Sous le soleil de Satan/Le saint de Lumbres/Chapitre 01

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Plon-Nourrit et Cie (Tome IIp. 95-106).


I


Il ouvrit la fenêtre ; il attendait encore on ne sait quoi. À travers le gouffre d’ombre ruisselant de pluie, l’église luisait faiblement, seule vivante… « Me voici », dit-il, comme en rêve…

La vieille Marthe, en bas, tirait les verrous. Au loin, l’enclume du maréchal tinta. Mais déjà il n’écoutait plus : c’était l’heure de la nuit où cet homme intrépide, soutien de tant d’âmes, chancelait sous le poids de son magnifique fardeau. « Pauvre curé de Lumbres ! disait-il en souriant, il ne fait rien de bon… il ne sait même plus dormir ! » Il disait aussi : « Croyez-vous bien ? J’ai peur du noir !… »

La lampe du sanctuaire dessinait peu à peu, dans la nuit, l’ogive des grandes fenêtres à trois meneaux. La vieille tour, construite entre le chœur et la grande nef, élevait juste au-dessus sa flèche en charpente, et son pesant beffroi. Il ne les voyait plus. Il était debout, face aux ténèbres, seul, et comme à la proue d’un navire. La grande vague ténébreuse roulait autour avec un bruit surhumain. Des quatre coins de l’horizon accouraient vers lui les champs et les bois invisibles… et derrière les champs et les bois, d’autres villages et d’autres bourgs, tous pareils, crevant d’abondance, ennemis des pauvres, pleins d’avares accroupis, froids comme des suaires… Et plus loin encore les villes, qui ne dorment jamais.

— Mon Dieu ! Mon Dieu !… répétait-il, ne pouvant pleurer ni prier… Comme au chevet d’un moribond, chaque minute tombait dans ces ténèbres, irréparable. Si courtes que soient les nuits, le jour vient trop tard ; Célimène a déjà mis son rouge, l’ivrogne a cuvé son vin. La sorcière, retour du sabbat, toute chaude encore, s’est glissée dans ses draps blancs… Le jour vient trop tard… Mais la seule justice, d’un pôle à l’autre, surprendra le monde.

Il finit par glisser à genoux, comme on coule à pic. Cette justice, qu’un peuple généreux attend de M. le ministre des Finances, il ne la cherchait pas si loin — plutôt là-bas, au-dessous de l’horizon, toute prête, pétrie à l’aube prochaine, irrésistible, dans la nuit qui vole en éclats. La main ouverte ne se fermera pas… la parole séchera sur les lèvres… le monstre Évolution, fixé à jamais, cessera soudain de s’étendre et de bouillonner… L’effrayante aurore, qui se lève au dedans de l’homme, donnera à la pensée la plus secrète sa forme et son volume éternel, et le cœur double et furtif ne pourra même plus se renier… Consummatum est, c’est-à-dire tout est défini pour toujours.

M. Loyolet, inspecteur d’Académie (au titre d’agrégé ès lettres), a voulu voir le saint de Lumbres, dont tout le monde parle. Il lui a fait une visite, en secret, avec sa fille et sa dame. Il était un peu ému. « Je m’étais figuré un homme imposant, dit-il, ayant de la tenue et des manières. Mais ce petit curé n’a pas de dignité : il mange en pleine rue, comme un mendiant »… « Quel dommage, disait-il aussi, qu’un tel homme puisse croire au diable ! »

Le curé de Lumbres y croit, et cette nuit même il le craint. « J’étais, a-t-il avoué plus tard, éprouvé depuis des semaines, par une angoisse nouvelle pour moi : j’avais passé ma vie au confessionnal, et j’étais tout à coup accablé du sentiment de mon impuissance ; je sentais moins de pitié que de dégoût. Il faut n’être qu’un pauvre prêtre pour savoir ce que c’est que l’effrayante monotonie du péché !… Je ne trouvais rien à dire… Je ne pouvais plus qu’absoudre et pleurer… »

Au-dessus de lui, la nuée se déchire en lambeaux. Une, dix, cent étoiles renaissent, une par une, à la cime de la nuit. Une pluie fine, une poussière d’eau retombe d’un nuage crevé par le vent. Il respire l’air rafraîchi, détendu par l’orage… Ce soir, il ne se défendra plus : il n’a plus rien à défendre ; il a tout donné ; il est vide… Ce cœur humain, il le connaît bien, lui… (Il y est entré avec sa pauvre soutane et ses gros souliers.) Ce cœur !

Ce vieux cœur, qu’habite l’incompréhensible ennemi des âmes, l’ennemi puissant et vil, magnifique et vil. L’étoile reniée du matin : Lucifer, ou la fausse Aurore…

Il sait tant de choses, pauvre curé de Lumbres ! que la Sorbonne ne sait pas. Tant de choses qui ne s’écrivent pas, qui se disent à peine, dont on s’arrache l’aveu, comme d’une plaie refermée — tant de choses ! Et il sait aussi ce qu’est l’homme : un grand enfant plein de vices et d’ennui.

Qu’apprendrait-il de nouveau, ce vieux prêtre ? Il a vécu mille vies, toutes pareilles. Il ne s’étonnera plus ; il peut mourir. Il y a des morales toutes neuves, mais on ne renouvellera pas le péché.

Pour la première fois, il doute, non pas de Dieu, mais de l’homme. Mille souvenirs le pressent : il entend les plaintes confuses, les bégaiements pleins de honte, le cri de douleur de la passion qui se dérobe et qu’un mot a clouée sur place, que la parole lucide retourne et dépouille toute vive… Il revoit les pauvres visages bouleversés, les regards qui veulent et ne veulent pas, les lèvres vaincues qui se relâchent, et la bouche amère qui dit non… Tant de faux révoltés, si éloquents dans le monde, qu’il a vus à ses pieds, risibles ! Tant de cœurs fiers, où pourrit un secret ! Tant de vieux hommes, pareils à d’affreux enfants ! Et par-dessus tout, fixant le monde d’un regard froid, les jeunes avares, qui ne pardonnent jamais.

Aujourd’hui comme hier, comme au premier jour de sa vie sacerdotale, les mêmes… Il est au terme de son effort, et l’obstacle manque tout à coup. Ceux qu’il a voulu délivrer, c’étaient ceux-là mêmes qui refusent la liberté comme un fardeau, et l’ennemi qu’il a poursuivi jusqu’au ciel rit au-dessous, insaisissable, invulnérable. Tous l’ont berné. « Nous cherchons la paix, » disaient-ils. Non pas la paix, mais un court repos, une halte dans les ténèbres. Aux pieds du solitaire, ils venaient jeter leur écume ; et puis ils retournaient à leurs tristes plaisirs, à leur vie sans joie. (Et il se comparait aussi à ces vieilles murailles insultées, où le passant grave une ligne obscène, et qui se détruisent lentement, pleines de secrets dérisoires.)

Ceux qu’il a tant de fois consolés ne le connaîtraient plus. À cette minute, une des plus tragiques de sa vie, il se sent pressé de toutes parts, tout est remis en question. Certaines pensées plus perfides, longtemps repoussées, réapparaissent soudain, et il ne les connaît plus. Il trouve à toute choses un sens, et comme une saveur nouvelle… Pour la première fois, il contemple sans amour, mais avec pitié, le lamentable troupeau humain, né pour paître et mourir. Il goûte l’amer sentiment de sa défaite et de sa grandeur. À la limite de l’angoisse, la volonté intrépide refuse de s’avouer vaincue ; elle veut retrouver son équilibre, coûte que coûte…

Il est debout, maintenant ; il pose devant lui un regard inflexible… Que de nuits, pareilles à cette nuit, jusqu’à la dernière nuit ! Mais toujours, dans la foule, la grâce divine frappera son coup ; toujours elle marquera quelqu’un de ces hommes, vers qui monte la justice, à travers le temps, comme un astre. L’astre docile accourt à leur voix.

Il ne regarde plus la petite église, il regarde au-dessus. Il est tout vibrant d’une exaltation sans joie. Il ne souffre presque plus, il est fixé pour toujours. Il ne désire rien ; il est vaincu. Par la brèche ouverte, l’orgueil rentre à flots dans son cœur…

— Je me damnais, sans y penser, disait-il plus tard ; je me sentais durcir comme une pierre.

Le projet qu’il a tant de fois formé d’aller se cacher pour mourir dans une retraite au bord du monde, Chartreuse ou Trappe, revient se présenter à son esprit mais comme une image nouvelle, avec une crispation du cœur, aiguë et douce, un évanouissement mystérieux. À de telles minutes, jadis, le pasteur n’abandonnait point son troupeau : il rêvait de le porter avec soi, jusqu’au lieu de sa pénitence, pour vivre encore et mériter pour lui. Mais à présent ce souvenir même s’efface, le dernier. L’infatigable ami des âmes ne souhaite plus que le repos, et quelque chose, encore, dont la pensée secrète détend toutes ses fibres, le besoin de mourir, pareil au désir des larmes… Et ce sont, en effet, des larmes qui baignent ses yeux, mais sans décharger son cœur, et dans sa naïveté le vieil homme ne les reconnaît plus, s’étonne et ne peut donner un nom à ce vertige voluptueux. La tentation suprême, où se sont abîmées avant lui tant de ces âmes ardentes, qui traversent d’un coup le plaisir et trouvent le néant, pour l’embrasser d’une définitive étreinte, il y va succomber, sans avoir ouvert les yeux. À la limite de son immense effort, la fatigue, tant de fois vaincue, refoulée, jaillit de lui, comme l’effusion de son propre sang. Nul remords. L’ennemi plein de ruse le roule dans cette lassitude désespérée comme dans un suaire, avec une adresse infinie, l’affreuse dérision des soins maternels… C’est en vain que le vieil homme accablé dirige, à travers la nuit blanchissante, un regard où s’élève une dernière lueur, et qui ne reflétera pas le jour levant. Il ne voit rien au dedans de lui, aucune image où fixer la tentation, aucun signe du travail qui le détruit lentement, sous les yeux d’un maître impassible. Ce n’est plus ce cloître qu’il désire, mais quelque chose de plus secret que la solitude, l’évanouissement d’une chute éternelle, dans les ténèbres refermées. À celui qui tint si longtemps sa chair esclave, la volupté découvre à la fin son vrai visage, plein d’un rire immobile. Et ce n’est pas non plus cette image, ni aucune autre, qui troublera les sens du vieux solitaire, mais, dans son cœur candide et têtu, l’autre concupiscence s’éveille, ce délire de la connaissance qui perdit la mère des hommes, droite et pensive, au seuil du Bien et du Mal. Connaître pour détruire, et renouveler dans la destruction sa connaissance et son désir — ô soleil de Satan ! — désir du néant recherché pour lui-même, abominable effusion du cœur ! Le saint de Lumbres n’a plus de force que pour appeler ce repos effroyable ; la grâce divine met un voile devant ces yeux tout à l’heure pleins encore du mystère divin… Ce regard si clair hésite à présent, ne sait où se poser… Une étrange jeunesse, une avidité naïve, pareille à la première blessure des sens, échauffe le vieux sang, bat dans sa maigre poitrine… Il cherche à tâtons, il caresse la mort, à travers tant de voiles, d’une main qui défaille.

Jusqu’à cette minute solennelle, sa vie a-t-elle eu un sens ? Il l’ignore. Il ne voit derrière lui qu’un paysage aride, et ces foules, qu’il a traversées, en les bénissant. Mais quoi ! Le troupeau trotte encore sur ses talons, le poursuit, le presse, ne lui laisse aucun repos, insatiable, avec cette grande rumeur anxieuse, et ce piétinement de bêtes blessées… Non ! il ne tournera pas la tête, il ne veut pas. Ils l’ont poussé jusque-là, jusqu’au bord, et au delà… ô miracle ! il y a le silence, le vrai silence, l’incomparable silence, son repos.

— Mourir, dit-il à voix basse, mourir… Il épèle le mot, pour s’en pénétrer, pour le digérer dans son cœur… C’est vrai qu’il le sent maintenant au fond de lui, dans ses veines, ce mot, poison subtil… Il insiste, il redouble, avec une fièvre grandissante ; il voudrait le vider d’un coup, hâter sa fin. Dans son impatience, il y a ce besoin du pécheur d’enfoncer dans son crime, toujours plus avant, pour s’y cacher à son juge ; il est à cette minute où Satan pèse de tout son poids, où s’appliquent au même point, d’une seule pesée, toutes les puissances d’en bas.

Et c’est en haut qu’il lève pourtant son regard, vers le carré de ciel grisâtre, où la nuit se dissipe en fumées. Jamais il n’a prié avec cette volonté dure, d’un tel accent. Jamais sa voix ne parut plus forte entre ses lèvres, murmure au dehors, mais qui au dedans retentit, pareille à un grondement prisonnier dans un bloc d’airain… Jamais l’humble thaumaturge, dont on raconte tant de choses, ne se sentit plus près du miracle, face à face. Il semble que sa volonté se détend pour la première fois, irrésistible, et qu’une seule parole, articulée dans le silence, va le détruire à jamais… Oui, rien ne le sépare du repos qu’un dernier mouvement de sa volonté souveraine… Il n’ose plus regarder l’église ni, dans la brume de l’aube, les maisons de son petit troupeau ; une honte le retient, qu’il a hâte de dissiper par un acte irréparable… À quoi bon s’embarrasser d’autres soins superflus ? Il baisse les yeux vers la terre, son refuge.