille fois plus sauvage, plus mystérieux, plus cruel que celui d’aujourd’hui…

Mystérieuse région, en vérité… Ce qu’elle devait alors en recéler, en effet, de mystères, cette contrée sans mesure que dessine le bastion méridional de la Baie d’Hudson, de la ligne du partage des eaux à la vallée du lac Saint-Jean, d’un côté, avec les bassins des lacs Nepigon, Winnipeg, de l’autre… Territoire illimité, immesurable, qu’alimentent des rivières qui sont des fleuves coulant de lacs en lacs, à travers des forêts sans limites. Trois cent milles carrés !… Et partout dans cette étendue, des bois effarants supportant des âges insondables, tissant le mystère en plein jour… Sauvagerie sans nom ! Elle frémit quand même au contact de la vie. Des générations d’indiens s’y sont multipliées qu’ont violées des hordes de sang-mêlés, des blancs même, coureurs d’aventures, chercheurs d’or, chasseurs de bêtes ; gens de sac et de corde qui formèrent, ici et là, dans ces terres sans limites, des agglomérations où se ruaient des civilisations qui avaient réussi, d’une fabuleuse tarrière, à percer cette muraille de glace et de neige derrière laquelle on luttait contre une épouvantable épopée… Un grand monde à demi sauvage, hostile à l’autre, le civilisé… Un monde terrifiant où tout était couleur de fantôme.

Ici et là, on pouvait rencontrer, en cours de route, un poste de fourrure où venaient des trappeurs et des indiens qui descendaient du fin Nord chargés de peaux de bêtes… Ici et là encore, une agglomération de « tépics » coniques de « wigwams » écrasés, abris abjects où s’entassaient, dans une dégoûtante promiscuité, dans la saleté et les vices, une humanité douloureuse, de la chair souffrante, unités de troupeaux anonymes où chaque bête se presse contre une autre comme pour trouver la sécurité contre l’épouvante ambiante… Misérables cabanes empuanties de la fauve senteur des déchéances humaines, où la pierre ollaire de la lampe à graisse d’ours troue la nuit de lueurs sinistres…

À combien de drames de misère, de tragédies, a dû complaisamment se prêter cette sauvage route de la Baie d’Hudson… ce désert blanc et… sale où font frissonner et le jour et la nuit le cri effroyable du fauve, de l’affamé, homme ou bête ; le chant farouche de la vie sauvage et désolée !…

On était maintenant au 18 mai 1686.

La pluie continuait de tomber à croire qu’elle ne devait jamais s’arrêter ; ce qui n’empêchait pas l’expédition de marcher la journée entière. C’est le soir qu’on arriva à la Maison de la Compagnie du Nord. Elle était bâtie dans une île du lac d’une demi-lieue de superficie et située entre deux rapides qui provenaient d’une petite rivière que les sauvages appelaient Métabec Chouan. On sait que c’est pour le compte de cette Compagnie du Nord que le Chevalier de Troyes se rendait à la Baie d’Hudson.

On se trouvait donc en pays de connaissance en arrivant dans cette île. Aussi y eut-il réjouissances. Les hommes de la garnison avaient du gibier en abondance. On fit bombance.

Mais on fit aussi des affaires. Comme la pluie continuait de tomber, les officiers profitèrent de ce mauvais temps pour dresser un rapport des pelleteries qui se trouvaient dans le fort, et pour traiter avec les sauvages qui étaient campés dans les environs attendant depuis plusieurs jours d’être reçus pour l’échange de leurs fourrures avec des provisions et divers colifichets.

Pendant ce temps, plusieurs des hommes de l’expédition s’étaient rendus sur la terre ferme pour chasser les bêtes qu’ils pouvaient rencontrer… Ils rencontrèrent des sauvages qui leur apprirent diverses particularités du pays ; et c’est ainsi que Coignac apprit de l’un de ces indiens l’existence d’une mine dans les environs de la rivière Métabec Chouan.

Coignac était un métis qui avait été recruté à Montréal avec les soixante-dix hommes choisis parmi les habitants de la colonie et qui furent ajoutés aux trente des troupes régulières, ce qui porta l’expédition de Pierre de Troyes à cent.

C’était un petit homme tassé sur ses jambes et ses jambes se tassaient elles-mêmes sur le sol comme si elles avaient voulu le faire plier. Ses épaules étaient tassées sur son torse et son cou sur ses épaules. De sa personne se dégageait une formidable impression de force et d’âpreté. C’était le risque-tout du tout-risque de la troupe…

Depuis le début du voyage, Coignac avait été, si l’on peut dire, la cheville ouvrière de l’expédition. Il connaissait à point tous les trucs du rude métier des trappeurs et surtout des portageurs. Curieux de sa nature, il voulait tout connaître et pour tout connaître, tout voir ; se rendre compte de tout. Il ne regardait ni ses peines ni ses pas. Une semaine avant l’arrivée de la troupe à Métabec Chouan, Coignac avait fait plusieurs milles, malgré la défense du commandant, pour aller voir par lui-même une nombreuse famille de renards qu’avaient apprivoisés des sauvages…

Toute la nuit, Coignac rêva de sa mine ; et dans ses rêves, les feldspath ondulaient en laves, les quartz coulaient en fleuves jaunes et les micas recouvraient toute la vallée de l’Outaouais…

Le lendemain matin, c’était de nouveau la neige, tombée durant la nuit, qui recouvrait la terre. Les arbres, les rochers, la glace, tout était couvert d’une mince couche, fraîche, duvetée et blanche. L’air était frais et léger. Dans tout ce paysage polaire, on ne voyait que les gueules noires de grottes qu’avait creusées l’eau cascadante de la rivière le long des rochers de l’îlot.

Coignac était tout à la joie ; finie la satanée pluie des jours derniers !

« Commandant, un beau temps, hein, pour aller à la mine ! » cria-t-il dès qu’à la fine pointe de l’aube, il sortit de sa tente, les yeux encore ensommeillés.

Pierre de Troyes, matinal, à la porte de la maison de la Compagnie, humait avec délice l’air tonifiant de ce matin nordique.

« Après la messe, Coignac, je te l’ai dit, après la messe, nous irons à ta mine…

Tout le monde levé, le Père Silvie avait dit sa messe dans la maison de la Compagnie sur un autel de fortune, en forme de tombeau. Puis il avait fait une courte allocution sur l’évangile du jour. Tous les matins, depuis le départ de Montréal, il en avait été ainsi. Le souffle de l’Évangile passait par cette route sauvage et déserte. Puis, après la messe, les hommes s’égaillèrent un peu partout, les uns dans l’île, les autres traversant sur la terre ferme à la chasse au gibier.

Les outardes et les oies sauvages couvraient les bords de la rivière et du lac. Ces oiseaux, mis à la broche, fournissaient aux hommes d’excellents rôtis. Et l’on continuait de recevoir des paquets et des paquets de peaux de bêtes. Quelle variété, quelle richesse dans ces fourrures qui s’entassaient dans les magasins ! martres noires, renards noirs, zibelines, visons, loutres, loups au poil fin, les plus beaux castors du monde qui fournissaient, dûment catalogués et tarifiés, diverses espèces de fourrures : le gras d’hiver et le gras d’été suivant la saison où l’animal avait été tué, et qui différaient du sec d’hiver et du sec d’été en ce qu’ils avaient été portés et, de cette façon « engraissés » par les sauvages qui s’en couvraient le corps, laissant la peau s’imbiber de leurs sueurs. Et c’était toute une affaire pour ceux qui étaient préposés à la charge de dresser l’inventaire de ces peaux de bêtes…

Dehors, une petite brume estompait les contours de l’île, de la terre ferme et embuait l’horizon. Tout était sonore comme dans une chambre vide. Bientôt le soleil perça la brume ; et ce fut la promesse d’un beau jour de printemps dont le rayonnement devait tempérer la morosité du paysage. De chaque côté de l’île, la voix des rapides roulait une plainte incessante. Au bord du lac, à terre, le paysage semblait plus léger, plus aéré. Des fumées s’élevaient ici et là. Tout au bord, des petits bouleaux aux lignes fantasques, effeuillés, ressemblaient à des cierges affaissés…

Mais tout ce paysage est fort indifférent à Coignac. Il ne veut pas manquer cette belle journée qui se prépare. Aussi, ne cesse-t-il de tourner autour du chevalier de Troyes occupé avec ses officiers à des réparations à l’attirail des campements. Il a préparé un canot, des provisions pour au moins sept heures. Enfin, le commandant l’aperçoit :

« Nous partons, mon cher Coignac, nous partons… »

Et, en effet, ils partirent, en route pour la rive opposée du lac. La traversée fut plus longue qu’ils s’y attendaient. Il fallut contourner des banquises qui flottaient encore ici et là, au gré des courants. On débarqua finalement bien en aval de l’endroit où devait se trouver la mine. Avant de parvenir au rocher indiqué par les sauvages, ils durent marcher sur une longue distance, dans un paysage d’une tristesse sans nom. Des collines couvertes d’un maigre taillis parsemé de blocs erratiques, donnant à la terre un ton gris, monotone ; des crans à pentes abruptes d’une teinte ardoisée ; de lourds fragments rocheux, s’enracinant aux flancs des hauteurs, polis par les neiges et luisants, laissant des mousses ronger leurs solides bases ; ici et là, des groupes isolés de sapins aux longues racines quêteuses de terre. Dans de petites clairières, des touffes d’arbrisseaux frissonnaient sur leurs frêles tiges. On marchait, on marchait mais en contournant toutes sortes de difficultés propres à un terrain aussi accidenté…

« C’est ici, c’est ici, M. le commandant ! » cria tout à coup Coignac… « Voici le rocher que m’ont décrit les sauvages… Vive Dieu ! »…

Le chevalier Pierre de Troyes écrira plus tard dans son journal :

« Cette mine est située à l’est et ouest sur le bord du lac ouest un rocher en demy cercle qui a cinquante pieds sur le bord de l’eau, dix pieds de hauteur du niveau de l’eau, et cent pieds de profondeur, n’y aiant point de terre dessus, se perdant soubs une montagne couverte de rochers… »

« Mon pauvre Coignac, ça ne m’a pas l’air très riche… en or, ta mine, » fit remarquer le commandant.

Intérieurement le métis devait quelque peu approuver la remarque de son chef car il semblait en avoir rabattu de son enthousiasme du matin et des jours précédents.

« C’est la surface seulement, M. le commandant… Il faudrait creuser, vous savez…

— Tu ne penses pas, je suppose, Coignac, que nous allons à tous deux commencer l’exploitation de ta mine…

— Vous allez tout de même, M. le commandant, en parler à M. le Gouverneur ?…

— Plus que cela, Coignac, nous allons lui envoyer quelques parcelles de ces roches qu’on fera analyser par ceux qui s’y connaissent.

En effet, non sans difficulté, de Troyes et son compagnon réussirent à arracher quelques fragments du rocher qu’ils apportèrent à leur canot.

« Coignac, il faut nous presser maintenant ou nous allons crever de faim. Tu as vraiment fait trop d’économie dans les provisions en partant… »

— Vous savez, commandant, qu’on a été retardé par la glace ; mais il y a les sauvages, là-bas, avec leur orignal…

— Ah, oui ! tu as raison, allons !…

En débarquant de leur canot, ils avaient rencontré une cabane de sauvages qui venaient de tuer un gros orignal dont ils offrirent un quartier au commandant. Ne voulant pas se charger d’un surcroît de fardeau, le chevalier avait refusé. Et l’on fut heureux de retrouver ces indiens qui leur donnèrent avec un visible contentement de gros morceaux de viande de l’animal, ce qui leur permit de retourner à l’île de la Métabec Chouan sans souffrir de la faim[7]. Visiblement, Coignac était un peu déçu. Pendant les jours suivants il ne parla plus de sa mine. Mais on devait en parler plus tard et même en hauts lieux…

L’expédition continua sa route vers la Baie d’Hudson, mais sans Coignac. Deux jours plus tard, alors que la troupe avait fait halte à l’extrémité nord du lac, sur l’Île du Chef, le commandant décida d’expédier à Québec son compagnon de la mine avec des lettres qu’il avait écrites au gouverneur et aux messieurs de la Compagnie.

Et c’est ainsi que Coignac n’assista pas à l’immense incendie de forêt qui surprit l’expédition à la fin du mois de mai, alors que l’on traversait le territoire qui s’étend entre les lacs Kiskabeca et Nabugushk où la plus grande partie de la troupe faillit périr… Il ne devait pas non plus participer aux exploits où se signalèrent si brillamment, l’automne et l’hiver suivants, à la Baie d’Hudson, les compagnons du Chevalier de Troyes qui, lui-même, dut retourner à Québec au mois d’octobre.

Ah ! que le pauvre Coignac eut été heureux alors de retourner avec M. de Troyes qui écrivait dans son journal de retour :

« Nous repassâmes par la mine où nous remarquâmes les endroits où les gens de Mr le marquis de Denonville y avoit envoié en avoient tiré. »

Il semble évident, quoique M. de Troyes n’en fasse point mention dans son journal, que, lorsque de l’Île du Chef il expédia à Québec Coignac avec des lettres, il lui remit aussi les fragments détachés de la mine. Car, au cours de l’été, pendant que le Chevalier de Troyes continuait vers la Baie d’Hudson, M. de Denonville, intrigué par la mention que lui faisait de cette mine le commandant de l’expédition, envoya sur les lieux un parti d’hommes commandés par le chevalier de Tonty pour en faire une première prospection.

Le 9 novembre, au retour du chevalier de Tonty, le gouverneur écrivait à M. De Seigneley :

« J’envoie à M. Arnault un échantillon d’une mine de plomb ou d’étain qui s’est trouvée sur le bord du lac Témiscamingue. Je joins à cette lettre un mémoire du chemin qu’il y a de l’isle de Montréal à cette mine ; tous les portages et rapides y sont marqués. Il faut dix-huit à vingt jours pour aller de l’isle de Montréal jusqu’à la mine en canot chargé de huit à neuf cents pesants, et huit à dix jours pour y revenir. »

C’est dans un mémoire du chevalier de Tonty que M. de Denonville avait pris les renseignements qu’il communiquait à M. de Seigneley.

« Cette mine », écrivait le chevalier de Tonty, dans son mémoire, « est à 170 lieues de Montréal en un lieu nommé Onobatonga, près de Témiscamingue. Elle est au bord du lac, provenant d’une montagne pelée. »

Et il ajoutait :

« Le métal est d’un beau jaune et très dur, et l’on ne doute pas que cette mine est considérable ».

Plus tard, les intendants Raudot, — 1708, — écrivaient à propos de cette mine :

« On a toujours dit en ce pays qu’en cet endroit, il y avait une mine ; on ne peut savoir la qualité du métal par sa couleur. Cette mine, quand même elle serait de cuivre, est trop loin dans le Nord pour donner des profits. On peut permettre la recherche de cette mine sans engager Sa Majesté à aucune dépense et avec défense de commercer avec les sauvages »[8].

On abandonnait donc l’exploitation de cette première mine découverte en terre canadienne ; et l’herbe folle gagna peu à peu les plaies de ces rochers argentifères…

Le brave Coignac, s’il revenait sur terre, serait bien indigné d’apprendre que sa mine n’a, à la vérité, été exploitée, et en partie seulement, que cent-soixante-cinq ans, plus tard, après la visite qu’il y fit avec son commandant en 1686.

Il est vrai que ceux qui composaient l’expédition du chevalier de Troyes avaient bien d’autres ambitions que celles de trouver de l’or et de l’argent. Le chevalier Pierre de Troyes, les sieurs de Sainte-Hélène, d’Iberville et de Maricourt, Lallemant, Saint-Germain et le bon Père Silvie s’étaient engagés à donner à la France un empire en Amérique et, poursuivant ce noble but, ils ne crurent pas se faire prospecteurs de mines.

Et c’est pourquoi le dépôt de plomb argentifère fabuleusement riche de Cobalt et dont la mine du lac Témiscamingue aurait pu être un filon, découvert en 1686, fut aussitôt perdu que trouvé. Ce ne sera qu’un peu moins de deux siècles plus tard, quand les sauvages dont les ancêtres l’ont découvert en premier lieu se seront totalement éclipsés devant la civilisation, qu’il sera « redécouvert ».

Le roman d’une mine, quoi !

À ce propos, que de suppositions ne pourrait-on pas faire si, au lieu d’ignorer le rapport des chevaliers de Troyes et de Tonty, le roi de France eut donné ordre d’exploiter cette mine ?… Serait-il téméraire de supposer alors que le gros de l’immigration européenne en Amérique se fut dirigé de ce côté plutôt que du côté de Québec ?…

Mais c’eut été une profonde erreur, comme on le verra, encore que Coignac et même peut-être le Sieur de Troyes eussent été tentés de croire qu’une fortune avait passé au nez du roi de France…

Il est probable aussi que d’amères jalousies auraient envahi les âmes de ceux qui voulaient les routes de l’Ouest pour la France et ceux qui orientaient le destin des Anglo-Saxons vers le Nouveau-Monde…

« C’est un des miracles de la découverte du Canada Septentrional », écrit quelque part le géologue J.-A. McRae, « que pendant plus de deux siècles les hommes blancs, mûs par tous les instincts inquisitifs de la race, aient voyagé le long du lac Témiscamingue, aient campé sur ses rives et n’aient pu obtenir le moindre renseignement de leurs compagnons ou des indigènes au sujet de ces riches filons argentifères qui gisaient à l’ombre de leur campement… »


LE ROCHER D’ONOBATONGA



Longtemps, très longtemps, la vallée de l’Outaouais fut ignorée des colons, comme d’ail­leurs bien d’autres parties du pays. C’est que, suivant un usage qui a longtemps nui à la colo­nisation, les cultivateurs riverains du Saint-Laurent, au lieu d’encourager leurs enfants à aller se battre contre les bois francs, à l’inté­rieur, préféraient morceler et épuiser leurs ter­res plutôt que de voir leurs fils s’éloigner du clocher natal qui se mirait dans les eaux du fleuve.

Aussi bien les grandes compagnies de com­merce de pelleteries, comme la Compagnie du Nord-Ouest et celle de la Baie d’Hudson, ne te­naient en aucune façon à voir envahir par les défricheurs, l’habitacle des bêtes dont elles ti­raient leurs richesses, pas plus qu’elles ne désiraient voir les commerçants de bois et les prospecteurs. Elles avaient intérêt à cacher la vérité sur les richesses en forêts, en bonne terre arable et en minerais que récelaient les domaines qu’elles gardaient si jalousement.

De sorte que ces immenses forêts du nord-ouest de la province de Québec, jusqu’à il y a cent ans, ne furent sillonnées que par les chasseurs, sauvages et blancs, ces derniers qui remplaçaient les aventureux coureurs de bois d’autrefois.

Et c’est ainsi que les vallées du Saguenay, du Saint-Maurice et de l’Outaouais furent si longtemps fermées à la colonisation et à l’exploitation forestière et minière.

Mais en ce qui regarde le territoire arrosé par la rivière des Outaouais, Philémon Wright, fils de cultivateurs du comté de Kent, Angleterre, venu tout jeune au Canada pour s’établir, ayant décidé d’exploiter des terres neuves et les forêts vierges de son pays d’adoption, d’une endurance peu commune et d’une volonté de fer, n’était pas homme à fléchir devant les difficultés que les compagnies dressaient devant ceux qui tentaient de violer leurs domaines.

Philémon Wright avait décidé de ne tenter un établissement sur un point quelconque de la rivière Outaouais qu’au début d’octobre 1799. Parti de Montréal, il entreprit de monter aussi haut qu’il pourrait. Accompagné de deux compatriotes et au prix de difficultés sans nombre, après vingt jours d’un trajet pénible, il parvint, le 20 octobre, à l’endroit où s’élève aujourd’hui la ville de Hull dont il fut le fondateur.

Les explorateurs firent l’inspection du township qui s’étend en arrière de Hull. Afin d’avoir une idée du pays et des alentours, ils escaladèrent une haute colline et montèrent à la cime altière des plus grands arbres qui poussaient sur ces hauteurs. De là, à perte de vue, ils promenèrent leurs regards sur des espaces sans fin.

« La scène qu’ils contemplèrent du haut de cet observatoire », raconte Joseph Tassé dans la biographie qu’il a écrite de Philémon Wright, « est semblable à celle que vit du Mont-Vision un héros des PIONNIERS de Fenimore Cooper. Les feuilles étaient tombées en partie, les sommets des montagnes voisines étaient dénudés et on y remarquait seulement le feuillage de quelques arbres toujours verts ou plus lents à quitter leur manteau de verdure. Partout, s’étendait la forêt immense serpentée par quelques cours d’eau… Pas d’éclaircies, pas de hutte, pas de sentier, pas de traces de la présence de l’homme. Ils examinèrent longtemps cette solitude silencieuse puis, satisfaits de leurs observations, ils descendirent le cours de l’Outaouais. »

Un peu plus tard, Philémon Wright put trouver autant d’hommes qu’il voulait pour l’accompagner dans sa tentative de coloniser ce coin obscur de la vallée outaouaisienne.

La courte description que l’on vient de lire de cette partie de l’Outaouais pourrait être celle de toute la vallée de l’historique rivière. Depuis les aventureuses expéditions des de Troyes, des d’Iberville et des de Maricourt, la vallée outaouaisienne avait jalousement gardé les mystères de sa farouche solitude. Pendant plus d’un siècle et demi, aucune trace de civilisation. Le bruit solennel des chutes, comme celles de la Chaudière, les hurlements du vent dans les frondaisons, le concert perpétuel des oiseaux, les cris et les appels des bêtes fauves avaient seuls troublé l’écho sauvage de ces lieux.

Mais, au commencement du siècle dernier, à ces concerts éternels de la nature vint s’ajouter le bruit des coups redoublés de la cognée des hommes que Philémon Wright était allé chercher un peu partout pour ouvrir à l’industrie ce formidable massif forestier qui s’étendait, peut-on dire, des portes de Montréal à la poche immense que forme la Baie James, fin nord.

Puis, plus tard, beaucoup plus tard, et plus loin dans la vallée, au son de la hache frappant les arbres séculaires, dont la chute faisait trembler le sol, s’ajouta celui du pic du prospecteur creusant la terre rocheuse.

Ce fut encore sous la poussée audacieuse d’un Wright que le sol outaouaisien dut s’entr’ouvrir pour laisser échapper ses premières richesses minéralogiques. Philémon Wright commença l’exploitation du sol et de la forêt de l’Outaouais ; un de ses descendants, E. V. Wright, un demi-siècle plus tard, entreprit l’exploitation de son sous-sol.

Et ce fut à la mine de l’enthousiaste Coignac, que nous n’avons pas oublié, que l’on s’attaqua en tout premier lieu…

Qu’est-ce que ce sauvage, que nous appellerons l’Ours Gris, avait derrière la tête quand, un jour de l’année 1826, il alla proposer à Tiberius Wright, fils de Philémon Wright, de le conduire à une mine dont lui et les siens connaissaient l’existence dans le haut de la Gatineau ?

Philémon Wright avait appris que tout le territoire qui s’étend entre la Gatineau et la rivière des Outaouais, récélait des minerais de grande variété : or, cuivre, fer, plomb, et qu’il se trouvait, entre autres, de nombreuses couches de plombagine plus haut sur l’Outaouais, sur les rives de la Gatineau et autres affluents de la Grande Rivière.

D’ailleurs, au temps de l’établissement de Hull, les sauvages de la région apportaient souvent aux Wright de riches échantillons de substances minérales. Et cela, eut-on dit, mettait l’eau à la bouche de ces hommes avides des richesses du sol canadien. On offrit aux sauvages de riches présents pour conduire les blancs à ces gisements. Mais les indiens, finauds, refusaient.

Un jour, l’Ours Gris se présenta à Tibérius Wright et, acceptant une carabine qu’on lui offrait, il s’engagea à le conduire à l’une des mines qu’il connaissait.

« Moi, dit-il, sait la mine… pas loin… deux flèches… fer, beau, beau, beaucoup… »

On comprit qu’il s’agissait d’une mine de fer à deux portées de flèche. M. Wright accepta. Mais au moment où il allait partir en compagnie du sauvage, les squaws du campement indien, par des manifestations de toute nature, s’opposèrent énergiquement à leur départ. Ces femmes obéissaient à une superstition qui existait dans leur tribu où l’on croyait que les bêtes des bois fuiraient loin de leur territoire de chasse dès que l’un des leurs dévoilerait aux blancs l’existence des roches précieuses. Tibérius Wright dut abandonner à regret son projet.

Mais son père était plus énergique et plus entêté. Il résolut de se passer de l’Ours Gris et de ses semblables et de chercher lui-même les mines dont les indiens avaient apporté des échantillons qu’il avait jugés très riches en fer.

Usant de toutes les circonlocutions nécessaires dans les conversations des blancs avec les sauvages, Wright avait cru comprendre que quelques-uns de ces gisements de fer se trouvaient dans les montagnes abruptes dont la crête élancée dentelle l’horizon en arrière de Hull. Il organisa une expédition formée de lui-même, de John MacTaggart, ingénieur, de Thomas MacKay et d’un autre compagnon. Ils partirent à cheval, chargés de vivres, de tentes, de haches, de marteaux et d’autres instruments.

Le voyage ne fut pas tout à fait une excursion de plaisir. On avait à parcourir une impénétrable forêt de pins et d’érables aux troncs serrés les uns contre les autres et dont les branches inférieures s’entrecroisaient ; puis des clairières de broussailles et d’arbres renversés par la tempête.

MacTaggart surtout, peu habitué à voyager à cheval dans de pareils fourrés, fut loin d’éprouver les jouissances dont parle Byron : « A pleasure in the Pathless woods ». Il fut la victime de maintes mésaventures dont s’amusèrent ses compagnons plus aguerris que lui contre ces obstacles.

Bref, on arriva au sommet des montagnes. La crête couvrait une étendue de plusieurs milles. Les rochers étaient couleur de rouille, ce qui indiquait, à n’en pas douter, la présence du fer. Il sembla aux explorateurs qu’on pouvait facilement établir en cet endroit des usines. L’accès pouvait en être rendu facile grâce à un chemin qui escaladerait facilement les montagnes. Et il y aurait non loin de là les chutes de la Gatineau qui pouvaient fournir l’énergie nécessaire. Enfin, tout alentour, on remarquait des bosquets de bois dur qui devait fournir du bon charbon de bois.

Quand les explorateurs arrivèrent à Hull, ils avaient des sacs remplis de spécimens divers de minerai de fer et de pierre calcaire, des morceaux de marbre veiné de vert et de blanc, des masses de cristaux cubiques qui faisaient naître les plus belles espérances.

Quelques semaines plus tard, on fondait la « Hull Mining Company » qui avait pour objet d’exploiter les minerais de fer, de plomb, de marbre et de granit que récélaient les montagnes de l’Outaouais et de la Gatineau. Philémon Wright était le président de cette compagnie qui fut probablement la première compagnie minière de la province de Québec.

Une autre compagnie s’organisa plus tard pour exploiter ces mines des montagnes de Hull et la première fonte de minerai eut lieu le 18 janvier 1867 ; des forges s’établirent dans la région dont le produit commandait un bon prix sur le marché…

Mais tous ces événements se passaient dans l’Outaouais inférieur… Alors, on n’osait, ou on n’avait pas les moyens de remonter plus haut la rivière qu’avaient pourtant affrontée avec tant de courage, en 1686, le chevalier de Troyes et ses compagnons.

Seuls les sauvages continuaient de sillonner la vallée de l’Outaouais et seuls aussi continuaient-ils de posséder le secret des mines dont les filons, à partir des montagnes de Hull jusqu’à la Baie James, veinaient en tous sens ce riche territoire.

Et dans cette séculaire solitude, un petit point indiqué depuis près de deux siècles sur les bords du lac Témiscamingue : la mine de Coignac qui, dans sa tombe ignorée, devait se demander ce que faisaient les hommes qui n’avaient fait encore jusqu’ici que détacher, du rocher que lui indiquèrent les sauvages, quelques grossiers fragments…

Qu’est-ce qu’ils attendaient donc, ces Wright du commencement du siècle dernier, Philémon, Tibérius, Ruggles et Christopher, McTaggart et Thom MacKay, et les autres, pour pousser leurs recherches jusqu’au lac Témiscamingue ? Pourquoi n’allaient-ils donc pas plus loin que ces montagnes de Hull ?… Eh ! ce n’est pas sous les chutes de la Gatineau qu’ils trouveront des trésors, que diable !

Et ces sauvages, déjà amollis, gâtés par la civilisation, ont-ils jamais remonté l’Outaouais plus haut que le Rocher Fendu ou le Rapide des Chats ? Ne connaissent-ils donc que ces misérables filons de fer qui veinent les abords de la Grande Rivière ? Ou bien auraient-ils abandonné les aventureuses randonnées de leurs ancêtres dans les solitudes sauvages des lacs Témiscamingue et Abitibi ?… Ignoraient-ils totalement l’existence de la mine du Témiscamingue découverte par les anciens ?

Mon pauvre Coignac, il faudra attendre à 1850. C’est long, cent soixante-quatre ans ; mais la patience est illimitée. Voici venir un autre Wright… Décidément, ces Anglais, qu’on allait chasser des redoutes de la Baie d’Hudson en 1686, sont tenaces. — Ce Wright ne tient qu’à un fil… de parenté à Philémon, le fondateur de Hull. Il est marchand de bois, comme lui, à Ottawa. Une fortune de famille lui a permis d’acquérir d’immenses limites forestières dans la vallée de l’Outaouais. Il ose même aller entreprendre des chantiers de coupe de bois sur les bords du lac Témiscamingue. Quelle audace ! Et c’est un Anglais, un compatriote de ce Johan Bridgar, gouverneur du Fort Nelson en Baie d’Hudson en 1686 et qui donna tant de fil à retordre aux chefs de Coignac et à ses compagnons ; c’est un Anglais, mon pauvre Coignac, qui, un jour de 1850, « redécouvre » et commence à exploiter ta chère mine où, le 24 mai 1686, tu conduisais ton valeureux chef, Pierre de Troyes, passablement incrédule, à la vérité… tu t’en souviens, Coignac… Et toi aussi, — tu doutais un peu de la valeur de ta mine lorsque ton chef et toi retourniez à votre canot où de bons sauvages vous épargnaient la faim en vous faisant cadeau d’un bon quartier d’orignal… Mais tu n’en désirais pas moins voir ta mine exploiter, un jour, n’est-ce pas ?

Et ce jour arriva.

Ce jour-là, en 1850, des hommes d’Edward V. Wright qui bûchaient, au bord du Témiscamingue, du « grand bois carré », parvinrent à un rocher où ils aperçurent comme des pierres concassées ; ici, des roches fracturées, là, comme une tentative de forage dans le rocher… partout, des cristaux en masses saccharoïdes, en masses grenus ou compactes, d’un gris métallique bleuâtre… Diable. Qu’est-ce ? On est pourtant les premiers, ici !…

Le « boss » était alors au campement de la Grosse-Île. Le soir, les hommes lui racontèrent leur découverte à Onobatonga.

En vertu, sans doute, des mystérieuses transmissions fluidiques de l’atavisme, le « boss » avait quelques gouttes de sang de prospecteur dans les veines. Il les sentit bouillonner.

Le lendemain matin, en compagnie de ses bûcherons, il se rendit au rocher d’Onobatonga… De la roche rouillée ; pas de doute possible. Il y a du fer ici, à moins que ce soit de l’argent, ou simplement du plomb… cette couleur ! des roches micacées !… Il creuse. Plus de doute, c’est de la galène. Edward Wright ne prétend pas s’y connaître beaucoup dans la science du chercheur de minéraux, mais après avoir creusé davantage, il pensa sérieusement au plomb argentifère. À la richesse des essences de ses concessions forestières allait peut-être s’ajouter celle d’un riche minerai. Veine alors !

Edward Wright était entreprenant. Il organisa aussitôt une équipe d’hommes qu’il mit à forer le rocher en tous sens. Il fit venir de Montréal un ingénieur en mines qui confirma sa découverte. La mine devait être fort riche en sulphure naturel de plomb. Et l’on creusa davantage. On expédia aux États-Unis des échantillons de ces roches pour en faire l’examen ; le rapport ne permettait plus aucun doute. La galène pouvait même fort bien être mélangée avec des sulphures d’argent. Un riche filon, quoi !… se composant entièrement de conglomérat de la série de Cobalt…

Et après ?

On n’exploite pas une mine avec un cure-dents. De pareilles expériences exigent un outillage, des provisions, des fonds d’avance qui permettront d’attendre le coup de pioche heureux. Il ne faut pas seulement le flair, le courage, la ténacité, l’endurance, l’audace, la prudence ; il faut l’or, l’argent, pour extraire l’or, l’argent, le cuivre, le fer, le plomb ; il faut « faire la mine », c’est-à-dire l’exploiter en surface d’abord, décaper, faire les tranchées, les forages au diamant ; il faut procéder aux analyses des échantillons, forer des puits, creuser les souterrains… Et pour tout cela, un outillage coûteux, choisi avec soin, transporté souvent de très loin, installé avec minutie, d’après des études et des calculs de techniciens payés chers… Et puis, par-dessus tout, une vie terrible pour les mineurs : un soleil qui grille et, deux heures après, un air nordique qui frigorifie ; et quand par hasard le temps devient quelque peu favorable, des armées de moustiques qui dévorent vivants les hommes et les bêtes…

En 1850, E.-V. Wright n’était pas plus outillé que ne l’étaient, en 1686, Pierre de Troyes et Coignac pour tirer parti de la mine argentifère d’Onobatonga. La coupe des grands pins de la vallée n’exigeait que de bonnes haches d’acier et l’eau aidait singulièrement au transport des grumes.

L’exploitation de la forêt payait plus que celle du sous-sol.

Bref, E.-V. Wright, lui aussi, abandonna la mine, du moins pour cette année-là. La galène d’Onobatonga va-t-elle aller s’accumuler aux greniers des vieux minéraux ?…

Pas encore. Voilà qu’en 1870, E.-V. Wright revint à la charge et attaqua pour de bon la vieille mine. Coups de pioche et de pic pendant quelques années. Les foreuses se mettent de la partie et creusent un commencement de puits. On extrait de 2,500 à 3,000 tonnes de minerai qu’on fait soigneusement analyser.

Les rapport des techniciens soulèvent l’intérêt. Peu après, E.-V. Wright, J.-M. Carrier et M. Eustis, de Boston, creusent un puits, mais de douze pieds seulement, duquel on extrait une dizaine de tonnes de minerai qu’on expédie à Ottawa. On ne donne nulle part le résultat de ce « shipment ». On en fait un second sur un radeau qui se brise malheureusement dans les rapides des Deux-Rivières. Après quoi, pendant quelques années encore, la mine entre dans le silence de la vallée.

Mais il y a des Mécènes pour les mines comme il y en a pour les institutions de charité. En 1885, Georges Goodwin et G.-T. Brophy avancent l’argent nécessaire pour creuser un puits de cinquante pieds, faire l’installation d’un petit bocard de cinq tonnes avec outillage mécanique, creuser quelques tranchées. Hélas ! peu après le feu détruisait cette primitive installation. Fut-il extrait du minerai du nouveau puits ? Aucun rapport ne l’indique.

Ce ne fut pas encore la fin de la mine d’Onobatonga qui avait la vie dure.

Vers 1890, Robert Chapin, alors président de la « Ingersoll Rock Drill Co, » de New-York, acheta la mine en faisant un paiement, avec droit de priorité pour l’achat final, sur la base de $125,000. Il installa en cet endroit la première foreuse à air comprimé qu’il y ait eu dans le pays, construisit un moulin de soixante tonnes et creusa le puits existant jusqu’à 250 pieds de profondeur. On extraya des quantités considérables de concentrés dont la valeur ne pouvait être déterminée à cette époque. Mais M. Chapin, à la suite de placements malheureux, dut abandonner l’exploitation de la mine du Témiscamingue qui retourna aux Wright.

En 1895, Wright vend sa mine à la « Petroleum Oil Trust Co », de Londres, Angleterre, qui continue de creuser le puits en même temps que de nombreuses tranchées. Elle mit de nouveau le moulin en opération et tira plusieurs tonnes de concentrés qu’elle expédia à Swanzea, pays de Galles. Il semble que la nouvelle exploitation ne fut pas de longue durée. Le 18 juin 1921, les membres de la « Ontario Mining Association » sur l’invitation de la « Temiskaming Mine Ménagers Association » visitèrent la mine du Chevalier de Troyes, comme on l’appelait encore parfois. On n’y travaillait plus. Mais le moulin et toutes les bâtisses adjacentes étaient encore debout et en bon étât malgré que la plupart des pièces de la machinerie eussent été enlevées. On constata que la « Petroleum Co » n’avait rien épargné pour faire une installation moderne. Les bâtisses étaient avenantes, d’un style agréable, et durent être fort bien entretenues, pendant qu’on y travaillait.

Enfin, quelques années plus tard, en 1905, la mine Wright fut acquise par la Cie Timmins McMartin, de Montréal, qui en fut la dernière propriétaire. Il ne semble pas que cette compagnie en ait fait même la moindre tentative d’exploitation. Elle fut totalement désaffectée vers cette époque…

La géologie de surface autour de cette mine a été minutieusement étudiée en 1899, par A. E. Barlow, de la Commission Géologique du Canada, par W. G. Miller, en 1905, et par M. E. Wilson, en 1910. À cause du mauvais état des puits, ils n’ont pu examiner l’exploitation souterraine. Ils ont pu constater qu’à un mille environ au sud-est, il se trouve une colline élevée de quartzite et d’arkose en couches horizontales qui peuvent appartenir soit à Gowganda, soit à la formation lorraine de Cobalt. À environ un quart de mille au sud de la mine, des calcaires paliozoïques en plature affleurent sur le rivage du lac. Bref, le minerai de la mine d’Onobatonga est une brèche formée de fragments de conglomérat de Cobalt cimentés avec de la calcite blanche à gros grains, de la galène et de la blende.

Mais, hélas ! plus on creusa, plus on s’aperçut que le minerai était pauvre, peu rémunérateur en regard de ce que coûtait son exploitation. En définitive, on livra la mine d’Onobatonga à la solitude séculaire des lieux. Elle entrait dans l’histoire après une existence de 229 ans dont un siècle et demi dans le calme de la sauvagerie.

Et depuis, la lèpre des abandons a conquis l’historique rocher d’Onobatonga ; l’herbe pousse en toute liberté dans ses anfractuosités, les broussailles recouvrent les débris des travaux jadis exécutés, l’eau de pluie croupit dans les creux ; et les oiseaux sauvages continuent en sécurité leurs concerts dans les cimes qui s’élèvent ici et là parmi les clairières du chantier. Règne là, depuis plus d’un quart de siècle, la tristesse des choses abandonnées…

Mon pauvre Coignac, tu peux le voir, aujourd’hui, ce n’est pas une très grosse fortune qui, en 1686, passait au nez du Roi de France…


DE LA GÉOLOGIE AU CLAIR DE LUNE


La journée avait été chaude, accablante. Les membres de l’équipe de géologues envoyée par le gouvernement de Québec pour étudier la bande huronnienne reconnue du lac Chibougamo avaient peiné tout le jour sur un plateau de roches éruptives, détachant avec difficulté, sous des couches de terre, de mousse et de calcaire, des fragments de roche diabase, shistes verts et serpentine, minéraux industriels, qui laissaient déjà entrevoir pour les prospecteurs d’initiative, des fortunes à réaliser, en particulier sur cette bande zébrée de boursoufflures pierreuses qu’on eût dit brassé par le soc désespéré d’un géant et qui ne constituait qu’une section minime d’une formation qui pouvait se continuer vers le sud-ouest jusqu’aux lacs Abbitibi et Témiscamingue, puis à Sudbury et au lac Supérieur…

Le soleil de juillet cuisait la terre, chauffait à blanc les rochers et accablait les hommes.

Pendant ce temps, les aides avaient dressé la tente sur une élévation au pied de laquelle serpentait une rivièrette et dont une partie était couverte d’épinettes noires. De cette colline, le soir, le paysage ambiant était ravissant. L’air y circulait librement faisant sourdement bruire les aiguillettes des résineux touffus qui se pressaient les uns sur les autres, s’embrassant en de longues étreintes. En bas apparaissait le ruban noir de la rivière que faisait, ici et là, scintiller le soleil couchant. À l’occident, le ciel flamboyait de tout un incendie de couleurs.

Après le souper, les géologues, — ils étaient cinq — heureux du repos de la fin du jour, s’étaient assis, de ci de là, devant la tente, rêvant en fumant leur pipe, respirant avec délice l’air revigorant qui balayait légèrement la colline, les innondant comme d’une eau fraîche. Devant eux, un peu en contrebas, s’étendait, aux derniers rayons du soleil, un tranquille paysage de forêt aux teintes variées mais où dominait le vert sombre des résineux, de vallonnements souples, de plateaux bosselés, dominé au fond par une rangée de montagnes altières où l’on imaginait des panoramas gigantesques, comme d’un autre monde…

Car on était bien alors dans un autre monde ; sauvage, immésurable, à cent cinquante milles des premiers lieux habités… La douceur de rêver au sein de cette sauvagerie, de cette solitude lointaine !…

Mais le plaisir aussi, en cette heure douce du soir tombant, après les fatigues du jour, de causer des choses qui nous sont chères, pour lesquelles on a voué sa vie et qui remplissent tout le jour et l’esprit et le corps :

« Voici », dit tout à coup le chef de l’équipe, James MacKenzie, « Voici un pays fort dur mais franchement prometteur de richesses en grande partie insoupçonnées. Il y aura ici, mes vieux, des fortunes à réaliser… »

— Si on en juge, en effet, par les fragments de roche que nous avons recueillis depuis que nous travaillons ici, fit remarquer Robert Carrier, il y aura bientôt une ruée sur les bords des lacs Chibougamo, Doré et Mistassini. Ces rocs, vrai, sont pleins de minerai qui me semble, à moi, de la même formation que celui des régions de Porcupine et de Kirke-Lake…

— D’ailleurs, dit Peter Low, l’archiviste du groupe, en se levant pesamment d’une roche ou il était assis, nous ne sommes pas ici les premiers qui ont remarqué la richesse de cette formation où nous travaillons… Messieurs, ajouta-t-il avec solennité, dès 1870, on a découvert ici tout un district minier. Nous sommes, même les plus vieux d’entre nous, trop jeunes pour avoir vu ça… Cette année-là, 1870, on a découvert dans la vallée du Chibougamo des trésors minéralogiques qui furent toute une révélation dans le monde industriel. Plus tard, en 1904 et en 1905, et de cela, moi, pour ma part, je me souviens, on a localisé, pas bien loin d’ici, un très important gisement de quartz aurifère, de cuivre, d’amiante et de fer.

— Bah !… du fer, on en a trouvé partout dans la province, interrompit Jos. Dufour.

— Oui, de la pyrite, même depuis Jacques Cartier, peut-on dire, rétorqua Peter Low. Soumis à l’analyse, le quartz aurifère d’ici a donné un résultat qu’un expert savant du temps, John D. Hardman, a déclaré tout simplement merveilleux.

— A-t-on fait du lavage ? demanda Carrier.

— Oui, trente-six bien comptés, au plat, et l’or libre fut estimé à trois dollars la tonne. Et vous savez mes amis, qu’une teneur de cette valeur en or libre dans un dépôt de grandes dimensions donne l’espoir de résultats très satisfaisants.

— Ça peu promettre, en effet, fit l’un des hommes.

— Voici, continua l’archiviste en dépliant un papier qu’il venait de tirer de son « pack sack », voici quelques notes de l’ingénieur Hardman qui, en 1905, a parcouru tout ce territoire et qui a étudié surtout une veine de quartz découverte à l’Île-au-Portage. La valeur moyenne de l’or libre des échantillons analysés de cette veine a atteint $2.50 par tonne ; et même en séparant les échantillons de la grosse veine de ceux qui venaient de filons secondaires, la valeur de cet or libre était de $3.14 par tonne, teneur qui n’était pas sans surprendre l’ingénieur. Mais, continua Peter Low, Hardman constatait l’extrême variété du minerai découvert dans cette partie du Nord-Québec. Ainsi, la plus petite teneur en or qu’il a constatée fut de quarante sous par tonne de quartz tandis que la plus haute était de $11.48. Les plus riches échantillons venaient de l’excavation centrale de la veine où l’on a constaté de $8.00 à $8.64 la tonne. Bref, la valeur approximative totale de ce quartz en or a été déterminée par Hardman, après des essais sur nombre d’échantillons, comme variant de $8.00 à $10.00 par tonne.

— Mais avant Hardman, demanda Robert Carrier, avait-on découvert ici quelque chose d’intéressant ?

— Bien avant Hardman, l’explorateur James Richardson, en 1870, et mon homonyme, A.-P. Low, en 1885, avaient reconnu la similitude des roches de cette région avec celle de Sudbury et démontré que les granits qui se trouvent ici n’étaient pas de formation laurentienne, mais postérieure à la formation huronnienne, et que l’or devait s’y trouver.

Continuant de feuilleter ses notes, l’archiviste fit remarquer que cette veine de quartz aurifère du Chibougamo est située sur la côte sud-est de l’Île-du-Portage. Elle est près du sommet de la colline, à une élévation de cent-trente pieds au-dessus des eaux du lac Chibougamo et à quelques centaines de verges du rivage. L’or s’y trouve libre ou encore mêlé à des sulphures de fer et de cuivre…

Le soleil avait maintenant disparu derrière la montagne lointaine ; et la lune, en son plein, montait, répandant sur la forêt les lueurs blafardes de sa lumière laiteuse, faisant étinceler de frissons d’écaille d’argent la rivière qui coulait silencieusement en bas de la colline. Les géologues continuaient d’écouter, en rêvant, les propos de Peter Low. La fumée des pipes montait en liberté dans l’air calme. La colline était maintenant assoupie sous sa couverture de bois. Çà et là, se dressait, blancheur torturée par la nuit, le tronc d’un bouleau. La nuit doucement s’était couchée par terre et dormait comme un enfant. Sa respiration était si douce qu’on entendait à peine la brise. Dans le ciel d’un bleu ardoisé, des étoiles tremblaient, semblaient comme tourner au bout d’un fil. Le calme enveloppant de cette sérénité invitait aux expansions ou à la rêverie. Les hommes maintenant rêvaient.

Que sera, dans quelques années, ce pays de roches et de brousse ?… Des villes ? Des villages ? Aujourd’hui, tout ce territoire est vide. Ici et là, quelques campements de chasseurs et de prospecteurs entre les arbres et l’eau… Un commencement d’exploitation minière, par la « Consolidated Chibougamou Gold Field », non loin de la rivière Poisson-Blanc, au Lac-aux-Dorés ; et, à huit milles de là, la « Mine Abaski » qui commence à se développer avec profit. Mais partout, en général, des forêts encore vierges, des montagnes inexplorées ; ou bien des brousses sans fin, des étendues de rochers. Peut-être que demain, rêvent comme à l’unisson ces hommes, une ville naîtra ici, tout de suite dans le curieux état de « devenir » ; d’abord, à simple titre de campement minier, puis qui surgira prestigieusement sous la poussée d’un « boom », qui attirerait très vite l’attention mondiale ; et, crac ! un nouvel Eldorado ! Mine d’or à plein rendement ; carrière d’amiante d’une richesse inouïe ! Un âge héroïque et pittoresque qui commence !… Le plein jaillissement d’un merveilleux avenir !… L’élan vital d’une magnifique jeunesse, vite canalisée en un cours régulier !… Une ville qu’il faudra aménager et qui s’établira à la place d’un coin de la forêt dont, longtemps, on verra les restes sous figures de racines à demi pourries ou calcinées, au beau milieu des maisons. Tout a été si vite qu’on n’aura pas eu le temps d’enlever les « ferdoches »… Mais tout aura été immédiatement prévu pour une grande ville ; des rues et des avenues bien tracées, se coupant à angle droit et se numérotant selon l’usage américain : 1ère, 2e rue ; 1ère, 2e, 3e, avenue. Pas de pavage encore ! Quand il pleuvra, ce sera un bourbier épouvantable et l’on sera heureux de marcher sur des bouts de trottoir élevé sur pilotis… Les maisons, toutes en bois, seront d’une architecture rudimentaire et feront, d’abord, penser aux baraques de foire… La plupart seront des hôtels, des tavernes, des cinémas dont la musique marchera en plein jour. Il y aura aussi de jolis magasins où la division du travail… signe d’une civilisation avancée, n’existera pas d’abord. On achètera des cartes postales chez l’épicier qui vendra aussi du papier à lettres tandis que le pharmacien vendra des jambons… Une future ville champignon, quoi !…

À l’endroit où ils rêvent, peut-être qu’un jour s’élèvera une église, un grand hôtel, un théâtre !… Et tout ce territoire, quoi, on l’a jusqu’aujourd’hui à peine gratté. On n’a prospecté, en somme, que quelques points… Peut-être qu’un jour, ici, les prospecteurs viendront de tous les coins du monde ; leurs états civils seront incertains. Les plus faibles tomberont au seuil de la grande aventure. Peut-être qu’ici se lèveront les jours fabuleux du grand « rush » alaskien, celui de la Californie, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de la Sibérie, du Transvaal, de l’Inde, des Philippines… et que le nord du Québec fournira, un jour, quelques parcelles des quelques 1,500 milliards du métal précieux qui ont été extraits de la terre et des eaux depuis cinquante siècles… Le monde a soif d’or. Les mines s’épuisent ; d’autres surgissent. Des fortunes s’amassent, s’écroulent… mais, l’univers a besoin d’or. Ne suffit-il pas d’un coup de pioche heureux pour ouvrir un inépuisable placer ?… un « Witwatersrand » transvalien. Un coup de pioche, pas même ; un simple coup de pied ! À l’époque de la ruée en Alaska, un Suédois, croyant s’être fait rouler dans l’achat d’un claim réputé sans valeur, alors qu’il pataugeait dans les vignes du Seigneur, se rendit faire une première visite sur ce claim où, de colère, il frappa du pied une pierre. Stupéfaction !… il mit à jour une pépite de la grosseur d’un œuf ; et il tira de ce claim des centaines de mille dollars en quelques semaines…

Jos. Dufour, secouant de coups brusques les cendres de sa pipe sur un bout de roche, demande au chef de l’équipe :

« Mais dans vos notes, chef, il n’y a pas que du quartz aurifère, je suppose ? »

— Ah ! fichtre, non, mon vieux ! de l’amiante, du fer, du cuivre, du nickel, tout ce que tu voudras.

— En effet, interrompit Carrier, je sais qu’on a trouvé de l’amiante en particulier à l’Île d’Asbestos, dans le voisinage de la Rivière Rapide. Je crois qu’il se rencontre aussi de la serpentine contenant de l’amiante, sur les rives nord de la Baie-des-Îles.

— Et cette amiante, continua Peter Low, qu’on a jusqu’ici recueillie dans cette contrée, d’après les experts, vaut celle des Cantons de l’Est quant à la finesse et la longueur des fibres. Mes amis, je suis convaincu, pour ma part, que l’industrie de l’amiante ici prendrait une grande importance si la région où nous nous trouvons était reliée aux grandes villes par une voie ferrée.

— Mais il y aura tout de même bientôt, coupa Jos. Dufour, un beau chemin de terre, bon même pour les automobiles…

— Et ce sera la fortune du pays, conclut le chef. Je ne voudrais pas avoir l’air de vous faire un cours de géologie, mais je veux seulement vous rappeler qu’on ne trouve pas ici seulement de l’or et de l’amiante. Vous l’avez constaté comme moi, au cours de nos travaux, on trouve aussi du cuivre. Vous vous souvenez de la Montagne de la Peinture, ces pyrites de cuivre mélangées aux pyrites de fer qu’on a remarquées en petites veines entre les shistes verts et les langues de gabbro qui pénètrent le shiste ?

— Et du nickel, je pense ? questionna un des hommes de l’équipe.

— En 1906, répondit Peter Low, M. W. A. Blake, ingénieur en mines, a fait la découverte, ici, d’un important filon de nickel qui s’étendait sur une assez grande largeur. Ce métal, soumis à une analyse chimique, a donné un rendement de dix-sept pour cent de nickel pur, ce qui lui assurait la supériorité sur le nickel tant vanté de Sudbury…

L’ombre s’étendait de plus en plus sur le paysage ambiant. La lune, grande, ronde, « comme une roue de charrette », dit-on à la campagne, était déjà haute. L’air était d’une douceur de rêve. Dans quelques mares proches, on entendait le croassement des grenouilles. Est-ce loin ? Est-ce proche ? On ne sait. Dans la rivière, en bas, le saut brusque d’une truite hors de l’eau…

« Bref, conclut Peter Low, après avoir suivi, un instant, les jeux de la fumée de sa pipe dans la clarté lunaire épandue sur la colline, si l’on en juge par les découvertes de ceux qui nous ont précédés, il paraît certain que toute la région fourmille de minéraux industriels fort précieux. D’après Peter MacKenzie, la superficie de toute l’exploitation minière de ce pays est de pas moins de quarante milles de long par vingt de large.

— Et ce n’est, en somme, qu’un tout petit coin de notre province. Disons que c’est le cas de cet énorme massif dépassant deux millions de milles carrés en étendue, que les géologues européens appellent le « Bouclier Canadien » qui comprend nos Laurentides et qui révèle le fait géologique le plus important de toute l’Améri­que, puisqu’il fut le centre des développements du continent nord-américain, le « protaxis », di­sent les géologues canadiens, enfin, le point de départ de presque toutes les assises minéralogi­ques canadiennes.

— Tiens, voilà notre savant qui se réveille, fit en riant remarquer Jos. Dufour.

L’homme qui venait de parler sur un ton fort grave, tirant à chaque mot, de sa courte pi­pe de bruyère, une bouffée de fumée, paraissait friser la soixantaine. Le « père Lasnier », com­me on l’appelait le plus souvent, semblait être, en effet, comme le papa de l’équipe. Il n’en était pas le moins vigoureux ni le moins endurant. On l’appelait aussi le « savant », ou le sage. Si­lencieux, ne parlant jamais plus qu’il ne fallait, il paraissait constamment plongé dans de pro­fondes rêveries. Ou bien, aux heures du repos, il se plongeait dans des livres dont son « pack sack » était bourré : bouquins d’histoire, de sciences naturelles, de biographies de savants, d’aventures, de récits de voyage. Une heureuse mémoire le servait en toute occasion pour don­ner à ses compagnons un renseignement sur l’histoire, la géographie, même de précieuses particularités sur la plupart des sciences natu­relles. Il n’était jamais à court. Au reste, l’expérience de sa longue carrière passée à courir forêts, montagnes et plaines, fleuves, lacs et rivières, au sein d’équipes de géologues ou de forestiers, lui servait autant que ses lectures.

Ce soir-là, il fut d’abord, selon son habitude, silencieux. Assis sur un bout de grume, les coudes appuyés aux genoux, suçant de ses lèvres épaisses le bouquin d’ambre de son brûle-gueule, il semblait écouter autant son rêve que les propos de ses compagnons. Et tout à coup il parla.

Ce fut comme une détente chez les hommes, du coup regaillardis, juste au moment où la lune, déjà haute dans le ciel, on songeait à gagner la tente pour la nuit. La terre à cet instant rayonnait sous un féérique clair de lune…

« Mais qu’est-ce que vous entendez plus précisément, père Lasnier, par ce « Bouclier Canadien » ? demanda Jos. Dufour.

— C’est, mon garçon, cet immense plateau qui, sous la forme d’un U à très larges branches d’inégales longueurs, se déploie sur toute la partie nord-est de notre continent. Une de ces branches embrasse toute la péninsule du Labrador jusqu’au Saint-Laurent. Toujours très large, elle contourne la Baie d’Hudson, puis s’étend vers le nord-ouest, s’élargissant sans cesse : elle longe d’un côté la rive occidentale de la baie, et de l’autre, atteint l’embouchure du fleuve MacKenzie dans l’océan glacial arctique…

— La belle chose que de savoir quelque chose ! coupa joyeusement Jos. Dufour qui avait des lettres et qui était, à l’occasion, le boute-en-train du groupe.

Le « père Lasnier », imperturbable, continua :

« C’est le cas du bouclier, dont font partie nos Laurentides mais il en est ainsi de tout le territoire québécois aujourd’hui colonisé, habité, comprenant nos vieilles et nos nouvelles paroisses ; des plaines, des montagnes, et aussi de toute cette gigantesque cassure qui partage notre province en deux bassins géologiques distincts et qui est la bande orographique que l’on appelle ici, Montagnes Notre-Dame, là, Monts Shick-Schocks, ailleurs, en territoires « étatsuniens », dirais-je, Montagnes Vertes et Montagnes Blanches ou « Blue Hills » et enfin, « Cumberland », suite, sous quelque appellation qu’elle se présente, des Appalaches…

— « Intelligente, erudimini !… » fit encore l’irrespectueux Jos. Dufour, ce qui ne découragea nullement le grave et savant père Lasnier.

« Notre ami Dufour faisait remarquer tout à l’heure que de la pyrite de fer, il y en avait dans tout le territoire de la province de Québec. Il a raison. Mais on ne trouve pas que de la pyrite. Partout, si l’on cherche bien, on y trouvera du cuivre, du nickel, du plomb, de l’amiante, de l’or et bien d’autres minéraux. On en trouvera, dis-je. On en a trouvé et même dès les premières années de notre pays. En 1686, n’a-t-on pas découvert, sur les bords du lac Témiscamingue, la première mine de galène exploitée sur le continent ? Que dis-je, mes amis, plus d’un siècle auparavant, les indiens n’avaient-ils pas révélé à Jacques Cartier le cuivre, l’or, même les pierres précieuses — non malheureusement encore découvertes en notre pays — du territoire du Témiscamingue et de l’Abitibi compris dans l’ancien « Royaume de Saguenay » ?

— On a dit, père Lasnier, demanda Jos. Dufour, que cette mine du Témiscamingue était la première mine découverte au pays ?

— On l’a dit mais on se trompe. La première mine canadienne fut découverte et même exploitée exactement vingt-et-un ans avant celle du Chevalier de Troyes. Elle fut localisée à Gaspé. De bonne heure, on avait parlé d’or et de cuivre à l’entrée de la baie de Gaspé. En 1665, l’intendant Talon envoyait François Doublet à la tête de quarante hommes pour exploiter cette région où, avait-il écrit au ministre de France, « les espérances semblent fondées ». Doublet creusa quelques puits dont l’un de trente-deux pieds et expédia à Québec 9,000 livres de minerai dont la valeur malheureusement ne fut pas jugée appréciable. On abandonna le projet…

— Et maintenant, si nous passions au déluge, père Lasnier, interrompit de nouveau Jos. Dufour, riant de toutes ses dents. Pour être sérieux, ajouta-t-il, vous savez qu’on a trouvé du fer à la Baie Saint-Paul, la paroisse de mes vénérés ancêtres ?…

— Oui ; en effet, en 1666, sous l’intendant Talon. M. de la Tesserie lui fit un rapport sur d’importants gisements de fer au fond de la baie du Gouffre. Mais cette mine fut aussitôt abandonnée que découverte. À cette époque, allez donc exploiter une mine en un endroit qui était à peu près inaccessible, même à la fin du siècle dernier !…

— Oui, rétorqua Jos. Dufour, de l’autre côté du pain et en deçà de la viande…

— Dans ses premières lettres à Colbert, l’intendant Talon lui avait parlé des mines que la Compagnie des Indes Occidentales avait fait travailler à Gaspé. Les sieurs Doublet et Vreisnic avaient été envoyés de France aux fins d’exploiter ces mines. Le résultat fut peu brillant. « La mine mina la bourse des mineurs », lit-on dans le journal de Jean Doublet, fils du sieur Doublet qui, âgé de huit ans, avait accompagné son père et rédigea un récit de l’expédition.

— Mais, ma Baie Saint-Paul ?…

— Talon continua de faire des recherches afin de découvrir les ressources minières du pays. M. de la Tesserie avait cru trouver du cuivre et de l’argent dans les gisements de la Baie Saint-Paul. On découvrit l’erreur… Revenant du pays des Outaouais, le Père Allouez apporta à Talon des morceaux de cuivre trouvés sur les bords du lac Huron… Les mines de charbon du Cap Breton furent découvertes et Talon avait envoyé en France des échantillons de ce minérai qui fut trouvé excellent… Vous voyez, ajouta le père Lasnier, que de bonne heure dans la colonie laurentienne, grâce au père de la Nouvelle-France, on découvrait dans le sous-sol québécois, des richesses qu’on ne put malheureusement exploiter à cause de la pénurie des moyens.

— À propos de charbon ou de houille, M. Lasnier, fit remarquer Peter Low, vous n’ignorez pas, sans doute, que Talon a annoncé à Colbert la découverte d’une mine de charbon, au pied de la Côte de la Montagne à Québec ?

— Oui ; en effet, Talon écrivait à Colbert : « Ce charbon chauffe bien la forge. Si la mine se vérifie bonne, j’en pourrai faire tirer du fond pour lester et charger les vaisseaux qui retournent ici en France fort souvent sans aucune charge ; en ce cas, la marine recevra de lui un secours considérable, on pourra même se passer du charbon d’Angleterre. »

La mine de charbon de la Côte de la Montagne provoqua comme un concours d’érudition entre le « père » Lasnier et l’archiviste qui, comme avait fait le « savant », puisant dans son « pack sack » et déployant un papier, renchérit :

« L’année suivante », dit-il, « Talon écrivit à Colbert : « La mine de charbon dont j’ai fait la première ouverture, prenant son origine dans la cave d’un habitant et se conduisant sous le Château Saint-Louis, ne peut à mon sentiment s’exploiter qu’avec risque d’endommager le dict Château qui est sur l’écorre de la roche qui couvre la mine. J’essaierai toutefois de la trouver en baissant parceque nonobstant qu’il y en ait une très bonne au Cap Breton, les vaisseaux qui arrivent à Québec, s’y chargeraient avec plus de facilité qu’ils ne feraient ailleurs ».

— Talon avait la tête dure, fit remarquer Jos. Dufour. Tout de même une mine de charbon en-dessous du Château Frontenac d’aujourd’hui, c’est un peu raide !…

— C’est écrit dans les archives, répondit avec son calme habituel le père Lasnier. Voyez les archives fédérales du Canada, correspondances générales, volume 11, Ferland, page 59… C’est précis, hein, mon garçon et c’est le cas de dire : « Intelligite… erudimini »… Il y a plus…

— Quoi encore ? questionna Jos. Dufour…

— Il y a plus… Mais il est tard et nous sommes fatigués, hein, les vieux ? Si nous allions nous coucher !

— On a tout de même oublié la mine de fer du pays de mes aïeux, dit en se levant avec les autres, le bavard Jos. Dufour.

— Pas plus que celle de Saint-Urbain, mon vieux Dufour… tu vois ce calepin que j’ai dans ma main ? Eh ! bien, demain, à ta première heure de loisir, je te permettrai d’en lire quelques notes, et tu t’instruiras sur les richesses de ton pays ; bonsoir, les amis…

Et le père Lasnier, suivi de tous ses compagnons de l’équipe, entra sous la tente. Une brise légère s’était levée comme pour secouer la nuit. Elle se jouait sur les flots laiteux de la rivière, y traçant par places mille petites rides qui semblaient courir les unes après les autres.

À ce moment, le gros disque de la lune, couleur de citron, emplissait l’espace d’une clarté luisante qui frangeait d’opales les crêtes boisées, vernissait la colline et faisait paraître plus noire la vallée où murmurait la rivière.


LE CARNET DU PÈRE LASNIER


C’était un carnet à couverture de toile noire, aux feuillets jaunis et remplis d’une écriture ferme et drue ; mi-agenda, mi-mémorial où il y avait de tout : notes de lecture écrites parfois en style télégraphique, ailleurs, plutôt soigneusement rédigées ; itinéraires d’excursions, emploi de certains jours de travail ; pensées, réflexions ; un agenda-capharnaüm que le père Lasnier exhiba de son « pack-sack » également capharnaüm : un sac à tout mettre, comme il disait lui-même. On eût dit aussi du carnet un « livre de raison », comme on désigne un journal de famille.

Il remit solennellement le carnet à Jos. Dufour en disant à l’instar de la voix qui se fit entendre à saint Augustin : Tiens, « Tolle et Lege ».

Jos. Dufour, comme si c’eut été les fables de Lafontaine, prit, un soir, à compulser le cale­pin du père Lasnier, un plaisir extrême. Il en apprit de toutes sortes, comme il le déclara à ses compagnons. Il en apprit même sur les mines de sa Baie St-Paul. On croit qu’il n’en fut plus question ? Voire ! Voici ce que le « savant » de l’é­quipe a noté dans la correspondance générale des gouverneurs de la Nouvelle-France, plus particulièrement dans une « relation » faite par Jean Adam Forster, père et fils, au sujet des mines du Canada :

« À la Baye St-Paul, à dix-huit lieues en deça de Québec, il y a deux belles mines proche la scierie qui porte du plomb, de l’argent et un peu de cuivre, et qui est digne d’être travaillée avec vivacité : attendu qu’on en peut espérer un très grand succès. »

Et encore :

« De l’autre côté de la Baie, proche du Cap-aux-Corbeaux, paroissent quatre veines ou fi­lons superbes, l’une contre l’autre, qui dénottent de la mine de plomb, d’argent et de cuivre, quoi­ qu’il n’en paroisse beaucoup au jour mais qu’on trouvera en poursuivant la veine ».

Mais les mines de la Baie St-Paul, doit reconnaître Jos. Dufour, non sans un certain sen­timent de mélancolie, en restèrent là, malgré ce qu’en pensaient les messieurs Forster. Au fait, qui sont ces Forster, se demande notre Charlevoisien. Des Allemands ?

Eh ! oui. Le père Lasnier a noté un peu plus loin : « Les sieurs Forster, père et fils, mineurs allemands, que le roi en 1739, avait envoyés à Québec, sur la demande de M. Hocquart, firent un rapport sur les mines du Canada. Au lac Supérieur, ils avaient trouvé plusieurs mines de cuivre, au lac Nipissing, ils avaient vu cinq ou six filons magnifiques du même métal ; ils avaient aussi reconnu l’existence du cuivre à la Roche-Capitaine et aux Chaudières, sur la rivière des Outaouais. À la Baie St-Paul, ils signalèrent six belles veines de plomb et d’argent. « Aussi de tous les côtés », dit l’abbé Ferland, dans son « Cours d’Histoire du Canada » d’où le « savant » tire ses notes, « se présentaient des richesses minérales qui promettaient au Canada un avenir brillant ».

Sur un autre feuillet : Ah ! le père Allouez ! Ce missionnaire jésuite avait apporté à Talon des échantillons de minerai recueillis aux Outaouais.

« Dans l’été de 1669, Louis Joliet et Jean Péri furent envoyés par l’intendant pour reconnaître si ce minerai était facile à exploiter. On ne voulait rien négliger. Joliet ne put se rendre aux endroits indiqués. Le Père Allouez continua ses recherches. Quatre mois après son départ il n’était pas encore de retour, ce qui énervait Talon. Il reçut toutefois des échantillons qu’il envoya en France. Mais on ne put en définitive obtenir de renseignements précis sur le gisement exact de ces mines de cuivre indiquées par le Père Allouez. Talon dut quitter le Canada. Toutefois, dans une lettre qu’il écrivait au roi, le 2 novembre 1671, il disait : « Je ne me sens pas assez hardi pour promettre le succès de la recherche qu’on fait des mines mais je suis assez convaincu qu’il y a au Canada du cuivre, du fer, du plomb… « Et de l’or », ajoutait le père Lasnier dans son carnet. » « Mais ce pays est si vaste qu’il est malaisé de tomber juste à l’endroit qui le couvre. »

Mais il faudra bien attendre un siècle et demi avant de parler sérieusement de l’or canadien. Avant l’or, ce fut le plomb, d’abord. Vaines tentatives à Gaspé où le Sieur Doublet creuse en vain ; puis, le fer ; fiasco à la Baie Saint-Paul.

« Tiens !… s’écria, un midi, Jos. Dufour, qui feuilletait le carnet-capharnaum où un nom venait de le frapper : Saint-Urbain ! Je connais ça. Mais c’est chez nous, Saint-Urbain, oui, en arrière de la Baie St-Paul ! Lisons :

« P.-E. Dulieu, ingénieur de mines, dans une brochure sur les minerais de la province de Québec, a consacré une page au minerai de Saint-Urbain. Il existe là, sur un plateau et sur les pentes qui entourent le village, trois gisements de fer titané bien reconnus et susceptibles de donner de grosses quantités de minerai de fer ; ce sont la mine Coulombe, la mine « General Electric » et la mine du Fourneau. »

C’est bien ce que je me rappelle, fit Jos. Dufour qui continua sa lecture :

« Dans l’ensemble, la quantité de fer titané qui existe à St-Urbain est très considérable. Un sondage de la « General Electric » a trouvé du minerai à cent-vingt pieds de profondeur. Il n’y a aucun doute qu’avec des effleurements tels que ceux qui ont été reconnus, les amas minéralisés descendent encore plus bas et que c’est par des chiffres dépassant le million qu’on doit estimer ce minerai… Il ne s’agit ici que des mines de Saint-Urbain car une enquête ordonnée par le Bureau des Mines de Québec a porté sur plusieurs autres endroits. Or, il ressort que la plupart des gisements de notre province sont d’une nature un peu spéciale. Ces minerais de fer titanifère ou titané, sont en règle, mais une assez grande partie de nos ressources visibles en fer se trouve à l’état de sable magnétique… Aucun gite n’est favorablement placé par rapport au charbon… »

Excepté pour la mine de charbon de l’intendant Talon à Québec, pensa en souriant Jos. Dufour.

« Cap Santé », lut-il en une sorte de titre, dans le carnet. Voyons :

« On a parlé d’une mine de fer à Cap Santé, comté de Portneuf. C’est une veine assez considérable qu’on a découverte en 1830 ; une lisière de minérai de fer visible à demi en plusieurs endroits, courant est et ouest avec nombreuses manifestations, traversant toute la paroisse du Cap Santé à partir de la rivière Jacques Cartier, une lieue au moins de largeur, atteignant une grande profondeur et s’étendant en couches horizontales… On a présenté de cette mine des échantillons à l’exposition industrielle provinciale en 1851 ; et ces échantillons eurent le premier prix… Et tout cela est resté tel que c’est encore aujourd’hui… »

De sorte, conclut Jos. Dufour, qu’il semble que la première exploitation du fer fut faite dans la Mauricie. Notre « savant » en parle, je suppose… Voyons : Ah ! voici :

« Ce fut peu après la découverte de la Baie Saint-Paul qu’il fut sérieusement question de fer dans la région des Trois-Rivières, grâce à un rapport du sieur de la Cothardière à Colbert… Mais soixante années s’écouleront avant que soient établies des Forges du Saint-Maurice. En effet, ce fut au dix-huitième siècle, sous l’intendance de M. Hocquart, que cette exploitation fut commencée sur les bords du Saint-Maurice… »

« Mon cher Dufour, tu vas t’abîmer la vue à fouiller ainsi au clair de lune dans le calepin du « savant », s’écria un soir Peter Low, passant devant son ami qui, assis à la porte de la tente, déchiffrait tant bien que mal l’inépuisable agenda du « père » Lasnier.

— C’est vrai : Monsieur Low, ces sacrés nuages qui passent à toute minute sur la lune me donnent un mal du diable à lire… Mais je vous tiens, vous, vous allez m’instruire à votre tour en me disant ce que vous savez sur le sable magnétique dont je viens de voir une mention dans le carnet du « savant »…

— Volontiers, mon vieux. Tu veux, sans doute, parler du sable ferrugineux de la Côte Nord et du Golfe Saint-Laurent ?

Peter Low s’assied sur un bout de roche et commença par bourrer sa pipe. La soirée était d’une grande paix, d’une douceur de miel. En bas de la colline, la rivièrette grignotait les galets. Dans un arbre voisin, un oiseau pépiait en s’endormant. Sous la tente, le sonore ronflement d’un dormeur… En levant la tête, on buvait comme un vin d’étoiles.

« Pour dire vrai, il n’a été fait qu’un essai sérieux pour concentrer et fondre ces sables magnétiques sur une base commerciale. Je crois qu’on en est resté à cette première période des expériences ; et ces sables, découverts en abondance dans notre Labrador canadien, n’ont pas encore été exploités de façon profitable. Ce premier essai dont je parle a été fait à Moisie, 330 milles à l’est de Québec, en 1867 ; et voici en quelles circonstances. M. William Molson, de Montréal, avait organisé la « Moisie Iron Co », qui construisit huit fourneaux du système catalan et, pendant quelque temps, l’industrie fut assez prospère. Le sable était concentré sur des « tables à secousses » grâce à un procédé de séparation magnétique inventé par le Dr Hubert Larue, de Québec. Le produit concentré était alors fondu avec du charbon dans des fours ouverts. On obtenait ainsi la production d’une tonne de fonte par foyer et par jour. Mais la consommation en combustible s’élevait à plus de 6,000 livres de charbon de bois par tonne de fer. De sorte que le fer revenait à un assez haut prix. Une partie du métal ainsi obtenu fut expédié à Montréal où il fut employé à faire des essieux aux roues de wagons de chemin de fer. Ce fer était d’excellente qualité, presque comparable à celui qui nous vient de la Suède.

— Je sais aussi qu’on a expédié de ce fer sur les marchés américains, interrompit le père Lasnier qui, entendant parler de minerai, était aussitôt sorti de la tente où il somnolait.

— Tout marchait très bien, continua Peter Low, quand en 1875, le fer canadien fut soumis à des droits si élevés que la « Moisie Iron Co » dut fermer ses usines. Depuis cette époque, aucune autre tentative d’exploitation n’a été faite du sable ferrigineux de la Côte Nord qui se trouvait éparpillé sur différents points : à la rivière Moisie, à Natashquan, à Musquarro ; aussi à Mingan, à Manitou, sur la rivière St-Jean et à Betsiamitz.

« D’après un spécialiste, Geo.-E. MacKenzie, ce sable de la Côte Nord du Saint-Laurent comprend un mélange de différents minéraux tels que quartz, feldspath, grenat, olivine, magnetite et limenite ; ces deux derniers, comme vous savez, constituent respectivement les minerais de fer et de titane.

— Mais comment se fait-il, demanda Jos. Dufour, qu’il n’ait été fait qu’un seul essai d’exploitation de ce sable apparemment très riche ? Pourquoi les capitalistes refusent-ils de s’y intéresser ?

M. MacKenzie, répondit Peter Low, était sous l’impression que cette indifférence, qui l’avait aussi frappé, tenait aux difficultés naturelles à la courte durée de la belle saison dans cette partie du pays où, je le répète, abondent les dépôts de pyrite.

— C’est ce qu’a constaté, reprit le père Lasnier, l’éminent géologue que fut le comte Henry de Puyjalon, qui a parcouru cette Côte Nord pouce par pouce pendant vingt-cinq ans.

— À propos de Puyjalon, interrompit Peter Low, il est intéressant de lire son rapport d’une exploration géologique qu’il fit en 1880 pour le compte du gouvernement de la province et ce qu’il dit en particulier des alluvions aurifères de la rivière Pocachoo, puis de la grande rivière Saint-Augustin. Il y aurait même une légende…

Oui, en effet, j’ai cela dans mon calepin, interrompit le père Lasnier qui reprit des mains de Jos. Dufour le précieux agenda dont il lut quelques feuillets :

« La légende veut qu’un certain Écossais ait trouvé, dans des circonstances inattendues, sur une des montagnes du bassin de la rivière Pocachoo, une pépite d’or d’un volume énorme. Empressé de jouir de sa fortune, il quitta la côte et regagna son pays où il mourut avant d’avoir profité de l’aisance providentielle acquise. Mais il avait eu le temps de confier son secret à un neveu qui, en compagnie de deux de ses amis, s’en vint, un automne, sur les bords de la Pocachoo. Ils entreprirent aussitôt des recherches dont le succès ne fut pas ce qu’ils espéraient. Mais ils obtinrent en or une récolte assez bonne pour annoncer, en partant, leur retour prochain. Ils ne revinrent jamais.

« Henry de Puyjalon a voulu pénétrer cette obscure légende en se rendant lui-même à cet endroit. Il interrogea des indiens qui auraient connu ces chercheurs d’or écossais. Il découvrit même des traces de minage sur la montagne. Il a lavé à son tour des alluvions de la rivière, et, encore qu’il se soit servi pour cette opération d’un vulgaire gobelet de fer blanc, il a remarqué après le lavage un grain métallique qui avait toutes les apparences de l’or. »

« Et Puyjalon conclut quoi ? » interrogea Jos. Dufour.

— Que des formations ordinairement aurifères existent à proximité de la Pocachoo, répondit le père Lasnier ; que des travaux en vue de découvrir de l’or ont été exécutés jadis en ces lieux ; enfin, que les alluvions déjà fouillés recélaient des parcelles du métal précieux…

— Et, interrompit Peter Low, qu’il est très probable qu’il ne se produira pas, cette année encore, sur les bords de la Pocachoo, le grand « rush » de 1898 au Klondyke, sur les bords du Yukon.

— Et qu’il est aussi probable, fit à son tour le père Lasnier, que l’on ne découvrira jamais au Labrador canadien les diamants du Namaqualand aux rives de l’Orange…

« Et pourtant, continua le « savant », Henry de Puyjalon voyait sur les côtes labradoriennes tous les métaux de l’univers et même toutes les pierres précieuses. Je me rappelle avoir lu le récit d’un fameux rêve qu’il fit et où il assista à la décomposition en leurs éléments de tous les granits, les gneiss, les micaschistes, les trapps, les expansions porphyriques qu’il avait admirés en parcourant dans son canot le littoral labradorien… Alors, il vit onduler en laves les feldspath, couler en fleuves jaunes les quartz ; il crut distinguer dans la texture des sables de la grève des kaolins très purs aux veines rouges, tachées de violet ; il reconnut du cinabre, des cristaux de molybdenite, de bismuthine, de cobalt arsenical ; des filaments d’argent natifs au travers de pépites d’or pur ; des minerais de cuivre et de nickel qui se mêlaient à du fer hydraté et oxydulé… Puis, ce furent, ni plus ni moins, des pierres précieuses dont toute la côte était sertie ; des gemmes, des grenats qui jetaient des lueurs de sang ; des tourmalines noires, des corindons, des topazes jaunes, des beryls verts, des spinelles bleues, même une émeraude éblouissante, merveilleuse…

Hélas ! ce n’était qu’un rêve, coupa le prosaïque Jos. Dufour.

— Qui sait ! fit gravement le père Lasnier. Un rêve pour une partie seulement. Mais nous ne connaissons encore à peu près rien du sous-sol non seulement de notre Labrador, mais de toute notre province.

« D’ailleurs, il a révélé déjà beaucoup de ses richesses ; il ne faut pas seulement rappeler ce que récèlent la région où nous sommes et celle qu’on est convenu — à tort — d’appeler le Nord-Ouest du Québec — car cette région effectivement est à l’est — le Témiscamingue et l’Abitibi. On pourrait peut-être appliquer le rêve de Puyjalon à toute notre province. Je vous ai déjà parlé des Monts Notre-Dame, suite du Shick-Shock dont les terrains huronniens sont très riches en dépôts miniers, comme la partie qui traverse la Beauce dont on a connu le quartz et les alluvions aurifères…

« À propos, vous connaissez les circonstances de la découverte de l’or dans la Beauce, il y aura bientôt cent ans ?

— Vaguement, lui répondit-on.

— Voici à ce sujet ce que j’ai consigné dans mon carnet :

« C’est en 1846 que la première pépite d’or a été trouvée à Saint-François, dans la seigneurie de Rigaud-Vaudreuil, sur les bords de la rivière Gilbert, par une jeune fille du nom de Clothilde Gilbert qui devint, plus tard, l’épouse de M. Olivier Morin, de Saint-Georges. Un dimanche matin, elle aperçut au bord de l’eau quelque chose qui brillait. C’était une pépite d’or, grosse comme un œuf de pigeon. Aussitôt, M. Charles de Léry, seigneur du lieu, demanda et obtint du gouvernement le droit exclusif de chercher de l’or dans toute l’étendue de la seigneurie. Des recherches commencèrent et on recueillit des échantillons d’une valeur de $200.00. Mais les dépôts alluviaux étaient très irréguliers. Des compagnies se formèrent quand même : « The Chaudière Mining Co », « The Canada Mining Co », etc., qui tentèrent d’importants travaux de sondages et d’exploitation dans le lit des rivières des Plantes et du Loup. À Saint-Georges, on retira d’un arpent de gravier pour une valeur de $4,433 d’or ce qui laissa un profit de $2,248. Mais l’or fit soudain défaut dans tous ces endroits et les travaux furent arrêtés. On cite le cas des frères Poulin, de Saint-François, qui, en 1863, sur le bord de la rivière Gilbert, ramassèrent en une seule journée soixante-douze onces d’or en lavant du gravier au moyen de plats de fer blanc. En huit semaines, ils réalisèrent une somme de $7,550. »

— Mais tout cela est du passé, même d’un lointain passé, soupira Lasnier, en fermant son calepin. Dans cette belle région de la Beauce, si on exploite encore un peu d’or, c’est sur une bien petite échelle ; ce que l’on entend aujourd’hui, c’est la « chanson des blés d’or »…

— Ce qu’aurait dû plutôt chanter le poète William Chapman qui, entre deux poèmes tout de même, en 1881, a publié l’histoire, plutôt prosaïque, des découvertes d’or dans la Beauce, fit remarquer Robert Carrier qui était depuis déjà longtemps venu se joindre au groupe, mais qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

— Mais les Monts Notre-Dame, continua le père Lasnier décidément lancé, ne contiennent pas seulement de ces quartz aurifères des bords de la rivière Gilbert. On a découvert de puissants dépôts de fer magnétique dont s’alimentent les forges de Drummondville ; du fer chromé dans les environs du Lac Noir ; du cuivre sous la forme de pyrite dans les Cantons de l’Est, de l’antimoine dans le canton de Ham, tout cela dans le sous-sol de cette bande orographique dont font partie les monts Notre-Dame.

— Mais de tous les minérais de cette vague montagneuse, interrompit Peter Low, les plus importants sont, sans doute, les gisements d’amiante qui fournissent, sans exagérer, quatre-vingt-dix pour cent de l’asbeste mondial.

— Sans aucun doute, affirma le « savant ».

La nuit maintenant enveloppait la colline de sa fraîche humidité. La lune teintait de sa clarté vert-jaune le paysage silencieux tout plein d’odeurs de terre humide et de bois mouillé. Le clair de lune laissait voir des vapeurs crépusculaires flotter sur les flancs des monts rangés au fond du paysage, ainsi qu’une garde géante. L’astre caressait avec volupté êtres et choses. Parmi les roches de la colline, des herbes frissonnaient sur leurs tiges et, à la lisière du bois proche, les résineux se frôlaient en de plaintives caresses. En bas apparaissait encore le ruban moiré de la rivière qui semblait reposer, comme écrasée par l’épaisseur crépusculaire des arbres et des rochers qui la surplombaient.

En cette heure silencieuse, — les « lata silencia » de Virgile, — les hommes, un instant, respectueusement, se taisent. Et l’on n’entend plus que le glissement de l’eau en bas de la colline, le bruissement des aiguilles des résineux et quelques petites notes perlées d’oiseaux qui ne dorment pas encore…

Comment à cette heure exquise aller s’enfermer sous la tente obscure et pleine encore de la chaleur du jour ?

D’ailleurs, ce soir, le « savant » de l’équipe est en train. Ni les trémolos des petits chanteurs aériens de la lisière, ni les glouglous susurants de la rivière, ni le friselis des aiguilles des sapins et des épinettes ne pouvaient étouffer le ronron de l’écheveau qu’il avait décidé de dévider des souvenirs de ses études minéralogiques…

Et sa voix grave, de nouveau, s’éleva dans le silence nocturne :

« L’asbeste », mes amis ; « l’amiante, c’est le million », a dit A.-N. Montpetit ; c’est le million, et il y en a dans nos Cantons de l’Est des réserves emmagasinées pour des siècles. On a fait, lors de sa découverte chez nous, des rêves de fortune dont plusieurs se sont déjà réalisés ; et combien de gens ont ressenti les frissons de la fièvre que provoque une découverte en prenant le chemin du Québec Central pour aller voir, à Thetford, ou aux environs !… Car, dès lors, le million était en route pour le Canada, grâce à un petit chemin de fer que l’on était à construire quand, dans la grande ceinture de gites de corindon connue actuellement sur cent milles de longueur, furent découverts les premiers dépôts d’amiante ! On vivait alors, dans un pays presque totalement colonisé… N’est-ce pas aussi, dois-je rappeler en passant, à la construction d’un autre petit chemin de fer qu’on doit la découverte des gisements de nickel de Sudbury ; que c’est encore un chemin de fer qui recoupa la riche veine d’argent de Cobalt, à quelques milles seulement de la fameuse mine de plomb argentifère visitée en 1686 par le Chevalier Pierre de Troyes… Je rappelle cela en passant… Partout alors, continua Lasnier, en Allemagne, en Angleterre, en France, on s’occupait de cette asbeste oui s’employait de mille manières, alors qu’une dizaine d’années auparavant il était une rareté. Ceux qui s’en allaient vers Thetford savaient qu’on faisait avec cette substance du panier, de la peinture, des chapeaux, des lampes, des cloisons, des pipes, tous objets inflammables, qualité incroyablement précieuse… Et ce fut tout de suite, mes amis, dans le comté de Mégantic, une portion de la contrée bouleversée, sens dessus dessous, cailloux à droite, pierres à gauche : tranchées, trous, déblais et remblais partout ; puis des moulins, des grues mécaniques, des chevalements, des fabriques, des villages, des villes… et, dans le coffre des compagnies des parcelles du million prédit, tout cela dû à l’amiante, vieille peut-être de cinq cent mille ans mais dont la découverte ne date que d’un demi-siècle… un demi-siècle qui a vu surgir Thetford, Coleman, Ireland, Wolfestown, Adstock, et autres cantons où des milliers d’hommes vivent du précieux produit québécois…

— Notre « savant » devient lyrique, interrompit Jos. Dufour.

— Comment ne le serait-on pas, d’ailleurs, mes amis, devant la féérie qui s’étale devant nous ?… Plus prosaïquement, vous n’ignorez pas que notre province, par ses Cantons de l’Est, fournit au moins les trois-quarts de l’amiante en usage en Europe et en Amérique ?…

— Vivent les Cantons de l’Est ! cria l’incorrigible Jos. Dufour.

— Vivent deux fois ces Cantons de l’Est, continua le père Lasnier, car cette partie de notre province fournit également la presque totalité de la production canadienne du chromite qui donne, comme vous savez, le chrome, métal aujourd’hui universellement employé, surtout dans l’industrie de l’automobile…

— Je propose l’érection d’un monument au père Lasnier à Sherbrooke pour avoir, dans les solitudes du Chibougamo, un soir doré de juillet, au clair de lune, exalté avec l’éloquence d’un poète, la gloire des Cantons de l’Est…

Mais le « savant », peu sensible aux exubérances du gavroche Dufour, continua :

« L’année de la découverte du chrome par le chimiste français, Louis-Nicolas Vauquelin, en 1829, on découvrit des gisements de chromite en Russie, puis en Turquie ; ensuite, en Amérique, notamment dans l’État de Pennsylvanie et au Maryland. Mais l’exploitation de ce minerai dans ces pays fut lente. En 1897, on en fit une importante découverte en Nouvelle Calédonie et dans la Rhodésie Méridionale. La Turquie d’abord occupa la première place dans la production, puis ce furent la Pennsylvanie et le Maryland. Mais vinrent les découvertes dans nos Cantons de l’Est dont la production, assez faible d’abord, prit vite de l’importance à tel point que de 1827 à 1829, on en a exploité 185,000 tonnes alors que dans tous les États-Unis on en produisait 478,000 tonnes tonnes…

— Alors, ce Puyjalon avait raison, fit encore remarquer Jos. Dufour ; il y a de tout dans notre sous-sol. Du radium peut-être ?…

— Oui, peut-être, répondit le « savant ». Ce qui est certain, c’est que si nous n’avons pas de pechblende dans le sous-sol québécois actuel, nous avons le radium canadien dont la découverte, entre nous, a fait baisser le prix de cette précieuse substance, en ces dernières années, de $70,000 à $30,000 le gramme !

C’est encore trop cher pour en faire cadeau à ma blonde, fit le gavroche.

— … et cette découverte du radium au grand lac de l’Ours, en 1930, est dû au courage, à l’intrépidité et à la persévérance de l’un des nôtres, un Canadien français, Gilbert Labine.

— Bravo ! Bravo !

— Et cette pechblende découverte par Labine a provoqué la fondation de l’« Eldorado Gold Mines », de Port Hope, qui en extrait deux grammes et demi de radium par mois ce qui a eu pour effet, comme je viens de le rappeler, de faire baisser de la moitié le prix du radium du Haut Kotauga du Congo belge, seule source jusqu’alors de la substance découverte par Madame Curie…

— Mais si notre sous-sol, fit remarquer Robert Carrier, a passé à deux doigts de recéler du radium, il se montre tout à fait réfractaire au mercure…

— Du mercure, fit gravement le père Lasnier, mais oui… on en a trouvé chez nous.

— Ah !… firent à la fois tous les hommes, attentifs.

— Écoutez. En 1837, des chasseurs de Montréal en excursion de chasse le long du Saint-Maurice, trouvèrent, un jour, du mercure à l’état natif dans l’anfractuosité d’un rocher. Un filon de mercure… diable ! C’était la richesse. Le bruit de la découverte se répandit dans tout le pays comme une traînée… de mercure. Vite, une société se forma qui allait sans tarder entreprendre les travaux d’exploitation de ce trésor que l’on assimilait déjà à ceux de Kimberley dans l’Union Sud-Africaine, quand…

Et le père Lasnier, souriant avec malice, tirant de sa pipe quatre ou cinq bonnes bouffées de sa « verrine »…

— Quand ?… interrogèrent ses compagnons.

— … quand le Lt-colonel Joseph Bouchette, l’un de nos plus fameux arpenteurs-géomètres, entendit parler de la « mine de mercure du Saint-Maurice ».

— Et alors ?…

— … Bouchette demanda des renseignements sur l’endroit exact où se trouvait ce mercure ; puis, il s’écria : « Mais c’est le mercure de mon baromètre que j’ai brisé par accident durant ma dernière exploration au Saint-Maurice ! ».

Et c’était vrai.

Ce fut un bruyant éclat de rire dans l’air calme du soir.

— Ce sacré père Lasnier ! cria le chef de l’équipe. Allons-nous coucher sur cette bonne « joke ».

— Ça vaut le charbon de Talon dans la Côte de la Montagne à Québec, fit Robert Carrier.

— Encore mieux, reprit le « savant » qui voulait avoir le dernier mot de la soirée ; ça vaut le charbon de l’Île d’Orléans.

— Là aussi ? demandèrent tous les hommes, debout, prêts à gagner la tente.

— Il n’y a pas cinquante ans de cela, conta le père Lasnier ; en 1895, il y eut grand émoi dans le district de Québec. On venait de découvrir une mine de charbon dans l’ancienne Île-des-Sorciers. On voyait déjà miroiter des millions. Mais les géologues restaient froids. Ils se firent apporter des échantillons de la « mine », les analysèrent scrupuleusement et découvrirent un simple et vulgaire tuf sans aucune utilité. Et les millions restèrent dans la lune… Et la lune, voyez-la, mes amis, elle est déjà haute ; trop haute pour que nous y allions chercher des parcelles de ces millions que recèle notre sous-sol…

L’astre, en effet, avait totalement pris possession du ciel, et la nuit s’était appesantie sous un océan de nuages luminescents à travers lesquels brillaient quelques étoiles.

— Oh ! cria tout à coup Jos. Dufour. Regardez donc, on dirait une aurore boréale…

Les hommes s’arrêtèrent en groupe à la porte de la tente et levèrent la tête vers le ciel.

Au nord, tout au bord de l’horizon, s’éployait sur le ciel nocturne un pan d’une draperie de couleur bleu-gris, agitée d’un frémissement comme par quelque vent que les sens ne percevaient pas…

— Bah ! Le commencement d’une petite lueur aurorale… J’en ai vu bien d’autres, fit dédaigneusement le père Lasnier. Vous savez que les savants peuvent maintenant produire, comme cela, tant qu’ils veulent, des aurores boréales en bombardant tout simplement de l’azote avec des électrons… Pfuit !… des annonces de Néon… quoi !

Et les géologues rentrèrent sous leur tente.


SUR LA ROUTE DU PAYS DE L’OR


Le Rapide de l’Esturgeon grondait.

La rumeur assourdissante, à la fois colère et douce, pleine, riche de tous les tons, effaçait tous les autres bruits. Les cascades moussaient, grognaient, bouillonnaient et filaient, avec un ensemble vertigineux, une trépidante émulation, entre deux remparts rocheux bordés de voûtes d’épinettes et de pins. De grosses pierres, arrêtant soudain le cours de l’eau, avaient autour d’elles des bourrelets d’écume, sorte de cravates terminées en nœud de gaze blanche. Parfois, c’étaient des cascades plus fortes, souvent invisibles, et qui faisaient un gros bruit colère. Et, dans l’obscurité, cela devenait effrayant. La forêt avec son lourd silence et son ombre mystérieuse nous attriste ; et l’eau, l’eau grondante surtout produit le même effet. Les grands arbres gémissants, sanglotants de leurs branches et les grondements des chutes appellent, semble-t-il, la mort.

Et, justement, ce soir-là, un soir de juin de 1926, le Rapide de l’Esturgeon clamait la mort, comme un chien perdu, une nuit sans lune. La veille, il avait englouti deux vies et deux malheureux jeunes hommes dormaient quelque part, en un remous tranquille et paisible, comme un cimetière qu’il était devenu. Et l’on continuait d’imaginer, au fond de ce remous, des truites qui nageaient entre des bouillonnements d’écume…

Nous étions campés tout au bord du Rapide, au milieu d’une futaie immense où les pins s’élevaient droit du sol vers le ciel dont leurs ramures touffues interceptaient complètement la lumière. Aussi, bien qu’il fût à peine huit heures, c’était la nuit ; et ces fûts verticaux et groupés donnaient l’impression d’immenses piliers d’un temple à structure organique appelant par d’infernales clameurs de sombres sacrifices. Les lueurs phosphorescentes des cascades d’écume du rapide éclairaient, seules, les bords abruptement contournés et bifurqués en cépées…

Comme, en attendant le souper qu’on nous préparait en plein air, nous allions sous les pins, un peu plus loin, nous ne perçûmes plus que très affaiblis les grondements du rapide dont les colères se perdaient peu à peu ; et, du sous-bois, se mit à sourdre en ondes grandissantes, une symphonie intense, basse, profonde et vibrante. Ce chant montait, semblait dépasser les cimes des pins et retombait en sourdine pour reprendre bientôt, tumultueux, cette fois, et exaspéré à mesure que la brise nocturne qui venait de la rivière Ottawa apportait encore, en bruits vagues, les clameurs du rapide.

Comme un vol de corneilles, la nuit s’abattit lourdement sur le bois de pins. Des souffles doux venant du côté de la rivière agitaient les branchilles sèches et bruissantes des résineux. Du haut du talus, à travers la dentelle des troncs et des ramures, nous apercevions comme très loin le Rapide qui prenait dans le lointain clair-obscur des tons d’argent et de lait. La lune ne devait pas être éloignée de l’horizon car une grande clarté s’étendait à l’orient, faisant pâlir les étoiles. Bientôt, en effet, vers le haut de la rivière, ce fut un flot de lueurs blanches détachant nettement les dentelures de la forêt et des rochers. Dans la paix de la nuit, bercée, en bas, par les grondements sourds de l’eau, l’astre apparut comme un globe au-dessus du bois. Il semblait monter vite dans le ciel très pur ; et sa course semblait comme lui communiquer la beauté de la vie. Il prenait toutes les formes à travers les arbres et, comme une jonchée d’étoiles, il laissait tomber à travers le rapide une colonne de clarté qui se mettait à jouer, à trembler, à se heurter, selon la pureté de la surface de l’eau ou les soubresauts du courant, tantôt formant des ronds de points lumineux, tantôt comme des coulées d’argent en fusion. Un second jour atténué éclaira ce coin sauvage de la nature outaouaise. On voyait au loin des choses mystérieuses aux douces nuances et à plaisir, comme une fleur, on avait envie de cueillir toute cette beauté épandue dans l’espace…

Nos compagnons d’en bas nous crièrent que le souper était servi et nous descendîmes au campement. Il y régnait soudain une grande animation, comme un mouvement de vie inusitée. Une chaloupe à essence dont nous avions, quelques instants auparavant, entendu les détonations retentissantes, venait d’arriver portant huit hommes et quelques tonnes de provisions. C’était un groupe de prospecteurs de mines qui était parti, le matin, des frontières de l’Ontario, à Haileybury, et qui se rendait au canton aurifère de Rouyn, par les rivières Ottawa et Kinojévis. Les hommes, harassés déjà, débarquaient leurs provisions pour les « portager » à dos, en haut du rapide où, le lendemain, ils s’attendaient de monter sur le « Swallow », petit bateau qui faisait le service des mines du Rapide de l’Esturgeon au Canton Rouyn.

Mais un grand désappointement les attendait à leur arrivée au Portage. On leur apprit que le « Swallow », la veille au soir, portant un parti de sept ingénieurs, à la suite d’une fausse manœuvre, était allé s’abîmer aux pieds du rapide qui avait gardé sous ses flots tumultueux deux de ses occupants dont on avait, en vain, cherché les cadavres, pendant toute la journée qui venait de finir.

Cette nouvelle causa au chef de l’équipe comme une véritable consternation. Quand nous parvînmes dans la zone lumineuse du campement, il expliquait :

« Il nous faut à tout prix être au Lac Here demain soir ; c’est urgent. Les gens de notre compagnie qui sont là manquent de provisions depuis déjà plusieurs jours et nous sommes en retard. Encore quarante-huit heures et ces hommes souffriront peut-être de la faim, vous comprenez… À tout prix, il nous faut être à Rouyn demain soir… N’y a-t-il donc pas d’autres services de bateau ?…

— Il y aurait Dumoulin, de Ville-Marie, fit remarquer un homme du campement ; il mène depuis quelques jours un canot à gazoline du Portage à Rouyn. Il est parti hier soir pour les mines et doit arriver ce soir. Mais je doute fort qu’au cas où il arriverait même tout de suite, il consente à repartir comme ça, demain matin… Un homme c’est un homme, vous savez, hein ?…

Effet mystérieux du hasard… juste à ce moment quelqu’un cria :

« Le voilà, le voilà, Dumoulin ! »

Dumoulin arrivait, en effet, venant du haut du Portage où il avait laissé son canot arrivant de Rouyn. L’homme était las, fatigué, rendu, toute sa forte carrure et ses mouvements accusant le sommeil et la lassitude.

Il y eut un moment de silence qui fut, soudain, rompu par les sonores tuf-tuf d’un canot à essence qui abordait à l’atterrissage et d’où une voix aussitôt partit :

— Dumoulin est-il là ?…

— Oui, il arrive justement, répondirent plusieurs voix.

Dumoulin approcha ; et il y eut un court colloque entre lui et le nouvel arrivant du canot qui venait de Ville-Marie. Puis, tout à coup, Dumoulin réapparut, atterré. On le vit s’asseoir sur un tronc d’arbre, plonger sa figure dans ses deux mains et l’on crut qu’il sanglotait.

Il pleurait, en effet, silencieusement, de ces larmes d’homme qui font mal et qui rongent la face comme un acide…

« Une mauvaise nouvelle de Ville-Marie », fit remarquer quelqu’un.

Tous les hommes du campement soupaient en silence debout autour de la table rustique sur laquelle le « cook » déposait à tout instant des assiettées de grillades de lard, des morceaux croustillants de brochets capturés, le soir même, aux pieds du rapide, et de grands bols de thé noir fumant. La chute, près de là, grondait toujours, quelques-unes de ses cataractes hurlant comme à la mort.

Et l’ombre de la mort, en effet, une deuxième fois en vingt-quatre heures, planait par là.

Le conducteur du canot qui venait d’arriver avait appris à Dumoulin qu’un de ses fils, son cadet, le matin, en s’amusant, à Ville-Marie, le long d’un ruisseau gonflé par des pluies récentes, s’était noyé. Il avait neuf ans et était le favori du père qu’on venait chercher pour les funérailles…

Cependant le chef de l’équipe des prospecteurs ontariens qui, pendant ce temps était resté à l’écart avec ses hommes et qui ignorait le nouvel événement qui bouleversait le campement, s’impatientait contre tous ces incidents qui l’empêchaient de conclure une entente avec Dumoulin, finit par se rapprocher de ce dernier !

« Nous allons », lui fit-il, « approvisionner le camp minier du lac Here où l’on manque de provisions depuis déjà plusieurs jours. Nous devions prendre le « Swallow » qui a péri malheureusement. Nous voulons partir, quand même, sans faute, demain matin, et nous comptons sur vous… »

Dumoulin leva lentement la tête.

« Impossible, mon cher monsieur, impossible… S’il n’y avait que la fatigue, je vous conduirais dès cette nuit au Lac Here, mais on vient de m’annoncer qu’un de mes enfants s’est noyé, ce matin même, à Ville-Marie et je dois partitr demain matin dans ce canot. »

L’Ontarien parut consterné ; on crut qu’il allait abandonner la partie mais il se ravisa et, scandant ses mots :

« C’est urgent… et nous comptons sur vous, M. Dumoulin… Je comprends votre douleur, mais je vous sais un homme de devoir et d’humanité. Je vous affirme qu’il y a là-bas, des hommes que vous pouvez empêcher de souffrir de la faim… Ils n’ont absolument rien et nous attendent demain soir avec des provisions… »

— Mais… mon fils ?… fit Dumoulin éclatant en sanglots.

— Et nos hommes, là-bas ? riposta le chef des prospecteurs, froid, énergique.

Il y eut quelques minutes d’un silence profond pendant lequel, malgré les grondements du rapide, on eut pu entendre battre les cœurs dans les poitrines. Tous les hommes du campement s’étaient approchés et haletaient sous l’émotion. On fixait Dumoulin toujours affalé sur sa grume rugueuse.

Enfin, il se leva lentement, la tête penchée, s’essuyant les yeux du revers de ses rudes mains, puis, rejetant le long de son corps las, ses longs bras noueux, il dit simplement au chef des prospecteurs :

« Enfin, monsieur, puisqu’il l’faut… demain matin, à quatre heures… »

Telles étaient les difficultés qu’on rencontrait sur la route du nouvel Eldorado qu’on avait découvert, quelques années auparavant, dans cette partie de l’Outaouais moyen. Alors, on n’y parvenait que par la voie fluviale. Et ce chemin, c’était l’historique rivière des Outaouais.

Comme elle fut, dès les débuts du Canada, une route de passage vers l’Ouest ou les « pays d’en haut », cette rivière fut la route des premiers colons et des premiers prospecteurs de la partie sud du bouclier canadien. On sait qu’elle était connue, à l’origine, sous le nom de la Grande Rivière, puis la Rivière-des-Prairies et, selon Champlain, la Rivière-des-Algonquins, parfois la Rivière-des-Français, comme l’appelaient les sauvages. Au XIXe siècle, les marchands de bois l’appelaient la Rivière-du-Nord et la Rivière-des-Outaouais. Aujourd’hui, c’est la Rivière Ottawa. Contrairement à ce qu’on serait tenté de croire, les indiens Outaouais, ou « Cheveux relevés » n’ont jamais vécu sur les bords de cette rivière. Elle a pris leur nom du fait qu’après le massacre des Hurons et la dispersion des Algonquins, vers 1650, les Outaouais furent les seuls à se servir de cette rivière comme chemin de commerce et de traité. Les Outaouais vécurent d’abord aux Îles Manitoulin, puis près du lac Michigan.

L’histoire de la rivière Outaouais est celle d’une grande partie du Canada à son origine. Des guerres sanglantes furent livrées sur ses bords entre les Iroquois et les Algonquins d’une part, les Hurons et les Français d’autre part, et l’on n’ignore pas que c’est dans une partie de l’Outaouais Supérieur, au Long Sault, qu’eut lieu, en 1660, l’héroïque combat où Dollard des Ormeaux périt avec ses dix-sept valeureux compagnons. De 1637 à 1693, les rives de la Grande Rivière ont constamment retenti des cris de guerre et de mort des peuplades indien­nes. Mais, après un dernier combat, en 1693, près de l’Île de Montréal, les Iroquois se retirè­rent définitivement de la vallée outaouaisienne, et la rivière, qui n’avait jamais cessé toutefois d’être utilisée malgré les dangers qu’elle offrait, fut fréquentée autant qu’après la paix de 1665 à la suite de l’heureuse expédition de M. de Tracy, et qui dura dix-huit ans.

Sur cette route passèrent donc les miliciens, puis les explorateurs, les coureurs de bois, les trappeurs, sans compter les indiens ; puis vin­rent les « voyageurs », les hommes de chantiers, les marchands et, pour accompagner tout ce monde, les missionnaires ; enfin, il y eut ensuite les colons qui devinrent les cultivateurs des nombreuses paroisses érigées tout le long de la rivière, du Saint-Laurent au Témiscamingue ; puis, enfin, ce furent les chercheurs de mines.

Quelle belle histoire tout de même que celle de la vallée de l’Outaouais, au long de deux siècles ! Là, la tragédie la plus romanesque et la lutte pour la domination ont sévi de façon à enthousiasmer ces cœurs virils qui battaient dans les poitrines des d’Iberville, des de Troyes, des Maricourt et de tant d’autres coureurs d’aventures et chercheurs de gloire. Il y fut question de vastes forts avec des bastions de pierre, de navires de guerre, venus par le nord et tirant leurs bordées en bataille dans des eaux remplies de glaces ; et pour se rendre parmi les banquises de la Baie d’Hudson dans ce monde septentrional, des milliers d’hommes parmi les plus braves et les plus nobles de la France et de l’Angleterre, portant des noms de princes et de grands seigneurs, remontèrent à Grande Rivière… Et de cette sauvagerie du Nord, surgit une race d’hommes rudes et forts qui détinrent le pouvoir de vie et de mort, un peuple du « Wild » qui disparut quand un esprit plus vif, des chiens agiles et l’art du troc remplacèrent la poudre et les balles… La belle histoire !

Et si les anciens sauvages revenaient aujourd’hui dans l’Outaouais Supérieur, ils seraient bien surpris de trouver toutes ces villes et tous ces gros villages qui s’érigent sur leurs anciens terrains de chasse, ces usines, ces trouées à travers la forêt pour la transmission de l’électricité… Mais peut-être que dans le Nord, entre les grandes rivières, se reconnaîtraient-ils. Ce paysage général n’aurait guère changé. Ce sont toujours les mêmes lacs aux eaux limpides, les mêmes forêts de sapins et d’épinettes, les mêmes rivières cascadantes et les mêmes ruisseaux jaseurs ; les mêmes rochers, les mêmes vallons, les mêmes animaux, les mêmes plantes et les mêmes fleurs. Du haut des collines, ils verraient se dérouler la même mer moutonnante de verdure variée, ondulant vers le nord immense. Et, au-dessus de leur tête, par les beaux soirs d’été, ils verraient la Croix du Sud tourner dans le ciel profond, indifférente et éternelle.

Mais tout de même, en certains endroits, malgré l’éternité du paysage, à mesure que marche le temps, changent tout de même certains aspects de la sauvagerie ; et l’on voit aujourd’hui la grande forêt naguère habitée qui séparait l’Outaouais Supérieur du pays abitibien traversée par cette grande route Senneterre-Maniwaki et Mont-Laurier, déversant tout le long de ces lacets le pittoresque flux des voix et des muscles des civilisations de l’est ; des rires et des chants, de la vie et de la richesse. Là, comme ailleurs, l’histoire moderne avait été comme écrite d’avance par le destin qui depuis trois siècles presque la rédigeait en faveur de la survivance des plus aptes ; histoire, ancienne et moderne, tour à tour d’abondance et de famine, de larmes et de joies, de vies neuves et de morts rapides, aboutissant en définitive aux futures agglomérations de colons fondant les paroisses, de bûcherons faisant surgir les grandes usines et de prospecteurs élevant les villes minières champignons, tout ce monde se pressant maintenant tout le long de la route aquatique de l’Outaouais qui fut, peut-on dire, le Nil du Septentrion dont les rives en certaines parties allaient devenir comme une métropole à demi-sauvage encore, séjour archaïque au début, d’être rudes et robustes doués d’âmes qui savaient défricher ce qu’a de bon la vie dans les bruits du vent en haut des arbres de la forêt millénaire…

La belle histoire, encore un coup, que celle de cette route aquatique du bouclier canadien, aujourd’hui, du pays québécois de l’or et du cuivre !… Quelles fastes !… Encore une rafraîchissante plongée dans le passé. Comme toutes nos grandes rivières canadiennes, l’Outaouais, on l’a vu, fut une route militaire et commerciale en plein désert et dont les rives ne cessèrent jamais de retentir des rires et des chants de ceux, héros et simples engagés, qui y passaient. Toujours et surtout après la paix de 1701, la rivière des Outaouais, encore que plusieurs expéditions vers l’Ouest eussent pris la route du Haut St-Laurent, demeura longtemps le chemin des « pays d’en haut ». C’est par là que passa LaMothe-Cadillac qui s’en allait fonder le poste de Détroit ; c’est par la Grande Rivière que revient, en 1706, Gédéon de Catalogne après une longue tournée dans les postes d’en haut. En 1731, l’Outaouais voit s’acheminer vers les Rocheuses l’héroïque La Vérendrye… Et combien d’autres héros de notre histoire ont parcouru ces solitudes ! Un peu partout, ils ont construit des postes d’arrêt, des forts : les forts du Long-Sault, le fort Carillon, celui de la Petite Nation, le fort du Lièvre ; les postes du Lac-des-Sables, de la Rivière Désert, le fort Kakababeagino, le poste des Chutes-des-Chats, du Lac-à-la-Truite, du Lac Barrière, du Lac Victoria, des Allumettes, du Moine, et d’autres.

« De Montréal à Michilimakimak », écrivait de Bougainville en 1759, « il y a trois cents lieues, passant par la Grande Rivière, Il y monte, chaque année, quatre-vingts canots d’écorce de six à sept cents hommes »…

Enfin, par l’Outaouais ont aussi passé, en 1733, l’arpenteur Normandin qui s’en allait établir la ligne du partage des eaux entre le bassin du Saint-Laurent et celui de la Baie d’Hudson ; en 1734, l’arpenteur Jean-Eustache Lanouiller de Boisclerc ; en 1750, les frères Forster, mineurs allemands au service de la France, qui firent, peut-on affirmer, les premiers travaux de prospection le long de l’Outaouais… Et combien d’autres expéditions géographiques, scientifiques et minières, prirent cette route fluviale, même ces modestes expéditions qui avaient pour objet, vers 1752, de rechercher les précieuses racines de ginseng sauvage qui, d’après une découverte faite en 1716 par le Père Lafiteau, s.​j. avaient des propriétés thérapeutiques identiques au ginseng de Tartarie…

Puis, vint l’ère des chantiers de bois qui animèrent singulièrement pendant longtemps les solitudes de la Grande Rivière, quand les indiens virent arriver, au début du XIXe siècle, un entreprenant anglais, Philémon Wright, qui fut le fondateur de Hull, cette perle de l’Outaouais Supérieur, et qui entrevit tout le profit qu’on pouvait tirer des forêts outaouaisiennes. Et alors, ce fut sur la rivière, même à travers ses nombreux rapides, la procession ininterrompue pendant près d’un siècle des trains de bois que pour passer les rapides on décomposait en « cribs » et que l’on réussissait à conduire jusqu’à Québec. Et, naturellement, ces trains de bois s’accompagnaient des théories pittoresques de ces types aujourd’hui popularisés par les écrivains et les chansonniers du folklore et qui sont connus sous les appellations de « cajeux », de « forestiers », de « lumberjacks », de « draveurs », d’« hommes de chantiers ». Ce que l’Outaouais en a vu passer sur ses eaux bouillonnantes de ces rudes hommes à partir de Jos. Montferrand jusqu’au dernier Jos. Violon !… des gaillards musclés, splendides, plusieurs, des modèles de perfection anatomique…

Et maintenant, dans notre âge moderne, c’est le tour des prospecteurs et des mineurs en route pour le Témiscamingue et l’Abitibi et qui, pour la plupart, prennent du moins une portion de la même route que prit le chevalier de Troyes pour s’en aller déloger les Anglais des postes de la Baie d’Hudson, explorant en passant, avec son ami le métis Coignac, la mine de plomb argentifère d’Onobatonga, sur les bords du lac Témiscamingue. Les chercheurs de « couleur » ont même commencé à remonter la « Grande Rivière » bien avant qu’à la place des forêts et de la brousse de la vallée de la rivière Bell et de la Kinojévis s’étendissent dans toutes les directions, les tentacules de briques, de tôle ondulée et de béton armé que l’on voit aujourd’hui. Il y avait eu aussi avant eux les colons dans leur héroïque odyssée…

Jusqu’au milieu du siècle dernier, à part la route fluviale que présentait l’Outaouais, longue de huit cents milles, de sa source principale, le lac Eskawaham, au Saint-Laurent, n’avait été colonisée et régulièrement habitée que la partie qu’on appelle le « Nord de l’Outaouais » ayant pour bornes l’Outaouais depuis l’embouchure de la rivière DuMoine jusqu’au lac des Deux-Montagnes, au sud, la rivière DuMoine, à l’ouest et à l’est une ligne partant du lac des Deux-Montagnes vers la grande ligne sud-ouest du comté de Montcalm, suivant celle-ci et la prolongeant jusqu’au 48° de latitude ; au nord, la ligne du partage des eaux entre la Baie d’Hudson et le Saint-Laurent. Et ce nord, on le sait, comprend les comtés de Pontiac, de Labelle, de Papineau, de Gatineau, d’Argenteuil, de Hull, de Deux-Montagnes ce qui vaut déjà la peine ; comme étendue, on le conçoit.

On pourrait diviser le bassin de l’Outaouais en trois parties distinctes : le cours supérieur, des sources au lac Témiscamingue ; le cours moyen, du lac Témiscamingue aux Chutes des Chaudières ; le cours inférieur, des Chaudières au St-Laurent. Or, on peut dire que jusqu’en 1850, à peu près, on ne connaissait pas les deux premières parties de la vallée.

Le Chemin de Fer du Pacifique Canadien venait à peine d’atteindre le Long Sault que de nombreuses rumeurs circulaient dans toute la province au sujet d’une vaste région de terres propres à l’agriculture, inconnue jusqu’alors, et dont on disait beaucoup de bien au point de vue de la colonisation. Cette contrée était arrosée par les eaux du lac Témiscamingue et ses affluents, les rivières Kipawa, Montréal, Blanche, la Loutre et d’autres. On la disait immense, sans fin, couverte de riches forêts, faites d’essences les plus précieuses comme les plus variées. Jusque-là aucune tentative sérieuse de colonisation n’avait été faite dans ce pays.

Qui allait être le Pierre L’Ermite de la croisade que l’on songeait à entreprendre contre les arbres des parties colonisables de l’Outaouais Supérieur ? Un jeune prêtre se présenta, modeste Oblat de Marie Immaculée. Dévoré d’ambitions patriotiques, il conçut le projet d’explorer toute cette région du Témiscamingue et, à cette fin, il reçut carte blanche de ses supérieurs. Pendant plusieurs mois, il parcourut le pays et il revint avec la ferme conviction que cette partie de la vallée de la rivière des Outaouais pouvait facilement contenir une quarantaine de paroisses d’un établissement très facile.

Le récit chaleureux des explorations du Père Paradis et l’active propagande qu’il entreprit excitèrent l’intérêt le plus vif en faveur du Témiscamingue. Dans un rapport qu’il faisait en 1844 à Mgr Duhamel, alors évêque d’Ottawa, le Père Paradis faisait de ce pays une description des plus enthousiastes. Ce qu’il disait des qualités du sol a été pleinement confirmé depuis par la rapidité avec laquelle se sont développées les belles paroisses agricoles du comté de Témiscamingue. Ce sol, écrivait-il, est d’une richesse sans égale dans toute la vallée.

Tel était dans ses premières grandes lignes et en résumé le rapport du Père Paradis, le premier qui ait été fait pour ce vaste district au strict point de vue de la colonisation. Les effets de la propagande du Père Paradis ne se firent pas attendre. Quelques années après se fonda la Société de Colonisation du Témiscamingue dont le premier président fut le Rvd Père Gendreau, O.​M.​I. Et l’on se mit à l’œuvre sans tarder. Le principal obstacle était la difficulté des communications avec les grands centres. L’on fit des instances auprès du gouvernement fédéral pour faire construire un chemin de fer de sept milles, de Mattawa à Kipawa, afin d’éviter les fameux portages du Long-Sault. Effectivement l’on décida bientôt de construire cette petite voie ferrée. M. Paul Dumais, ingénieur de Hull, fut chargé de faire le tracé et ses plans furent approuvés. Les travaux commencèrent et ils étaient terminés au printemps de 1887. En même temps, la Société de Colonisation faisait construire un bateau à vapeur qui devait desservir tous les postes autour du lac. La Société obtenait en outre du gouvernement la concession entière des deux cantons Guigues et Duhamel. Dès cet instant, les travaux de colonisation prirent de l’allure. Tout le monde s’y intéressa. La France même s’en mêla et le fameux géographe Onésime Reclus vint apporter à ce jeune pays le prestige de son nom et l’appui de sa collaboration. Il intéressa, en effet, à la colonisation du Témiscamingue plusieurs personnages de France et détermina la participation à cette entreprise de M. Lucien Bonaparte-Wyse, ingénieur de grande distinction, associé à la gloire de Jacques de Lesseps dans le projet de canalisation du Canal de Panama.

Et faut-il rappeler, ici, à côté du Père Paradis, le souvenir de cet humble et obscur héros du Témiscamingue, le Frère oblat Joseph Moffet — Mayakisis pour les indiens — qui fut le fondateur de Ville-Marie et dont la vie, de 17 à 78 ans, ne fut qu’un long et héroïque hommage à la colonisation et à l’agriculture.

Le Témiscamingue agricole était fondé.

Quelques années plus tard on assistait à la naissance du Témiscamingue minier. Le berceau ne fut pas constamment entouré de couleurs bien roses. La voie ferrée manquait pour la plus grande partie du pays, encore plus les « routes de terre ». Et la voie fluviale, comme autrefois, n’était pas exempte de dangers. Il y eut, là aussi, d’humbles héros.

On en a vu un au Rapide de l’Esturgeon…



AU SEUIL DE L’OPHIR ABITIBIEN


Le canot remontait à force d’aviron la rivière Kinojévis. L’eau coulait sournoisement le long des rives couvertes de sapins. On voyait parfois de grands arbres pencher leurs cimes sur le courant… Pays désert où la vie ne se manifestait que très rarement. L’embarcation glissait, silencieuse et rapide, longeant les bords. Le silence régnait partout en plénitude. On y sentait l’âme de ce pays nouveau dont la solitude insoupçonnée et la grandeur sévère provoquaient presque la frayeur. Et ce silence, il semblait monter des eaux profondes, se dégager de la forêt, s’appesantir du ciel sur la terre. Obsédant à la fin, il évoquait comme une idée de mort et d’éternité… Quand on fouillait du regard l’épaisseur des fourrés de résineux de la rive, on finissait par deviner, au milieu de l’ombre dense de la brousse, des murailles abruptes de rochers… Au seuil de ces dénivellations, on se plaisait à imaginer des colons se dispersant çà et là, munis de haches, d’un paqueton de farine et de lard salé, étudiant le terrain, tâchant de deviner sous ses plaies, à travers le fouillis des ferdoches et l’eau des marécages, ce qu’il pourrait bien, plus tard, fournir en « graines de pain »…

Et le canot glissait toujours, silencieusement.

Les spectacles, de chaque côté de la rivière, apparemment uniformes, sont sans cesse inattendus, forcent l’attention ; et le moindre détail revêt un caractère saisissant. Au loin, tant que la vue peut porter, quand la rivière file droite, l’horizon s’estompe dans une impression poétique entraînant l’imagination sur la pente de la rêverie. C’est ainsi qu’on voit défiler, embuées, de hautes croupes au profil arrondi en dôme, boisées, masses sombres où la lumière, comme en se jouant, imprime des traces d’un vert plus clair, légèrement cendré…

On était dans l’été de 1911, au mois d’août.

Trois hommes montaient le canot : Maurice Bénard et les frères Philippe et Sylvain Boissonnault. Trois rudes gaillards bien plantés, lestes d’allure dans leur équipement de voyageurs-forestiers ; les manches de leurs chemises, relevées, on eût dit de leurs biceps des paquets de cordages. Des yeux brillants dans des faces cuivrées se promenaient, vifs et fureteurs, de chaque côté de la rivière, cherchant les endroits où ils pouvaient avoir raison de soupçonner de la « couleur ». Car tous trois s’en allaient prospecter certaines régions de l’Abitibi où ils avaient entendu dire qu’il y avait de l’or et du cuivre, comme autrefois, quatre siècles auparavant, les sauvages d’Hochelaga, du haut du Mont Royal, montrant à Jacques Cartier le delta de l’Outaouais, lui avaient dit que là commençait le chemin d’un pays plein d’or, de cuivre et de pierres précieuses.

Jusqu’en 1911, ce pays de l’Abitibi était comme un livre fermé ; aussi inconnu que l’est aujourd’hui le territoire plus au nord de l’Ungava. Seuls, jusqu’alors, quelques arpenteurs, des chasseurs et des indiens avaient foulé quelques coins de cette contrée. Ici et là toutefois, on avait tenté une coupe de bois. Mais c’était à peine si le pays était indiqué sur la carte. On le disait glacial, inaccessible. Toutefois, des légendes laissaient entendre qu’il était riche en mines d’or et de cuivre. On parlait même de pierres précieuses, que sais-je ; comme autrefois. Des explorateurs avaient signalé d’excellente terre argileuse qui devait être fertile. Quoiqu’il en soit, il était visible que la forêt abondait en riches essences et que le gibier y pullulait. Tout ce territoire s’accompagnait d’un écheveau de ruisseaux, de rivièrettes et de lacs qui, apparaissant soudain, dans de belles châsses boisées, lançaient des lueurs de métal…

Mais voici l’année 1911. L’Abitibi entrait soudain dans la civilisation non seulement par la voie fluviale de l’Outaouais et des grands lacs qui sont des élargissements de la rivière, mais grâce à la construction d’une voie ferrée qui partait du Transcontinental à Cochrane, dans l’est, et s’en allait jusqu’à la jonction de la rivière Bellefeuille entre, aujourd’hui, Authier et Taschereau, soit une pénétration de cent vingt milles au cœur de cette partie du territoire québécois.

Lorsque notre grand Laurier, appuyé par le Parlement canadien, fit construire cette gigantesque voie transcontinentale, il dut avoir les yeux plongés dans l’avenir. Ce nouveau chemin de fer, serpentant en pleine solitude, des centaines de milles au nord des avant-postes de la civilisation, devait non seulement faciliter les échanges commerciaux entre l’est et l’ouest du Canada, diriger vers les ports de l’est les grains des prairies de l’ouest, faciliter l’essor industriel du Canada français, mais aussi développer les territoires sauvages qui s’étendaient en bordure de cette immesurable bande d’acier qui fut la route définitive des pionniers du Nord-Ouest québécois. Par l’étroite avenue qu’elle ouvrit à travers la forêt nordique s’acheminèrent les colons, les bûcherons, les prospecteurs, armée silencieuse et pacifique, vaillante, sans peur, qui accomplit des merveilles. En moins de vingt années elle ouvrit des perspectives insoupçonnées dans les domaines agricoles et industriels.

Aidée du feu, tout d’abord, la hache du colon se mit à déblayer, en de fulgurants éclats d’acier, ce lit très probablement d’une ancienne mer que recouvrait maintenant la forêt millénaire. Dans de grasses clairières, on découvrit de la terre glaiseuse où le trèfle rouge poussait à l’état sauvage en attendant la poussée des céréales, pendant que la forêt fournissait aux usines à papier ses précieux conifères… Et voilà que derrière le colon, même avant lui en certaines parties du territoire, vint le prospecteur, mystérieux et nomade, obstiné et courageux.

Des semaines et des mois, il erre à travers les brûlés et sur les collines qui dominent, ici et là, la plaine abitibienne, cherchant les effleurements du bienheureux quartz. Et subitement, des rumeurs circulent dans toute l’Amérique que la sauvage et froide vallée de la rivière Bell, non seulement peut faire pousser les blés d’or, mais fournit de l’or tout court. On fit d’abord, en certains milieux, sur ces propos, des gorges chaudes. Non, le bois et la terre sont de ce territoire les seules richesses. De l’or, du cuivre ?… à d’autres ! Qu’espèrent donc ces hallucinés qui croient en la « couleur » dans ce sous-sol ?…

En ce vingtième siècle tumultueux autant que stupide, l’aventure est de tous les coins de la terre, et les prospecteurs, gens aventureux, sont toujours un peu bons chiens de chasse. Ils ont flairé au nord-ouest de Québec un nouveau Tanezrouft de la couleur ; et ils n’hésitèrent pas à se lancer dans cette vie difficile, implacable, du mineur ; vie à laquelle il faut se donner tout entier, âme et corps ; vie douloureuse souvent, parce qu’elle réclame une présence toujours active qu’elle oblige à d’incessants sacrifices ; vie d’aventures constantes que l’avènement de la machine, dont rêvèrent Léonard de Vinci et Jules Verne, il est vrai, a modifié sensiblement en la revêtant d’une défroque scientifique qui lui a fait perdre beaucoup de sa sauvage grandeur où la soif de l’or le disputait à l’attrait invincible de l’inconnu… Mais elle existe quand même, plus directe encore que moins romanesque…

Maurice Bénard et les frères Philippe et Sylvain Boissonnault étaient partis de Haileybury, via Cochrane. Ils arrivaient, quatre jours après leur départ, à la rivière Bellefeuille qu’ils remontèrent jusqu’au lac Robertson puis la traversèrent pour arriver, après un difficile et long portage, à la rivière Villemontel. De là, ils entreprirent la descente de la rivière Kinojévis dont ils voulaient étudier certains endroits des berges.

C’est sur cette rivière, dont leur canot fend si délicatement les eaux, que nous les voyons en août 1911. Jusqu’à la Bellefeuille, le voyage sur le Transcontinental avait été fatigant, les voyageurs cahotés pendant plus de cent milles dans d’inconfortables wagons « colonistes ». Puis ils avaient rencontré des rivières cascadeuses, traversé des lacs pleins de bas-fonds, dans un canot manœuvré à force d’avirons. Mais le temps les avait favorisés encore que sur le coup du midi, certains jours, ils eussent à souffrir d’une chaleur que les fourrés de résineux montaient à une température de haut fourneau. Et, à la suite de ces coups de chaleur, les nuits étaient plutôt froides. Ils avaient eu aussi à affronter de brusques coups de vent dont l’un, une après-midi, renversa leur canot. Heureusement, ils étaient près du rivage qu’ils avaient pu gagner sains et saufs en nageant.

Mais tous ces inévitables inconvénients du voyage n’empêchaient pas nos voyageurs de jouir du plaisir d’emplir leurs yeux des spectacles grandioses qui, chaque jour, se déroulaient de tous côtés. Parfois, le pays se faisait solennel et hautain. Le Nord se drapait dans son imposante dignité. En fond de scène, de grands monts dans un lointain bleuté, reposaient dans une immense sérénité. Des arbres, en rangs serrés, gravissaient des pentes qui plongeaient sur l’autre versant dans l’inconnu. Mais, de chaque côté de la rivière, sur les rives boisées, des myriades d’oiseaux, petites créatures sans prétention toujours, savaient ramener vers les voyageurs un peu de cette mobilité du paysage qui ne semblait les supporter qu’à la condition de ne pas troubler trop bruyamment les êtres vivants qui se sentaient à son contact comme des intrus. D’immenses vols semblaient se hâter, s’arrêtant, ici et là, aux bords de la rivière, juste le temps de donner un concert. Certains escarpements étaient hérissés de massifs très denses, non pénétrés encore, refuge admirable pour les ours, pensaient les hommes.

De temps en temps, dans une vaste clairière, apparaissaient les tons ternes et neutres de rocs et de blocs erratiques. Alors, les voyageurs, en quelques coups d’aviron, abordaient le rivage, descendaient, cachaient le canot dans un buisson, montaient leur tente, déballaient les paquetons à provisions, mangeaient, se reposaient un brin en fumant une pipe, puis, si la lumière du jour le permettait, se mettaient au travail. C’est-à-dire que de leurs pics, ils frappaient de coups rudes et rapides les roches qui apparaissaient à fleur de terre et dont ils détachaient des fragments qu’ils examinaient longtemps et que parfois ils enfouissaient dans des sacs de toile ; ou bien ils creusaient un peu des nappes de sable brun. Il y avait dans ces premiers piquetages des coups de pic qui leur semblaient heureux. Mais le hasard est capricieux. Et le voyage se continuait, calme et sans histoire.

Le hasard !

Maurice Bénard, pendant qu’il pique et repique les pierres, pense à ce compatriote, Fred Larose, à qui un caprice de ce hasard a fait découvrir, quelques années auparavant un des plus riches gisements du Canada. Un jour Larose, prospectant d’arrache-pied au milieu d’un terrain rocailleux, voit tout à coup passer non loin de lui un renard rouge. Le temps de l’apercevoir et Larose lançait de toute sa force son marteau vers la bête qui continua de filer et… court encore. Mais l’instrument, manquant son but, frappa un bout de roche dont quelques éclats se détachèrent. Larose, ramassant son marteau, vit briller sous un rayon de soleil ces fragments de roche. Il les examina attentivement. C’était de l’or presque à l’état natif. Fred Larose avait découvert la riche mine de Cobalt. Oh ! l’heureux coup de marteau dont cependant dans la suite le pauvre Larose ne profita guère. « Sa » mine tomba entre les mains de syndicats plus fortunés que lui qui l’exploitèrent, on sait avec quel profit.

Maurice Bénard et ses compagnons prospectèrent, ici et là, jusqu’à l’endroit où se trouve aujourd’hui Rouyn. Ils n’eurent pas la chance de Fred Larose. Ils remontèrent d’autres rivières, traversèrent encore des lacs, frappant toujours de leurs instruments de mineurs les roches qui s’avéraient receler de la « couleur ». Ils arrivèrent au grand lac Kewagama où ils durent faire un portage long et difficile qui les conduisit au lac Lamothe. De là, remontant la rivière Akegouash, ils parvinrent au lac de Montigny. Là, en face de l’Île Siscoe, ils trouvèrent du quartz qui contenait d’encourageantes veines d’or. Ils piquetèrent une certaine étendue de terrain. Mais là, ils s’aperçurent que, quelques semaines auparavant, le 4 juillet exactement, des claims avaient été enregistrés par Hertel Authier et James J. Sullivan qui avaient découvert là de l’or natif. En effet, la première découverte d’or natif dans la région abitibienne fut faite par Hertel Authier sur le terrain de la Mine Sullivan d’aujourd’hui. Le 10 octobre suivant, James J. Sullivan plantait un poteau qui marquait une découverte qu’il venait de faire à l’endroit où se trouve la Mine Shawkey. Il est vrai que Sullivan fut devancé dans le piquetage par Fred Lapalme, associé d’Alphège Leblanc. Et c’est à l’endroit où s’exploite aujourd’hui la Mine Shawkey que devait se faire plus tard la première extraction mécanique de l’or dans la province de Québec. En effet, en 1918, la « Martin Gold Mining Co » réussit en cet endroit l’extraction de quelques onces d’or au moyen d’un léger appareil de traitement installé de fortune à titre d’essai. Cette mine Martin est la Shawkey de nos jours dont les moulins traitent une moyenne de 180 tonnes de minerai par jour.

Mais revenons à nos trois prospecteurs, Maurice Bénard et les Boissonnault. Ils arrêtèrent là leur randonnée de l’été de 1911. S’ils n’avaient pas fait fortune, ils avaient eu le plaisir d’être parmi les premiers à confirmer la théorie d’une ceinture aurifère partant du Nouvel Ontario et se continuant dans le Nouveau Québec jusqu’à la rivière Bell. Cette bande minéralisée dont la région de Kirkland n’était qu’une partie et qui s’étend vers l’est dans le Québec avait été pour la première fois prospectée en 1906 par Auguste Renault, officiellement reconnu comme le premier découvreur de dépôts miniers du Nord-Ouest du Québec.

Après le passage des Authier, des Sullivan, des Bénard et autres, les découvertes se multiplièrent dans l’Abitibi minière. En 1912, un M. Smith, associé à M. Bernard, fit la troisième découverte du coin et, cette année-là, un groupe de chercheurs de diamants se rendit en haut de la rivière Nattaway ; mais ce fut sans résultat. Enfin, cette année-là encore, Joseph Tremblay piqueta une veine de cuivre à trois milles au nord d’Amos, faisant aujourd’hui partie de la « Jay Copper ».

J. Austin Bancroft, dans un rapport publié à cette époque, indique plusieurs gisements non commerciaux d’amiante découverts en 1912 au nord de la rivière Lemoyne, sur les bords du lac Kietrawisik — canton Dubuisson — et au sein de l’étroite péninsule que l’on voit à l’ouest de l’Harricana.

Encore une fois, suivons nos trois prospecteurs. Encore que légèrement moins agités par la fièvre jaune, Maurice Bénard et les deux Boissonnault avaient en vain espéré en quelques heureux coups du hasard si complaisant parfois pour les mineurs. Mais il fut jusques-là pour eux plutôt avare de ses heureux caprices. Et pourtant, au cours de cette première randonnée, ils avaient effleuré le sol de Noranda. N’importe, à leur retour, ils étaient quand même contents. Ils étaient riches de magnifiques espérances.

Un mois plus tard, Maurice Bénard céda encore, sans plus tarder, à l’irrésistible attrait de ce pays abitibien. Il y retourna avec son frère. Cette fois, il descendit la rivière Harricana jusqu’au tracé du Transcontinental, à l’endroit où devait s’élever la ville d’Amos, chef-lieu de l’Abitibi. Alors, on ne voyait là que quelques cabanes de rondins qui abritaient les ingénieurs et les entrepreneurs du chemin de fer qui descendait des vastes plaines de l’Ouest vers Québec. Ils rencontrèrent là aussi les frères Jos. et Ernest Turcotte. C’était là tout Amos en novembre 1911 : une vingtaine d’hommes et deux femmes, l’épouse de M. Bishop, ingénieur résident, et celle d’un des frères Turcotte. Mais une ville se dessinait là.

Les frères Bénard s’arrêtèrent en cet endroit. Ils décidèrent d’y centraliser leurs travaux de prospecteurs. À prix d’or, les constructeurs de la voie ferrée leur élevèrent la charpente d’une maison au bord de la rivière, côté nord-ouest. Ce fut la première maison en planches érigée à Amos. Elle s’élevait tout près d’un pan de forêt qui avait échappé à l’incendie. En attendant qu’elle fut terminée, ses propriétaires allèrent hiverner au « Peter Brown Creek » — canton Landrienne — où les constructeurs du chemin de fer avaient établi leurs quartiers généraux. Ce fut un rude hiver. D’un abri de planches et de gros carton goudronné qu’ils s’étaient construit, les deux frères partaient, parfois, pour plusieurs jours. Ils prospectaient ici et là, du sud à l’est de la région. Durant tout cet hiver, pas une seule semaine où ne sévit pas un froid de trente à soixante degrés au-dessous de zéro. La nuit, couchés sur un lit de branches de sapin, ils grelottaient, enroulés dans des couvertures disposées en sac de couchage, pendant que très souvent les rafales griffues du blizzard menaçaient à tout instant d’emporter le toit plat de leur abri. Quand, le matin, ils se levaient, les pieds à demi gelés, pour se réchauffer, ils allaient courir dans la neige. Mais on était en bonne santé.

Au printemps, les deux Bénard allaient définitivement s’installer à Harricana, Amos. Et ce fut cette année-là que naquit le chef-lieu de l’Abitibi. Rapidement, les constructions s’érigèrent. Puis, arrivèrent les premiers agents des terres de la Couronne ; puis les premiers colons : des trains entiers remplis de Jean Rivard en puissance qui s’en venaient à la conquête de la forêt, puis de la terre.

Mais, hélas ! voici août 1914. La guerre, là-bas, de l’autre côté, il est vrai, de la « grande tasse », mais qui n’en eut pas moins immédiatement ici de fatales répercussions. Arrêt momentané dans l’exploitation de la forêt, du sol et du sous-sol du territoire abitibien.

Tout de même, en 1915, les prospecteurs, que rien n’arrête, ayant continué, encore qu’avec beaucoup moins d’enthousiasme, leurs recherches, c’est près d’Amos que fut faite la première découverte de cuivre dans l’ouest de Québec. Elle fut faite, sur le lot 42, Rang 71 du Canton Dalquier, par un Canadien français du nom de Joseph Tremblay qui demeurait à Amos. Des travaux assez considérables furent faits sur ce lot, ainsi que sur les lots voisins, en 1918, par les Syndicats Campbell et Forbes, et par la « Jay Copper Gold Mines Co Ltd », en 1926, et en 1927…

Et c’est ainsi que sous le signe du quartz, jaillit, comme sous le coup de la baguette de Merlin l’Enchanteur, la jolie ville d’Amos, perle de l’Abitibi, qui, née de l’immensité déserte où l’humanité semblait à peine tolérée par la Nature, de nos jours anime de sa fébrile et prospère activité les plaines fécondes dissimulées, naguère, sous une double carapace de roc et de mousse, et sur lesquelles ont surgi près de cent villages développés avec une prodigieuse activité…

Maurice Bénard et son frère avaient été assez heureux de faire la première prospection dans le district de l’Abitibi. Les premières trouvailles étaient faites par des Canadiens français. Bien mieux, ce fut l’un des nôtres qui, le premier, aperçut dans le rocher abitibien le bienheureux filet jaune. C’était dans le haut de l’Harricana, plus précisément au lac Kienawisik — devenu le lac de Montigny — où fut, peut-on dire, le berceau de l’industrie minière de la province de Québec.

On a attribué ce mérite des premières découvertes d’or en Abitibi à James J. Sullivan qui, avec Stanley Siscoe, John Beattie et Edmund Horne, fut parmi les pionniers de l’industrie minière en territoire abitibien. James Sullivan était plutôt un intellectuel et on pourrait l’apparenter à ces écrivains nordiques dont notre « wild » a inspiré la plupart des ouvrages si populaires et qui ont été traduits en plusieurs langues en Europe : Jack London, Oliver Curwood, Stuart White, et d’autres. James J. Sullivan a parcouru pendant des années notre grand nord dont, à l’instar des indiens qu’il connaissait et qui furent ses amis, il savait tous les secrets. Dans ses randonnées, il apportait ses livres favoris que sous sa tente il dévorait comme, lorsque la faim le talonnait, le « corn beef » de son baluchon à provisions. Il s’était même inventé une sorte de pupitre mobile qui lui permettait, pendant qu’il était allongé sur son lit de camp, de lire et de prendre des notes. Il s’était fait à tous les métiers de la forêt ; il fut garde-chasse, garde-feu, chasseur, trappeur et prospecteur. C’était un homme d’action qui observait par goût, qui avait la curiosité et l’amour de la vie. C’est sous le signe, oserions-nous dire, du piquetage qu’il acquit la renommée. Après avoir participé aux premières découvertes d’or de l’Abitibi, il se construisit un « camp » à l’endroit où est aujourd’hui la mine qui porte son nom et où il vécut pendant plusieurs années. Il réside aujourd’hui à Montréal et on espère que, comme tous les grands prospecteurs, voyageurs, navigateurs, il nous fera un jour, déguster le régal de ses mémoires.

Avant de reprendre le récit que nous avons commencé, ne serait-il pas à propos de connaître quelque peu les résultats, nous dirions directs, des découvertes définitives de James Sullivan en Abitibi, comme nous ferons connaître plus tard celles de Stanley Siscoe à l’occasion de sa mort tragique et celles des découvreurs du Témiscamingue minier.

À la vérité, la mine Sullivan n’est pas au premier rang des mines d’or du Nord-ouest de Québec, mais elle n’en est pas moins importante depuis qu’on l’exploite sérieusement et avec profit — 1936. Sa production sérieuse ne date que d’avril 1934 alors que le moulin qu’on y avait construit ne traitait que tout au plus cinquante tonnes de minerai par jour. Mais deux ans plus tard, on avait augmenté sa production à cent quinze tonnes et, en 1937, à cent cinquante. Le minerai n’était alors extrait que des cinq premiers étages des puits. Les ingénieurs de la mine, en 1938, affirmaient que la réserve du minerai localisé suffisait pour une exploitation régulière d’au moins deux années à venir, à cent cinquante tonnes par jour. En juin 1938, on terminait le creusage du puits principal à 1,150 pieds, ce qui justifiait les directeurs de la compagnie d’augmenter la production des moulins à 250 tonnes, deux cents de plus que sa capacité initiale. James Sullivan, selon son dernier rapport, a payé trois dividendes de 2½ par part, deux en 1937 et le dernier le 15 juin 1938.

Beaux résultats encourageants pour l’avenir ; et l’avenir s’annonce, en effet, sous des couleurs de rose…

C’est par la rivière Kinojévis que remontèrent les deux premières familles blanches établies à demeure en Abitibi. C’était la route suivie par les sauvages dans leurs incursions vers l’Harricana et la Baie James. À leur suite, des missionnaires, des chasseurs, des géologues et des prospecteurs battirent les mêmes sentiers pour se rendre aux mêmes lieux…

Et ce siècle avait dix ans quand, dans le haut de l’Harricana, des ingénieurs établirent leurs cabanes de tôle ondulée pour continuer, comme on l’a vu plus haut, la construction du chemin de fer Transcontinental, destiné selon les vastes vues de Sir Wilfrid Laurier à relier Québec aux provinces de l’Ouest. Aux rôdeurs et aux chasseurs succédèrent des hommes de peine, des terrassiers, puis des colons attirés par la bonne qualité du sol. Enfin arrivèrent les prospecteurs.

Nous avons vu Maurice Bénard et ses compagnons, les Boissonnault, remonter en 1911 la Kinojévis et l’Harricana pour aller prospecter le canton Cadillac d’aujourd’hui. À son tour, cette année-là, en juin, James J. Sullivan partit lui aussi d’Haileybury, en voyage de prospection pour le compte d’un petit syndicat minier où il était intéressé. Il était accompagné d’Hertel Authier, cousin de l’ancien député de l’Abitibi, ministre de la Colonisation dans le dernier cabinet Taschereau, M. Hector Authier, qui fut aussi premier agent des terres de la Couronne pour l’Abitibi. En canot, Sullivan et Authier montèrent au lac Kienowisik, puis par les lacs Kewagaura et Seal’s Honie — aujourd’hui Malartic. Ce n’était pas la première remontée de l’Harricana que faisait James J. Sullivan. En 1907, revenant d’une expédition d’arpentage dans les parages de la Baie d’Hudson, il avait parcouru cette rivière jusqu’à un dépôt de provisions que tenaient pour les terrassiers du Transcontinental, Josaphat Lapierre, à l’endroit où se trouve aujourd’hui, à Amos, le moulin de Frank Blais. Sullivan était sorti de la forêt par le Kienawisik. Il avait observé, aux environs de ce lac, la formation géologique du terrain. Il avait même poussé l’optimisme jusqu’à y soupçonner de la « couleur ». N’ayant pas le temps de s’attarder à des recherches, il avait, non sans répugnance, car un prospecteur dormait en lui, passé outre, se promettant toutefois de saisir la première occasion qui se présenterait à lui pour revenir en ces lieux, cette fois en qualité de prospecteur.

C’est ce qu’il fit en 1911, comme on l’a vu, avec Hertel Authier qu’il avait rencontré un peu auparavant à Cobalt. Le 4 juillet, alors que leur canot longeait la rive est du lac Kienowisik, leur attention fut soudainement attirée par un caillou qui, sous les rayons d’un beau soleil d’été, jetait, tout au bord d’une petite baie, des reflets hallucinants dans l’esprit du prospecteur. Ayant mis pied à terre et jeté quelques coups de pic ici et là, ils découvrirent un filon de quartz d’à peu près un pied de largeur et qui leur paraissait présenter toutes les apparences d’une prometteuse veine aurifère. Ils dressèrent aussitôt leur tente sur la pointe du lac où se trouvent aujourd’hui les principales bâtisses de la mine Sullivan. Le lendemain, 5 juillet…

Nous laissons, ici, la parole à M. Sullivan lui-même qui, dans une lettre qu’il écrivait à M. Hector Authier, raconte les circonstances de cette première découverte d’or en Abitibi :

« Le lendemain, 5 juillet », écrit-il, « pendant que je taillais un poteau de découverte, Hertel Authier, cassait de la roche dans la veine et y trouvait de l’or natif ; de sorte que c’est à Hertel Authier, aujourd’hui de Boston Creek, Ont., que revient l’honneur d’avoir, le premier, trouvé de l’or dans ce district. »

Voilà, certes, de la part de James J. Sullivan, un acte de franchise, de justice, de « fair play » britannique qui lui fait honneur…

Quelques semaines plus tard, en septembre, on a vu Maurice Bénard et ses amis piqueter un claim sur la pointe du lac de Montigny — Kienawisik — à l’est de la partie nord de l’Île Siscoe, et y faire la deuxième découverte d’or en Abitibi.

Mais… il y a toujours des « mais » ; mais les Authier, les Sullivan, les Benard, les Boissonnault furent-ils bien les tout premiers découvreurs des mines aurifères de l’Abitibi ? Il y aurait à émettre, ici, un toujours troublant point d’interrogation.

« Larose » — Fred Larose auquel nous avons plus haut fait allusion, « Larose », écrit Émile Benoist dans « L’Abitibi, pays de l’Or » « avait à peine découvert, en 1904, la mine célèbre à laquelle il donnait son nom, dans la région de Cobalt — on se rappelle le marteau et le renard rouge, — Porcupine, Larder Lake et Kirkland Lake commençaient à peine d’être connus que des prospecteurs canadiens-français de Ville-Marie, capitale du Témiscamingue, notamment Olier et Ranault, — Auguste — faisaient des découvertes dans les Cantons de Beauchatel et de Dasserat, pas loin de Rouyn. À cause des difficultés de communications, de la pauvreté des moyens de transport, cela n’eut pas de suite, pas plus que d’autres découvertes du temps, dans le voisinage du lac Fortune, près de la mine « Arnfield » d’aujourd’hui. »

Nous verrons, plus loin, le mérite des découvertes « témiscaminguennes », oserions-nous dire, d’Auguste Renault, le pionnier de l’industrie minière du Témiscamingue…

Mais il est indiscutable que c’est Hertel Authier qui fut le premier découvreur de la « couleur » en territoire abitibien…

« Tout cela indique toutefois », écrit encore Émile Benoist, « que les Canadiens français ne furent pas lents à se mettre à l’exploration du Nord-ouest québécois. Ils furent de ceux qui coururent les anciennes routes du bassin de la rivière des Outaouais ».

Revenons en Abitibi avec James J. Sullivan qui n’a pas fini ses piquetages. Toujours en l’année 1911, le 16 octobre, il plantait un autre piquet de découverte, cette fois sur le terrain qui fut dans la suite la propriété de la « Martin Mine » devenue aujourd’hui la « Mine Shawkey », la première à posséder dans la province de Québec, ses ateliers.

La « Shawkey Mine » est l’une des plus anciennes mines de Québec. On l’exploita toujours avec difficulté mais en définitive avec un certain succès puisque, d’après le dernier rapport qui nous en est parvenu, on y annonçait une production d’or de $800,000 depuis 1936, date de sa mise en sérieuse exploitation. Alors, on estimait que cette mine avait franchi la période difficile. Les difficultés de son exploitation souterraine n’avaient pas jusqu’alors permis de bénéficier d’aucun profit. À la fin de juin 1938, la teneur du minerai qui était de $7.50 permettait d’alimenter le moulin pendant plus d’un an.

Revenons encore à notre sympathique James J. Sullivan. Comme c’est le cas de maints prospecteurs, il se fit, un jour, jouer un assez mauvais tour. Peu de temps après avoir planté son poteau de découverte à la mine Shawkey, il partit pour un voyage de chasse au lac Long. La chasse était, si l’on peut dire, son violon d’Ingres. À son retour, il apprit qu’un Monsieur Lapalme, prospecteur de Porcupine, était venu à son « campe » et, à la suite de certaines informations qu’il obtint d’un nommé Charlebois, employé de M. Sullivan, avait piqueté à son tour ; puis il réclama le terrain. M. Sullivan dut abandonner la place. On jugea qu’il n’avait pas au préalable suffisamment piqueté son claim. Lapalme était alors associé à Alphonse Leblanc à qui, un peu plus tard, il vendit sa part. Leblanc fut le premier à effectuer des travaux sur cette propriété qu’il vendit, peu après, à Paul Martin et à ses associés.

C’est sur ce « placer » que fut faite la troisième découverte d’or natif en Abitibi ; et rappelons, en passant, que cette troisième trouvaille en territoire abitibien, à un mille environ de la mine Sullivan, fut faite par M. Smith, qui était alors associé à Maurice Benard dont nous connaissons les randonnées…

L’élan était donné dans cette partie de l’Abitibi. Ce ne fut pas, à la vérité, une répétition de la ruée alaskienne de 1898, mais les prospecteurs ne manquèrent pas qui suivirent les pionniers et firent vite grandir les entreprises minières. Dans l’hiver de 1913, une partie de l’Île connue sous le nom de Siscoe fut piquetée par deux Allemands du nom de Gehert et Hasa. L’été suivant, un M. Yorrick, de Cobalt, et Stanley Siscoe, de Gehert et Hasa, entreprirent des travaux d’exploitation sur cette île. Mais ce n’est que deux ans plus tard que la bonne veine du lac de Montigny, celle qui fut exploitée, fut découverte par Stanley Siscoe et quelques-uns de ses compatriotes polonais.

Toutes les autres découvertes d’or, dans cette région de la vallée de l’Harricana, furent faites après celles que nous venons de rapporter, excepté peut-être celle de la propriété Saint-Germain Sale qui date de 1913.

Jusque là, on peut dire que les nôtres ont tenu bon dans cette course pacifique aux placers de l’Abitibi. Un peu partout ils furent les pionniers et ce furent eux qui, découvrant les anciennes routes de la vallée de l’Outaouais, les montrèrent aux autres, à ceux qui, grâce au nerf de la guerre qu’ils possédaient, eurent vite fait surgir des villes où les nôtres avaient découvert les premiers effleurements. En territoire abitibien, ces premières trouvailles du minerai de couleur constituaient une heureuse conquête de l’homme sur la forêt ; et de la part des prospecteurs, ce fut un rôle d’une importance capitale. Il n’y a pas que la poésie qui jaillit du sol ; il n’y a pas non plus que la « graine de pain », la première, il est vrai, celle qui, d’abord, commence par nourrir l’Humanité. Il y a aussi, dans le riche sous-sol canadien, l’or qui n’aura peut-être jamais assez de poids pour acheter ce qui se dégage de la grande nature laurentienne de charmes poétiques, quand les rayons du soleil chantent en chœur sur la terre un éternel motif d’une harmonie très douce, mais qu’il faudra, coûte que coûte, avoir, nous dirions, sous la main, des pauvres comme des riches ; qui manque d’ampleur ; qui n’a probablement pas le souffle de l’épopée, le charme du poème, mais qui constitue tout de même notre joie de vivre et de jouir aussi de tous les charmes de notre complexe vie humaine.


VAL D’OR ET CE QUI L’A FAIT NAÎTRE


Val d’Or !… le joli nom ! On dirait le titre d’un poème à la gloire du bienheureux métal qui domine les espoirs de milliers de vagabonds de l’aventure, de prospecteurs errants, perdus dans la brousse, désespérément accrochés aux problématiques effleurements et dont tous les efforts oscillent entre les journées d’un travail épuisant et vain et l’attente de lendemains glorieux !…

Val d’Or !… est-ce plutôt une fulgurante histoire du métal tout puissant, de gisements, creusets de la convoitise et de la puissance humaine… où brille le mirage de l’or des Amériques qui hantait les rêves des aventuriers navigateurs dès la fin du XVe siècle ; qui lança les lourds bateaux espagnols sur ce qu’on croyait être la route nouvelle des Indes aux richesses de légende… Mines d’or et d’argent dont l’emplacement est arraché par les conquistadors portugais aux Indiens suppliciés… premiers aventuriers venus d’Europe sur des frégates vermoulues, tremblant de désir et de terreurs superstitieuses, ravageant l’Amérique naissante !…

Val d’Or !… est-ce l’évocation des grandes ruées historiques, des jours fabuleux de la fureur du grand « rush » alaskien ; de la course de centaines de milliers de rudes hallucinés vers les rives de l’Amérique du Sud à travers les dangers de l’humide et traître forêt vierge ?…

Encore que les petites villes du nord-ouest de Québec soient surgies de terre en peu de temps, on ne peut dire qu’il en fut comme dans le Haut Yukon, où des villes-champignons sont nées en une nuit, au bord d’un lac ou d’une rivière, comme Bennett City qui, au fort de la grande ruée de 1898, se construisit et abrita 10,000 aventuriers en vingt-quatre heures… Il est vrai que ces villes ne sont plus aujourd’hui habitées que par des colonies d’écureuils ou autres bêtes qui ont pris possession des cabines abandonnées par les hommes.

En sera-t-il ainsi, un jour, de Val d’Or ? Viendra-t-il un temps où les maisons et les édifices de Val d’Or, effondrées, prendront mine de caricatures, héritières de toutes les malfaçons humaines, ici, boiteuses, là, bancales, ailleurs, bossues, partout, eczémateuses ?…

Val d’Or !… est-ce une de ces petites villes-souricières où le gangster s’en va guetter la sortie des mineurs chanceux ; où s’organisent, en tout premier lieu, les trois genres d’entreprises qui aident à dépouiller subito presto, le nouveau riche d’une richesse trop rapidement acquise : le bar, le tripot, la prostitution ?… Y a-t-il là un Soapy Smith, un Sleepy Joe ?… Et combien de malheureux se laisseront-ils dépouiller au poker, enivrer au bar et entôler par les filles ?…

Non, rien de tout cela à Val d’Or.

« Au commencement étaient les épices », écrit Stefan Zweig en commençant un funambulesque récit des expéditions de Fernando de Magellan à la recherche de la route des Indes pour le compte de l’Espagne… Au commencement, en Abitibi, était la grande forêt résineuse éternellement verte où vivaient en une douce liberté de débonnaires familles indiennes. Trois siècles pleins s’étaient écoulés depuis que Jacques Cartier avait planté la croix aux fleurs de lys sur les hauteurs qui dominent la baie de Gaspé quand les premiers blancs pénétrèrent dans cette partie du « Wild » québécois. Jusqu’alors, on avait défriché, fondé et bâti des villes et des villages tout le long du Saint-Laurent dont on n’avait pas voulu, semble-t-il, s’éloigner des rives, pas plus qu’on ne voulait quitter les grands lacs et les plaines de l’Ouest. On n’avait pas encore osé, à part les tentatives, bien réussies d’ailleurs, du Saguenay et du Lac Saint-Jean, franchir les Laurentides pour tenter un peu du nord.

Mais au début du siècle présent, avons-nous vu, qui décida, par la construction d’un chemin de fer, commencé en 1905 et terminé dix ans plus tard, d’ouvrir aux colons canadiens la zone argileuse dûment arpentée, du Nord-Ontario et du nord-ouest de Québec. Mais alors on ne parlait pas encore de l’Abitibi.

Le benjamin des comtés de la province de Québec ne devait pas tarder à prendre vie.

En 1908, le gouvernement provincial, voulant favoriser les projets de Sir Wilfrid Laurier, fit subdiviser les cantons de cette région en lots de culture. Trois années plus tard, le fer de lance des deux rails du Transcontinental s’allongeait démesurément sur ces immenses campagnes désertiques, ici hérissées de brousse, là, dentelées de forêts touffues. Et ce fut cette année-là qu’on choisit, sur les bords de l’Harricana, l’endroit du chef-lieu du futur comté de l’Abitibi : Amos. En même temps, on jetait les bases d’un futur diocèse. En effet, S. E. Mgr Latulippe, alors que le gouvernement marquait la place d’Amos, indiquait l’emplacement de la première église de cette région lointaine. Le premier agent des terres, M. Hector Authier, arriva sur les lieux ; puis les colons commencèrent à affluer qui lancèrent, avec l’ardeur qui caractérise notre race, une première offensive contre la forêt vierge. Renouvelant les prouesses de ceux qui, venus avant eux, colonisèrent la vallée du Saint-Laurent, ils surent vite renverser des obstacles quasi insurmontables. En moins d’un quart de siècle, ils accomplirent une œuvre formidable : des villes, plus de trente paroisses, une dizaine de missions, de 800,000 acres de terres acquises, plus de 150,000 acres en défrichement et en culture ; une exploitation forestière qui produit plus de trois millions de dollars par année ; bref, un comté nouveau ajouté sur la carte électorale du Québec.

Les prospecteurs devaient venir après les colons et remplir une non moins formidable tâche : celle d’ajouter, à même le sous-sol de cette partie du pays, à la richesse du monde, en or, la somme de plus de cent millions en quelques années seulement. Honneurs aux pionniers de l’Abitibi ; colons, forestiers, prospecteurs !

On a chanté, en maintes occasions, l’épopée colonisatrice du nord-ouest du Québec. Mais on ne connaît pas encore suffisamment les émouvantes péripéties de la « stampede » de cette nouvelle Alaska qui ne ressemblera jamais cependant à celle qu’a suivi la ruée, tragique souvent, et qui a provoqué la naissance de San Francisco, accompagnant en 1849 le débarquement de 80,000 aventuriers venus de tous les coins du globe ; celle qu’a vu se dérouler Melbourne qui, en trois hivers, voyait passer 100,000 prospecteurs en route pour les placers australiens ; enfin, celle du Klondyke qui reste un mouvement presque unique au monde, unique par les souffrances qui attendaient les 70,000 hallucinés accourus de tous les points du monde, chercheurs d’or improvisés, pour la plupart, ignorant tout du « Wild » arctique et de son terrible climat qui, en quelques mois, faisait périr, entre Stagway et Dawson, des milliers de malheureux, les uns gelés, les autres engloutis par les avalanches, ceux-ci noyés, ceux-là, victimes des fièvres et du scorbut…

Non, rien de tout cela dans la ruée pacifique, débonnaire, calme, vers notre nord-ouest québécois…

Val d’Or est la dernière-née de nos villes minières. Elle a surgi soudain de la plaine abitibienne, issue de la route, peut-on dire ; la route qui part d’Amos, qui pénètre dans la vallée du lac de Montigny ; petite route de colonisation d’abord mais qui se prolongea vite à travers tout le pays ; qui désormais, bien vivante, se dirige vers les rivages imprévisibles de l’avenir.

Et avec la route arrivent, sur cette bande de terre entre les lacs de Montigny et Blouin, les premiers « squatters ».

Un, deux, trois, quatre « shacks » de troncs équarris, pas même écorcés, lutés aux interstices, d’argile et de mousse. On aurait dit un camp de nomades. Des tentes dressaient aussi, ici et là, leurs formes irrégulières, carrées ou coniques, trouées par le tuyau d’un fourneau improvisé avec un vieux fût d’essence ou une caisse de fer blanc. On les voyait disséminées au milieu de petites clairières taillées dans la brousse, couvertes de boîtes de conserves vides, de cendres grises et d’ordures.

Le début d’une nouvelle conquête de l’homme sur la nature !… On sent encore autour de la future ville l’indéfinissable parfum des espaces, des steppes et des collines inviolées, des bois impénétrables, des terres en friche, de la neige, des bourrasques : le halètement de la vie sauvage !…

Ensuite, ce ne fut pas long. Durant quelques saisons le petit village fut en proie à une curieuse animation. Des camions, des chariots grossiers venus dont on ne sait où stationnaient ou circulaient un peu partout dans les rues à peine tracées, ou plutôt dans des cloaques où stagnaient toutes les eaux du ciel et du sous-sol. On chargeait et on déchargeait des tonnes de marchandises, des meubles et des pièces mécaniques. Les essieux grinçaient sous le poids. Les voitures déchargées faisaient place à d’autres surchargées. Et, dans les simili-rues, pataugeaient en bottes à jambes, des hommes et des femmes de toute nature ; des êtres aux visages énergiques, curieusement vêtus ; Canadiens, Anglais, Irlandais, Polonais, Russes, Roumains, Suédois, noirs, blancs et blonds, jaunes, tous voulant prendre part à la ruée abitibienne, venant s’embaucher comme mineurs ; tous gens de race impétueuse et tumultueuse qui venaient là lancer leur vie dans l’avenir, selon l’expression de Nathaniel Hawthorne. Ils venaient de tous les coins du monde, leurs états civils incertains les uns aux autres…

Curieuse encore à observer, aujourd’hui, la population de Val d’Or, surtout par un jour de paye alors qu’à la devanture de toutes les boutiques s’étalent des annonces de cette nature : Pay Day Sales. Tout le monde dans les rues ; et l’on pense un peu à la Tour de Babel.

Car Val d’Or est un « melting pot », un creuset où l’on cherche à amalgamer des métaux hétéroclites. Et comme il arrive d’ordinaire dans ces villes cosmopolites d’apparence américaine, on remarque un rayonnement propre extraordinaire qui a pénétré immédiatement tous les nouveaux venus à base d’optimisme, d’élan, de hardiesse, un sentiment juvénile, un dynamisme, l’idée que tout est possible… Mais cette confiance unanime en l’avenir ne transforme pas en un jour le caractère inné que chaque race porte au plus profond de la moelle. Encore moins modifie-t-elle les traits du visage, la structure du squelette, le dessin du crâne, la couleur des cheveux et la peau.

Aussi, huit fois sur dix, l’observateur, sur la vérendah de son hôtel, peut-il identifier les individus divers qu’il voit passer devant lui, simplement par l’apparence ; voici un Juif, un Polonais, un Russe, un Irlandais, un Canadien, etc.


Deux saisons se sont à peine passées que dans la nouvelle concession, des maisons de planches et de cartonnage, prenant la place des « shacks » et des tentes, se pressaient les unes contre les autres, s’épaulaient, se soutenaient, ayant poussé l’une à côté de l’autre, comme champignons après une averse, toutes présentant un aspect chaotique et désordonné. Elles s’esquissaient, de tous similis, comme du linge à sécher sous le soleil qui, certains jours, prend sa revanche de la récente chute de pluie. Légères ou massives, hautes ou massues, droites ou de guingois, quelques-unes toujours en construction, en « perpétuel devenir », elles étaient, chacune, de modèle différent, car les prospecteurs les élevaient de leurs mains avec l’aide de « lumbermen ». Les matériaux étaient uniformément les mêmes : parois de bois recouvertes de carton bitumé.

Les débuts de Val d’Or rappellent un peu ces films brutaux de l’Ouest qu’aime l’Amérique et où l’on voit se faire et se défaire des fortunes. Ils rappellent aussi ce que fut, au Havre, la Côte, telle que décrite par Balzac dans « Modeste Mignon » ; ou encore ce que furent les « folies » des prospecteurs de la Californie ; ou celles de Tulsa, dans l’Oklahoma, capitale mondiale du pétrole. Là, l’huile a construit les églises, les hôtels, les théâtres, les banques, les jeux de golf et de tennis. Ici, c’est l’or et le cuivre du sud du Bouclier Canadien…

Le trait remarquable de Val d’Or, c’est la foudroyante rapidité de sa croissance. Curieuse ville qu’on dirait sise dans un autre pays que le nôtre et en une autre époque, pour nous, habitués au lent épanouissement de nos villes et de nos villages où travaille la patine des temps. À côté d’imposants buildings, des maisons sordides ; un hôtel du dernier moderne écrase à ses pieds un «  shack » en bois rond. Tout au long de la « main street », des restaurants, des échoppes de toutes devantures, des « filing stations » aux pompes rouges, des « drugs stores » où l’on trouve des « ice cream sodas », des magazines, du papier à lettres, et même des produits pharmaceutiques.

Et la ville s’estompe, se dessine.

En moins d’un an, des cabarets, des échoppes, des magasins, des cafés-grill-rooms avaient surgi du sol comme par magie, semblait-il. D’humbles cahuttes étaient devenues, du jour au lendemain, de prétentieux magasins… Les rues se dessinaient, se croisaient, traversées déjà d’enseignes : « Dentist », « Law Office », — Déjà !!… Ici, là, un « Royal Hotel », un « Home Lunch and Pastry »… Tout prend, malheureusement pour le caractère du Canada Français, allure américaine ou anglaise… Une petite ville assez incohérente…

Déjà, on rencontre des « gamblers » dans des salons de jeu, des « bootleggers » dans des tavernes ; des amateurs de « bowling », des hommes et des femmes pris de la fièvre du jeu. Sur les tapis verts du billard anglais, les boules numérotées s’entrechoquent, s’arrêtent au bord des poches d’angle et s’y précipitent, accompagnées de clameurs de joie ou d’imprécations rageuses, tandis que s’égrènent, à côté, les notes grêles des pianos mécaniques et que s’escriment les « crooners » sur des disques de phonographes asthmatiques…

Mais tout de suite après, voici l’enveloppe extérieure d’un quartier où des maisons neuves élégamment rustiques, aux façades décorées de plantes grimpantes variées, les égaient de couleurs vives auxquelles les murs apportent une note rouge brique, s’élèvent au milieu de jolis « rock gardens ».

Ici et là, dans la minuscule banlieue, maisons et cahuttes comportent un bout de jardin prétendu cultivable, où pourront éventuellement pousser quelques légumes et s’épanouir quelques fleurs… Il y a dans cette nouvelle agglomération, un peu de la ville et un peu de la campagne. Val d’Or veut se hausser vite au rang d’Amos et de tous les autres gros villages abitibiens. Car, vite, en l’espace de moins de vingt ans, le pays a aligné ses champs, ses maisons, érigé ici un clocher, là une usine…

Tout à l’entour de la ville, c’est encore le paysage ordinaire des villes minières ; paysage mécanique, plutôt désolé. Ici et là, au nord, au sud, tout proche, là, plus loin, l’entrée d’un puits surmonté de l’ordinaire charpente de noir gris, sorte de tour carrée qui ressemble à une mante religieuse. On devine, au fond, des insectes géants qui dévorent les entrailles de la terre. Çà et là, des derricks métalliques et de minuscules usines quand il n’y a pas, dans les environs, le puissant « smelter ». Et se dressent sur fond de forêt vierge, les broyeurs de minerais, les chevalements, les rames métalliques des fils électriques, le tout s’élevant dans un cirque désertique dont la toile de fond, uniformément ocrée, est faite de collines arrondies, se détachant avec netteté sur le ciel…

En effet, au milieu de la plaine, au sein du « brûlé » où, autrefois se massait une forêt de pins, des constructions élèvent en des complications sans fin, leurs inquiétantes carcasses de bois, d’acier et de béton qui, comme de grands vaisseaux, abritent une autre ville humaine et mécanique : élévateurs, broyeurs et laveurs de minerais, tamis fonctionnant déjà à plein rendement ; les hommes allant et venant autour des machines, les contrôlant avec des gestes précis et rares. Ils travaillent avec acharnement car ils aiment la mine, la terre et le roc retournés que livrent leurs entrailles de métal. Ils ne savent rien de plus beau que la fumée qui sort des cheminées de leurs usines ; ou que la neige, en hiver, foulée et répandue en un glacis jaunâtre qui fait trottoir autour des broyeurs… Ils aiment leurs chantiers ruisselant de ciment frais, les sémaphores, les grues, les vannes, les wagonnets, les convois, tous accessoires ibséniens d’une poésie à l’odeur forte et où tous ces enfants de l’industrie envahissante dégagent des preuves de courage et de puissance qui font couler de robustes courants de satisfaction dans leur âme, la besogne accomplie…

Puissent ces frères farouches ne jamais écouter ces ambitieux venus de la patrie des vents contraires, qui veulent les détourner de la grande voie des hommes pour les égarer dans les sentiers des rêves égalitaires…

Tout le terrain ambiant est gonflé de boursouflures et de raboteuses collinettes ; bouleversement du sol sans grandeur avec un fond d’arbres grêlés ou hérissés de grues aux bras noirs, parsemé de baraques qui violent la sérénité de la solitude. Tout cela tient un peu du chantier, du terrain déchiré par des obus ou par une érosion cutanée qui aurait mordu le sol de sa lèpre. Ici et là, aux mines même saigne l’écorchure des diggings : une glèbe cuivreuse qui se convulse en escarpements tortueux, se fore en plaines inégales, peuplées d’autres hommes acharnés à corroder du pic un tissu qui résiste et se défend… Là, des déblais tassés par la pluie ont laissé couler sur un fond d’herbe pâle leurs traînées argileuses, vite figées en paraphes d’abandon…

À la vérité, on n’aime guère en général ce genre de ville : comme tout le moderne, il est de n’importe quelle ville.

Somme toute. Val d’Or, telle qu’elle est, encadrée de douces collines légèrement boisées, élargissant l’horizon, est une petite ville avenante. Et puis, elle commence et finit là ; nul vestige de banlieue, si l’on excepte la jolie petite ville de Bourlamaque qui est comme son quartier fashionable. Dès la sortie de la ville, le rail déroule son long ruban d’acier à travers des bois de sapins et de bouleaux, parsemés de minuscules défrichements de colons sur lesquels veille le classique « campe » de bois rond à queue d’aronde. Car en pays abitibien, le défrichement de la forêt voisine l’exploitation de la « couleur » ; la destruction du vert végétal à côté de l’extraction du jaune… Ou encore, l’or des blés futurs à côté de l’or tout court… Changement de disque avec une soudaineté de commutateur.

En effet, tout de suite après la vision plutôt âpre de cette ville-champignon, un peu cahoteuse, voici dans les entours un bienfaisant repos pour l’œil et pour l’esprit dans un paysage taillé à la mesure de l’homme ; nappes de verdure, lacs capricieux reflétant un ciel gris-perle, rubans de route flottant à travers des boqueteaux, tout se nouant et se dénouant comme une voltigeante écharpe à la brise ; ensemble ordonné et délicatement varié…

Le Bon Dieu aura visité Val d’Or deux fois ; la première fois ce fut pour créer la ville en six jours, comme la terre — le mot jour en hébreu voulant dire année — et la deuxième fois, ce sera, après un nombre indéfini d’années, pour l’abandonner.

Sans qu’il soit besoin de forger des légendes, l’histoire des villes minières est assez extraordinaire par elle-même ; et il n’est point nécessaire que, comme Dawson, elles donnent en une année vingt-deux millions au monde. Il y a de ces villes qui, en une nuit, se sont élevées comme au milieu d’un champ de bataille bombardé et que l’imagination aurait pu soumettre à une série d’inondations, de cyclones, de tremblements de terre ; quelque chose qui ferait le bonheur d’un metteur en scène germanique en quête d’un cadre où pouvoir filmer la fin du monde ; topographie lunaire, cauchemardesque ; paysage fantastique !…

D’autres ont surgi de la plaine paisible, dans un pays qui n’était que verdure, nappes d’eau, forêts et silence, et les premiers mineurs qui y arrivèrent, s’ils n’avaient pas été possédés par tout leur être de la trépidante fièvre jaune, auraient pu avec délice comme boire la première gorgée d’une coupe que Dieu avait remplie le jour de la création… Alors que leurs camps présentent le spectacle d’un retour à la nature où toutes les distinctions sociales, les simagrées du monde civilisé sont abolies, où les hommes, issus des milieux les plus divers, recommenceraient dans le calme de la nature primitive, l’évolution de la société humaine… Ils vivent, d’abord, sous des tentes de toile, puis dans des baraques de grumes ; puis, tentes et shacks se transforment en des maisons de planches de bois…

Il en est enfin qui se sont élevés au sein de grands « brûlés », tristes à faire pleurer, où l’humus qui recouvre le sol fait deviner les grands pins qui dressaient là leurs fûts ainsi que des colonnes de cathédrales modernes et jusques au ciel élevaient leurs ramures bruissantes d’aiguilles fines… Mais le « monstre rouge », un jour, passa par là et de sa langue rugueuse et meurtrière rasa tout, ne laissant que l’humus qui recouvrait le quartz révélateur des filons aurifères qu’un heureux hasard, un jour, fait découvrir. Et deux ans plus tard, une ville s’édifiait sur ces « brûlés ».

Ainsi naquit Val d’Or, nom prometteur des fortunes des eldorados abitibiens…

À une époque où nous souffrons d’un excès de tout, d’une pléthore de doctrines et de problèmes de toute nature, nous pouvons encore, heureusement pour notre sensibilité, nous faufiler dans certaines régions du merveilleux, même aux portes de ces laboratoires de poésie latente où le monde indéfiniment se renouvelle. On pourrait même dire que jamais le merveilleux — que l’on croyait bien mort avec les loups-garous et les feux-follets — n’a été aussi dense, aussi touffu qu’aujourd’hui. Même que le merveilleux d’autrefois, au regard de celui d’aujourd’hui, fut assez pauvre et généralement subjectif. Le répertoire des loups-garous, du diable à griffes et à cornes, des farfadets, des feux-follets était plutôt restreint. Tout autre est la poésie du merveilleux moderne qui est partout dans ce qui nous entoure, qui nous frôle, qui surgit à chaque pas que nous faisons. Il se révèle dans tous les événements que rapportent froidement les journaux. Nous nous plaisions, dans notre enfance, aux contes où des êtres merveilleux prenaient naissance et s’emparaient de nous jusqu’à ce que la raison les eut réduits à néant. Oh ! les contes de notre enfance !…

Mais les contes modernes… que nous racontent sans le savoir les journaux !… Ils sont plus nombreux, plus épars, plus bourdonnants que jamais ; et si pleins de merveilleux !

Du merveilleux ?… Mais oui, à la portée de notre œil, de notre oreille. C’est tout ce qui se passe autour de nous. Le merveilleux, ce sont les avions « hurricanes » qui sillonnent l’air à quatre cent milles à l’heure ; c’est le cheminement de la télévision à travers les orages de l’espace ; c’est la transfusion du sang d’un individu dans les veines d’un autre ; c’est la piqûre d’un sérum psycho-psychologique ; le ski nautique, les modernes jouets mécaniques, les dessins animés, le rasoir électrique ; c’est le rayon ultra-violet ; c’est la machine à écrire, qu’on emporte en avion ; c’est la photographie d’une reine-abeille pondant entourée de sa cour ; c’est… c’est encore une fois, tout ce qui nous entoure, nous environne, nous précède, nous accompagne, nous suit ; c’est, en un mot, la vie moderne.

C’est l’éclosion de villes ordonnées, cataloguées, classées en quelques mois seulement parmi celles, avec leurs privilèges, que des années et des années, des siècles même, se sont acharné à édifier.

Quand un petit village canadien a demeuré jusqu’aujourd’hui ce qu’il était du temps de Champlain, peut-on s’imaginer que, de nos jours, à tout au plus cent milles de là, une sommaire agglomération de tentes de toile et de « shacks » de rondins devienne, après tout au plus trois ans, une ville avec son gouvernement municipal, toutes ses roueries administratives, les tricheries les plus modernes du commerce et de l’industrie ; avec à la fois tout ce qui distingue la ville où se seraient réjouis les héros de Nathaniel Hawthorne, et où peut s’étendre le règne des gangsters américains à côté du code rigide et sage de la loi canadienne ?…

Et le voilà, le merveilleux moderne !…

Tout ça s’est bâti en moins de deux ans, et tout ça aurait même pu être bâti en quatre mois. Le monde se banalise vite, quoi !…

Mais il est temps de revenir à Val d’Or.

En 1933, au milieu des brûlés de cette partie de l’Abitibi, pas plus de Val d’Or, dirait l’autre, que sur la main ! Il n’y avait là ni route ni chemin de fer. La solitude absolue ! Peut-être, ici et là, un sentier, début de route, cahoteux, serpentant à travers un terrain où le soleil parfois gravait de surprenantes eaux-fortes ; un mineur qui regagne son claim, un colon qui cherche du bois, un chasseur en quête de gibier.

Mais, dans les environs, on distinguait les chevalements et les cheminées d’usines des mines productives de la région… Les compagnies mirent peu de temps à forer la terre. Elles ont distribué partout l’acier, les échafaudages, les étais, les moteurs, les turbines, les pompes, l’eau, le fer et le feu, le tout en une orgie industrielle inspirée par les colossales visions d’une cité future… De ce « veld » abitibien où l’ours menait naguère sa quête méfiante, elles ont fait un chantier rougeoyant d’éclairs cyclopéens, parsemé d’usines souterraines dont la palpitation envoie mourir ses ondes très loin, bien au delà du hérissement des grues, de leurs passerelles et de leurs lacis de fer…

Il y eut un temps où pour forcer la terre à livrer ses trésors, l’homme avait assez d’une pelle, d’une pioche, ou d’un tamis, d’un plat et de l’eau. Cela peut à la rigueur suffire encore où le métal est marqué d’alluvions, sur les bords des rivières. Mais quand la roche l’emprisonne, c’est plus dur et plus compliqué. Le travail se fait à l’usine, dans le tonnerre des machines et l’homme n’est là qu’à la sortie, pour recevoir la pierre nue. Et ici, l’usine est étrange et redoutable : un édifice à plusieurs étages, percé à jour comme un échafaudage, pareil à l’infrastructure enchevêtrée d’une tribune monstre. D’étroits sentiers de planches, des escaliers en bateau, des plate-formes pendues à mi-hauteur des poutres composent un inquiétant labyrinthe, déconcertant pour le profane. Et un énorme tremblement fait vibrer sans arrêt cette masse. On ne peut plus parler et on voit mal.

La naissance brusque, sans souffrance, d’une ville minière est toujours une sorte d’aventure. Dans le cas de Val d’Or, elle nous apparaît sous les espèces de deux hommes aux noms de consonance étrangère, solides, en quête de travail et, naturellement, d’argent ; futurs « diggers » peut-être : mais le sort en disposa autrement.

Bill Fergusson et Bill McEfer cherchaient aventures dans le pays. Pour des raisons que nous n’avons pas à révéler, ils ne purent trouver du travail aux mines Stabel et Siscoe. Alors, ils s’en allèrent se construire un « shack » à mi-chemin entre ces deux mines. Dans cette échoppe en planches de sapin et en tôle ondulée sur laquelle la pluie résonnait comme un tambour, ils vendaient de tout aux mineurs qui passaient par là. La plupart s’y enfermaient sous couleur de repos. Les cloisons de la cahutte étaient tapissées d’annonces et d’avis annonçant que l’existence ne vaudrait pas le prix d’une chique de tabac sans le gin X et le whisky Z. Tous ces hommes étaient de hauts gaillards à face recuite, négligés de mine, de race indécise, le verbe haut, qui se saluaient en russe, en anglais, en polonais ou en français, mais toujours avec le même accent.

On appela l’échoppe des deux Bill « The Pioneer »… Puis ce fut, tout près de là, une boutique de barbier, puis un débit clandestin d’alcool, deux ou trois boîtes de nuit, d’autres magasins, voire un théâtre…

Tel fut le début de Val d’Or. Début un peu inquiétant à la vérité. La future ville recèlera-t-elle le même afflux de joueurs, de débauchés, de voleurs et d’ivrognes qui a marqué la naissance de la plupart des villes minières de la Californie, du Klondyke, de l’Afrique du Sud ? Toutes les passions, toutes les cupidités qui, tels des loups qui suivent la piste des caribous, vont-elles également s’attacher au pas des mineurs abitibiens ? Le règne des gangsters va-t-il s’étendre sur la région ? Non, deux ans après l’établissement du « Pioneer », Val d’Or obtenait sa charte du gouvernement de Québec ; et ce fut aussitôt le règne de la loi et de l’ordre. Alors s’élevaient une quarantaine de constructions disparates habitées par des gens de métier, des commerçants. La Compagnie Harricanaw subdivisa ses terrains en lots à bâtir qu’elle mit en vente. Et puis, commença l’arrivée des familles ; d’autres mineurs qui s’abattirent sur ce coin du pays abitibien, comme sauterelles sur blé vert. Ils venaient de Québec, de La Tuque, des Trois-Rivières, bref d’un peu partout de l’est de la province. Dans l’automne de 1935, une route relia la nouvelle ville à Amos, puis une autre à Noranda. Enfin, un tronçon des chemins de fer nationaux mit Val d’Or en communication directe avec Montréal par Senneterre et, via Noranda, avec Toronto.

Et Val d’Or grandit, grossit comme une bulle d’air. En 1935, lors de la première évaluation municipale — l’année de la charte — les propriétés avaient une valeur de $387,000 ; en juillet 1937 l’évaluation atteignait $1,200,000 ; en décembre de cette année-là, $2,300,000. On ne comptait pas les mines dans ces évaluations.

En 1934, alors que Val d’Or n’existait qu’en rêve, on comptait 500 hommes dans l’Île Siscoe, cent peut-être à Green Stabel — maintenant Jacola — une quarantaine à Sullivan. Les mines Lamaque et Sigma étaient à l’état embryonnaire. Quatre ans plus tard, en 1938, toute la région est une ruche en activité : « fervet opus », eut dit Virgile. Tous les terrains de Val d’Or sont vendus et le grand problème est celui de la construction des maisons d’habitation. Les prix de vente d’un lot à bâtir ont grimpé de $200.00 et

$500.00 à $1,500 et $2,000. On achetait un lot $200.00 et, huit mois plus tard, on le revendait $6,500 ; un édifice est acheté $400.00 qu’on vend, quelques mois plus tard, $13,000.

Il ne pouvait en être autrement quand on sait que cette région de Val d’Or produit le tiers de la production totale de Québec, soit dix millions, et que les salaires qui sont payés dans ce coin du pays s’élèvent à $350,000 par mois.

Nous voilà loin de la misérable bicoque des deux Bill — Fergusson et McEfen — enfoncée dans les marais des brûlés qui s’étendaient entre les lacs de Montigny et Blouin.

En 1934, une cahutte de planches ; en 1938, une ville, métropole de la chaîne de mines d’or qui s’étend du nord-ouest de Noranda à Senneterre ; ville peut-être chaotique et désordonnée, surgie par la vertu des dieux de l’or, du sol, comme un champignon, avec ses constructions de cartonnage, ses rues marécageuses ; mais ville qui accuse la vigueur et l’énergie, même des vices qui voisinent avec toutes les vertus du dévouement et de l’apostolat représentées par les trois prêtres, bons et dévoués qui desservent une ville de 5,000 catholiques, qui possède une église de 1,100 sièges, et par les religieuses qui dirigent un hôpital dont l’organisation moderne peut rivaliser avec toutes les autres institutions charitables du pays…

Mais de quoi vit Val d’Or, cette ville de 9,000 âmes ? Des mines, quoi ! De quelles mines ? Elle en est entourée. Val d’Or est la capitale de l’une des plus riches zones minières de l’Amérique. Du sommet de la « Gold Hill », on peut compter les cheminées fumantes de sept mines productrices. Sur la route de Noranda à Senneterre, de la rivière Harricana à la mine Perron-Pascalis, la distance est de soixante-quinze milles. On pouvait voir, sur cette distance, en 1937, dix-sept mines qui produisaient. Cinq ans auparavant, le filon qu’exploitent les propriétaires de ces mines était à peine piqueté. Les mineurs sont venus d’un peu partout ; d’Amos, du sud, par terre, par eau et par l’air. Entre Noranda et Senneterre vivent de la mine pas moins de trente mille personnes. À l’ouest de Val d’Or, après avoir traversé la rivière Thompson ou Piché, on tombe sur le groupe des Malartic, puis celui de Cadillac et, avant d’arriver à Noranda, on rencontre la riche mine O’Brien, la McWatters. Enfin, franchie l’Harricana, voici Noranda-Rouyn. Il est curieux, en passant, de constater la position jumelée de ces villes minières : Rouyn-Noranda, Val d’Or-Bourlamaque, Cadillac-Petit-Canada, Perron-Pascalis…

C’est la mine Lamaque qui est la plus rapprochée de Val d’Or. Cette mine, contrôlée par la « Teck Hughes Gold Mines » a donné naissance à la jolie ville de Bourlamaque remarquable par ses villas en logs entourées de « rock gardens ». C’est la plus riche mine d’or appartenant à des particuliers. Ses ateliers entrèrent en opération le 9 avril 1935 et avaient une capacité de 500 tonnes par jour. Elle dépasse maintenant mille tonnes. Au 1er juin 1938. la réserve de la « Lamaque Gold Mine » était de 658,550 tonnes. La teneur moyenne du minerai est de $11.50.

Val d’Or vit encore de la « Siscoe Gold Mine Ltd » qui, jusqu’en 1938, venait immédiatement après Noranda pour la production de l’or, mais la Lamaque l’a dépassée de ce côté. Cette défi­cience toutefois ne veut pas dire que la Siscoe est épuisée. Elle s’est même enrichie en 1937, de 275,1’5 tonnes de minerai nouveau et sa ré­serve totale était en janvier 1938, de 526,448 tonnes d’une teneur moyenne de $11.25.

On voit encore, aux environs de Val d’Or, la « Sigma Mines (Quebec) Ltd », située sur les terrains que la « Read-Authier Mines Ltd » fit piqueter, après avoir cédé ses droits sur la pro­priété Lamaque. Il y avait à peine un an que l’on exploitait la Sigma qu’il fallut doubler la capa­cité de ses ateliers en la portant, en septembre 1938, à 600 tonnes. Son minerai est moins coû­teux à extraire que celui de la Lamaque.

Et puis, il y a encore la « Sullivan Consoli­dated Mines Ltd » qui opère avec profit tout près du lac de Montigny, depuis 1936, et dont la réserve en 1938 suffisait pour une exploitation régulière de deux ans à 150 tonnes par jour ; puis, plus à l’ouest, la « Shawkey Gold Mines Ltd », ancienne mine Martin qui fut la première mine à l’ouest de Québec à avoir son atelier. On l’exploita toujours avec certaines difficultés mais avec assez de succès pour annoncer en 1938 une production d’au delà de 800,000 $, depuis 1936, année de sa mise en exploitation ; et, à l’est dans le canton Senneville, on voit encore la « Perron Gold Mines Ltd » dont les progrès rapides, depuis 1936, ont forcé ses propriétaires à doubler la capacité quotidienne de ses moulins, qui est de 350 tonnes par jour.

Maintenant si l’on s’éloigne de Val d’Or, à une vingtaine de milles à l’ouest, après avoir traversé encore une fois la rivière Thompson, on arrive au groupe des Malartic : « Canadian Malartic », « Malartic Goldfields », mines très riches qui ne sont pas étrangères à la naissance de Val d’Or, et qui ont fait surgir en plus la coquette ville de Malartic qui, en 1937, n’était qu’un village de quelques centaines de familles mais prit vite les allures de la ville qui fait aujourd’hui l’admiration de ceux qui passent sur la route Noranda-Senneterre.

Assez longue et assez mouvementée serait l’histoire de la « Canadian Malartic Gold Mines Ltd » qui fut piquetée en 1923. La mise en valeur de cette mine fut opérée par la « Malartic Gold Mine Ltd » dont la tentative eut plus ou moins de succès. On la réorganisa en 1933 de façon à la rapprocher des intérêts « Ventures », ce qui permit une exploitation plus méthodique et plus heureuse. Elle produit avec succès depuis, le 26 avril 1935. En 1938, sa réserve s’élevait à 384,000 tonnes d’une valeur moyenne de $543.

La « Sladen-Malartic Mines Ltd », une des dernières mines en exploitation à l’ouest de Québec, a déjà pris une place enviable dans la zone Noranda-Val d’Or. Ses réserves s’élèvent à au delà de 800,000 tonnes.

Le 21 janvier 1939, en présence de plusieurs hauts personnages et de nombreux invités, la « East Malartic Mines Ltd » coulait ses deux premières briques d’or dont le poids total 102.6 d’or solide, était évalué à $41,000, ce qui donna lieu à une belle fête. L’événement, en effet, était considérable dans les annales minières du Canada. Il indiquait suffisamment la prospérité de cette mine dont les usines ont une capacité de 800 tonnes par jour et qui a présentement — 1939 — une réserve de pas moins de 2,000,000 de tonnes de minerai d’une teneur d’environ $6.00. La propriété est exploitée par trois puits de 351,371 et 840 pieds de profondeur. On la place au rang des plus importantes mines d’or du Canada. Seulement douze mines canadiennes traitent plus de 800 tonnes par jour et trois usines plus de 2,000 tonnes.

Et dans ce groupe Malartic, il y a encore la « Malartic Goldfields ». Ces quatre « Malartic » se touchent presque et l’on comprend facilement qu’elles aient donné naissance à la ville de Malartic située sur la propriété de la « Canadian Malartic ».

Un peu plus au nord, dans la même zone, on rencontre la « O’Brien Gold Mines Ltd » qui fut une des plus importantes découvertes du Nord-Ouest de Québec. On y exploite le minerai le plus riche connu de la région Abitibi-Témiscamingue. Le coût total par tonne a été de $9.65. Du 3 octobre 1937, au 19 mars 1938, le traitement de 25,557 tonnes donna 600,967 $ d’or. Plus à l’ouest encore, avant d’arriver à Noranda et passé l’Harricana, il y aurait à signaler la « McWatters Gold Mines Ltd », la mine productrice la plus récemment découverte dans l’ouest. En 1937, ses réserves étaient de 34,624 tonnes estimées à $493,260.

Mais que d’autres mines encore en exploitation, ou en état de le devenir ; que de simples concessions minières non encore explorées ; que d’autres mines qui s’aménagent pour une prochaine production, on voit encore entre les agglomérations principales de Rouyn-Noranda et Val d’Or-Bourlamaque ! Nous n’en avons mentionné que quelques-unes. En voici d’autres que nous ne faisons que nommer : la « Rubec », la « Bouscadillac », la « Valco Gold Mines » — appartenant à un syndicat canadien-français avec M. P. Vallières, de Québec, en tête, et dont les promesses sont brillantes, — la « Keewagama », la « Central Cadillac », la « Wood-Cadillac », la « Dempsey-Cadillac », la « Pan-Canadian », la « Pandora », etc, etc.

En voilà assez, sans doute, pour expliquer et comprendre la naissance et les développements si sensationnellement rapides de trois des plus jolies et prospères villes du Nord-Ouest québécois : Val d’Or, Bourlamaque et Malartic, sans compter d’autres agglomérations en train de surgir dans l’ombre des chevalements d’O’Brien, pour ne prévoir que celle-là…

Et comment, lorsque l’on parcourt ce coin d’un nouvel Eldorado qui fait partie de notre pays, qu’on arrête ici et là pour regarder, voir et entendre, comment n’être pas un peu ému devant tant de machines à fabriquer les dollars chantant leur trépidante chanson ?… Elles la chantent par ces appareils anonymes qui, à force d’ingéniosité, peuvent arracher par tonnes à la terre, l’or, dieu souverain… Cette chanson, elle s’exprime par l’effroyable tumulte des moulins à broyer, des concasseurs à mâchoires d’acier mâchant le quartz comme entre les dents de bêtes goulues… le minerai disparaissant comme devaient autrefois disparaître les proies offertes à Moloch…

Les distributeurs amènent la matière tirée des entrailles de la terre, les pilons fonctionnent alternativement, soulevés par une lame de fonte dont l’arbre est supporté par un bâti de bois ; les pilons retombent, tournant sur eux-mêmes, broyant le minerai

Et le miracle va bientôt s’accomplir : des monceaux de dollars distribués, circulant à travers le monde…

L’AVENTURE D’UN VIEUX « TOQUÉ » ET SES RÉSULTATS


« Hé, là ! Olier, il y a un lac là-bas ; je m’en vais boire ! »

— Je te suis, Auguste ; il fait terriblement chaud ici.

On était en juin. Il faisait chaud, en effet, ce jour-là, dans cette partie du Témiscamingue où prospectaient depuis plusieurs semaines Auguste Renault et Alphonse Olier. Le soleil, depuis de longs jours, cuisait la terre, accablait bêtes et gens. Et les mouches, qui s’étaient mises de la partie, s’en donnaient à dard que veux-tu, sur les deux misérables humains qui s’étaient aventurés en cet endroit sauvage et qu’elles attaquaient comme elles savent attaquer dans le voisinage de l’eau et de la forêt chaude. Elles étaient affamées et les deux malheureux ne cessaient pas de les écraser sur la figure, sur les mains, partout où il y avait un bout de peau à découvert.

Auguste Renault et Alphonse Olier, deux prospecteurs de nationalité française, après avoir promené leur marteau-piqueur pendant des années dans la région ontarienne de Kirkland Lake, avaient poussé une pointe du côté québécois où ils continuaient de gratter la terre et de frapper les roches en quête de la « rouille ». Ils prospectaient dans le canton Dasserat et le lac dont Auguste Renault, du haut de la colline où il était monté pour se rafraîchir, apercevait un coin, dès ce jour devait s’appeler le lac Fortune.

Ces deux chercheurs de « couleur » s’étaient dit, un jour, que la ceinture minéralisée qui part de Kirkland Lake ne devait pas brusquement s’arrêter à la frontière du Québec, qu’elle devait se prolonger vers l’est et pousser loin même à travers les cantons Dasserat, Boischatel, Rouyn et les autres. Ils devaient avoir raison. La ceinture minéralisée de Kirkland Lake et de Larder Lake qui est aujourd’hui estimée à une valeur de $315 millions traverse effectivement tout le territoire du Témiscamingue et de l’Abitibi.

Auguste Renault et Alphonse Olier grattaient donc, depuis plusieurs semaines la terre québécoise, confiants, certains qu’ils finiraient par chanter victoire…

La soif les tiraillant, les deux hommes se dirigèrent vers le lac dont Auguste Renault avait aperçu, à travers les arbres, le vif éclat d’acier ; et, tout en marchant, de donner d’ici, de là, un coup de pic. Au bord du lac, pendant qu’Alphonse Olier s’abreuvait, Auguste Renault lança un dernier coup de pic sur un bout de rocher… Ô surprise ! De la rouille, l’heureuse rouille qui est pour le prospecteur l’indice certain de la « couleur ».

Avant même de boire, Auguste Renault emplit sa tasse de fer blanc des fragments de cette roche et les lava selon les procédés de l’alluvionnage. C’est de l’or ! Aucun doute. Un long travail rempli de privations de toutes sortes, de souffrances même, recevait à l’instant sa récompense…

La première mine d’or du nord-ouest de Québec était découverte. C’était le 19 juin 1906. Les deux heureux prospecteurs donnèrent au lac le nom de lac Fortune. Ils étaient cependant à ce moment loin de se douter des développements miniers extraordinaires qui allaient enrichir cette partie du pays. Et cette première découverte allait être plus tard la « Lake Fortune Co Ltd » qui fut l’un des actifs de la « Towagmac ». Une deuxième découverte faite par M. Renault, un peu plus tard, dans une baie du lac Dasserat, qui prit son nom, fut connue sous le nom de « Renault Mining Co. » Le terrain de ces claims, d’après le Dr Cooke, du ministè­re des Mines d’Ottawa, qui a fait, en 1922, une exploration minutieuse des cantons Dasserat et Boischatel, est de formation absolument identique à celle de la Teck-Hughes et de la Lake Shore, en Ontario.

Et depuis, les nombreuses et belles décou­vertes faites dans cette bande de Kirkland, jus­qu’à la rivière Bell, ont démontré que cette cein­ture renferme des fortunes colossales qu’on est en train, d’ailleurs, d’extraire des entrailles de la terre. Il suffit d’énumérer les mines qu’on y a découvertes jusqu’ici depuis 1922 et qui dépassent la centaine. En ne comptant que les plus im­portantes, et en ne sortant pas du territoire du Témiscamingue on peut nommer la Noranda, l’Aldermac, le Towagmac, la Thompson-Cadillac, la O’Brien, la Francœur, et plusieurs au­tres.

Mais nous croyons intéressant et juste de faire mieux connaître celui qui est officielle­ment connu comme le premier découvreur des dépôts miniers du Nord-Ouest du Québec : Au­guste Renault.

Il est incontestable que sa découverte dans la zone disloquée entre les lacs Fortune et Re­nault a provoqué toutes les autres découvertes successivement faites dans la suite. Et cette découverte ne fut pas accidentelle comme celles des dépôts argentifères de Cobalt et de Sudbury. Elle est due exclusivement aux efforts dé­terminés du pionnier de nos prospecteurs qué­bécois et à la prescience qu’il avait depuis plu­sieurs années de l’existence en terre québécoise de la même formation que celle de Kirkland Lake.

Auguste Renault, qui vit encore et qui pros­pecte toujours, comme il a fait depuis plus de quarante ans malgré ses soixante-treize ans, a eu, comme on peut s’en douter, une existence assez aventureuse. Sa résistance, son enduran­ce physique, son splendide entêtement se sont faits aux proportions des espaces qu’il a parcourus.

Quel Homère dira l’abnégation, le courage, la volonté et l’énergie de ces hommes qui parti­rent à la conquête de la moderne Toison d’Or, n’ayant devant eux que l’inconnu, des solitudes vierges se perdant à l’infini ? L’or qui, dans les villes, partout, coule entre les doigts comme l’eau primitive, ne laissant pas de traces, sait-on ce qu’il a coûté de patience, d’attente et de lon­gue expérience au mineur solitaire ? Ils n’ont pas encore eu de poète pour les chanter, nos aventuriers de l’ouest québécois qui sont venus vers la « terre qui paye » pour y chercher sinon la fortune du moins l’assurance d’une vie libre, loin des règles étroites de nos civilisations. Au­cun artiste n’a encore gravé leurs exploits au Temple de Mémoire, leurs misères et leurs joies qui ne seront jamais immortelles. Pas de Panthéon pour eux ni de Panathénée ! Tout au plus verra-t-on peut-être, un jour, dans un cimetière, d’humbles croix de bois noir indiquant qu’en dessous dorment des hommes qui ont été parmi les pionniers de la ville, ou du gros village d’où ils sont partis pour ne plus revenir…

Au Témiscamingue, les bouches de la Renommée n’ont pas appris aux aventuriers du monde, que, sur les bords de l’Outaouais, comme blé dans les champs de l’Ouest Canadien, il n’y avait qu’à se baisser pour emplir ses poches de pépites d’or. Les journaux n’ont jamais annoncé qu’un trappeur, un jour, du bout de sa botte avait fait rouler une pépite d’or natif de la grosseur d’un œuf de dinde ; que le bassin de l’ancienne Grande Rivière avait été, en 1906, du jour au lendemain, peuplé d’apprentis richards dont plusieurs avaient fait en une saison de scandaleuses fortunes. Le sous-sol québécois défend souvent très énergiquement son secret. Ne faut-il pas défoncer des pieds de glace avant d’arriver à la terre meuble ou à l’effleurement du roc ? Et alors, les vieux mineurs, livrés à leurs seules ressources, n’ont plus qu’à tirer le diable par la queue. La « paye » n’est pas toujours favorable. Le métier de mineur est rude. Il ne suffit plus aujourd’hui de tamiser les alluvions aurifères ou d’arracher sans trop de travail ni peine le quartz receleur de pierre jaune. Les mines d’aujourd’hui, il faut être millionnaires pour les exploiter, et encore, pour ces derniers, il faut des machines électriques, des grues monstres, des défonceurs, des concasseurs, enfin, un matériel du diable qu’ils doivent transporter souvent par des sentiers d’enfer. Sans cela, être mineur, c’est le bagne… En route pour la « terre qui paye », terre du mystère souterrain, de l’or et du cuivre ! Oui, la « terre qui paye », la « pay-dirt ». Qui paye quoi ? La volonté ? La résistance ? Qui paie comment ? Avec l’or arraché aux roches dures ? Avec la rigide beauté des paysages ? avec de l’or ou avec de la mort ? L’un ou l’autre : peut-être l’un et l’autre…

Mais Auguste Renault était un de ces mineurs libertaires d’autrefois qui allaient, venaient, de ci de là, comme des loups de prairie. Il n’avait pas à obéir à l’ingénieur qui représente le syndicat de la ville civilisée.

Nous faisons sa connaissance un jour de l’été de 1939, à Kanasuta, petit hameau du Témiscamingue, à quinze milles de Rouyn. Nous le voyons à la porte de son « shack » posé comme un décor parmi les sapins… Figure d’une grande douceur, patinée par le soleil et les pluies, stratifiée par la chaleur et le froid ; un corps plutôt grêle mais durci par les fatigues et comme immatérialisé par les privations.

Il arriva au Canada en 1885. Il venait de la Normandie et avait passé sa jeunesse fort pauvrement à Rouen. Avant de se fixer à Ville-Marie où il exercera pendant plusieurs années le métier d’orfèvre-bijoutier, il tentera fortune dans l’Amérique du Sud où, pendant une couple d’années il sera « Jack of all trades ». Il travaille au Brézil et dans la République Argentine. À l’Hôtel des Émigrants, à Buenos-Aires, il rencontre, un jour trois familles françaises en route pour le Gran’Chaco. Il les suit. Mais, au bout d’un an, ayant particulièrement horreur des serpents, il revient au Canada. Il s’en va d’abord dans le Canton Archambault où il travaille pour le curé Labelle. Puis il vient à Ville-Marie, chef-lieu du Témiscamingue. Il se fait colporteur. Un ballot de marchandises sur le dos, à l’instar des classiques « pedlers » juifs ou syriens d’antan, il parcourt les banlieues de Montréal, et plusieurs régions de la vallée de l’Ottawa, offrant partout des images saintes, de la bijouterie en toc, de la lingerie féminine. En cours de route, il achète, dans les campagnes, des œufs et du sucre d’érable qu’il revend dans les villes. Il achète aussi des vieux joncs, des boîtiers de montres. Enfin, en 1893, il s’établit orfèvre-bijoutier à Ville-Marie. Sa clientèle s’étendait du Témiscamingue à la Baie d’Hudson, d’où on lui apportait toutes sortes de choses à réparer ou à brocanter.

Du « Météore », qui faisait le service sur le lac Témiscamingue, de Kippawa à Ville-Marie, les voyageurs, en pénétrant dans la Baie des Pères, pouvaient entendre, par temps calme, venant de Ville-Marie, les sons asthmatiques d’un phonographe que l’orfèvre Renault avait installé à la porte de sa boutique et qui transmettait au loin sa cacophonie à l’aide d’un haut-parleur de son invention.

Entre temps, Auguste Renault épousait à Montréal une Canadienne française qui eut soin de son commerce pendant qu’il entreprenait dans le nord ontarien ses premiers travaux de prospection. Il devint veuf après une quinzaine d’années d’un ménage heureux, nous a-t-il confié lui-même. Comme le père Samuel Chapdelaine, il eut pu dire qu’il avait eu une femme « dépareillée ».

C’est, sans doute, au contact des métaux qu’il manipulait dans sa boutique de joaillier de Ville-Marie qu’il sentit naître sa vocation de prospecteur. Et cette vocation, il la suivit avec énergie et persévérance. Une fois lancée à la recherche de la « couleur », rien ne le découragea, ni les insuccès, ni les privations, ni les dangers. Son canot fit naufrage deux fois et, au deuxième, il ne dut la vie qu’au secours apporté par deux garde-forestiers qui le retirèrent d’un lac où il s’enfonçait avec tout son outillage.

Nous ne pouvons résister du désir de rapporter ce qu’il nous dit lui-même des débuts de ses trente-cinq années de prospecteur :

« Je partis », nous racontait-il, « le matin du 3 avril 1906, de Ville-Marie par le chemin de la « Roxbury Lumber Co » et fis mon premier arrêt au portage Polson. Là, je m’abritai dans une vieille cabane de sauvage que je croyais abandonnée, mais le propriétaire indien fit bientôt son apparition. En colère, il m’intima l’ordre de déguerpir. Je réussis à le calmer en lui faisant cadeau de quelques petits canifs et miroirs que j’avais conservés de mon ancienne boîte de colporteur et que j’avais apportés avec moi, histoire de jouer avec les sauvages que je rencontrerais le rôle des anciens découvreurs du pays. J’attendis là, à la Baie Atikanog la fin de la débâcle. Je fis, en attendant, un peu de prospection mais en vain. Puis je continuai plus vers le nord, du côté du lac qui porte aujourd’hui mon nom où je me livrai pour de bon au rude travail du piquetage. Mais là aussi je fus en bute aux tracasseries des sauvages qui m’en voulaient d’être le premier blanc à fouler leur territoire de chasse… Puis, un soir, je m’aperçus que ma tente était cernée par les loups ; je ne dormis pas de la nuit que je passai à entretenir un feu pour les éloigner. Il me fallut dans la suite aller coucher tous les soirs dans mon canot que je conduisais dans une petite île où les bêtes ne pouvaient venir. Enfin, à part les dangers de l’eau, la menace des loups, la persécution des indiens, j’eus à combattre les dangers du feu et je faillis périr à plusieurs reprises cerné par des incendies en forêt. Et puis, souvent, je me suis trouvé sans provision, avec la perspective de souffrir de la faim pendant plusieurs jours… »

Et pendant près de quarante ans, Auguste Renault a mené cette vie d’aventures et de dangers, toujours à la recherche du bienheureux métal…

En voilà un à qui un jour il faudra élever un mausolée, quelque part dans l’ancienne région d’Opasatika devenue aujourd’hui celle de Rouyn. On érige des stèles aux pionniers de nos centres de colonisation qui le méritent assurément, eux qui ont fondé nos grandes paroisses d’aujourd’hui. Pourquoi n’en érigerions-nous pas un à celui qui fut le premier à déceler, grâce à un heureux coup de pic, les richesses du sous-sol de notre Témiscamingue ?

Au lac Fortune où Auguste Renault fit, on l’a vu, la première découverte d’or au Témiscamingue, il n’était pas seul. Il avait rencontré, quelques semaines après les débuts de ses randonnées, son compatriote, Alphonse Olier, qu’il s’associa pour continuer ses recherches. Et c’est avec lui que ce 19 juin 1906, il fit sa découverte au bord du lac où la soif l’avait conduit.

Cette persévérance dont fit toujours preuve Auguste Renault était fondée, peut-on dire, sur la certitude qu’il a constamment entretenue, même quand rien ne laissait prévoir la fébrile activité qui règne aujourd’hui dans ce coin du Québec, qu’il y avait des mines en particulier dans le district d’Opasatika, et que la ceinture minéralisée de Kirkland Lake, qu’il connaissait, ne pouvait s’arrêter à la frontière. En 1929, dans une entrevue qu’Auguste Renault donnait à un journaliste de Montréal, s’adressant à ses jeunes compatriotes du Canada français, il disait : « Allez prospecter dans les Cantons Dasserat, Boischatel, Rouyn et autres !… On ne connaît pas encore le cinquième des mines que renferment ces cantons… Lorsqu’on réalise que la mine Noranda est à peu près exclusivement entre les mains des capitalistes américains, que quatre des directeurs sont des financiers de New-York au nombre desquels on voit Percy Rockefeller, on devrait songer qu’il est grand temps de garder nos mines, nos richesses pour nous-mêmes… »

De ce côté-là, Auguste Renault n’a pas seulement prêché d’exemple. Mais est-il riche aujourd’hui après dix années de plus d’un quart de siècle passées en recherches et en découvertes assez heureuses ? Nous ne le croyons pas. À peine, en réalité, jouit-il d’une fort modeste aisance que n’indique nullement, d’ailleurs, sa vie très voisine de la pauvreté dans sa cabane de Kanasuta. Et pourtant, il a vendu sa mine du lac Fortune $28,000.

« Mais à force de prospecter, à force d’acquérir des claims et d’acheter des certificats et des licences de mineurs, j’ai contribué », nous disait-il en souriant, « à faire vivre le gouvernement… » Le fait est que pour prouver la valeur des diverses concessions qu’il acquit, en particulier à la baie qui porte son nom, Auguste Renault a dépensé pas moins de $50,000. Voilà, certes, un bel effort de la part d’un propriétaire de claims ; et il ne se contenta pas de trouver des valeurs en surface. Il creusa sur ses propriétés pas moins d’une douzaine de puits. De la folie, ou de l’héroïsme ?…

« Lorsque », nous rappelle-t-il, « je partis de Ville-Marie pour m’en aller prospecter, on me traita de fou ; et je ne manque pas encore aujourd’hui de m’entendre appeler « vieux toqué »… Mais je ne suis pas susceptible ».

Dans cette rude carrière de la prospection, il faut non seulement de la persévérance et de l’endurance, mais de l’audace dans le risque.

« J’ai toujours risqué moi-même et mon temps et mes moyens dans mes propriétés minières avant de demander aux autres d’y engager leur argent », nous confiait encore Auguste Renault qui venait de déplorer l’apathie injustifiable de nos compatriotes dans la spéculation de l’argent, surtout dans les mines dont on fait profiter nos voisins quand l’effort principal a été fait par nous.

Toujours est-il que lorsque Auguste Renault prédisait que les mines abondaient dans le sous-sol du nord-ouest québécois, il ne se trompait pas. Deux ans plus tard, « Noranda Mines » acquérait les claims de « Lake Tremoy Syndicate » qui avait financé les exploitations et les découvertes du prospecteur Edmund Horne. La première grande mine, la plus riche peut-être du Canada allait être régulièrement exploitée ; et la prédiction du « vieux toqué » commençait avec éclat à se réaliser.

La bande minéralisée de Kirkland Lake, avons-nous vu, fut prospectée avec succès pour la première fois par Auguste Renault en 1906. Mais la largeur et la longueur de cette ceinture ne purent être fixées que dans la période de 1922 à 1924. En 1920, le ministère des Mines de l’Ontario, se basant sur un fait cité — publié en 1922 — la formation géologique du district d’Opasatika — Rouyn — est semblable à celle de Kirkland Lake ; la roche-mère est le porphyre qui, affirment tous les géologues, est l’indice du minerai d’or. C’est pourquoi on conseille, dans ce rapport du Dr Cooke, de diriger les recherches dans les masses de porphyre qui abondent dans cette bande pour découvrir le quartz aurifère ; et ces masses de porphyre, dit encore le Dr Cooke, sont semblables dans le Québec à celles de Larder Lake, de Kirkland Lake et de Métachewan, quant à la texture, à la composition et à l’âge.

Il est donc hors de tout doute que l’or, qui constitue le principal intérêt dans le district d’Opasatika, fut découvert pour la première fois dans le Québec, en 1906, plus particulièrement dans la zone disloquée qui se trouve entre les lacs Dasserat et Renault. C’est ce qu’on lit, d’ailleurs, dans un rapport du Service des Mines du Canada publié en 1922. Et cette première découverte était faite par les deux prospecteurs Auguste Renault et Alphonse Olier…

Grâce à cette découverte, le Témiscamingue minier entrait dans l’actualité ; Rouyn allait naître.

Inutile de dire qu’à la suite de la trouvaille de 1906, il y eut une ruée de ce côté québécois de la barre de Kirkland. Les prospecteurs affluèrent, venant de partout. Il n’y eut rien, faut-il dire, de semblable aux « rushs » alaskien et californien, mais il n’en est pas moins vrai que Dasserat, Duparquet, Duprat, Rouyn, Boischatel et autres cantons de cette partie du Témiscamingue furent le théâtre, dès lors et jusqu’à nos jours, d’une activité qui ne s’est pas encore ralentie. Désormais, à l’instar de Porcupine, de Cobalt, de Kirkland, le district d’Opasatika allait contribuer à la prospérité non seulement de la province de Québec mais du Canada en devenant l’une des grandes sources de l’or et du cuivre du monde entier. D’année en année, les mines se multiplièrent et, au Service provincial des Mines, on ne cessait d’émettre des permis de prospection et d’enregistrer des claims. Des syndicats se formèrent partout au Canada et aux États-Unis. L’argent se mit à circuler qui avait pour objet de chercher l’or et le cuivre du nord-ouest de Québec. Nomades intelligents et mystérieux, les prospecteurs se mirent à errer dans les brûlés et sur les collines qui bossuaient, ici et là, la plaine du Témiscamingue, cherchant des effleurements de rochers révélateurs.

Et de plus en plus, chaque année, des rumeurs rayonnant dans tous les coins des Amériques, clamaient que le Témiscamingue québécois était capable de produire non seulement des blés d’or mais de l’or et du beau cuivre rouge.

Toutefois, passé le premier sursaut d’émoi, ces rumeurs frappèrent nombre d’oreilles incrédules. On fit des gorges chaudes à certaines nouvelles que publiait la presse. Quoi ! la forêt et la terre n’étaient-elles pas les seules richesses de la partie inférieure du Bouclier Canadien ?… Mais les prospecteurs, encouragés par les autorités constituées, persévéraient dans leurs recherches, chaque matin laissant entrevoir, pour chacun d’eux, à la surface d’un bout de roche, le point brillant qui signalait l’heureux coup de pic. Les plus optimistes étaient certains que le sous-sol de cette partie du pays recelait des richesses près desquelles paraissaient mesquines celles qu’on recueillait à la surface.

Durant les quelques années qui suivirent 1906, 153,000 acres de terrain étaient sous permis d’exploitation. En 1926, le Service des Mines de Québec émettait 3,815 certificats de prospection. Il enregistrait la même année 9,407 claims, ce qui représentait une superficie de 435,000 acres qu’on ajoutait aux 153,000 acres déjà enregistrés[9].

Au début de ce « rush » québécois, on pensait que les dépôts de minerai pouvaient être confinés à une bande de terre connue sous le nom de « Sédiments Témiskaming », large d’environ six milles et, comme il était jusqu’alors généralement reconnu, le prolongement de la ceinture de Kirkland Lake, ainsi que d’une autre bande de terre, provenant du territoire de Porcupine. Mais les géologues ont découvert une formation minéralogique des deux côtés du chemin de fer national du Canada, de Senneterre à la frontière d’Ontario, soit une étendue de cent dix milles en territoire québécois, ce qui permettait d’estimer l’étendue de ce terrain minier québécois à 10,000 milles carrés, s’étendant au sud sur une distance de trente à quarante milles et au nord à plus de 100 milles[10].

Mais l’histoire serait longue de toutes les mines qui surgirent de ce sous-sol et dont, au long d’une quinzaine d’années, l’on vit s’élever les chevalements et les tours de bois gris cachant l’entrée de leurs puits… Il en est aujourd’hui près de quarante, sans compter les quelques cent-cinquante qui attendent la foreuse à diamant. Il suffirait de relater l’origine et les développements des grandes mines qui ont provoqué les agglomérations qui depuis une quinzaine d’années font l’admiration des populations américaines et l’orgueil de la province de Québec.

C’est incontestablement la découverte de la mine Horne — aujourd’hui la « Noranda Mines » — qui fut le point de départ des entreprises minières qui ont surgi si nombreuses, depuis une vingtaine d’années, au Témiscamingue et dans l’Abitibi. Jusques là, les travaux de prospection avaient été, il est vrai, poussés avec assez d’activité mais dans certains cas, l’exploitation n’avait pas toujours donné des résultats satisfaisants. En 1922, le territoire où se trouvent aujourd’hui les villes de Rouyn et de Noranda était un pays de brousse connu seulement des forestiers et des voyageurs. Des prospecteurs cependant s’y étaient aventurés après 1906 à la suite d’Auguste Renault et d’Alphonse Olier. Mais les premiers résultats positifs de l’entreprise minière du Québec qui s’était, sous le couvert d’un grand nombre de prospecteurs, installée à Rouyn, alors vague agglomération de huttes, furent obtenus à l’automne de 1921 sur le claim Horne. Alors naquit, ou plutôt surgit de la brousse et des marécages, la ville de Rouyn ; alors furent déclanchées dans toute l’étendue du territoire témiscamien et abitibien des entreprises de routes et de chemins de fer ; alors, en quelques mois seulement surgit sur les bords du lac Tremoy un village de 450 maisons abritant une population de 2,500 âmes, et un chemin de fer d’une longueur de quarante-cinq milles allongea ses rubans d’acier entre ce gros village, qui était Rouyn, et le Transcontinental dans l’Abitibi. S’allongea également à travers la brousse une autostrade de cent milles. En un tournemain on organisa des services d’utilité publique. Des rues se dessinèrent sur le site de Noranda, puis des maisons furent construites de chaque côté. Pas de « shacks », pas de huttes ; de somptueuses résidences en briques, en bois, entourées tout de suite de jolis jardins. Noranda s’érigeait à côté de Rouyn, la cadette apparemment orgueilleuse à côté de l’aînée dont les développements vertigineux de son territoire semblaient cacher l’humiliation d’être un peu écrasée par les somptueux buildings de sa voisine. Entre temps, à Noranda, on commençait, en 1923, la construction de hauts fourneaux pour la réduction et le raffinage du minerai ; un « smelter » d’une capacité de mille tonnes par jour et qui se mit à produire en 1927.

Bref, une vie trépidante se mit à souffler dans toute la contrée. Elle justifiait, dès le début, les rêves des plus audacieux, les plus fantastiques espérances qui auraient pu se lever lors de la première découverte d’or faite en 1906, sur les bords du lac Fortune, par ce « vieux toqué » d’Auguste Renault…


AMOUR ET CHALCO-PYRITE


Croirait-on qu’il y a de l’amour… nous ne dirons pas au fond des puits de la Noranda, mais à l’origine de cette mine merveilleusement riche et qui fait l’orgueil de la province de Québec ?

Rouyn, Noranda et toute l’activité minière ambiante seraient nées, ce qui en d’autres cas serait tout naturel, de l’amour d’un homme et d’une femme. Quel épisode de roman ! Et voilà, certes, qui nous éloigne singulièrement du matérialisme moderne et est propre à nous empêcher de crier à l’effondrement de la société… C’est que sans nous en apercevoir nous nageons continuellement dans le merveilleux. Vivant dans l’excès de tout, dans un embrouillamini de problèmes, de doctrines et de subdivisions à perte de vue, nous ne comprenons pas que jamais le merveilleux n’a été aussi dense, aussi touffu qu’aujourd’hui. Pourtant, on n’entend que plaintes sur la platitude de notre temps dans le plan poétique pur. On s’imagine notre siècle sans décor aucun. Le merveilleux moderne n’est cependant pas embué des brumes du Moyen-Âge. Il se tient dans les faits ; dans les découvertes et dans les attentes. Il est dans les événements et dans leurs résultats. Il est dans tout ce qui se passe de nos jours. C’est la voix du Pape de Rome ou du Roi d’Angleterre entendue à la minute même où ils parlent pour les nordiques américains au fond de leurs tentes dressées aux contreforts des pôles ; c’est l’avion surgi sur nous du fond de la « mer ténébreuse », venant de la lointaine Europe ; c’est, pour le cas qui nous occupe, l’histoire de ce vieux prospecteur du nord-ouest québécois qui, voulant conquérir, le cœur d’une femme qui l’aime mais qui ne veut pas l’épouser tant que son marteau-piqueur ne frappera pas une mine qui les rendra riches, atteint, un jour, dans un ahan énergique, l’effleurement d’une mine qui, en quelques mois, fera surgir de la solitude deux villes et enrichira le trésor mondial de plusieurs douzaines de millions…

Et tel est le merveilleux de la découverte de la mine de Noranda.

Edmund Horne prospectait depuis de longues années dans le Nord Ontario. Jusque-là, bien peu de coups de pic heureux ! Mais il ne se décourageait pas. À la suite d’harassantes randonnées dans le « Wild » ontarien, parfois il s’en allait se reposer un brin dans sa ville, New-Liskeard, Puis il repartait. Mais il ne cessait toujours pas d’être pauvre !…

À New-Liskeard, encore qu’il fut à la veille de doubler le cap de la cinquantaine, il entretenait encore un pur amour de jeunesse. Elle l’aimait ; il l’aimait. Il voulut l’épouser. Elle refusa une fois, deux fois. Il insista. Un jour, elle lui dit :

« Je vous épouserai quand vous aurez découvert une mine dont on parlera et qui nous fera riches… »

Un an plus tard, le pic d’Edmund Horne frappait le rocher de Noranda. Le mariage eut lieu une couple d’années plus tard. Les nouveaux époux décidèrent d’aller faire leur voyage de noces à « leur mine » dont, entre temps, un puissant syndicat avait commencé l’exploitation. Ils s’y rendirent par les rivières Ottawa et Kinojévis et descendirent de leur canot au « Landing » de Rouyn, de boueuse mémoire. Un endroit sinistre dans le temps, sorte de marécage pas le moins du monde engageant pour les voyageurs, M. et Mme Horne y furent reçus par MM. Augustin Chénier[11] et Maurice Dallaire qui tenaient là une boutique où ils vendaient aux prospecteurs des environs les premières nécessités de leur vie errante. Ils invitèrent le couple dans leur camp de bois rond. On leur servit de la soupe aux pois, des fèves au lard, des grillades et de la mélasse des Barbades. Il y eut des repas de noces plus plantureux, mais il n’en fut peut-être pas de plus heureux que celui auquel furent conviés, au « Landing de Rouyn » Edmund Horne, futur millionnaire, et Madame Horne…

Il fut vite reconnu que de tous les dépôts minéralogiques qu’ont cherché, depuis le commencement du siècle les chasseurs de mines à travers le monde entier, ceux du district de Rouyn étaient parmi les plus riches. Ce fut en 1923 que cette prodigieuse réserve aurifère et cuprifère attira l’attention du monde. Et déjà, avant la fin de 1925, on avait estimé la production de cette réserve à plus de $40,000,000 pour les premiers cents pieds en profondeur dans les trois premières mines exploitées dans ce district : Noranda, Waite-Montgomery et Amulet. Et, autour de ces trois mines ; noyau formidable d’une colossale exploitation à venir, d’autres propriétés se développaient, laissant entrevoir d’engageantes espérances, comme la « Dupont Mines », la « Quebec Gold Belt Ltd », la « Huronian Belt », le groupe McKay et maints autres syndicats miniers. Bientôt, la possibilité déjà assurée d’une production de $40,000,000 pour les premiers cents pieds de profondeur fut portée à $50,000,000, puis à $60,000,000. On en vint même à parler sans exagération de $100,000,000. Et on basait ces estimés sur des faits solides.

Les riches dépôts argentifères de Cobalt avaient attiré, en 1904, des légions de prospecteurs venus de toutes les parties du monde ; et, dans la suite, un total de $100,000,000 en dividendes était tombé dans le gousset des actionnaires des diverses compagnies de Cobalt. Ce filet du Pactole n’était pas de nature à décourager les prospecteurs de cette partie du pays. Ils pensèrent même à le diriger plus au nord. En 1909, on découvrit Porcupine où l’on enregistra une production d’or de $160,000,000 jusqu’à la fin de 1925. En 1910, autre découverte : Kirkland Lake avec ses $20,000,000 d’or en 1925 ; $100,000,000 dans la suite.

Mais, encore une fois, cette veine aurifère ne devait pas s’arrêter à la frontière. Qu’attendait-on pour traverser en territoire québécois ? Simplement des modifications à la loi des mines de la province de Québec. Alors, notre Législation minière, en effet, n’était pas tout à fait de nature à faciliter une ruée de prospecteurs. Toujours est-il qu’au moment où l’or sortait à flot des puits du nord de l’Ontario, gisaient dans les entrailles du district d’Opasatika des masses du précieux métal et de cuivre. Et ces richesses n’attendaient que les mineurs pour luire au grand soleil du Bon Dieu…

Ils vinrent, les prospecteurs, les mineurs, sur le sol québécois. Ils vinrent un peu tard, il est vrai, mais ils se trouvèrent, un jour, à leur poste.

Il y eut, on l’a vu, de bonne heure, Auguste Renault, Alphonse Olier, les frères Benard, Hertel Authier et beaucoup d’autres. Puis, vint aussi Edmund Horne, dont le marteau-piqueur, un jour de l’été de 1922, sonna, pour ainsi dire, à la suite d’un coup heureux sur un bout de rocher de la future mine Noranda, l’Alleluia de la naissance à une vie merveilleusement active, du nord-ouest de Québec et plus particulièrement du district de Rouyn.

On ne peut pas dire toutefois que la découverte d’Edmund Horne provoqua, à la minute même, le coup de foudre qui retentit, à la fin du siècle dernier, au Klondyke, en Californie et en Afrique-Sud. La découverte attira toutefois dès l’instant, l’attention du gouvernement du Dominion qui chargea le Dr H.-C. Cooke d’aller faire un examen attentif de ce district. Le rapport du Dr Cooke fut des plus favorables. Encouragé par les conclusions, un autre prospecteur, Tommy Powell, en 1923, se mit, lui aussi, à jouer du pic dans les environs de Rouyn et fut assez heureux de découvrir une veine d’or dont l’analyse fut concluante. Et cette fois, la ruée commença pour de bon vers le canton Rouyn. À partir de cette année-là, les prospecteurs affluèrent de partout.

Alors, on avait plus confiance aux claims Powell qu’aux terrains de chalcopyrite d’Edmund Horne. Toutefois, MM. W.-H. Chadbourne et Samuel Thomson, de New-York, prirent une option sur les deux groupes et il arriva que les claims Powell ne justifièrent pas, dans le camp des capitalistes, l’enthousiasme manifesté dès leur enregistrement. L’attention se tourna alors vers les claims Horne dont on commença pour de bon, à la fin de 1923, l’exploitation. Il y eut, pendant l’été de cette année-là, quelques tâtonnements, même des velléités de découragement, certaines tendances à la dépression, mais l’année ne se termina pas sans qu’enfin on fut convaincu que le Pactole allait se diriger sans détours de ce côté. Du jour au lendemain, en certains quartiers on fit d’extravagants rêves de fortune. Des collines de Rouyn, on entrevit couler des ruisseaux jaunes et, s’entrecroisant en tous sens, des filons où dominait la bienheureuse « couleur » …

Et puis, s’organisa la « Noranda Co. Mines » par l’entremise de Chadbourne et Thomson qui s’engagèrent à payer les 9/10 des claims Horne une somme de $3,000 chaque six mois jusqu’à ce que le solde d’un montant de $320,000 fut payé en 1928. Il serait trop long et sans beaucoup d’intérêt, en dehors des capitalistes du temps, de détailler les diverses phases de la formation de cette puissante compagnie jusqu’à nos jours : capital de 5,000 parts de $100.00, d’abord ; puis capitalisation de la Compagnie à 10,000 parts ; plus tard, 20,000. En 1925, nouvelle capitalisation à 2,000,000 de parts et l’actif de la compagnie évalué à $20,000,000. Toujours est-il que si Edmund Horne, en 1922, était satisfait de vendre $320,000 les neuf-dixièmes de ses claims après une option de longue durée, il ne voulut pas se décider, en 1925, à vendre pour un million le dixième qu’il détenait encore de ses claims.

Telle était la valeur, à bien dire, inestimable de cette formidable « poche » de cuivre et d’or avoisinant le lac Tremoy et dont l’exploitation allait donner naissance aux villes de Rouyn et de Noranda[12].

Et l’entreprise de Noranda ne cessa plus de grandir. La compagnie s’adjoignit successivement dans la suite, les riches claims de la Waite-Montgomery, puis ceux de l’Amulet et plusieurs autres propriétés nouvelles adjacentes, toutes situées dans le district d’Opasatika. Tom Montgomery fit enregistrer ses claims de cuivre, de zinc et d’or en 1925. Il y eut bataille parmi les acheteurs autour de la mine Montgomery. Une première offre d’un million fut faite pour 85% de la propriété avec versement de $100,000 à la signature de l’option. L’offre fut refusée. Au lieu de cela, on vit Tom Montgomery et ses supporteurs, Isaac Waite et M. Ackerman, de Toronto, former un syndicat dont Noah Timmins, président de la « Hollinger Consolidated Gold Mines of Porcupine » eut personnellement le contrôle. Les gisements de la Waite-Montgomery révélaient un pourcentage de dix-sept pour cent de cuivre, d’or et de zinc. Puis, vint s’adjoindre à la Noranda, du côté de la « Waite-Montgomery », la mine Duprat dont la découverte attira sensiblement l’attention des capitalistes. S’ajouta également aux « Champs de Rouyn », la propriété Amulet dont le terrain avait été jalonné dans l’automne de 1922 et vendu au major R.-E. Popham, de Montréal, pour le prix de $3,600 alors que quelques années plus tard il pouvait être évalué à deux millions et demi, car de sensationnelles découvertes d’or et de cuivre y furent faites à la fin de 1924, en attendant qu’en 1925 d’autres découvertes, de plus en plus importantes, plaçaient cette mine au second rang de toutes celles du district de Rouyn, la première après la Noranda. En effet, il fut reconnu que le minerai de l’Amulet a contenu la plus forte teneur connue alors en cuivre, en or et en zinc[13].

Suivirent d’autres découvertes notamment sur les propriétés de la « Quebec Gold Belt » qui furent aussitôt évaluées à $100,000 et dont le terrain d’environ quatre mille acres était compris dans les cantons Rouyn, Cadillac et Bousquet. Et toutes ces mines, dès leur découverte prirent une importance capitale que leur premier rendement, d’ailleurs, justifiait pleinement. Les représentants de la plus grande organisation minière du monde ne manquèrent pas de s’intéresser à ce nouveau district aurifère et cuprifère. En effet, la « Consolidated Mining & Smelting Co », contrôlée par le Pacifique Canadien, fit l’acquisition d’un groupe de claims avoisinant l’Amulet. Percy Rockefeller entra au conseil d’administration de la « Noranda Mines Co » dont plusieurs autres gros capitalistes des États-Unis devinrent actionnaires. Aujourd’hui (1940) la « Noranda Mines Co Ltd » a pour président M. J. Y. Murdock, C. R., de Toronto.

Bref, partout on avait la conviction que venait d’entrer dans le domaine minier de l’Amérique un des plus vastes et des plus riches territoires du monde. Car les perspectives des richesses à retirer du sous-sol de ce coin québécois ne venaient que de s’ouvrir…

Et pour compléter l’histoire romanesque de cette portion du Bouclier Canadien, il faut rappeler la naissance prodigieuse des deux villes jumelles, Noranda et Rouyn, nées en même temps que la construction du premier « Smelter » de la province de Québec, qui assurait, peut-on dire, la permanence du district de Rouyn. Cette usine de fusion construite en 1925 par la « Horne Copper Corporation », sur la rive ouest du lac Trémoy, canton Rouyn, pouvait fondre, dès ses débuts, mille tonnes de minerai de cuivre en vingt-quatre heures. Ce réducteur produit aujourd’hui huit millions et demi de cuivre et un million et demi d’or par année, soit dix millions. Il fut construit de façon à pouvoir étendre sa puissance de fusion à 4,000 tonnes de minerai par jour. La valeur de cette production s’explique par la valeur du minerai traité ; et ce minerai, dans le cas de celui du cuivre, rend de huit à neuf pour cent, sans parler d’un rendement d’environ $5.00 la tonne en or et de vingt à trente pour cent en concentrés de cuivre. Les chiffres atteignent une haute éloquence quand on apprend que le minerai réduit dans l’État de Montana rend de un et demi à deux pour cent.

Nous voilà déjà loin de l’humble mais si méritoire découverte du lac Fortune faite en 1906 par Auguste Renault ; même de la mine Horne en 1922 et de l’Amulet en 1929.

Et sous le signe du quartz d’Opasatika, les villes de Noranda et de Rouyn, nées en un matin, se sont développées avec une rapidité de commutateur, surgissant de la brousse, à quarante milles du chemin de fer.

Une voie ferrée, autre que le Transcontinental, ne tardera pas d’ailleurs, à relier Rouyn et Noranda à ce dernier. En effet, en 1925, une ligne du Canadien National fut construite de Noranda à Taschereau en Abitibi, soit une longueur de quarante milles.

Pendant ce temps, la veine aurifère définitivement repérée, les prospecteurs se mirent à la suivre en allant vers l’est ; et les découvertes se multipliaient si bien qu’il fut possible, en 1936, d’établir, plus loin, en Abitibi, un autre centre minier. Val d’Or et Bourlamaque naquirent qui rivalisèrent avec Rouyn et Noranda. Coïncidence : mêmes traits caractéristiques. Bourlamaque est à Val d’Or ce que Noranda est à Rouyn…


Sans doute, devant cette agitation, pendant que l’on se préparait à bouleverser le sous-sol d’un coin de la province, Québec s’exaltait, exultait d’enthousiasme ?… On exagérerait en l’affirmant. Québec restait plutôt froid. La « conscience minière » fut longtemps endormie. Mais il fallut bien qu’elle se réveillât. La population québécoise tout d’abord sembla totalement désintéressée de ces richesses du NordOuest. Les autorités provinciales même restaient indifférentes quand toutes les grandes corporations minières canadiennes se faisaient représenter dans ce coin où, dans quelques mois, on avait dépensé de grosses sommes d’argent au développement des premières mines découvertes.

Même les rapports du Service provincial des Mines ne mentionnaient pas, ou très peu, en quelques mots seulement, les découvertes de 1906 à 1922. Silence de tombe sur la découverte du lac Fortune, comme sur les autres, dans la suite. Puis on tâtonne, on hésite, on doute même. On parle surtout de l’amiante des Cantons de l’Est. D’or, il n’en est pas question. Il est vrai qu’en 1903, notre province produisait pour $1,000 d’or provenant des alluvions de la Chaudière ; qu’en 1911, la production du métal précieux était portée à $12,627. Ce n’était pas tout à fait le Pérou.

Pendant ce temps, les mines d’or et d’argent de l’Ontario rapportait en l’espace de vingt ans, cent cinquante millions en dividendes, précisément à même cette ceinture minéralisée qui se prolongeait dans notre territoire et qui devait, mais une douzaine d’années plus tard, en 1937, faire produire au sous-sol du nord-ouest québécois, dans vingt-trois de ses mines, une valeur en or de $24,849,758, soit 710,196 onces par rapport à 55 en 1903.

Enfin, en 1923, voici que les autorités provinciales se défigent ; que le peuple du Québec bouge.

Dans son rapport de 1923, le surintendant du Service provincial des Mines, M. Théo.-C. Denis, écrit :

« L’événement le plus marquant de l’industrie minérale québécoise durant l’année 1922-23, est sans contredit l’intérêt que les prospecteurs et le public minier ont porté aux régions limitrophes du Témiscamingue-nord et de l’Abitibi-sud, et qui a provoqué une activité fiévreuse de recherches de gisements aurifères et de jalonnages de claims miniers. Ces recherches ont résulté jusqu’à présent en plusieurs découvertes de gîtes d’or, qui semblent promettre pour l’avenir de la région.

« L’étendue en question embrasse les cantons de Hébécourt, Duparquet, Destor, Montbray, Duprat, Dufresnoy, Cléricy, Dasserat, Boiscantons, durant les douze mois de l’exercice 1922-23, au premier juillet dernier, on avait piqueté 875 claims, couvrant une superficie totale de 175,000 acres. Vu l’importance que prenait le mouvement, le Département de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, ouvrit en mai 1923, un bureau d’enregistrement de claims, à Ville-Marie… L’intérêt que le public minier porte à cette région est bien manifeste du fait que quinze syndicats puissants y ont acquis des claims miniers et poussent activement les travaux de développement. Durant l’hiver dernier, on y transporta par chemins d’hiver, deux sondes à diamant qui n’ont cessé d’opérer depuis plusieurs mois, et ont déjà fait environ 3,000 pieds de forages.

« Ce nouveau district minéralisé est le prolongement dans le Québec de la zone minérale qui débute en Ontario dans le district de Matachewan et que l’on suit sans interruption dans une direction vers l’Est jusqu’au delà de la rivière Bell. Dans l’Ontario, elle donne lieu aux gisements de Matachewan, de Kirkland Lake, de Larder Lake, et dans le Québec aux gisements de Boischatel, de Rouyn, de lac De-Montigny et du lac Simon. Les conditions géologiques sont partout les mêmes ; on y trouve des sédiments de Cobalt et de Témiscamingue et des roches volcaniques schistoïdes du Keewatin, recoupées et envahies des roches porphyritiques. Ces dernières semblent avoir eu une influence marquée sur la minéralisation.

« Les gîtes consistent en veines de quartz et en amas lenticulaires, contenant de l’or. Des échantillons systématiques sur une grande échelle, ont donné des résultats fort encourageants, et la minéralisation est générale, car à peu près toutes les analyses des échantillons faites jusqu’à présent, indiquent la présence de l’or.

« À cause de la présence d’un épais manteau de couches alluvionnaires et de la difficulté d’accès de la région, la prospection est onéreuse. Il est probable que le développement et la mise en valeur des gîtes seront plutôt lents, et demanderont des mises de fonds considérables, mais il est fort possible qu’il y ait là le fonds d’une industrie aurifère solide et importante.

« Il s’est aussi fait des travaux importants dans la région du lac De-Montigny, où, pour la première fois, on a fait des travaux considérables de sondages au diamant sur les gîtes des claims Stabell, Martin, et Foisy-Kengrow. »

La province de Québec, à son tour, découvrait son nord-ouest. Elle ne devait plus cesser de s’y intéresser.

Les rapports suivants du Service des Mines sont de plus en plus optimistes. En juin 1924, Thon. J.-E. Perrault, alors ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, fait une visite du district d’Opasatika et, à la suite de ce voyage, publie dans le « Canadian Mining Journal » — numéro du 4 juillet 1924 — un article enthousiaste intitulé : « An Official Trip to the Rouyn Gold Fields ». Le ministre visita surtout les propriétés de la Noranda, les claims Chadbourne, la mine du lac Fortune, les claims Arntfield. Il signale en cours de route les principaux travaux déjà accomplis sur ces mines et la nature du minerai qu’on en extrait. Et il conclut :

« Somme toute, je reviens avec une impression très favorable sur l’avenir de ce territoire. Nous avons la certitude de gisements considérables de minerai. Sur les claims Horne qui, sans aucun doute, donneront lieu à une exploitation importante, sans compter quatre ou cinq autres claims qui présentent déjà les allures d’autant de mines ».

Toutefois, l’hon. M. Perrault ajoutait, mettant en garde les capitalistes contre trop d’enthousiasme :

« Seulement, même en ce qui regarde les claims Horne, les difficultés ne sont pas encore toutes levées à raison de la complexité du minerai et de ses caractères réfractaires… C’est pourquoi nous avons déjà fait remarquer que le district aurifère Rouyn-Boischatel n’est pas un territoire pour les exploitants qui ne peuvent disposer de fort moyens d’action, car il faudra y faire beaucoup de dépenses avant que la production et les rentrées ne viennent en compensation… Pour ma part, je suis convaincu que le susdit district jouera un grand rôle dans la future production minérale de la province de Québec mais cela prendra deux ou trois ans, ou peut-être davantage avant que l’on commence à expédier l’or de Rouyn à l’hôtel des monnaies du Canada, en grandes quantités et régulièrement ».

Ces difficultés que signalait l’hon. M. Perrault, le gouvernement s’attela, sans plus tarder, à la tâche de les aplanir dans la mesure de ses moyens. Il fit d’abord construire des routes qui conduisaient aux principales mines ; il amenda la législation minière ; il établit à Amos, à Ville-Marie, à Rouyn des bureaux d’enregistrement de claims ; il fonda des laboratoires où l’on fit l’analyse des minerais soumis par les prospecteurs ; il octroya des services de bateaux sur les lacs et les rivières.

Alors, en 1924, pour aller à Angliers, il y avait le chemin de fer Mattawa-Kipawa qui s’y rendait depuis l’année précédente. Angliers est à quarante milles de la ligne sud du canton Rouyn. D’Angliers, on pouvait se rendre à Rouyn par trois voies : deux routes d’eau et une par avion grâce au service aérien de la « Laurentide », qui, chaque jour, couvrait la distance de quarante milles entre Angliers et Rouyn. L’une des routes d’eau se faisait par les lacs des Quinze et Expense, les rivières Ottawa et Kinojévis, les lacs Routhier et Rouyn. L’autre route fluviale allait d’Angliers droit au nord, longeant le bras ouest du lac des Quinze jusqu’à un rapide situé entre ce lac et le lac Rumigny, passant par la Rivière Solitaire et le lac Opasatika.

Ces routes furent en peu de temps rendues accessibles pendant qu’on construisait les chemins de terre d’aujourd’hui et qui sillonnent en tout sens, ainsi que des veines, le Témiscamingue et l’Abitibi.

Et les travaux miniers se poursuivaient, couvraient le territoire. L’assistant-surintendant du Service provincial des Mines, M. A.-O. Dufresne, à la suite d’une visite qu’il faisait à son tour dans ce district, en 1925, revenait enthousiasmé. Il notait dans son rapport les « travaux sérieux et considérables » faits dans Malartic, dans Fournière où l’on « constate une minéralisation considérable » aux mines Siscoe du lac De-Montigny, à la mine Martin, à la mine Stabell où « des lots sont déjà creusés de puits de 700 à 800 pieds », etc, etc…

L’activité s’étend, la fièvre se propage dans tous les milieux. On fait de la propagande à l’étranger. La publicité bat la grosse caisse. Le flot des prospecteurs continue de déferler sur cette partie de la province. Les bureaux de Ville-Marie, de Rouyn et d’Amos regorgent de demandes. En 1924, on jalonne 1750 claims. On ne peut plus signaler les trop nombreuses transactions entre prospecteurs et capitalistes, les ventes de concessions minières. En avant l’Eldorado québécois !

Comme on est loin des cinquante-cinq onces d’or de 1906 !… Comme on est encore plus loin de la pépite « grosse comme un œuf de pigeon » trouvée, un dimanche de 1846, par Clothilde Gilbert au bord de la petite rivière qui traverse St-François de Beauce dans la seigneurie Rigaud-Vaudreuil ! … Quelle poussée ! Quelles révélations ! Quel chatoyant chapelet de mines et de concessions tout au long des routes du Témiscamingue et de l’Abitibi !…

En 1936, une douzaine seulement de ces mines produisent pour une valeur de $23,334,849 d’or, $234,893 d’argent et $6,287,025 de cuivre. En 1937, le nombre des mines productrices se chiffre à vingt-trois qui donnent $24,849,758 d’or, 907,950 onces d’argent et 95,029,546 livres de cuivre. En 1938, la valeur minière totale du Québec atteint $68,256,308 par rapport à $65,203,976 l’année précédente : augmentation de trois millions[14].

Des 165 principales compagnies minières du Canada, en 1938, trente-et-une ont leur siège d’exploitation dans Québec.

Pour un tel résultat, il a fallu naturellement un capital important. D’après M. Grant Johnston, président de la Bourse de Montréal, dans un article publié dans la « Patrie » du 16 octobre 1938, « suivant les plus récentes estimations, $140,537,708 sont employés dans l’industrie minière du Québec. » Et M. Johnston ajoute que « la valeur nette des ventes provenant des mines de la province de Québec ont ensemble un capital autorisé de 134,050,000 actions dont 112,852,218 ont été émises représentant une valeur marchande d’environ $360,988,159… »

Mais on n’en finirait plus de jongler avec les chiffres dans ce champ immense ouvert à l’engouement spéculatif !

Et dire qu’en 1923, on pouvait écrire :[15]

« On trouve de l’or dans l’Ontario (565 mille onces extraits en 1920), dans la Colombie-Britannique (127,000 onces en 1920) et dans le Yukon (72,000). Le cuivre est surtout produit par la Colombie-Britannique (45,000 livres en 1920) et l’Ontario (32,000 livres). »

Et l’on ajoutait :

« La plus grande partie de la province de Québec est virtuellement inexploitée au point de vue minier ».

C’est maintenant une chose à voir !…

UN SOIR, AU BORD DU LAC-DES-ÎLES


Un soir d’un des derniers étés.

Auguste Renault, ce vétéran des prospecteurs du Témiscamingue, au seuil de son « campe » au bord du Lac-des-Îles, regardait venir le temps… C’est nous qui arrivâmes inopinément dans son champ visuel. Nous venions de Kanasuta, de l’autre côté du lac. Enlevée par nos rames, notre « verchères » se soulevait comme avec deux ailes ; et la forêt, à terre, qui s’assombrissait, et le lac, dont les flots se mordoraient sous les dernières lueurs du jour, se livraient un combat pour notre conquête. Ce fut la forêt qui l’emporta. D’une seule coulée, notre regard en prit connaissance en même temps que du « campe » qui s’y appuyait avec sérénité.

Le prospecteur, nous apercevant soudain, se leva. Sans probablement nous reconnaître, plaçant ses mains en cornet sur sa bouche, il cria : « Bonjour !… Bienvenue !… »

C’est une parcelle de vie sur celui qui seul veille dans la forêt quand arrivent des visiteurs. Le fond de notre chaloupe glissa sur le sable.

« Bonjour, bonjour !… » cria de nouveau Auguste Renault qui vint à notre rencontre, nous aidant à mettre notre embarcation en sûreté…

Je voyageais, cette fin d’été-là, au Témiscamingue. Une après-midi que j’arpentais une rue de la banlieue de Rouyn, je me heurtai sur un individu, apparemment distrait, qui marchait en sens contraire. Je levai les yeux et allais lui faire des excuses quand je reconnus… On ne peut pas deviner qui…

Le père Lasnier en personne ; notre « savant », cette bonne vieille connaissance que nous avons rencontrée, un été, dans les solitudes de la région de Chibougamo où il faisait partie d’un groupe de géologues qui faisaient là des études pour le compte du gouvernement de la province. Joies de la rencontre ; étonnement ; poignées de mains :

« Et qu’est-ce que vous devenez, M. Lasnier ?…

— J’arpente la terre ; je parcours le monde ; je mesure le globe… à la recherche de l’« espace vital » si cher au Reich-Grand-Allemand, me répondit-il avec un accent cornélien des mieux réussis. Et vous, que faites-vous ce soir, curieux et sympathique ami ?

— Moi, je me contente d’arpenter Rouyn et je continuerai ce soir, sans doute.

— Non, il y a mieux à faire. Vous allez venir avec moi à Kanasuta.

— À Kanasuta, pourquoi faire ?

— Veiller avec mon vieil ami Auguste Renault dans son « campe » au bord du Lac-des-Îles. Et vous m’accompagnez, Monsieur. Mon auto est là, au garage tout proche. On y va ?

Deux minutes après, joyeux, je sautais à pieds joints dans le « bazou » du père Lasnier. Crac ! on décolle et en route pour Kanasuta où, après avoir grimpé, quitté la route nationale, un petit chemin en lacet prodigieusement déclive, nous arrivons au bout d’une demi-heure.

Kanasuta : quelques chalets de planches sommés de tôle ondulée, noircie par les intempéries, sis au fin bord du lac. Une « verchères » est là qui semble nous attendre et que nous louons pour gagner l’autre côté du lac…

Et maintenant nous voici tous trois, fumant à pipe que veux-tu, assis sur la « vérandah » du vieux prospecteur. La nuit commence à cacher les monts lointains et à l’ouest s’abîme un soleil jaune soufre. Il y a déjà un peu de graine de froid dans l’air. On sent, le soir descendu, l’automne et l’hiver derrière lui. Mais quelle nuit splendide se prépare autour de nous ! Silence ; une minute, c’est un calme soporifique ; une tranquillité de commencement du monde. Puis voici, du côté de la forêt, quelques roulades de cri-cri des derniers pépiements des oiseaux et les premières rumeurs nocturnes. Les habitants de la nuit se préparent à répondre à l’appel des premières étoiles. Le lac, plaqué d’argent fondu, s’étend dans un vaste cirque de collines basses aux courbes harmonieuses et souples comme une onde qui s’apaise,

Pour le moment je rêve, en regardant à travers la fumée de ma pipe que nul vent ne chasse, la Croix du Sud tourner dans le ciel profond. Dans cet air tranquille du soir tombant, je me sens envahi d’émotions douces et de pensées apaisantes. L’ambiance du paysage me semble amicale. La forêt ressemble à un paradis d’ombrage et de confort en même temps qu’un grouillement de vie discrète et cachée. Des bouffées d’odeurs de bois me frappent au visage… Est-ce bien là un coin de cette terre âpre et rugueuse qui défend avec obstination le métal qui se cache en ses flancs ?… Cette « terre qui paye » et dont on cherche avec tant d’avidité à percevoir les multiples parcelles jaunes, plus lumineuses, plus belles encore, aux yeux des humains qui les cherchent, que la lune qui vient de déchirer un voile de nuages et qui risque un œil, dardant ses reflets sur les petites vagues du lac qui s’argente ?… Est-ce bien là une portion de cette toundra hétéroclite de rochers et de schistes, de soulèvements de sable asphaltique, rugueuse enveloppe de ces trésors souterrains qui feront, un jour, de cette partie inférieure du Bouclier canadien l’Eldorado du Canada ?…

À pareil moment, lorsqu’on est assis l’un en face de l’autre, et qu’on se regarde sans parler, le visage familier nous parait comme lointain. Il semble qu’on se voit sous un jour inconnu, en dehors du temps. Mais on finit quand même par vouloir parler, savoir, apprendre quelque chose de nouveau…

Et je sais que le père Lasnier, lui, ne peut rester longtemps sans parler, Auguste Renault et moi le connaissons comme une encyclopédie ambulante, cet homme qui a couru tout le continent américain, et qui a étudié à fond chaque coin de terre qu’il a foulé. Il sait citer des faits, des dates : il aime à émailler son parler d’anecdotes sérieuses ou plaisantes, Et, comme je rêve toujours :

« Je sais ce que vous pensez », me dit, soudain, le père Lasnier, dont la voix résonna, étrange, dans ce calme du soir…

— Ah !

— C’est à cette terre qui nous entoure. Jusqu’à il y a quelques années, vous l’avez connue comme le théâtre du labeur silencieux du colon, du fertilisateur de terre ; vous y voyez des hommes qui défrichent, qui assèchent, qui labourent et qui sèment ; qui plantent et qui bâtissent des fermes ; qui s’acharnent à ce travail souvent ingrat en dépit de ceux qui en prédisent parfois l’inutilité… Vous y voyez des gens vivant de peu, aux mœurs simples, qui s’acharnent à ce « boulot » de fouisseurs, comme s’ils faisaient cela uniquement pour la gloire et, qui partiront, un jour, pour le grand voyage dont on ne revient pas sans même connaître la vertu de leur sacrifice…

— Oh ! quel lyrisme, cher « savant » !… Oui, je pensais à tout cela ; à ces bûcheurs et à ces semeurs faits à l’image, j’imagine, de cette belle terre qui nous entoure…

— Mais derrière eux, moi, je vois les possibilités indéfinies des profondeurs de notre vaste Bouclier, de son sous-sol, objet qu’ils croient jamais atteint, de cette randonnée romanesque de nos prospecteurs québécois… Ne trouvez-vous pas qu’il y a dans la vie de ces braves comme une mystique, fraîche et facile, quelque chose de charmant qu’on ne doit pas oublier et qui nous repose de cette hégémonie, dont on ne voit pas les éléments, que s’attribuent les grandes villes qui cherchent, en tirant la couverture, à monopoliser l’attention générale ?… N’est-ce pas nos mineurs que l’on pourrait mêler, par les moyens de l’amour et du travail, aux palpitations de la vie ?… Il y a à boire et à manger dans cette gigantesque randonnée de nos prospecteurs… Il y a des souvenirs aussi, et même des échappées sur la poésie mécanique et populaire de cette fin de demi-siècle…

— En effet, mon cher M. Lasnier, ils m’apparaissent toujours un peu comme des héros, ces fouilleurs de terre, ces êtres de liberté, de gloire et de joie, pleins des ivresses de l’espace et de cet élan un peu fou vers l’aventure et vers l’inconnu…

Durant cette espèce de concours déclamatoire auquel, d’ailleurs, se prêtait le paysage ambiant, la lune s’était levée tout de bon, dorant et argentant tour à tour le monde, et dans le ciel clair, il y avait l’errance des étoiles qui parcouraient, au-dessus de nous, leur cycle immuable. Sous cette clarté céleste, ce fut en vain qu’un fanal qu’Auguste Renault venait d’accrocher à la porte du campe, allongeait sa clarté en éventail sur un troupeau noir et pattu de troncs dépouillés par un récent incendie, tout près de là…

Auguste Renault, qui n’avait fait jusque-là qu’écouter avec cette philosophie que distillent le grand air, la nuit ou le plein soleil, prit à son tour la parole :

« Je l’ai souvent dit, le sous-sol du nord-ouest québécois est d’une richesse inouïe. Mais ces trésors, il faut les extraire. Et pour les tirer de la terre, il faut des prospecteurs qui ont des reins et des bras. La terre est ce que la font les hommes qui la regardent avec des yeux amoureux et candides. Ici, ils seront laboureurs et prospecteurs. Les deux ont réussi en général. Mais cette partie du pays où nous sommes, en proie à la rocaille, appartiendra aux mineurs dont l’aventure est aussi merveilleuse que celle de ces fondateurs du pays que sont les colons, qui ont aussi assurément leurs heures de joie, de fierté et de confiance…

Le vieux prospecteur alluma une cigarette puis en aspirant une large bouffée, continua :

« Quelle belle histoire que celle de nos mines du nord-ouest de Québec, de l’Abitibi et de ce district d’Opasatika ! On connaît l’histoire et la richesse des Noranda, des Malartic, des Siscoe, des Lamaque, des O’Brien et de bien d’autres ; mais combien y en a-t-il encore dont on ne sait à peine que le nom.

— C’est qu’on en découvre tous les jours, de ces mines, fit remarquer le père Lasnier.

— C’est vrai ; tenez, reprit Auguste Renault, tout dernièrement, les hommes de la « Clavery Gold Mines », située à quatorze milles d’Amos, là-bas, ont vécu des heures d’émotion quand un coup de dynamite à la surface d’une veine a découvert un quartier de minerai de trois cents livres d’une teneur d’or qu’à première vue on évaluait à quarante pour cent. Et ce bloc dans lequel on a retracé des « nuggets » d’une grande richesse a donné aux ingénieurs l’impression qu’ils étaient en présence d’un gisement des plus prometteurs…

— Vous savez, fit remarquer le père Lasnier, que les travaux de cette mine sont sous la direction du Dr Bruet, savant géologue français, qui est en train de découvrir un nouvel El dorado au nord d’Amos…

— J’ai entendu dire ça, mais je voudrais bien en savoir plus, dit Auguste Renault.

— J’ai précisément étudié la question, reprit le « savant ». Vous permettez ? me demanda-t-il ; c’est peut-être ennuyeux pour vous…

— Je vous en prie.

— Voilà. Chaque fois que dans la recherche du minerai, les prospecteurs voient du Précambrien, ils peuvent avoir l’espoir d’y rencontrer des gisements métallifères avec même la possibilité d’y découvrir de l’or. C’est ce que peuvent nous enseigner les professeurs de géologie. Et ces bons professeurs pourraient poursuivre leurs cours familiers en nous enseignant que parmi les ancêtres des terrains structuraux de l’Amérique du Nord, on remarque ce Précambrien ; et si ces géologues veulent borner leurs cours au Canada Septentrional seulement, ils diront que ces territoires constituent en très grande partie ce qu’ils appellent le Bouclier Canadien ou Laurentien qui est le plus ancien élément structural de l’Amérique du Nord ; que ce bouclier est composé de deux ensembles stratigraphiques principaux : le soubassement archéen formé de roches sédimentaires et volcaniques ayant une structure schisteuse et cristalline ; des lambeaux d’une couverture précambrienne constituée par des conglomérats, des schistes, des quartzites, c’est-à-dire des sédiments et des formations volcaniques, comme les diabases…

— Franchement, M. Lasnier, interrompis-je, j’aurais envie de m’écrier avec votre ami Fred Dufour à Chibougamo : la belle chose que de savoir quelque chose !

— Et c’est ainsi, poursuivit le « savant » sans s’arrêter à mon intempestive interruption, c’est ainsi qu’on peut géologiquement se représenter le Bouclier Canadien qui peut s’étendre sur la plus grande partie du Groenland en lui adjoignant non seulement les Adirondacks de l’État de New-York mais différents îlots rocheux des États-Unis où le Précambrien apparaît en fenêtre…

— Oh ! ces géologues, ces savants, très savants géologues !… murmura en souriant finement Auguste Renault.

— Or, continua, imperturbable, le père Lasnier, dans quelle mesure la province de Québec peut renfermer des étendues archéennes et précambriennes ?

— Le Dr Edmond Bruet,… fis-je.

— Oui, le Dr Bruet, docteur ès-sciences de la Sorbonne, éminent géologue qui a étudié à fond le bouclier précambrien québécois, jusqu’aux confins de la Baie James, croit que la province de Québec, sur une superficie totale de 594,531 milles carrés, possède une proportion de Précambrien de 93% par cent milles carrés par rapport à 48% pour la superficie totale du Canada ; soit 3,700,000 milles carrés.

— Notre province, fit remarquer Auguste Renault, serait donc fort bien constituée pour attirer les prospecteurs…

— Tout particulièrement, d’après le Dr Bruet, le Nord d’Amos qui renferme des terrains anciens magnifiquement représentés et où, déjà, l’or a été trouvé, en particulier dans le canton Duvernay. Mais là ne s’arrêtent pas les trouvailles des géologues. À cent milles plus au nord, ils ont trouvé les intrusions carbonatées de Duvernay. Et encore plus loin, du côté des Monts Plamondon, on a vu, comme dans le sud, des gisements de molybdénite dans les granits à pegmatites alternant avec des veines portant l’or dans des roches intrusives diverses. Plus en deçà, passé le lac Obalski, on pénètre dans des régions fort peu connues ; l’Harricana, que l’on descend se courbe brusquement au contact d’un granit intrusif et qui aurait tout l’air d’être du batholithe. L’or a été vu là. Enfin toujours vers le nord, non loin de l’Île Splendide, on rencontre l’embouchure de la Rivière Gale, qu’on remonte assez péniblement pendant deux jours avant de mettre pied à terre pour une expédition, si vous voulez bien, messieurs, fit cérémonieusement en se courbant légèrement le père Lasnier, pour une expédition aux Hébert Hills. De l’une de ces collines, on peut voir se dérouler le spectacle grandiose du bouclier doucement ondulé ; là, pas de pics ni pitons ; pas de flèches !… Des dômes d’une douce harmonie et, à peu de distance de ces monts Hébert, des gîtes de sulfure avec des teneurs en or. Revenons à l’Harricana, que nous continuons de descendre, on trouve, à dix milles plus au nord, des bancs dolomitiques renfermant des veines de quartz avec pyrites et tellurures d’or[16]. Messieurs, que vous faut-il de plus pour vous démontrer les perspectives de richesses inestimables de ce Nord-Ouest du Québec dont notre vieil ami Auguste Renault, il le sait, n’a jusqu’ici que prospecté une minime partie…

— C’est mon opinion… et je la partage, approuva en souriant le découvreur de la mine du Lac Fortune.

Après ce méritoire effort d’éloquence scientifique, le père Lasnier qui, pendant son « discours » s’était levé, puis assis, levé encore, avec quelques pas ici et là, sur la vérandah du « campe », se rassit tout de bon pour allumer dans la plus parfaite quiétude une énorme pipe qu’il bourra d’un doigt expert de gros tabac brun. Il y eut quelques instants de silence.

La nuit est tout à fait venue. Les étoiles brillent comme des diamants dans l’air limpide et je vois la Grande Ourse monter sur l’horizon. La lune éclaire, sans agrément, semble-t-il, des solitudes où il ne se passe rien depuis des milliers d’années. Une nuit magnifique. Un silence absolu partout que semblait imposer une main invisible. Et pourtant, je devinais que la forêt, là, tout proche, et celle que j’entrevoyais plus loin, sous la lumière céleste, devait fourmiller de vie, d’yeux grands ouverts, sur le qui-vive, avec des mouvements d’ailes veloutées et de pattes feutrées. De l’autre côté du lac, dans le léger tumulte des courtes vagues, venant des maisonnettes de Kanasuta, le son criard d’un phonographe faisait comme flotter la pensée vers des choses lointaines.

Je savais gré au « savant » de m’avoir révélé un aspect presque inconnu de notre nord-ouest québécois. Mais je voulais tout connaître de cette terre qui offre des aspects si variés et qui présente avec tant de complaisance parfois ses plus merveilleux morceaux, ici pour la joie du colon, là pour le plaisir du prospecteur. Je la connaissais en partie : à l’ouest, des terres grasses, d’un riche humus où le colon besogneux devenait vite cultivateur prospère ; là, plus au nord, terrain rocailleux, sec, rougeâtre. Il ne permet qu’une végétation pauvre où de maigres arbres cherchent à faire courir leurs racines sur l’échine d’énormes blocs granitiques enfouis aux profondeurs du sol. Ici, il laissait pousser des arbres, nombreux et pressés, d’une tenue magnifique, avec écorce lisse qui annonce la santé et la richesse de la terre d’où ils sortent. J’avais connu la terre du colon, de l’agriculteur des bords de la Baie-des-Pères ; je voulais connaître plus à fond cette partie de la ceinture minéralisée de Kirkland Lake et qui comprend le district d’Opasatika.

Je m’adressai à Auguste Renault dont la figure rose s’illumina aussitôt sous les blanches spirales d’une nouvelle cigarette qu’il venait d’allumer.

Auguste Renault n’a pas le moins du monde la prétention d’avoir découvert le Témiscamingue minier : « Bien des gens », dit-il, « s’en sont chargés et s’en chargent encore. » D’ailleurs, comment découvrir quelque chose de nouveau en notre temps de radio et d’automobiles ? Et pourtant, il existe des réflexes invincibles. Il faut que le vieux vagabond cligne les paupières chaque fois qu’il aborde un paysage nouveau. On part, crac !… on est arrivé, et on découvre tout à coup des aspects de contrée que les autres, croit-on, n’ont jamais vus.

Ce vieux coureur de brousse avait des lettres et, parlant, accrochée aux lèvres une pointe d’humour en demi-teinte, charmant… « Je pense, dit-il, à la moue ahurie d’un Chateaubriand, par exemple, s’il lui fallait retrouver dans les conditions d’aujourd’hui, les horizons qui, toute sa vie, hantèrent ses rêves mélancoliques… »

— « Mais les anciens sont les anciens », disait Molière, « et nous sommes les gens de maintenant », hasardai-je.

« Messieurs », dit d’une voix grave Auguste Renault, « ce district de Rouyn est, du point de vue minéralogique, d’une richesse qu’on pourrait difficilement estimer. Vous connaissez le district de Val d’Or et tout le chapelet de mines productrices qui se déroule entre Senneterre et Rouyn ; vous connaissez aussi la Noranda, la reine des mines québécoises. Mais les alentours ?… Noranda produit de l’or et du cuivre en abondance, on le sait. Que de mines, dans les environs, produisent, en outre de l’or et du cuivre, du zinc et autres métaux : l’Aldermac, la Francœur, la Waite-Amulet, et d’autres encore !

Auguste Renault se rendit avec bonne grâce à mon désir de connaître plus intimement ces mines de Rouyn.

« Le district Rouyn-Harricana n’est que la bordure méridionale d’une vaste étendue de terrains formés de roches appartenant au groupe Keewatin. Les géologues n’ont fait, à la vérité, qu’indiquer, ici et là, quelques points de repère, que poser des bornes temporaires et de fortune. Les 75,000 milles carrés du plateau laurentien peuvent offrir au courageux, robuste et tenace prospecteur des ressources minières d’une inestimable richesse. Mais les découvertes sont l’œuvre du temps et celle du hasard, souvent. Celles qui ont été faites jusqu’ici ont déjà donné des résultats qui non seulement sont allés au delà des espérances de ceux qui s’y étaient intéressés, mais font espérer davantage.

Les travaux considérables déjà exécutés aux mines Horne, Amulet, Aldermac, Montgomery, Nipissing, Francœur, Arntfield et autres ont mis à jour des masses d’un très riche minerai de cuivre associé à du zinc, de l’or et de l’argent.

Notre interlocuteur semble connaître par cœur toutes les mines déjà productrices de cette zone de Rouyn ; il en a suivi, en prospecteur amoureux de son métier, les développements ; il a applaudi aux succès de leur exploitation et il anticipe le même succès sur les nombreux claims en prospection et où il soupçonne une minéralisation remplie de promesses.

Je voulais des renseignements aussi précis que possible sur les mines productrices de la région. Je fus servi à souhait…

L’« Aldermae Copper Corporation Ltd » exploite, à une quinzaine de milles à l’est de Rouyn, un gisement de minerai complexe : cuivre, or, argent et soufre. Cette mine produit depuis 1932. Ses ateliers, depuis 1938, ont augmenté graduellement leur capacité de 250 à 1,000 tonnes, et cette année-là la production s’est élevée à 5,324,004 livres de cuivre, 998.29 onces d’or, 42,641 onces d’argent. La Compagnie estime sa réserve à environ deux millions de tonnes.

Un atelier d’essai a fait à Niagara Falls, N. Y. des expériences sur les minerais sulfureux d’Aldermac. On a annoncé qu’elles furent assez satisfaisantes pour que la compagnie donne incessamment suite à son projet de construire un atelier pour l’extraction du soufre. C’est avec cette intention qu’elle accumule à raison de 400 tonnes par jour un minerai contenant de 40 à 50 p. c. de soufre.

« Vous n’ignorez pas », nous confia Auguste Renault, que les mines Waite-Amulet dépendent aujourd’hui de la « Noranda Mines Ltd ». Depuis 1937, les ateliers de l’Amulet traitent quotidiennement 350 tonnes de minerai pendant qu’on expédie aux usines de fonte de Noranda une grande quantité de minerai complexe. Les réserves, établies le 1er mars 1937, donnaient pour la mine Waite 467,350 tonnes contenant surtout 6.08 p. c. de cuivre et 300,000 tonnes d’une teneur en zinc de 11.52 p. c. Quant à l’Amulet, on y a extrait, en 1937, 488,935 tonnes contenant 11.43 p. c. de zinc, 3.09 p. c. de cuivre, 2.37 p. c. d’argent à la tonne et 0.049 once d’or.

« Et on ne connaît pas encore toute la richesse de cette mine », fit remarquer notre savant prospecteur qui, comme le père Lasnier, ai-je observé, possédait, lui aussi, un petit carnet bourré de notes qu’il consultait de temps en temps à la lueur du fanal, quand il doutait de sa mémoire.

« Et il y a encore la « Powell Rouyn Gold Mines Ltd », qui extrait, non loin de là, chaque jour, 500 tonnes de minerai qu’elle expédie au « Smelter » de Noranda. Vous n’ignorez pas, remarqua le prospecteur, que la découverte Powell est contemporaine de la Noranda, ou plutôt de la Horne à laquelle on la préféra même pendant quelque temps. On y extrait depuis 1938 environ 950 tonnes de minerai. Au-dessus de l’étage de 700 pieds on lui attribue une réserve de 1,237,915 tonnes avec teneur moyenne de 0.1863 once d’or à la tonne, soit une valeur par tonne de $6.52.

« Située à une douzaine de milles à l’ouest de Noranda », on rencontre les chevalements de la « Arntfield Gold Mines Ltd », une mine de prometteuse envergure qui, chaque jour, depuis 1935, a augmenté sa réserve de minerai jusqu’en 1937, à 140,000 tonnes d’une teneur de 0.143 once à $5.00 la tonne.

D’autres feuillets du carnet furent déroulés :

« En voulez-vous encore, messieurs, des mines ? » demanda, tout joyeux, notre vieux prospecteur. Tenez, en voici une autre, toujours dans mon cher district d’Opasatika. « Voici le claim Francœur, la « Francœur Gold Mines Ltd » piquetée en 1922 — c’est déjà une de nos plus vieilles mines — et dont la mise en valeur date de 1926. En 1938, le puits principal atteignait une profondeur de 565 pieds. Les derniers estimés du minerai en vue donnaient un total de 151,400 tonnes d’une teneur moyenne en or de $9.08 la tonne…

« Et encore ! Attenant aux terrains Powell, du côté nord, voici les claims de la « Pontiac Rouyn Mines Ltd », qui annonçait, à la fin de 1937, que des sondages indiquaient 160,00 tonnes de minerai dont 72,000 tonnes d’une teneur approximative de 0.233 once d’or à $8.15 la tonne[17].

«  Et il y en a encore et encore, je dirais pour un siècle. Le minerai ne manque pas dans cette vaste étendue de brousse où, voilà vingt ans, seuls nos ours laurentiens traînaient leurs lourdes pattes. Voyez-vous, il n’y manquait que les prospecteurs…

— « Et il manquait aussi », coupa avec emphase le père Lasnier, « le moyen de reconnaître le filon de quartz, coupant la roche métamorphique qui est le plus souvent du schiste argileux, ou chloriteux, ou bien dans des roches porphyriques, des gneiss…

— … et ces roches porphyriques, rétorqua le prospecteur dans un mouvement de lyrisme tout à fait personnel, ne manquent pas dans notre Opasatika où il y a nombre de veines aurifères de Kirkland associées avec les porphyres et le syénite… Ainsi, au sujet de ma baie — la Baie Renault — la porphyre diorite forme une seule masse ; et cette roche est toute semblable au porphyre diorite affleurant près du village de Larder Lake. Son âge est définitivement établi. Tout indique qu’elle s’est refroidie avant le plissement de la série Témiscamingue…

— Enfoncé ! père Lasnier, ne puis-je m’empêcher d’interrompre devant cette belle envolée d’éloquence scientifique.

— Assez, assez, en effet, savant prospecteur ! s’écria lui-même le père Lasnier, sur un ton déclamatoire qui lui allait à ravir ; n’en jetez plus, la cour est pleine !

Mais Auguste Renault, sans se laisser désemparer par nos intempestives interruptions, continua, lancé :

« Et connaissez-vous cette trouvaille, peu connue, je l’avoue : la « petite Horne » ?

— La « petite Horne », qu’est-ce ? demandai-je.

— C’est un claim piqueté en 1923 et acquis par un groupe de Ville-Marie sur la recommandation du Dr Harvey, ingénieur du ministère des Mines d’Ottawa. Une compagnie incorporée en 1927 sous le nom de « Compagnie Minière Ville-Marie-Rouyn » a commencé l’exploitation de cette mine située à un peu plus d’un mille de la Noranda. Elle a déjà dépensé plus de $60,000 pour des travaux de surface. On y a trouvé une minéralisation très riche, même de l’or natif ; du chalco-pyrite qui contient 33 p. c. de cuivre tandis que Noranda en contient 23 p. c.

— Voilà pourquoi, fis-je, on l’a appelée la « petite Horne », sans doute ?…

Un coup de brise fit frissonner autour de nous les frondaisons de la forêt et plissa de vagues minuscules la surface argentée du lac. Le signal de la nuit. Nous nous levâmes. Il est déjà tard. Nous avons le lac à traverser de nouveau pour gagner Kanasuta d’où nous filerons à Rouyn. Nous laissons en toute quiétude notre vieil ami que nous accablons de salutations enthousiastes.

Et notre « verchères » est aussitôt poussée sur le flot. Un instant, il me parut que nous flottons sur un banc de brume nocturne, profond, sans limites, environné de silence. Nos rames se levaient et retombaient dans un faible friselis, et la chaloupe de sa proue divisait l’eau avec un murmure si doux qu’il semblait comme l’écho lointain du silence. Autour du lac, la forêt et les collines paraissaient se déplacer en tâtonnant dans l’ombre et le lac ne semblait avoir gardé du tumulte de la journée qu’un tout faible grelottement sur ses bords. Quelque part, sur la berge que nous venions de quitter, le cri d’un huard, comme un roucoulement humide, suivi d’autres sur toute la circonférence du lac. On eût dit que cela sortait du sein des eaux. En avant de nous, derrière, à nos côtés, de soudains glou-glous d’eau : des poissons qui viennent à la surface happer une gorgée d’air…

J’emplis mes yeux de la beauté et de la grandeur du spectacle que la lumière stellaire rend comme irréelle. Et, dans ce petit coin laurentien, je me figure contempler toute la vallée de l’Outaouais moyen ; cette vallée sans limites du Témiscamingue et ces plaines immesurables de l’Abitibi avec la dentelle harmonieuse de leurs monts et de leurs collines. Quels rêves suscitent l’orographie et l’hydrographie d’un pays ! De ces cours d’eau, de ces collines, de ces plaines se dégagent mille éléments d’émoi poétique : ces terrains crétacés, ces pentes argileuses, ces dépôts sédimentaires et ces jeux d’érosion touchent le cœur autant qu’ils frappent la raison… Poésie de toutes ces choses ; univers infini dont nous ne connaissons que quelques étoiles !…

« Nous y voilà ! » cria tout à coup le père Lasnier qui, comme moi, en proie sans doute aux mêmes charmes de la même rêverie, n’avait pas ouvert la bouche de toute la traversée. La « verchères » glissa sur un onctueux coussin de vase, et les maisonnettes de Kanasuta, vernissées d’ombre et comme sortant subitement d’un trou d’obscurité coagulée, se jetèrent sur nous…

Comment se fit-il que dans le cahotement de la bagnole du père Lasnier filant son quarante à l’heure sur la route de Rouyn, mon esprit, se détournant du souvenir tout frais des spectacles ravissants du Lac-des-Îles dont mes yeux étaient encore remplis, se mit comme à broyer du noir en pensant à toutes les tragédies et aux drames dont furent le théâtre ces terres illimitées, non seulement lorsqu’elles étaient plongées, au fond des âges, dans une sauvagerie sans nom, mais même quand elles se mirent à frémir au contact de la vie civilisée ?…

Et pourquoi, dans le tonnerre brinquebalant du « bazou » du père Lasnier, je pensai à la mort tragique de Stanley Siscoe ?…

LA MORT DE STANLEY-E. SISCŒ


Le moteur emplissait l’espace de son chant régulier. L’avion survolait des villages qui, d’en haut, semblaient des jouets d’enfants. Puis, ce fut un espace blanc, immense comme les siècles et où s’étendaient, ici et là, des taches sylvestres. Après, l’avion franchit une chaîne de collines et vola à la hauteur nécessaire pour survoler les pics qui dominaient. Ce fut, sans transition, un pays tourmenté. Mais ici et là, des lames vertes de résineux ondulaient au gré des collines, ainsi qu’une mer démontée…

Stanley Siscoe, un des quatre pionniers de l’exploitation minière en Abitibi, était parti de Montréal en avion, le matin du 20 mars 1938, en route pour ses placers du lac de Montigny. Le pilote Wrathall était aux commandes. Au départ le temps était beau, mais il change vite à cette époque de la fin de l’hiver canadien. Au reste, on avait remarqué que le baromètre était à la baisse. Tant qu’on fut au-dessus des territoires colonisés du nord de Montréal, tout alla bien.

Mais voici que bientôt des nuages bas couvrirent le sol tandis qu’une autre couche sombre cachait le ciel. Vite, les deux masses obscures se rejoignirent, et l’appareil, subitement secoué par de furieuses rafales, se mit à tanguer et à rouler comme un canot sur un lac tourmenté. Tantôt, à travers des trous d’air, brutalement il s’enfonçait dans une vertigineuse descente d’ascenseur ; tantôt il était happé comme par une puissance invisible. Les vents brassaient de formidables courants qui secouaient la machine.

Stanley Siscoe, avec une formidable énergie, se cramponnait aux garnitures de la cabine intérieure pendant que le pilote, comme avec désespoir, s’arcqueboutait aux commandes, crispant ses mains au « manche à balai ». Puis la neige, par flocons épais, se mit à cingler de ses lanières sifflantes, frappant les plans de l’appareil, étouffant presque le bruit du moteur. Les malheureux s’attendaient à tout instant de percuter. Wrathall tâtonnait, attendant toujours une accalmie ; cherchant en de rapides coups d’œil, la surface plane d’un lac gelé afin de se poser dans le sens qui lui paraîtrait le meilleur. Pendant plus d’une demi-heure, l’avion fut aux prises avec la tornade, bourdonnant comme un gros insecte pris au piège. Et puis allait-il, avant d’atterrir, épuiser sa réserve de combustible ? Le pilote vit soudain son altimètre baisser, l’avion pris dans un fort courant descendant. Il chercha à faire demi-tour mais le contrôle de l’appareil lui échappa. La tempête maintenant assaillait l’appareil comme les vagues d’un raz de marée battant une digue. Il regardait avec angoisse la chute de l’altimètre quand tout à coup éclata un sinistre bruit de ferraille ; le moteur étouffait.

Les malheureux se sentirent perdus. Mais, oh ! bonheur, voici qu’une éclaircie leur permet d’apercevoir, au-dessous d’eux, la surface blanche et unie d’un lac. Wrathall coupa le contact et fît brusquement redresser la machine qui s’immobilisa après un choc sonore. La neige durcie la fit capoter en fin de course.

Lorsque Siscoe et Wrathall se furent dégagés, ils sautèrent prestement hors de la carlingue. L’avion était dans un piteux état : le train d’atterrissage était faussé ; les longerons butés, le fuselage disjoint, le moteur bloqué… Pas très rose, la situation.

La danse des flocons tournoyait, endiablée, autour d’eux, leur fouettant cruellement le visage. Le vent s’insinuait, glacé, sous leurs légers vêtements. Mais la tempête visiblement tirait à sa fin. Bientôt, en effet, les sifflements du vent se turent. Il était midi.

Mais où se trouvait-on ?

Au beau milieu du lac Matchi-Manitou, à vingt-sept milles de Senneterre. Que faire ? Inutile de tenter les réparations à la machine ; on manquait de tout ce qui était nécessaire à cette fin. Les deux hommes tentèrent d’abord de faire des signaux en brûlant de l’essence. Que pouvait-on apercevoir de ces misérables lueurs à vingt milles au moins des premiers habitants de la région ?… Le froid devenait plus vif. Encore qu’on fut à la fin de mars, l’hiver, en cette région, continuait de pénétrer toutes choses de son silence glacé. Wrathall se protégeait assez bien grâce à sa capote de cuir, mais il n’en était pas de même du pauvre Stanley Siscoe qui était parti de Montréal en vêtements de ville, coiffé d’un chapeau melon, chaussé de souliers fins…

On s’arrangea toutefois pour passer la nuit dans la carlingue de l’avion. On fit l’inventaire des vivres. On trouva un fond de bouteille de rhum, quelques sandwiches et une boîte de sardines. Le matin, de nouveau, on fit des signaux, mais en vain. Le jour s’était levé, sale, couvert de nuages bas qui s’effilochaient çà et là en spirales floconneuses. À la tempête avait succédé un temps humide et glacé.

Durant toute la journée, les deux malheureux guettèrent l’azur. Leur retard allait sûrement provoquer l’inquiétude, soit à Montréal, soit à la mine. Oh ! le bonheur d’entendre enfin le vrombissement d’un avion dans le silence immatériel des solitudes immaculées ! Mais rien ! Et une pleine journée s’écoula sans le se­cours attendu. On passa une seconde nuit dans la carlingue.

Au tout petit matin, Stanley Siscoe résolut de partir malgré Wrathall qui persistait à at­tendre le secours. Siscoe partit dans la direction du sud. La tempête avait balayé la neige et il marchait assez facilement. Wrathall attendit. Il fut plus heureux que son compagnon. Durant la journée, en effet, arriva un avion de secours que Siscoe qui avait gagné la forêt du côté sud du lac, ne vit pas, sans doute. Wrathall partit aussitôt avec l’avion sauveteur à la recherche de son compagnon qu’il ne put retrouver avant le brun de la nuit. Ils retournèrent à Senneterre d’où était parti l’avion de secours.

Que devenait pendant ce temps le malheu­reux Stanley Siscoe ? Il marchait toujours vers le sud alors qu’il aurait dû se diriger vers le nord. Il avait vite quitté le lac et gagné la forêt où il s’enfonça. Il marcha jusqu’à la nuit. Le froid était toujours vif. Vers le soir, il eut peur ; et pourtant, il était d’ordinaire assez inaccessi­ble à l’affolement. Devant lui toujours la solitu­de, le silence. Un instant, il s’arrêta ; il réfléchit avec placidité. Alors, il résolut de retourner vers l’avion désemparé, de rejoindre son pilote. À deux, pensa-t-il, on est mieux pour mourir ; car, maintenant découragé, n’espérant plus aucun secours, il pensait pour de bon mourir.

Ah ! l’atroce calvaire du retour vers l’avion ! À l’approche de la nuit, le froid était devenu plus vif. Maintenant, il lui déchirait la poitrine à chaque inspiration. Il grelottait abominablement sous ses légers vêtements et ses pieds gelèrent malgré les courses forcées qu’il s’imposait pour se réchauffer. Même il ne fit plus que courir, ne voulant plus s’arrêter car il sentait qu’en arrêtant il serait du coup envahi par l’engourdissement. Tout de même, une minute, il s’arrêta pour dégager ses chaussures de la neige qui s’y était infiltrée. Puis il reprit sa marche d’animal blessé… Tout à coup, il se sentit comme écrasé par une fatigue insupportable. À ce moment, il marchait sous la lumière laiteuse de la lune et il avait gagné le lac. Vers la mi-nuit, il trébucha ; tomba à la renverse sur la neige. Meurtri dans ses membres ankylosés, ses pieds, ses mains, toutes ses articulations devenues insensibles, il se sentit tout à coup, après tant de souffrances, comme envahi par un délicieux bien-être. Où était-il exactement ? Il l’ignorait, ne cherchait pas à le savoir… Rester là, dans cette neige douce qu’attiédissait son corps… fermer les yeux… dormir ! Il ferma les paupières… Il vit sa jeune femme qui, dans le douillet intérieur de son hôtel, à Montréal, l’attendait, caressant les têtes bouclées de ses deux fillettes… Elles ne manqueront de rien pendant cet éternel, ce bienheureux sommeil dans la neige du lac Matchi-Manitou et où il va tout oublier. Il peut donc s’étendre tout à son aise, se reposer, dormir… Il voit encore, oh ! si loin, le village de sa Pologne martyrisée, où il est né, où il a vécu les premières années de sa vie. Péniblement, il ouvrit les yeux dont les cils se cerclaient de glace, tourna la tête à droite, et là, là… pas loin, sur la plaine blanche du lac… une masse noire. C’est son avion. Va-t-il pouvoir s’y traîner, y mourir ? Un effort… par une sorte d’automatisme acquis à force de tension têtue… mais qui réveilla toutes les douleurs qui habitaient son corps. Non, plutôt se reposer, dormir ; et, de nouveau, dans le bien-être caressant de l’euphorie, il revit les boucles blondes des fillettes filtrant entre les doigts effilés de la compagne de ses jours tourmentés de prospecteur heureux… Non, elles ne manqueront de rien. De l’argent, de l’or… elles en auront… l’épouse, la douce Canadienne française qu’il a associée à sa vie aventureuse, et les deux blondes fillettes… De l’or !… Oui, tout l’or de l’Île Siscoe qu’il a acquis au large du lac de Montigny et dont il lui semble apercevoir les chevalements sur un fond de forêt vierge, aussi clairement qu’il voit là, toujours, cette tache noire… Mais qu’est-ce donc ?

L’Île Siscoe avec ses moulins, ses puits, ses broyeurs, ses tranchées d’où l’on a extrait déjà tant d’or que, des déchets du minerai sorti du fond du lac, on a fait de l’île comme une presqu’île. Et de cette activité de l’Île Siscoe ont surgi, sur la terre ferme, d’autres moulins ; se sont creusés d’autres puits, d’autres tranchées d’où l’on sort de l’or, toujours de l’or… Non. elles n’en manqueront pas, l’épouse et les fillettes !…

Sous ce froid intense, et qu’il sent pourtant bienfaisant, qui paralyse toutes ses douleurs, s’épure sa mémoire autant que sa vision. Il se rappelle tout ; il voit tout sous les clartés lunaires qui bleuissent la neige… Voilà vingt ans, oui, c’est bien cela, en 1915, il prospectait dans la plaine abitibienne qu’il imaginait comme un vaste banc de quartz recouvert d’une très mince couche de terre alluvionnaire. Des découvertes d’or, alors, avaient déjà été faites en juillet 1911, par J.-J. Sullivan et Hertel Authier, sur les bords du lac Keinawisik, — aujourd’hui de Montigny — ​, et il avait découvert lui-même la même hallucinante couleur sur cette île qui porte son nom alors qu’il en avait déjà trouvé sur la presqu’île qui s’avançait du nord-est vers l’île… Alors, il se mit à travailler à la mise en valeur de ces terrains aurifères… Il n’était pas un mineur ; mais l’or est où il se trouve… Les meilleures découvertes n’ont pas été faites par des prospecteurs de métier, mais par des amateurs qui souvent maniaient le pic pour la première fois… À ce moment, il se glorifie de son flair. Il sourit sous le givre qui recouvre ses lèvres… D’autres souvenirs affluent sous sa tête enfiévrée… De l’or !… Mais neuf fois sur dix, c’est le hasard qui enrichit le prospecteur. Tiens !… au Yukon, lors de la ruée de 1898, un mineur, en cherchant à dérouiller sa cuiller avec du sable, découvrit un filon précieux de quartz aurifère… Un autre dut une immense fortune à son chien qui, occupé à poursuivre un rat, mit à jour des pépites d’or… C’est pas plus difficile que ça !… Avec l’or de l’Île Siscoe, celui des rives du lac, de la presqu’île… organisons des compagnies pour l’exploiter !… Ah ! me voilà gérant de ma mine !… Oui, elles en auront de l’or, l’épouse aux boucles brunes, les fillettes aux boucles blondes… Succès, succès partout !… Me voilà classé parmi les pionniers de l’industrie minière du Nord-Ouest de Québec avec les James J. Sullivan, les John Beattie, les Edmund Horne… Gloire, honneur, argent, or !…

Argent !… Or !… banknote ! Il y a l’homme qui court après tout cela ; il y a celui qui attend tout cela dans son lit… Et, cela vient souvent. Mais il y a l’homme, il y a tous les hommes qui, un jour, doivent laisser tout cela… Mais tout de même, le métier de chercheur d’or est encore le seul métier vraiment honnête ; on n’exploite personne ; on ne trompe personne. Ce qui vient de la mine retourne à la mine. Stanley Siscoe a la conscience tranquille… Il peut s’en aller… s’en aller, mourir !… Déjà ! Vrai ; c’est trop tôt ; il est trop jeune : quarante-deux ans seulement… Les sourires de l’avenir sont trop engageants… Allons, un effort ! Non, mais, qu’est-ce ? C’est à peine s’il peut, sur son coussin de neige, tourner la tête. Il n’y a plus devant ses yeux qu’un carré du ciel plein d’étoiles… Comme il est faible ! Il lui semble que son visage s’élime, que ses yeux s’enfoncent dans leurs orbites, que son corps se rapetisse, que sa voix devient mince et apeurée. Il tente de crier, de se dire quelque chose à haute voix ; des mots, au hasard, comme ils lui viennent. Il ne les entend pas. Alors il eut peur… N’y aurait-il donc vraiment plus d’espoir dans le secours ? Plus même de cet espoir de vivre qui n’abandonne jamais les plus misérables ?…

Mais tout cet or, à quoi il a consacré le meilleur de sa vie, qu’il a cherché, qu’il a trouvé au tréfonds de la terre et qu’il a fait reluire au soleil, pourquoi ne vient-il donc pas, lui, le sauver ? Il est, soit, un des pionniers de ce nouveau Klondyke québécois, l’Abitibi ; il a contribué, jusqu’à présent, à enrichir le monde de vingt millions d’or ; dans ce territoire qui entoure le lac gelé où il meurt, trois cents millions sont investis en des entreprises minières dont il est l’un des quatre pionniers… Tout cet or, que de billets de banque cela représente ! Des banknotes… ah ! oui, il en a dans la poche intérieure de son veston ; un paquet, un lourd paquet de billets de banque… Et pourtant, la mort le tient, là, misérable, la chair souffrante, seul, abandonné… Oh ! ces billets de banque, quel fardeau maintenant sur sa poitrine qu’endolorit le froid de cette atroce nuit !…

Tirant de son être le peu de force qui lui reste, Stanley Siscoe réussit à porter son bras droit dans l’intérieur de son veston ; il en extrait son portefeuille bourré des précieux papiers, les saisit par poignées qu’il lance, qu’il sème de toute la force dont il peut disposer, autour de lui… Dormir !… Se reposer ! Il ne voit plus rien ; ou plutôt, comme une seule étoile qui brille très haut, très loin… Il le sent, c’est la fin. Il va mourir ; et par sa pensée, il recommande à Dieu son âme… Puis, l’étoile cesse de luire là-bas. Ce n’est plus qu’un grand trou noir…

Notre destin se forme et se dénoue comme un nuage errant. Tendresse, amour, passion, richesse, tout se perd, tout s’efface dans le vide. Un instant sur l’écran lumineux de ce qu’on nomme la vie, nous ne faisons qu’apparaître avec notre part de chance, d’insolence ou de mérite… Le temps de traverser cet étroit intervalle qui sépare la nuit du néant, nous ne sommes plus qu’un souvenir…

Au petit matin, le pilote Wrathall a pu faire appareiller à Senneterre deux avions qui partirent aussitôt à la recherche du malheureux Stanley Siscoe. Au bout d’une heure, on le découvrit étendu sur la neige, face au ciel qui riait dans les lueurs rosées de l’aube ; son paletot était largement ouvert ; autour de lui, éparses, des liasses de billets de banque.

Le corps de l’infortuné gisait à tout au plus mille pieds de l’avion désemparé qu’il n’avait pu atteindre. Stanley Siscoe avait terminé là, sur ce coin désert du lac Matchi-Manitou, sa dernière « stampede ».

Il y avait vingt-cinq ans qu’il avait trouvé son premier caillou strié d’un imperceptible filet jaune : à peu près vingt-cinq sous d’or… et qu’il découvrait sur la presqu’île du lac de Montigny. Alors, il avait pressenti que l’or gisait dans le lit du lac, sur l’île où, en effet, il le découvrit en 1915. Aussi, est-ce là qu’il construisit ses moulins et creusa ses premiers puits ; sur cette île en train de devenir presqu’île grâce au résidu des usines qui achève de remplir un étroit du lac sur une distance d’un mille, formant un isthme qui reliera bientôt l’île à la terre ferme.

Et sur le littoral du lac, autour de la mine Sullivan, isolée d’abord, se sont établis des camps miniers qui portent le nom de Stanley Siscoe : Dorval — Siscoe, Siscoe — Extension, West — Siscoe, etc.

Jusqu’en 1937, la mine Siscoe venait immédiatement après Noranda pour la production de l’or. Les moulins de l’Île Siscoe sont en exploitation depuis janvier 1929. Au 1er janvier 1938, on y avait traité, depuis les débuts, un total de 934,003 tonnes de minerai et la somme des dividendes payés par Siscoe à ses actionnaires était, à cette date, de $4,985,162. La mine est loin d’être épuisée puisqu’en 1937, elle s’est enrichie de 275,123 tonnes de minerai nouveau et que le 1er janvier 1938, sa réserve totale était de 526,448 tonnes d’une teneur moyenne de $11.23 au lieu de $13.25 pour les 451,827 tonnes de la précédente réserve.

Après la mort tragique de Stanley Siscoe, son épouse, une Canadienne française entreprenante et énergique, continua activement et avec succès de s’occuper de l’industrie aurifère de son mari…

Dans cet immense « stampede » du Nord-Ouest québécois, les femmes, elles aussi, celles des humbles, des petits, des obscurs prospecteurs, comme les compagnes des ingénieurs, même celles des capitalistes cossus qui brassaient des millions pour en obtenir d’autres, toutes ces femmes se montrèrent héroïques. Et il suffit de voir aujourd’hui les femmes du Témiscamingue et de l’Abitibi, leur air content et heu­reux, dans les plus humbles hameaux comme dans les villes, pour deviner l’admiration ins­tinctive qu’elles eurent, en y arrivant, pour leur pays d’adoption. Filles des vieilles villes et des gros villages de l’est et du sud, elles se sentirent capables, dès l’arrivée avec leurs hommes, au pays des mines, d’affronter les crocs du froid ou de regarder sans clignoter le soleil brûlant les roches. Tout de suite leur âme expansive s’ac­climata au milieu d’un paysage morose et revê­che. Et devant le travail ardu et toujours plein d’espoirs, l’émotion les a prises en croupe, et à travers les steppes où elles devaient maintenant vivre et où elles avaient leurs foulées, elles se lancèrent avec enthousiasme, à la suite de leurs maris, de leurs fils, à la conquête de la bien­heureuse « couleur », SOUS LE SIGNE DU QUARTZ.

FIN
  1. « Jacques Cartier », par Chs. de La Roncière.
  2. « Jacques Cartier », par Chs. de La Roncière.
  3. « Jacques Cartier », par Chs. de La Roncière.
  4. « Jacques Cartier », par Chs. de La Roncière.
  5. « La Conquête des Pôles », par Gaston Rouvier.
  6. Journal du Chevalier de Troyes annoté par l’abbé Ivanhoë Caron.
  7. Journal du Chevalier de Troyes.
  8. Notes de M. l’abbé I. Caron au journal du Chevalier de Troyes.
  9. Rapport de M. O.-A. Dufresne, pour 1926.
  10. Rapport de M. C. Price-Green, 1926.
  11. M. Augustin Chenier est, aujourd’hui, régistrateur à Ville-Marie. C’est lui qui nous a raconté ce trait.
  12. Ces chiffres sont extraits de The Romance of Rouyn par Irving J. Isbell.
  13. The Romance of Rouyn, Irving J. Isbell.
  14. Rapports du Service provincial des Mines pour 1937-38.
  15. « Le Canada Économique », par Alain Monray ; publié dans la revue « Le Monde Nouveau », de Paris, numéro spécial au Canada, 15 août 1923.
  16. Ces renseignements minéralogiques fournis par le père Lasnier ont été puisés dans le texte d’une conférence faite par le Dr Edmond Bruet, le 7 juin 1939, au Château Inn, à Amos, sous les auspices de la Chambre de Commerce des Jeunes de l’Abitibi.
  17. Les détails et les chiffres que vient de révéler le carnet d’Auguste Renault ont été pris dans une brochure du ministère des Mines de Québec : « La Région Minière de l’Ouest de Québec », préparée par M. J.-T. Larochelle et publiée en 1938.