Sous le soleil de Satan/Le saint de Lumbres/Chapitre 13

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Plon-Nourrit et Cie (Tome IIp. 227-234).


XIII


Sourire magique ! La vieille église, attiédie par le jour, respire autour de lui, d’une lente haleine ; une odeur de pierre antique et de bois vermoulu, aussi secrète que celle de la futaie profonde, glisse au long des piliers trapus, erre en brouillard sur les dalles mal jointes ou s’amasse dans les coins sombres, pareille à une eau dormante. Un renfoncement du sol, l’angle d’un mur, une niche vide la recueille comme dans une ornière de granit. Et la lueur rouge de la veilleuse, au loin, vers l’autel, ressemble au fanal sur un étang solitaire.

Saint-Marin flaire avec délice cette nuit campagnarde, entre des murailles du xvie siècle, pleines du parfum de tant de saisons. Il a gagné le côté droit de la nef, se ramasse à l’extrémité d’un banc de chêne, dur et cordial ; une lampe de cuivre, au bout d’un fil de fer, se balance au-dessus, avec un grincement léger. Par intervalles une porte bat. Et, lorsque tout va faire silence, peut-être, ce sont les vitraux poussiéreux qui grelottent dans leur résille de plomb, au trot d’un cheval, sur la route.

— À cette heure, se dit-il, le docteur chavranchais et son insupportable compagnon trottent je ne sais où, s’écartent juste assez pour me permettre de jouir en paix d’une heure parfaite !… (Car il croit volontiers à ces politesses du hasard, à des accords mystérieux.) Cette église, ce silence, les jeux de l’ombre… Voyons ! tout est à lui… tout l’attendait. Au moins, qu’ils ne reviennent pas trop tôt, souhaite-t-il.

Ils ne reviendront pas trop tôt.

(Les mourants connaissent bien leurs désirs, mais ils se taisent sur toutes choses, disait Mécislas Golberg, ce vieux juif.)


L’angoisse de l’éminent maître s’est dissipée peu à peu dans le grand silence intérieur qu’il a si rarement connu. Mille souvenirs s’y allument, pareils aux petites lumières d’une ville nocturne. Sa mémoire les repasse et jouit de leur confusion, de leur désordre enivrant. À travers les limites tracées par nos calendriers, comme les ans, les jours, les heures, s’appellent et se répondent !… Un clair matin de vacances, où retentit le beau son de cuivre d’une bassine à confitures…, un soir où coule une eau limpide et glacée, sous un feuillage immobile…, le regard surpris d’une cousine blonde, à travers la table familiale, et la petite poitrine haletante…, et puis tout à coup — le demi-siècle franchi d’un bond — les premières morsures de la vieillesse, un rendez-vous dénoué…, le grand amour, chèrement gardé, pas à pas défendu, disputé, jusqu’à la dernière minute, lorsque les lèvres du vieil amoureux pressent une bouche mobile et furtive, demain féroce… C’est là sa vie — tout ce que le temps épargne — qui dans son passé garde encore forme et figure ; le reste n’est rien, son œuvre, ni la gloire. L’effort de cinquante années, sa carrière illustre, trente livres célèbres… Hé quoi ! cela compte-t-il si peu ?… Que de niais vont s’écriant que l’art… Quel art ? Le merveilleux jongleur en connaît seulement les servitudes. Il l’a porté comme un fardeau. L’harmonieux bavard qui n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois. L’univers, qui croit l’aimer, ne sait que ce qui le déguise. Il est exilé de ses livres et, par avance, dépossédé… Tant de lecteurs, pas un ami !

Il n’en éprouve d’ailleurs nul regret. La certitude qu’il échappe ainsi pour toujours, qu’on n’aura de lui qu’un simulacre, fait briller son regard malicieux. Le meilleur de son œuvre ne mérite pas d’autre conclusion que cette plaisanterie in extremis. Il ne souhaite aucun disciple. Ceux qui l’entourent sont des ennemis. Impuissants à renouveler un charme, une gentillesse dont leur maître eut le secret, ils se contentent de pasticher adroitement son style. Leurs plus grandes audaces sont dans l’ordre de la grammaire. « Ils démontent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter. » La jeunesse décimée, qui vit Péguy couché dans les chaumes, à la face de Dieu, s’éloigne avec dégoût du divan où la supercritique polit ses ongles. Elle laisse à Narcisse le soin de raffiner encore sur sa délicate impuissance. Mais elle hait déjà, de toutes les forces de son génie, les plus robustes et les mieux venus du troupeau qui briguent la succession du mauvais maître, distillent en grimaçant leurs petits livres compliqués, grincent au nez des plus grands, et n’ont d’autre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre et difficile au bord de toutes les sources spirituelles où les malheureux vont boire.

Cependant, qu’importe à l’auteur du Cierge Pascal le grignotement, dans son ombre, de tant de quenottes assidues ? Il a rongé plutôt par nécessité que par goût, avec ennui. Place aux jeunes rats mieux dentés ! Ce soir, il pourrait rêver d’eux sans colère. Il songe, en frissonnant de plaisir, à la grande ville lointaine, à sa foule bouillonnante, sous l’énorme ciel noir. La reverra-t-il jamais ? Existe-t-elle encore seulement, quelque part, là-bas, dans la nuit si douce ?

Presque au-dessus de sa tête, l’horloge bat à petits coups, comme un cœur. Il ferme un moment les yeux pour mieux l’entendre, vivre et respirer avec elle, l’antique aïeule sans âge, qui dispense à regret, depuis des siècles, l’impitoyable avenir. Ce bruit qu’il écoute, imperceptible à peine dans la charpente sonore, ce ronron monotone, seulement interrompu par la voix grave des heures, durera plus que lui, cheminera des années et des années encore, à travers de nouveaux espaces de silence, jusqu’au jour… Quel jour ? Quel jour aura marqué pour la dernière fois, au coup de minuit, les deux aiguilles rouillées, les deux commères, avant de s’arrêter pour jamais ?

Il ouvre les yeux. Devant lui une plaque de marbre grisâtre, scellée au mur, porte une inscription dont il déchiffre lentement les larges lettres dédorées.


À la mémoire… de… Jean-Baptiste Heame, notaire royal 1690-1741… et de Mélanie-Hortense Le Pean, son épouse… de Pierre Antoine Dominique… de Jean-Jacques Heame, seigneur d’Hemecourt… de Paul-Louis-François… et ainsi jusqu’au bas de la liste, jusqu’au dernier : Jean-César Heame d’Hemecourt, capitaine de cavalerie, ancien marguillier de la paroisse, décédé à Cannes… en 1889… Bienfaiteur de cette église

Priez pour cette famille entièrement éteinte.


demande encore la vieille pierre, humblement, comme pour s’excuser d’être là.

— Fameuse perte !… murmure l’auteur du Cierge Pascal entre ses dents. Mais il sourit d’un bon sourire de sympathie protectrice. Le copieux morceau de marbre, consciencieusement gravé, rehaussé d’or fin, aussi cossu que n’importe quelle autre pièce de mobilier bourgeois ! Rien de plus triste qu’une tombe de pierre blanche, aux quatre bornes enchaînées, fouettée par la pluie, un jour d’hiver. Mais à l’abri du froid et du chaud, face au banc d’œuvre où le défunt marguillier reçut le pain bénit, cette pierre, aussi lisse et polie qu’au premier jour, cirée chaque semaine par un sacristain diligent, quelle consolante image de la mort ! La sensibilité de l’écrivain s’émeut pour ce confortable posthume. Il épelle tous ces noms, comme des noms d’amis, dont le voisinage le rassure. Avec cette dynastie des Heame, que d’autres encore, sous les dalles aux lettres effacées, çà et là, jusqu’au pied de l’autel, bonnes gens qui voulurent dormir sous un toit, durer aussi longtemps que la sûre assise ! On peut rêver dormir là, de compagnie… Jamais le célèbre romancier ne se sentit si résigné, si docile. Une fatigue exquise détend jusqu’à ses dernières fibres, fait flotter devant ses yeux l’image de la profonde église endormie, désormais sans secret, amicale, familière. Il goûte une paix sentie, un extrême bien-être, presque religieux… Il se dorlote, il s’étire ; il étouffe un bâillement, comme une prière.

Au dehors, le ciel s’obscurcit ; un dernier vitrail du transept s’éteint tout à fait. Désormais, la porte s’ouvre et se referme sur un fond de velours noir, où le monde extérieur ne se dénonce plus que par son parfum. Des ombres éparses se rapprochent, s’assemblent. Un chuchotement discret court au long des travées, de banc de chêne en banc de chêne, des petits pas impatients gagnent le seuil, l’église se vide peu à peu de son menu peuple invisible. L’heure du salut quotidien est passée depuis longtemps, la sacristie reste close, trois lampes sur douze éclairent seules l’immense vaisseau. Que se passe-t-il ? Qu’attendre encore ?… On se cherche à tâtons, on s’appelle de loin, d’une petite toux caressante, on discute entre initiés. Car, avec la dernière diligence automobile de Vaucours, les curieux et les curieuses ont disparu : Lumbres ne garde si tard que ses vieux amis. Les derniers s’éloignent cependant. Saint-Marin va rester seul.