Sous le voile de l’Islam/Texte entier
UNE FRANÇAISE SOUS LE VOILE DE L’ISLAM
Arrêtée à Djedda, elle a été condamnée à mort…
Mme d’Andurain contera prochainement aux lecteurs de l’« Intransigeant »
l’odyssée de son extraordinaire aventure
L’extraordinaire aventure
d’une Française au Nedj
Mme d’Andurain, condamnée à mort à
Djedda, a écrit, pour l’« Intransigeant »,
le récit de son voyage
Elle entra dans mon bureau avec une vivacité qui me surprit. Elle semblait extrêmement pressée. Elle parla avec une volubilité tout à fait personnelle. Elle paraissait tenir difficilement en place.
Rien, pourtant, ne la pressait particulièrement ce jour-là. Cette parole qui coule impétueuse, comme un gave roule ses pierres, est sa façon habituelle de parler. Elle ne reste jamais en place, et c’est bien là la cause de tous ses malheurs, si l’on peut dire d’une aventure dont on est revenue qu’elle soit un malheur.
— Oui, monsieur, vous aussi vous avez annoncé ma condamnation à mort ! Certains de vos confrères ont même été jusqu’à prétendre que j’avais été pendue. Or, monsieur, j’aurais été lapidée et non pendue…
— L’un ne vaut guère mieux que l’autre, madame.
— Pas du tout. Pendue passe encore, mais lapidée… On souffre au moins deux heures !
J’avais devant moi la vicomtesse d’Andurain. Vous souvenez-vous ? Au mois de juin dernier, une courte dépêche datée de Djedda annonçait le jugement et la condamnation à mort de cette Française, arrêtée dans un hôtel indigène de la capitale du Hedjaz.
Une aventure extraordinaire et mystérieuse dont manquaient tous les détails. On la disait mariée à un cheik qui n’était à vrai dire qu’un chamelier du désert. Qu’allait-elle faire en Arabie ?
Le fil de son aventure se déroulait rapide comme sa parole. Une extraordinaire aventure, en vérité, engendrée par un goût du risque peu commun, un mépris des contingences, une confiance et une audace moins commune encore.
Mme d’Andurain est d’origine basque. Elle a de sa race, à un suprême degré, ce goût des lointains voyages, le courage et la volonté. Il y a quelques siècles elle eût frêté des caravelles pour aller conquérir quelque lointain Eldorado. Au vingtième siècle, que vouliez-vous qu’elle fît ?
Après son mariage au sortir du couvent, et après avoir visité en voyage de noces toute l’Amérique du Sud, l’Europe lui sembla un pays inhabitable. L’Orient l’attirait. Elle y partit. Au Caire, elle vendit des meubles anciens et des perles de culture. Puis elle partit encore. Et un jour, traversant le désert de Syrie, elle décida de s’établir à Palmyre.
Son mari était resté au Caire.
Son mari a horreur des voyages, horreur du désert et aucun intérêt pour les Arabes. Mais il ne sait résister aux désirs de sa femme. Il va donc à Palmyre la rejoindre. Un merveilleux hôtel abandonné dressait, en plein désert, sa silhouette de palace. Après de longues tractations et bien des aventures avec l’autorité militaire, le ménage d’Andurain se rendit propriétaire de l’hôtel.
Le vicomte avait également un parfait mépris pour le métier d’hôtelier. Une seule chose le passionne dans l’existence, l’élevage des chevaux de pur sang. N’ayant rien à faire, tout naturellement, il éleva des pur sang à Palmyre. Comme le désert ne connaît pas de pâturages et par conséquent ne produit pas de foin, pour nourrir ses chevaux il fit venir, à grands frais, des betteraves et du lait condensé.
La fortune de la famille risquait fort d’être convertie en boîtes de lait dont les chevaux faisaient la plus grande consommation, quand Mme d’Andurain fit comprendre à son mari que l’élevage des pur sang n’était pas une occupation en rapport avec leur situation géographique.
Parmi les rares voyageurs qui, de loin en loin, faisaient escale à l’hôtel Zénobie, vint, un jour, un marin anglais qui raconta merveille du Nedj, un pays mystérieux où aucun Européen ne s’était encore aventuré. Il n’en fallut pas plus pour donner à Mme d’Andurain l’impérieux désir de s’y rendre. Et comme chez elle les désirs se traduisent généralement en actes, elle résolut de partir sur-le-champ. Mais pour aller au Nedj, il fallait pour le moins être mariée à un Nedjien. Qu’à cela ne tienne, Mme d’Andurain épouserait un Arabe.
Deux jours plus tard, un chef du désert vint à passer à Palmyre. Il avait dans sa suite un méhariste du nom de Soleiman qui appartenait justement à une tribu du Nedj. Ceci se passait un lundi. Le mercredi, Mme d’Andurain partait avec Soleiman qu’elle devait, par la suite, épouser et se convertir à la religion musulmane pour accomplir son voyage.
Ce que fut ce voyage, elle va vous le dire elle-même dans les mémoires dont nous commençons demain la publication.
Ce sont les premiers articles qu’elle publie. Et, sauf son mari d’occasion, tous les témoins vivent et peuvent attester de la vérité du récit.
On l’a accusée d’espionnage. Elle s’indigne. Quand on la connaît, on comprend fort bien que le goût seul de l’aventure ait pu l’entraîner dans cette expédition hasardeuse. Elle la trouve, elle, parfaitement naturelle.
— Si j’étais Anglaise ou Américaine, nul ne s’étonnerait d’un pareil voyage. Parce que je suis Française, on veut lui donner des raisons qu’il n’a pas.
Mme d’Andurain n’est pas faite pour vivre dans un petit appartement parisien, entre un mari en pantoufles et des enfants qui vont bien sagement à l’école. Voilà tout.
Des deux pigeons de la fable…
Certains casaniers nostalgiques ou neurasthéniques ont imaginé, répandu et fait admettre au rang des vérités premières, une formule, qui est la plus absurde et la plus décevante dans le répertoire des romances sentimentales : « Partir c’est mourir un peu. »
En vérité, partir c’est rompre des chaînes, c’est ressentir dans tout son être l’euphorie de la liberté, c’est s’offrir à des émotions inconnues, à des sensations nouvelles et à toutes les perspectives de l’aventure ; c’est vivre intensément et passionnément.
Des deux pigeons de la fable, celui qu’il faut envier et admirer, c’est le voyageur, bien qu’il ait souffert au cours de sa vie vagabonde et qu’on nous le représente rentrant un soir au nid, l’aile basse et traînant le pied. Celui qu’il faut plaindre c’est le gardien du pigeonnier, dont la vie monotone et banale s’est écoulée dans l’attente, la solitude et une nonchalante sécurité.
photographiée avec une amie devant son avion
Les chevaliers, portant la croix sur la cotte de mailles, qui couraient à la délivrance du Saint-Sépulcre, les navigateurs qui poussaient leurs caravelles dans les mers périlleuses, à la recherche de nouveaux mondes, imaginés comme des paradis, tous les amateurs de fuyantes fortunes, les chasseurs de rêves, les explorateurs de l’inconnu, les amants des Sirènes, et les chevaucheurs de la chimère, tous ceux, en somme, qui ont fait bon marché de leur vie et semblent l’avoir gaspillée aux quatre vents de l’aventure, ont, au contraire, donné à cette vie, si brève et si précaire que nous mesure la Providence, un maximum de valeur et de beauté. Sancho Pança aura beau multiplier les aphorismes de la sagesse, la raison qu’il symbolise est infiniment moins séduisante que l’idéal dont son maître Don Quichotte était épris.
Née à Bayonne, dans une famille basque, dont on peut remonter pendant plusieurs siècles les générations de magistrats, notaires, préfets, généraux, fonctionnaires de toutes sortes, et nobles gentilshommes vivant sur leurs terres ou même figurant à la cour, on me destinait, ainsi que beaucoup de mes aïeules, aux paisibles joies matrimoniales et provinciales, dans quelque sous-préfecture des Basses-Pyrénées, avec la diversion des vendanges à la campagne et des bains de mer à Biarritz ou à Saint-Jean-de-Luz.
Cependant, dès ma plus tendre enfance, je ne sais quel atavisme obscur me marquait de goûts particuliers. Certes, je fûs d’abord une petite fille déférente avec mes parents, suffisamment consciencieuse à l’égard de mes devoirs religieux et scolaires ; mais, en réalité, l’obéissance me gênait toujours.
Je n’essayerai pas de vous dissimuler que le goût de l’indépendance est en moi, depuis que j’ai pris conscience de ma personnalité. Il s’est manifesté d’abord par des symptômes anodins : fuite de la maison paternelle, dès l’âge de trois ans, chute dans le gave avec la bicyclette de ma sœur, trop grande pour mes petites jambes et que j’avais enfourchée sur le chemin de halage, malgré le danger, malgré la défense de mes parents, et mille autre entreprises du même ordre.
Mais à mesure que j’avançais en âge mon cas s’aggravait. J’acquérais un secret mépris et une horreur de la vie paisible et ponsive dont ma famille donnait l’exemple et que menaient, comme elle, toutes les familles des environs. Le code des convenances, le rite des réceptions, l’affreuse banalité des visites échangées, me causaient des haut-le-cœur. Ayant à peine atteint huit ans, je me disais qu’il suffisait de vouloir pour réussir et je me jurais à moi-même que je partirais le plus tôt possible vers des pays de liberté et de soleil.
Alors mon indiscipline intérieure, que j’avais un peu retenue jusque-là, dissipa soudain les apparences de ma docilité extérieure. Les choses se gâtèrent, l’insubordination devint le moindre de mes défauts et on me mit pensionnaire au couvent, à 9 ans révolus.
Le franchise nette et brutale qui domine chez moi, me rendit odieuse. On vous apprend, on vous ordonne pendant toute votre enfance de dire la vérité, on vous enjoint de ne jamais mentir, et, lorsque vous vous conformez trop complètement aux conseils reçus, vous êtes maladroite, vous vous faites détester.
Je ne saurais vous énumérer les ordres religieux successifs qui ont eu, tant en France qu’en Espagne, la charge de mon instruction et de mon éducation. Dans chaque établissement on me congédiait pour impertinence, révolte, dissipation. On ne pouvait cependant pas me reprocher d’être paresseuse et mauvaise élève. Une des rares fois où je finis l’année au couvent j’eus tous les premiers prix de ma classe, sauf celui de sagesse, s’entend ; je reçus, ce jour-là, avec une pile de livres, une couronne de lauriers et l’accolade très pieuse de monseigneur Gieure, l’évêque de Bayonne, qui était venu présider la distribution des prix des Ursulines de Fontarabie.
Mais en l’espace d’un matin mon prestige s’écroulait d’un coup ; soit que j’aie violé la règle avec scandale, soit que j’aie fomenté la révolte dans un dortoir, ou que j’aie entrepris quelque folle équipée.
En désespoir de cause, ma famille fit l’essai, tout aussi vain, d’une éducation à la maison, avec une institutrice. Je reconnais lui avoir fait perdre la tête ; cependant mon caractère vif et franc lui plaisait, et lorsque, au bout de six mois, la pauvre fille annonçait à mes parents son départ immédiat, la vie lui étant devenue impossible dans notre atmosphère, elle rejeta toutes les fautes sur ma sœur, dont le caractère faux, mielleux et sournois lui était particulièrement antipathique.
Je venais d’accomplir ma quinzième année quand, pendant les grandes vacances, je rencontrai à Biarritz mon cousin Pierre d’Andurain. Il avait quitté le pays depuis quelques années, je le reconnus pourtant, bien que l’ayant à peine entrevu, autrefois, chez mes parents, car j’étais trop jeune alors pour figurer à table, lorsqu’il y avait des invités à la maison.
Il me plut instantanément, je l’invitai à la campagne pour une comédie que nous devions jouer chez des amis ; il fit plusieurs séjours à la maison ; notre mariage fut décidé entre nous.
Mon père objectait mon extrême jeunesse et l’instabilité de mon caractère. Mon absence complète d’expérience, d’ordre, d’esprit pratique et d’économie ménagère s’aggravaient à ses yeux du fait que mon cousin n’avait aucune situation et qu’il vivait dans une oisiveté complète.
Pendant quelques jours notre projet parut sérieusement compromis. Mais ma mère comprit que nulle puissance au monde ne serait capable de nous retenir ; craignant le pire, convaincue que le mariage s’imposait, ma chère maman devint mon alliée la plus déterminée pour obtenir le consentement de mon père. Elle a, autant que moi, lutté opiniâtrement et employé tous les moyens pour convaincre mon père.
Je ne saurais dire quel argument fit céder celui-ci. On l’avait leurré en lui annonçant que mon cousin avait une situation dans les assurances ; le directeur d’une importante compagnie s’était aimablement prêté à cette comédie, mais nous lui avion bien promis de partir en voyage de noces et de ne plus revenir. Je ne suis pas sûre que papa ait ajouté beaucoup de crédit à toutes nos raisons ; il estima peut-être qu’il valait mieux ne pas prolonger un conflit avec la fille irréductible que j’étais.
Ma première entrevue avec ma future belle-mère fut comique. Elle eut lieu chez d’autres cousins ; j’entrai au salon tellement travestie qu’au premier abord ma mère ne me reconnut point. En effet, je portais une des robes longues de ma cousine et j’avais établi mes cheveux en chignon ; mais aussitôt l’entrevue terminée je reprenais mes robes courtes, je relâchais me cheveux dans le dos, je montais à cheval et faisais l’ascension des arbres les plus vertigineux. Malgré ma réputation de fillette déchaînée (facile à obtenir en province quand on a du sang dans les veines) je restais une enfant parfaitement naïve et parfaitement saine. Entre nous, je croyais, à l’époque-là et même quelques mois après mon mariage, que les enfants se procréaient et venaient au monde par le nombril. Mais j’avais l’audace des grands capitaines et un ardent désir d’émancipation. Mon mariage et celui de ma sœur furent célébrés le 11 février 1911 ; le mien avec un contrat stipulant le régime dotal.
Je prie mes lecteurs d’excuser l’incursion dans mon enfance, que je viens de leur imposer ; elle n’est point de nature à me gagner leur sympathie, mais ce préambule à l’exposé des événements dont j’entreprends le récit, n’est certainement pas inutile à leur intelligence. La très simple narration que je me propose de rédiger n’a point la prétention de traiter des cas psychologiques et de soumettre mes états d’âme au public. Je me glorifie d’avoir l’esprit dénué de toutes complications et le cœur fermé aux divagations sentimentales ; cependant il m’a paru nécessaire de me présenter, sans artifice, au début de ce livre, telle que j’étais pendant les premières années de ma vie et telle que je suis encore aujourd’hui. Désormais, si vous le voulez bien, nous ne parlerons plus de ma personnalité, vous la connaissez suffisamment ; nous ferons ensemble l’examen objectif des événements les plus pittoresques auxquels j’ai participé.
Première vision de Palmyre
Kariatin, avec ses vergers, est le dernier îlot de verdure sur le chemin de Palmyre. Quand on l’a traversé, on n’a plus devant soi que le désert : une immense étendue où poussent uniquement, par places, des touffes clairsemées. Après la brève saison des pluies il produit une herbe fine tout émaillée de fleurs qui fait de cette région un immense pâturage temporaire pour les chameaux ou les gazelles. C’est, alors, un terrain hospitalier aux bédouins nomades. Mais à la saison où nous étions arrivés, il n’était pas tombé d’eau depuis plusieurs mois : l’herbe et les fleurs avaient depuis longtemps disparu. Le désert avait son aspect normal, celui que je lui ai vu si souvent depuis lors, mais qui me paraissait nouveau : une immense plaine poussiéreuse, lumineuse, dorée et vide. Mon âme a été du premier coup conquise par le désert, car il donne l’impression la plus forte du silence, de la liberté et de l’infini…
Rien n’est venu rompre la monotonie de nos derniers cent kilomètres, qu’une tour byzantine à demi ruinée : Ksar-el-Heir, et, trente kilomètres avant Palmyre, un petit puits, flanqué d’un poste turc, délabré : Aïn-el-Beida.
À notre droite une longue ligne de montagnes bleues court vers l’est, parallèlement à notre piste.
Vers la gauche aussi paraît maintenant une ligne de hauteurs. La dernière partie du trajet se fait entre ces deux chaînes qui se rapprochent et bientôt se rejoignent devant nous, barrant l’horizon. Nous les atteignons au point de leur soudure, peu avant le coucher du soleil. Soudain le paysage a cessé d’être monotone. Au nord une haute falaise verticale se détache, parmi les collines aux formes heurtées. Des plaques de sable miroitent sur les crêtes et dans les vallons se creusent des ombres puissantes. Devant nous, dans l’amphithéâtre, se dressent les ruines de plusieurs tours carrées.
Nous nous engageons entre ces bastions et, aussitôt, surgissent d’autres tours inégales, les unes en ruine, réduites à des pans de murs, émergeant des décombres, les autres presque intactes encore, hautes et sévères. Nous suivons la vallées des tours, puis nous nous élevons, un peu, vers le petit col. Au point culminant de ce col c’est l’étonnant spectacle auquel je m’attendais si peu : une vaste étendue de ruines dorées, auxquelles le soleil couchant apporte, dans un air transparent, des couleurs légères et chaudes. Les hauts murs jaunes sombre du sanctuaire de Bêl dominent le groupe serré des maisons basses et grises du village arabe.
La ville antique captive notre regard ; elle présente un enchevêtrement de colonnes, de parois monumentales, que deux mille ans et le soleil du désert ont revêtu d’une patine extraordinaire d’ocre rouillé. La tache vert sombre de l’étroite oasis, sur une montagne la silhouette d’un château qui semble imaginé par Gustave Doré, au-dessous de nous, issue du flanc de la montagne, la source, le filet d’eau auquel l’oasis doit son existence et, au bord de cette eau, des chameaux, des bédouins accroupis et quelques soldats préparant leur repas du soir. Derrière la source, l’oasis et les ruines qui couvrent une trentaine d’hectares, partout le désert sans limite, où ondulent, très loin, quelques lignes de collines. Parmi le sable qui poudroie, nous apercevons, à l’horizon, une nappe d’eau qui n’est pas un mirage : c’est une lagune d’où Palmyre tire son sel. Que l’on imagine ma surprise. Je ne savais rien de Palmyre. Le matin même, en quittant Damas, elle n’était pour moi qu’un nom. J’avais seulement, dans la mémoire, quelques bribes de l’histoire de la reine Zénobie. Je savais que Palmyre ou, en arabe, Tadmor, « ville des Palmiers », avait été une cité puissante dans l’antiquité et que Zénobie en avait fait la capitale de l’Orient. Or, subitement, se révélait à moi la plus majestueuse et la plus inattendue féerie.
Il y a six ans que j’ai ressenti cette puissante émotion, que j’ai aimé ce spectacle, le plus beau que j’aie rencontré. La vie arabe dans ce cadre monumental présente une série de tableaux qui ne me lassaient pas et dont aujourd’hui je garde le souvenir vivant et la nostalgie.
Avec ma spontanéité coutumière, je décidais, à l’instant, que j’habiterais à Palmyre. Six mois plus tard nous y étions installés.
Arabes et Bédouins, très curieux par nature et encore plus de ce qu’ils ignorent totalement, se précipitèrent chez moi et m’invitèrent à qui mieux mieux.
Ces gens me plurent toute de suite, les visites que je leur rendais sous la tente me causaient une joie complète.
Leur accueil enthousiaste, leur si généreuse hospitalité, la grande simplicité de la réception, leur sentiment de l’honneur me charmaient.
À peine arrivée chez un cheik je m’accroupis comme tous les hommes présents, autour du feu, où sont alignées les cafetières au long bec et les théières. Le service ne chôme pas ; il est vrai que le nombre d’hommes oisifs qui vous entoure est impressionnant. L’un broie le café dans un mortier de bronze, et le pilon frappe en cadence, tantôt lent, tantôt rapide, selon l’inspiration de l’artiste.
La nuit, la veillée, c’est le « guetta », poète qui improvise des récits difficiles à comprendre ; on en devine une partie aux mimiques expressives du récitant et il nous séduit, car il s’en dégage une véritable harmonie sauvage.
Je vais toujours faire un petit tour sous la tente des femmes, où elles vivent entourées d’une foule de gosses.
La nuit on me met, non loin de l’âtre, un petit matelas, caché par un paravent de jonc, dont toutes les fibres sont réunies les unes aux autres par des laines de couleur, tissage inédit du désert.
Le cheik vient me border, dans ce lit où je dors toute habillée, sous les couvertures de parade de la tribu.
Au matin je me régale du lait de chameau, qui « te donnera beaucoup de force » me disent mes hôtes avec une telle conviction que je les crois. Cette atmosphère de confiance, de repos, me donne une impression de satisfaction intérieure totale que je ne saurais exprimer exactement et que je n’ai jamais éprouvée dans la société européenne.
Le matin, suivant le temps et la saison, on m’offrait une chasse à la gazelle ou au faucon.
Partons à la gazelle, dis-je un jour à Naouaf. On s’empile dans une grande auto américaine, trois devant, je suis entre le cheik Sattam et son chauffeur nègre, trois sur les strapontins, quatre dans le fond.
Depuis des heures, de secousses en secousses, nous abattons des kilomètres monotones lorsque, brusquement, Embarak, le chauffeur nègre, appuyant à fond son pied nu sur l’accélérateur, nous crie : « Ha ! ha ! ha ! Ghazellan ! » (gazelle). Sortant de la torpeur où le soleil nous avait plongés, nous regardons, cherchant de la main nos fusils dans le désordre inextricable de l’auto. Chacun scrute l’horizon en chargeant ses armes. Sattam défait sa cartouchière pour en tirer plus facilement les balles. Et l’auto, marchant à cent dix à l’heure, nous amène près du troupeau affolé des farouches gazelles. Bêtes de sang et de race, d’une finesse et d’une grâce délicieuses, elles fuient sur leurs pattes grêles à une allure vertigineuse. Leurs grands yeux noirs nous regardent, furtivement, pendant l’effort intense qu’elles fournissent. Victimes de la nature, elles portent sur elles leur condamnation, une cible. Une cible vivante formée par le haut de leurs fesses blanches et le bout de leur queue noire… elles fuient et sont ainsi placées le mieux possible pour le tir.
Le soir arrive et depuis le matin nous ne nous sommes rien mis sous la dent. Le gibier mort ne manque pas, à table… ou plutôt à la cuisine.
On dépèce quelques gazelles, on nettoie un bidon d’essence, on ramasse du crottin de chameau, excellent combustible. Chacun de son côté a un rôle bien défini. Et bientôt les apprêts du repas commencent.
Le fourneau ? Un trou dans le sable.
Le combustible ? Du crottin desséché.
La casserole ? Un tanaquet.
La viande ? Les gazelles.
L’accommodage ? Leur graisse.
La table ? Une peau de gazelle retournée servant à la fois de table et de plat.
Enfin, comme siège le sable, comme couvert nos doigts, comme orchestre le vent, comme éclairage le soleil couchant et comme horizon l’infini.
Ces courses dans le désert, cette vie en commun, toute simple, avec les nomades m’ont mise en confiance avec eux. Je les aimais cordialement et je crois pouvoir dire, sans me vanter, que ces sentiments sont réciproques.
Sous la tente bédouine j’ai connu un nombre important d’indigènes de toutes sortes et de tous caractères, presque toujours sympathiques. C’est là que j’ai rencontré Soleiman, qu’un hasard (tout n’est-il pas hasard dans la vie ?) amena chez moi le jour même où je songeai à traverser le Nedj.
Plus loin… vers l’inconnu
Ce matin, plus qu’à l’ordinaire, des bruits de vaisselle cassée dans la cuisine.
Une intervention s’impose.
Je trouve Ahmed, mon cuisinier, l’air penaud, ramassant les débris d’une assiette qui nagent dans une fricassée d’outarde sur le carrelage. Une saucière, fraîchement cabossée sur la table, témoigne également de l’accident.
— Ahmed ! Toujours des maladresses ! Encore un « batchich »[1] à te supprimer.
— Excuse-moi, madame, me dit-il rougissant et levant son gros nez qui semble n’être fait que de narines largement ouvertes, j’ai perdu la tête, ma sœur et les Palmyreniens qui vont à la Mecque viennent de partir pour le pèlerinage. Tu comprends, maintenant, combien je suis troublé, n’est-ce pas ?
Je comprends, oui, je comprends… La Mecque, Médine, Médine, La Mecque — hedjaz Nedj Hoffouf — aventures, voyages, ces mots tourbillonnent en une sarabande effrénée une fois de plus dans mon esprit et cette idée d’horizons nouveaux fait surgir mon amour de l’aventure, un moment refoulé, jamais apaisé. Je ne puis plus supporter ces quatre murs, toujours quatre et toujours murs. Certes je les quitte souvent pour la tente des Bédouins ou les randonnées dans le désert, mais la fatalité me ramène toujours entre eux.
Il me faut l’éblouissement d’un autre soleil. Un soleil qu’il n’est pas permis à tous de contempler.
— Ahmed ! partons les rejoindre.
Le pauvre garçon est tellement saisi qu’il peut à peine articuler : « Où, comment ? Je ne connais même pas leur itinéraire, tout ce que je sais, c’est qu’ils sont dix : six hommes et quatre femmes, et tu voudrais que nous partions seuls ; toi, une chrétienne… On te massacrerait là-bas. »
Il est si troublé, ses yeux si égarés que je sens l’impossibilité d’accomplir ce voyage, du moins avec lui. J’oublie un peu ce rêve comme j’en ai oublié tant d’autres ; mais mon désir est né, il va croître et mûrir, il va me ronger de plus en plus, avec une ténacité toute particulière. Ce n’est plus un rêve, c’est bientôt un projet dont les éléments s’établissent dans mon imagination.
Quelques jours après, le cheik Sattam vient me voir, accompagné par sa suite,
dans laquelle se trouve un certain Soleiman, ancien méhariste[2], homme du Nedj, comme la plupart des soldats méharistes de Palmyre, que j’avais déjà rencontrés pendant mes visites sous les tentes bédouines.
Nous prenons le thé dans mon petit salon. Comme toujours, la conversation avec ces Bédouins primitifs favorise les idées d’évasions, et ma tentation devient plus ardente. Sattam, très grimaçant, courbant sa haute taille, drapé dans son habaye noir, brodé de fines broderies d’or, accomplit les salamalecks d’usage. Ils consistent à me répéter, comme d’habitude : « Madame, je t’aime plus que mon père, ma mère, mes femmes, ma sœur et mes enfants. Toute ma tribu est tienne. Si tu as besoin d’argent, je dépouillerai mes femmes de leurs colliers et bracelets pour te les offrir. » Il s’incline une dernière fois, franchit la porte, tandis que sa petite cour s’apprête à le suivre. Profitant de cet instant je pose la main sur l’épaule de Soleiman et lui dis :
— Reste, j’ai à te parler.
« As-tu toujours envie de retourner dans ta tribu d’Oneiza ?
— Depuis dix ans j’ai, chaque jour, l’idée de revoir ma tribu, mais je n’ai pas d’argent pour aller si loin.
Rien ne pouvait mieux me servir, je continue :
— Écoute, je veux traverser toute l’Arabie et aller voir ton pays. Tu m’emmèneras dans ta famille. Quels parents as-tu laissés là-bas ?
— Mon père et ma mère sont à Oneiza, avec deux de mes sœurs et un petit frère ; j’ai une autre sœur mariée avec un pêcheur de perles aux îles Bairen, dans le golfe Persique.
— Parfait, nous irons pêcher des perles.
— Jamais le roi Ibn Seoud ne te laissera entrer dans le Nedj.
— Tu diras que j’appartiens à ta famille, voilée, habillée en femme arabe, je passerai tout à fait pour une Bédouine.
— Oui, mais si on découvre la vérité, on me coupera le cou et on te le coupera comme à moi-même.
— Eh bien je t’épouserai et rien ne pourra m’être reproché.
Soleiman semble d’abord un peu interloqué par cette combinaison directe et inattendue. Son impassibilité d’Arabe reprend vite le dessus, il répond, avec un sourire doucereux :
— Que dira ton mari ?
— Mon mari, que veux-tu qu’il dise, il ne s’opposera nullement à ce voyage. Tu comprends bien que je ne t’épouserai pas en tant qu’homme et que je ne t’appartiendrai pas ; tu me serviras uniquement de passeport. Je paierai tout le voyage pour nous deux, bien entendu, et, au retour, je te donnerai comme batchich [3] le double de ce que nous aurons dépensé.
Soleiman entrevoit la bonne affaire et il perd cet air méfiant qu’il manifestait depuis le début de notre conversation. Il ne semble pas humilié par cette prostitution éventuelle de sa nationalité, ni particulièrement étonné de devenir une pièce d’identité vivante.
L’argent, toujours l’argent, ici comme partout, emporte toutes les décisions.
Je profite de son état d’esprit favorable pour continuer à lui expliquer ma petite affaire, en entourant mon projet de toutes les garanties possibles.
— Pour que tu aies intérêt à me ramener vivante, je tiens à ce que tu participes aux frais de ce voyage ; le capital que tu auras ainsi investi te sera rendu doublé à notre retour.
Il ne fait aucune objection à ce marché et demande seulement à consulter ses frères, qui devront lui avancer l’argent sur l’hypothèque de ma fantaisie. Ses frères, à la charge desquels il vit, ne refuseront certainement pas de lui prêter la somme requise, trop heureux de pouvoir enfin se débarrasser de cet homme qui leur coûtait cher. Mais il flattait l’amour-propre de la famille par ses beaux costumes, sa parole facile, son attitude de grand seigneur et sa beauté.
Un départ qui ne va pas tout seul…
Soleiman est heureux, il a enfin trouvé un moyen de gagner un gros lot. Quelle belle affaire que la vente en bonne forme d’une nationalité !
— Agissons vite, lui dis-je, je veux partir sans retard. Puisque nous passerons par La Mecque, je tiens à voir la Ville Sainte à l’époque du pèlerinage et nous n’avons pas trop de temps pour remplir toutes les formalités du passeport et du mariage.
À sa demande, je lui accorde, toutefois, deux jours et je prends congé de mon futur mari en ne pensant qu’à la réalisation de cette merveilleuse aventure. Je me précipite chez d’Andurain pour le mettre au courant de mes tractations. Il a fait preuve d’une extraordinaire compréhension en ne condamnant pas mon projet aventureux. Je lui en suis infiniment reconnaissante, car bien que je n’aie jamais voulu lui causer la moindre peine, je ne me sentais plus capable de lui sacrifier ma décision. Cependant, la nuit même, il eut d’affreux pressentiments et, le lendemain matin, il me déconseillait vivement d’accomplir ce voyage.
Il était trop tard pour revenir sur mon projet devenu décision ferme. Je n’ai tenu aucun compte de ses avertissements, auxquels je ne croyais guère. Je n’avais plus qu’une irrésistible envie, partir… partir… donc je partirais.
Vingt-quatre heures après, Soleiman arrive pour mettre au point les derniers détails. Ahmed et Ali, mes fidèles serviteurs, me servent à la fois d’interprètes et de témoins, car Soleiman parle un arabe un peu différent du mien, et bien que comprenant le sens général de la conversation, il ne faut pas que des détails importants lui échappent dans les dispositions de nos accords verbaux.
Ahmed et Ali lui font jurer protection et respect. Soleiman promet, dans un langage imagé, de m’entourer de tout le confort et de m’éviter toute fatigue. Ma surveillance devient pour lui une mission sacrée, à laquelle il doit tenir plus qu’à la vie.
Pour sceller ce contrat et dissiper tout malentendu, ils répètent tous trois en baissant les yeux : « Ce mariage n’est qu’un simulacre administratif, Soleiman te respectera comme sa sœur. »
Bien que cette scène ressemble au prologue d’un vaudeville à grand spectacle, elle est emprunte du caractère sérieux que lui confère le serment de Soleiman.
Mais que vaudra la parole de Soleiman ? À ceux qui m’objecteront une crédulité trop facile, je répondrai que le sentiment de l’honneur est plus développé chez les nomades du désert que chez beaucoup d’Européens, appartenant aux classes supérieures. Notre civilisation voit disparaître l’esprit chevaleresque, mais les musulmans ne l’ont pas abandonné.
Pour ma part, je ne m’incline que devant les sentiments et la parole donnée. Je ne puis respecter des lois faites par un gouvernement qui ne les observe pas lui-même pour lui-même.
Vers midi, mon futur époux revient me dire qu’il a reçu l’argent prévu pour son apport, et nous décidons de partir le lendemain à l’aube.
Aucun préparatif à faire, je partirai comme à la promenade et j’achèterai en route mes costumes arabes. Une joie de plus. Je supprime les malles, seul nuage à l’horizon d’un voyage.
Ali m’offre en cadeau un collier en tubes d’argent contenant des versets du Coran, qui doivent me servir de talisman.
Je passai la soirée tranquillement, près de mon vrai mari, lorsque Soleiman s’annonça :
— Que veux-tu, lui dis-je, je t’ai prévenu que je n’avais pas besoin de toi avant sept heures du matin.
— Le colonel, me répond-il d’un air gêné, a fait perquisitionner chez moi, sous prétexte d’une plainte en recel d’armes et d’antiquités, déposée par la direction du service archéologique de Beyrouth. Je dois me tenir à la disposition de la justice, en l’espèce le colonel auquel le Moudir, maire de la ville, a transmis sa plainte.
C’est évidemment ma faute ; j’avais eu le tort de me confier au colonel, et cela pour tranquilliser Soleiman, qui craignait beaucoup les réactions des militaires de Palmyre.
Je mets alors mon mari au courant et lui demande de bien vouloir m’accompagner chez le colonel. Il y consent avec beaucoup de gentillesse, quoique cette démarche l’ennuie affreusement.
Nous partons donc tous les trois chez ce fonctionnaire, qui nous reçoit, malgré cette heure tardive, en pyjama, le sourire aux lèvres, comme tout bon diplomate. La bouteille de champagne, de tradition dans sa maison, donne à notre démarche le caractère d’une simple visite d’amitié.
Sans m’encombrer d’une conversation de politesse, j’attaque immédiatement le sujet.
— Que signifie cette mesure ridicule prise contre Soleiman, vous savez aussi bien que moi que la plainte déposée par la direction des Antiquités n’est pas fondée.
Il me répond calmement qu’il a reçu une lettre de plainte et qu’il est obligé d’y donner suite. J’insiste :
— La plainte du chef de service ?
— Oui…
— Vous tombez bien, colonel, le directeur du service archéologique est justement à l’hôtel et je vais lui demander de venir vous voir de suite.
— Mais certainement, Madame. Je serai ravi de le voir !
En me levant, je lui réponds sèchement :
— Merci de votre réception, je suis particulièrement touchée de l’aide que vous apportez à mon entreprise.
Je me dirige vers la porte, tandis que le colonel chuchote quelques phrases à l’oreille de mon mari.
Je n’ai aucun doute sur la nature de cette confidence, que mon mari me confirme en me disant :
— Naturellement, il m’a demandé de ne pas lui envoyer M. S…, le directeur des Antiquités, mais il veut à tout prix retarder ton départ, pour te faire abandonner le projet de ce voyage.
Est-ce par amitié, ou par simple esprit d’opposition, en digne fonctionnaire du gouvernement ? Probablement pour les deux raisons.
Tout ceci ne change, bien entendu, rien à ma décision, et je donne rendez-vous à Soleiman pour le lendemain à l’aurore, sur la petite place de l’ancien village de Palmyre. Pour ne pas éveiller de soupçons, je déclare à tout le monde que je pars pour la France.
En route vers Damas
Au petit matin, je trouve tous mes amis arabes qui m’attendent pour me souhaiter un bon voyage. Personne ne se doute, à l’exception d’Ahmed et d’Ali, de ma vraie destination. Ils sont sur la terrasse et me font des signes de la main, tandis que l’auto démarre vers le village où je vais retrouver Soleiman, qui m’attend en se promenant sur la place de Palmyre, pour ne pas se faire remarquer.
Je suis un peu anxieuse à l’idée de cet enlèvement à la barbe du colonel, tout en étant ravie de lui donner ainsi une leçon pour lui apprendre à ne plus se mêler de mes affaires. Au moment où j’arrive sur la place, une voiture de la police se met en travers de la route et nous oblige à nous arrêter.
Le brigadier s’avance et me demande :
— Où vas-tu ?
Je lui réponds, furieuse :
— Ça ne te regarde pas.
Malheureusement, avant que j’aie pu faire taire le chauffeur, celui-ci a déjà dit :
— Nous allons à Damas.
Le brigadier m’offre de m’escorter jusqu’à Aïn-Beïda (premier puits sur la route de Palmyre à Damas) :
— Je n’ai pas besoin de toi, j’ai toujours parcouru cette piste seule, je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin d’être escortée aujourd’hui.
— Je veux te protéger, on a signalé des rezzous dans la région.
Exaspérée par cette insistance, je réponds :
— Je n’ai pas peur des rezzous !
— Mais, moi, j’en ai peur pour toi !
— Je suis seule juge de mes actes !
La discussion continue et, devant cette obstination, je me rends bien compte que je ne pourrai pas mener à bien mon voyage dans ces conditions ; je décide donc de rentrer à la maison pour chercher un autre stratagème.
Je partirai, dussé-je déclarer la guerre à la garnison de Palmyre tout entière.
J’envoie Ali prévenir Soleiman, tandis que mon mari, très agacé par les procédés du colonel, prend le parti de favoriser ma fuite. Il fera mine d’aller à la chasse avec un fusil sur l’épaule, alors que son vrai but sera d’amener Soleiman au col de Palmyre sur la piste de Damas, où je dois le retrouver. Je lui ai donné une heure pour notre rendez-vous et j’attends nerveusement dans le hall de l’hôtel, entourée de mes voisins et amis arabes.
Tout à coup, le bruit d’une voiture qui s’arrête devant la porte de l’hôtel me fait sursauter, je me précipite à la fenêtre et j’aperçois le colonel qui descend de sa huit cylindres. Je disparais en hâte dans ma chambre, en donnant l’ordre de dire que je suis sortie.
Ibrahim me rejoint au bout d’un instant pour me prévenir que le colonel veut absolument me voir avant mon départ, et qu’il a demandé que je passe chez lui dès que je serai de retour à l’hôtel.
Cet homme est vraiment naïf de penser que je vais me livrer ainsi, poings et pieds liés, alors qu’il met tout en œuvre pour m’empêcher de partir.
Dès que j’entends le bruit de son moteur qui s’éloigne, je sors de ma retraite, décidée à prendre le départ.
De la terrasse, j’aperçois deux autos mitrailleuses revenant vers Palmyre, c’est l’escorte du colonel ; on recherche évidemment l’insoumise. Je leur fais un pied de nez, et en avant sur la piste de Damas, enfin libre. J’emmène un passager arabe qui veut se rendre à Damas, ce qui rend mon départ moins louche, ma voiture étant souvent remplie d’indigènes en temps ordinaire. J’ordonne au chauffeur d’accélérer, il ne comprend rien à ma nervosité.
Un dernier coup d’œil sur le Palmyre que j’adore. Les colonnes ont encore plus de splendeur, en ce matin de départ, et la palmeraie qui frissonne sous le vent quotidien semble m’adresser un dernier adieu.
Au revoir, théâtre du passé ; à moi, les nouveaux horizons…
L’auto suit la vallée des tombeaux : sur la route, mon mari semble se promener comme à l’ordinaire. Nous nous arrêtons pour le prendre, tandis qu’il me chuchote à l’oreille, pour ne pas donner l’éveil à l’Arabe qui est dans la voiture, que Soleiman est caché dans une tour funéraire.
À l’endroit désigné, mon mari descend et m’embrasse, tandis que Soleiman s’avance, de l’air le plus naturel du monde, pour me demander si j’ai de la place pour lui dans ma voiture.
Mon mari, d’un air indifférent et se tournant vers moi, me demande de l’emmener. Je réponds :
— Mais oui, naturellement, monte vite !
Notre comédie a parfaitement réussi. Je suis aussi contente d’avoir gagné la partie que d’avoir nargué ce prototype de notre esprit colonial français qui avait disposé des mitrailleuses du gouvernement pour empêcher l’acte de fantaisie et de sport d’une femme indépendante, pour des raisons d’ordre tout à fait personnel.
Partie ! ce mot chante en moi, mais partie vers où ? Destination d’aventures, l’inconnu mystérieux, tous les risques et l’espoir de puissantes sensations. Je ressentis surtout la joie particulière que donne à l’avance la sensualité des périls qu’on va courir.
Soleiman, au contraire, semble inquiet de s’être mis dans une situation anormale. L’affaire a été si vite conclue qu’il a eu à peine le temps d’en peser toutes les conséquences. Les représailles de son roi ou de sa tribu, si la supercherie est découverte, deviennent pour lui un tel cauchemar qu’il en est physiquement malade, et à un tel point que je suis obligée de faire arrêter la voiture pour lui donner un cachet de Kalmine et endormir son anxiété. Je le soigne comme je peux, j’essaye de le remonter, il est mon passeport et j’en ai absolument besoin.
Pendant tout le trajet j’interroge, en français, l’autre Arabe sur Soleiman, qui, heureusement, ne comprend pas cette langue. J’apprends ainsi qu’il a une réputation de paresseux, d’orgueilleux, d’ambitieux. C’est un chef de guerre. Il a le sens du désert, il le sent, les officiers français l’utilisent pour cela.
Nous arrivons à Damas à la tombée de la nuit, Soleiman ne cache pas son admiration pour les prairies, les cascades et les vergers d’oliviers qui entourent la perle de l’Orient.
Il me dépose à l’hôtel et je lui demande de venir prendre mes ordres le lendemain matin, à huit heures.
Une tour funéraire de Palmyre, la seule ville antique qui ait des tombeaux aériens
Nous commencerons immédiatement les démarches préalables à la célébration de notre mariage, car il n’y a pas un instant à perdre ; la dernière date pour accomplir ce pèlerinage de la Mecque est le 9 avril, c’est-à-dire exactement dans un mois. Cette date marque, en effet, le commencement des cérémonies d’El Arrafat, début des prières indispensables pour la validité de tout le pèlerinage. Un pèlerin qui n’assisterait pas à ces manifestations de la foi, n’a pas le droit à la grâce d’Allah.
Le lendemain, Soleiman arrive avec une heure de retard au rendez-vous fixé. Il semble avoir oublié ses inquiétudes de la veille et sourit sans interruption avec une béatitude qui exerce ma patience. Il se présente accompagné d’un Arabe qu’il dit être secrétaire au consulat du Nedj.
Soleiman me demande immédiatement un batchich pour ce Nedjien, sous prétexte de faciliter ainsi nos revendications auprès du consul. Je m’y refuse énergiquement, pour bien lui montrer, dès le début, que je me méfie de lui et pour qu’il se déshabitue de me considérer simplement comme une banque. Je dois réagir contre la réputation ridicule qu’on m’a faite d’être richissime.
Je désire voir le consul moi-même et nous partons à travers la ville.
Première rencontre avec les autorités du Nedj
Au consulat, l’atmosphère est très différente, un menzoul consacre immédiatement l’importance de cette maison, fidèle aux traditions de l’Islam. Le menzoul est, en effet, une pièce à l’entrée de la maison, dans laquelle est servi en permanence du café à tout visiteur qui vient pour des raisons précises ou pour une simple visite d’amitié. La possession d’un menzoul est un grand luxe, vu les dépenses que nécessite son entretien, c’est-à-dire le feu de bois au milieu de la pièce, sur lequel chauffent constamment deux ou trois cafetières aux longs becs, et quelques domestiques pour le servir et offrir des cigarettes.
Une femme bédouine portant son enfant. Le plumet dont celui-ci est coiffé est destiné à chasser le « mauvais œil »
Cette hospitalité préalable est ouverte toute la journée. C’est une des plus belles manifestations de la courtoisie arabe, qui met à la disposition des plus pauvres une part des privilèges de la richesse.
Les menzouls classent leurs propriétaires au sommet de la hiérarchie sociale, tout au moins de celle de l’argent. Tous les représentants des fonctions officielles sont obligés d’en avoir un. Nous pourrions appeler cette hospitalité, une invitation permanente à un café particulier, mais ce n’est même pas une invitation, c’est un dû ; celui qui tient ouvert un menzoul s’oblige tacitement à y recevoir toutes ses connaissances, relations, amis, amis de ses amis, domestiques de ses amis et même l’étranger de passage.
Nous n’y consommons pas, car nous sommes trop pressés de voir le consul, le Cheik Abdel Raouf. Nous le rencontrons dans l’escalier. C’est un homme à la démarche digne, touchant à la majesté ; son costume est simple, mais son kéfié est retenu par un agal d’or qui souligne l’importance de sa fonction. D’un geste solennel, il nous fait signe de le suivre dans son bureau.
Il s’asseoit sans un mot, nous indique des sièges, puis ouvre enfin la bouche pour laisser échapper d’une voix sourde l’ordre à l’interprète de nous interroger.
Je ne lui laisse pas le temps d’attaquer, désirant diriger autant que possible la conversation :
— Une Française peut-elle obtenir un passeport pour Djeddah ?
Rien n’indique sur le visage du Cheik l’étonnement qu’a dû lui causer cette question ; il reste d’une impassibilité extraordinaire, pas un muscle de son visage ne bouge, tandis qu’il me dévisage d’un regard d’une telle fermeté mais d’une telle droiture, que je n’en suis pas troublée.
L’interprète transmet sa réponse :
— Que veux-tu aller faire à Djeddah ?
— J’ai envie de voyager et de connaître le cœur de l’Islam, j’ai beaucoup vécu avec les Arabes qui parlent toujours des lieux saints et du Nedj défendu. Je me sens attirée vers la religion d’Allah et je vais me convertir à l’islamisme.
Il ne fait aucun commentaire sur la difficulté de mes projets mais répond seulement, en bon chef de service :
— Je ne peux même pas te donner un passeport pour Djeddah, ce qui, de toute façon, ne t’avancerait pas beaucoup, puisque tu aurais besoin de l’autorisation du roi pour pénétrer à l’intérieur des terres.
— Bon, alors si tu ne veux pas me donner de passeport, veux-tu me marier à Soleiman ?
— Si tu as vraiment l’intention de l’épouser, dit-il, pourquoi ne t’es-tu pas mariée à Palmyre ?
— C’était impossible, tout le monde me connaît.
— Aimes-tu vraiment Soleiman ?
Soleiman se rengorge sur ma réponse affirmative. De toutes mes dissimulations, ce mensonge est le plus ridicule et m’est le plus pénible.
Le consul n’abandonne toujours pas cette attitude glaciale, mais ses questions deviennent de plus en plus méfiantes.
— Te fais-tu musulmane uniquement pour épouser Soleiman ?
— Nullement, même si je ne pouvais pas l’épouser je me convertirais, car ma conviction est formelle. Marie-nous ici, sans appréhension. Comprends-moi, je préférerais éviter les complications du gouvernement qui ne voit pas d’un très bon œil une Française devenir Hedjazienne et musulmane.
Il me demande alors si je pourrais avoir comme témoins deux membres du haut-commissariat.
— Je viens de te dire que je tenais à ce que mon projet de mariage soit gardé secret jusqu’à son accomplissement.
— Bien, bien, me répond le consul, tu n’as qu’à revenir demain, je vais me renseigner et je te dirai oui ou non.
J’insiste, il est inutile de perdre du temps jusqu’au lendemain ; il serait tellement plus simple de nous marier sur-le-champ.
— Si tu es décidé à nous dire non, n’hésite pas, j’aime mieux partir tout de suite.
— Revenez demain, je ferai mon possible, termine le cheik Abdel Raouf.
Je rentre à l’hôtel relativement satisfaite de mon entretien qui me laisse quelques espoirs pour la réussite de mon programme.
Servie par le hasard qui m’a souvent été favorable dans la vie, je rencontre le secrétaire du président de la République syrienne, que j’avais connu à Alexandrie, et un de mes amis conseiller des tramways à Damas. Je les tiens, mes deux témoins, assortiment merveilleusement complet, tous les deux fonctionnaires officiels, l’un du gouvernement français et l’autre auprès du gouvernement syrien. Il ne reste plus qu’à leur demander leur signature, mais j’en fais mon affaire. Je les invite à déjeuner. En effet, à peine les ai-je mis au courant de mon projet, dont ils sont d’abord légèrement abasourdis, qu’ils acceptent le service demandé. Par la même occasion, je vends mon auto au conseiller français.
Le lendemain, j’annonce au consul que j’ai trouvé mes témoins. Le cheik me répond :
— Cela ne suffit pas, il faut que vous ayez M. W…, le délégué français à Damas.
— Vous vous moquez de moi, lui dis-je, furieuse, vous avez eu le temps de prendre des renseignements depuis notre entrevue d’hier, et on a dû vous dire que j’étais brouillée à mort avec ce fonctionnaire. C’est pourquoi vous venez me demander son intervention impossible.
La réponse du consul tout-puissant est laconique :
— Je ne puis vous marier qu’en présence de M. W… ; si cela ne vous plaît pas, allez ailleurs.
L’affaire se complique ; ailleurs ne peut signifier que Le Caire ou Londres, seuls autres pays où il y ait un consul nedj. Que faire ? C’est sûrement encore un coup de la délégation où le consul a dû se renseigner.
Cependant, Abd el Raouf me prévient charitablement que j’aurais probablement plus de chances de réussite en Égypte ou en Palestine, ces deux pays n’étant pas sous le mandat de la France, car lui ne veut pas risquer des ennuis avec l’autorité mandataire, en mariant une Française à un Nedjien.
L’audience est irrémédiablement levée. Désenchantée, mécontente, je quitte ce haut personnage en le remerciant avec toute la mauvaise grâce possible.
N’ayant plus rien à faire à Damas, j’emmène Soleiman à Beyrouth, où je vais faire mes adieux à mon plus jeune fils, étudiant à l’Université américaine.
Il va sans dire que celui-ci désapprouve mon projet de voyage ; non qu’il en condamne l’idée, mais il trouve que l’expédition n’offre pas une chance sérieuse de réussite. Il me conseille fortement de perfectionner mon arabe pour éviter que je ne sois immédiatement décelée ; il me recommande également un an d’études religieuses, pour être prête aux rites du pèlerinage de La Mecque.
Naturellement, je n’admets pas ses suggestions de prudence ; j’ai la volonté inébranlable d’accomplir ce voyage dès cette année. En aurais-je encore envie l’année prochaine ?
Tout le monde ignore mon projet de départ, à l’exception de quelques amis ; certains me prédisent la mort, d’autres la réclusion à vie, ou tout au moins pour des années, dans un harem à Oneiza.
Rien ne peut m’ébranler. Ces propos excitent, au contraire, ma passion du risque et nul ne m’empêchera de partir, d’autant plus que j’ai la foi la plus ardente en la réussite, estimant que la volonté fait tout, et je veux…
Le lendemain matin, nous sommes les témoins de l’aurore, qui se lève dans un ciel ardoise. Les amandiers sont en fleurs, ils mouchettent de taches roses la grisaille des oliviers et leurs parfums discrets planent sur la dernière brise nocturne.
Adieux sans tristesse, je sens que j’ai brisé mes chaînes avec le passé ; en toute liberté, je m’avance dans l’avenir. Pour aujourd’hui, le but de notre voyage est Haïffa, première ville de Palestine, où j’espère épouser, enfin, sans difficultés, mon indispensable « cher Soleiman ».
Le route longe la mer en corniche, dans un amoncellement de rochers rouges, jaunes, roses, creusés d’ombres dures, et d’ombres douces ; la montagne, coupée à pic, surplombe la mer, et, sur son flanc, la route est posée comme un balcon. Elle monte, elle descend, elle tourne, elle retourne et nous suivons ses arabesques, souvent au bord de la pente vertigineuse.
Soleiman sans un mot, sans un geste, admire, compare au désert qu’il n’a jamais quitté. Il semble avoir peine à comprendre la réalité de ce paysage et il s’endort, tout à coup, comme enlevé par un grand rêve.
Nous arrivons à Saïda, petit port accroupi dans le sable, au soleil. Une rue centrale, toute blanche, zébrée d’ombre et de lumière. Des nègres, des Arabes, des femmes, en une symphonie de burnous et de robes éclatantes. Des grappes d’enfants nus, échantillons de la couleur et de la forme de leurs parents, offrent à bras tendu des oranges de Saïda et des mandarines géantes.
Beaucoup de soleil, beaucoup de poussière. Nous roulons toujours.
Nous arrivons maintenant à Nakura, la frontière, une frontière semblable à toutes les frontières de France, avec ses douaniers jouant à la belote, crachant, suant, fumant la pipe suivant les us et coutumes de tout bon douanier des Pyrénées, d’Alsace ou de Savoie.
Du côté anglais, par contre, de la tenue, de la distinction, de la morgue, et cet air de gentleman que prennent aisément les plus modestes citoyens du Royaume-Uni.
J’ai prévenu Soleiman qu’il devait surtout donner à croire qu’il ne me connaissait pas, au passage de la frontière. Lui, passe sans difficultés d’un pays arabe dans un autre pays arabe, avec son passeport de Nedjien ; heureusement, je n’en éprouverai pas davantage à passer du mandat français au mandat anglais avec mon passeport de Française.
Nous remontons en voiture et continuons notre chemin, pour descendre ensuite sur du sable, le sable de la plage de Haïffa. Les vagues viennent mourir sur les roues de la voiture et effacent, en se retirant, la seule trace qui semblait me lier encore au passé.
Haïffa, l’Angleterre et ses cottages sous un ciel d’Orient, la campagne anglaise en vacances. Une ville importante sans agglomération arabe définie, limitant les quartiers européens, comme dans les autres villes mixtes de l’Orient. Au contraire, une grande camaraderie entre les maisons indigènes et européennes. L’aisance anglaise, elle, a pris la montagne à l’assaut avec ses villas confortables vautrées dans la verdure, cette verdure qui nous surprend à notre arrivée, après l’aridité des paysages désertiques dont nous étions les familiers.
Conversion et mariage
Je charge Soleiman de chercher un hôtel arabe. Sans compliquer sa mission, il choisit le premier qui se trouve devant lui à la descente de l’autocar.
Un chambre à deux lits, mon aventure est bien commencée ; ce soir, je partage la chambre de mon futur époux.
Quoique préparée à cette éventualité, je suis assez inquiète de ma première nuit aux côtés de cet homme. Va-t-il se souvenir de sa promesse, ou bien profitera-t-il de cet intimité forcée pour faire valoir, même par la violence, ses prétendus droits sur moi ?
Soleiman, sans m’avertir, met de suite Azem, le gérant, au courant de notre extraordinaire aventure.
Cet Azem est honnête, prévenant, désintéressé, d’une parfaite complaisance ; ce ne peut être qu’un encouragement du sort qui l’a placé sur notre chemin. Il court chercher le cheik Tewfik qui, suivant ses dires, peut nous marier.
Soleiman flâne dans la chambre en se souriant dans la glace et en crachant sur le sol.
Le cheik arrive. C’est un vieillard vénérable, au visage de patriarche, à petite barbe blanche, il est vêtu d’une longue robe de fine serge beige, fermée de haut en bas par une série de boutons assortis. Un manteau de même tissu, aux larges manches évasées, s’ouvre sur le devant et flotte au gré des vents. Il est coiffé du turban plissé blanc monté en couronne sur le tarbouche rouge foncé des hauts dignitaires de la religion musulmane. Silhouette grande, mince, élégante.
Nous le recevons dans notre chambre, Soleiman assis sur son lit et moi en face, sur le mien, tandis que le cheik s’asseoit sur une chaise entre nous deux. Azem assiste à l’entrevue aux côtés de Soleiman.
Le cheik Tewfik commence l’entretien par un petit cours de catéchisme islamique à mon intention.
Il insiste sur les quatre grands points de la religion musulmane, dont le premier et le plus général est : « Pureté et prières ».
— Tu seras pure non seulement par les ablutions habituelles des cinq prières du jour et de la nuit, mais aussi par le cœur, les sentiments, les pensées, les désirs.
La pureté extérieure du corps consiste en la suppression de tout ce qui a naturellement tendance à se polluer ; elle implique les ongles coupés ras, l’épilation, la barbe rasée, les cheveux peignés et la circoncision des hommes. La légende prétend que Mohamed est né circoncis.
On ne peut s’empêcher d’admirer ces prescriptions d’hygiène imposées à quatre cents millions d’êtres humains par le Prophète, sous le couvert de la religion.
Les ablutions se font cinq fois par jour, avant les prières. Le cheik murmure la prière classique et je la transcris sur mon carnet de route :
« Je certifie que Dieu seul est Dieu et que Mohamed est son prophète. »
— Tu diras cette prière, continue le cheik, avant l’aube, après midi, dès que le soleil commence à baisser, le soir avant le coucher du soleil, après son coucher, mais avant qu’il fasse nuit, et à la nuit close. Tu précéderas chacune de ces prières d’une ablution. L’homme ne prendra de bain complet qu’après avoir cohabité avec une femme ou s’être approché d’un corps mort, et toi, femme, tu supprimeras tes prières après tes couches et au moment de tes époques. Alors tu seras trop impure pour invoquer le nom d’Allah.
« Dans les villes, les heures des prières te seront indiquées par le muezzin du haut des minarets. Tu n’iras pas à la mosquée, mais tu feras tes actes de foi au harem », — les musulmans s’imaginent que la présence des femmes en même temps qu’eux dans les mosquées pourrait les mettre dans un état de péché, en leur suggérant d’autres idées que celles qu’ils doivent avoir dans la maison d’Allah.
J’interromps le cheik pour lui demander :
« — Ô grand cheik, comment ferai-je une ablution sans eau dans le désert ?
— Tu prendras du sable fin ou de la poussière dans ta main et tu te frotteras le corps suivant le rite habituel.
Le cheik passe ensuite au deuxième point :
— Tu feras l’aumône.
L’aumône comprend les aumônes volontaires et les aumônes légales, c’est-à-dire instituées par la religion. Elles consistent à donner un quarantième sur la fortune en argent et en chameaux, en moutons, en dattes, céréales, etc… Sur les bénéfices réalisés par le commerce, les affaires, les préceptes divins ordonnent de donner un cinquième.
Le troisième point traite du jeûne.
Là encore, la religion du Prophète ne se place pas uniquement au point de vue alimentaire, mais donne à cette abstention un caractère général d’hygiène.
— Tu t’abstiendras de toutes pensées qui pourraient t’éloigner de Dieu. Pendant le Ramadan, tu ne dois ni boire, ni manger, ni faire acte de chair du point du jour au coucher du soleil. Tu reconnaîtras l’aube lorsque tu pourras distinguer un fil blanc d’un fil noir. Si tu as tes époques, tu es impure, et tu devras manger, de même que si tu es malade ; mais tu jeûneras, à la fin des quarante jours, le nombre exact de jours que tu auras ainsi manqués.
Pour me convaincre, le cheik cite avec toute la dignité voulue cette phrase du Prophète :
« L’odeur de la bouche de celui qui jeûne est plus agréable à Dieu que l’odeur du musc. »
Pour le quatrième point, le cheik me rappelle que tout bon musulman doit faire au moins une fois le pèlerinage de La Mecque avant de mourir, en répétant avec le Prophète :
« Mieux vaudrait mourir chrétien, ou juif que de mourir musulman sans avoir été à La Mecque ! »
On comprend toute la portée d’une telle phrase, quand on pense que la pire injure est de traiter quelqu’un de chrétien ou de juif.
On ne peut qu’admirer la force d’une foi, qui déplace chaque année des milliers d’êtres de tous les points du globe pour les réunir tous dans un même lieu saint, d’un accès particulièrement difficile, et qui fait entreprendre aux pèlerins un voyage exigeant une dépense qui absorbe, pour la plupart, des années d’économies et de privations.
Le cheik termine son enseignement en le résumant par cette maxime du Kalife Omas Ebn Abdel Aziz : « La prière nous conduit à moitié chemin du trône de Dieu, le jeûne nous met à la porte de son palais et la charité nous en donne l’entrée. »
La plainte du muezzin retentit tout à coup, appelant les fidèles de sa voix triste et gutturale, comme pour me rappeler que ma nouvelle religion venait de passer du domaine de la théorie dans celui de la pratique.
Nous nous inclinons tous et nous nous prosternons en touchant le sol de notre front. Ma première prière s’élève vers Allah.
À partir d’aujourd’hui, il m’est défendu de manger du porc, de boire du vin et de l’alcool, de jouer aux cartes ou tout autre jeu de hasard, en pariant de l’argent, sans commettre un péché.
L’usure est naturellement défendue et même la perception d’un intérêt normal ; ainsi l’argent déposé en banque ne doit rapporter aucun intérêt.
Je remplis encore les formalités que demande le cheik Tewfik ; j’indique ma date de naissance, le nom de mon père, de ma mère, etc.
Le cheik se rend alors près du cadi, pour demander l’autorisation de célébrer notre mariage et d’achever ma conversion.
Soleiman et moi, nous nous réjouissons de voir nos affaires prendre une aussi bonne tournure.
Je me couche tout habillée et surveille Soleiman du coin de l’œil. Je le vois revenir de ses ablutions, il enlève son manteau et sa robe brune, ne gardant que sa grande gandoura blanche en guise de chemise de nuit. Nous nous souhaitons poliment une bonne nuit et il se couvre la tête de son kéfié, en rabattant toutes les couvertures sur sa figure ; habitude du désert de se voiler la face contre les vents qui poussent des tourbillons de sable.
Le lendemain, je réveille Soleiman de bonne heure, afin qu’il aille s’informer du résultat des démarches auprès du cadi. Azem, le voyant si nonchalant, lui propose de le remplacer dans cette mission, connaissant la ville et la manière de procéder, en pareil cas, beaucoup mieux qui lui. Il revient, en effet, à neuf heures nous prévenir que le cheik Tewfik nous attend à la fin de la matinée.
Nous nous rendons chez lui, Soleiman et moi ; nous y trouvons réunis tous les notables nécessaires à la célébration publique de ma conversion.
Les femmes me reçoivent dans leur appartement, tandis que j’attends l’issue des délibérations religieuses.
La femme du cheik, vieille et sale, lave tranquillement sa cuisine, en bonne femme de ménage, tandis que sa fille, jeune encore mais outrageusement fardée, s’occupe à me confectionner le bonnet et le voile qui complèteront mon costume après ma conversion.
Nous bavardons en nous comprenant tant, elles me demandent s’il est vrai que j’ai donné 2.000 livres or à Soleiman. Mon époux n’a pas perdu de temps pour soigner sa publicité, depuis notre arrivée. Aussi agaçant qu’elle puisse être, cette réputation de richesse nous facilite, toutefois, bien des choses, en rendant les gens extrêmement aimables pour nous.
Plus que partout ailleurs, en ce pays l’argent est tout-puissant.
Le cheik m’appelle, le grand conseil religieux ayant terminé sa délibération. Il s’avance vers moi, à pas lents, comme pour me rappeler par la dignité qu’il met à parcourir l’espace qui nous sépare, l’importance de l’acte que je vais accomplir.
Je me couvre immédiatement du voile noir obligatoire sans encourir aucune émotion particulière. Cette cérémonie garde pour moi un caractère de pure formalité, bien que j’aie le respect et que j’admire beaucoup la nouvelle religion que j’embrasse, aimant l’idée telle que Mahomed l’a conçue d’une foi terrestre toute en poésie.
Comment je suis devenue musulmane
J’étais une bonne catéchumène, et je pourrais rapprocher ce geste de celui qu’un principe religieux de famille m’avait fait accomplir le jour de ma première communion. Malheureusement, ma religion n’a jamais été qu’une formalité résultant de l’éducation de mes parents.
Désormais, je m’approcherai donc de Dieu, d’ailleurs soigneusement voilée, en invoquant des grâces et je me prosternerai dorénavant le front contre terre en glorifiant sa foi. Ne peut-on soutenir que tous les rites et toutes les langues peuvent rendre hommage à la gloire de Dieu ?
Je pénètre au milieu de cette digne assemblée avec le plus grand calme et mon entier sang-froid.
Le décor n’est pas précisément de ceux qu’un tel acte réclamerait. Un simple salon aux allures bourgeoises, d’un occidentalisme affirmé par des rangées de fauteuils en velours multicolore. Les notables religieux sont alignés en spectateurs, ou plutôt en conseil de guerre, le long du mur. Ce sont : le cheik tout-puissant, le paskaté[4] du tribunal du cadi, un secrétaire, deux ou trois officiels comme témoins et un avocat qui a des fonctions d’interprète.
Je reste debout comme une accusée. Le cheik prend la parole, les autres inclinent la tête de droite et de gauche en signe d’assentiment.
— Ô femme, te fais-tu musulmane uniquement pour épouser Soleiman ? Par le Prophète, répond !
Je m’incline en répondant :
— Ô grand cheik, pourquoi me convertirais-je si c’était uniquement pour épouser Soleiman, puisque le musulman peut épouser une femme qui n’a pas sa religion ? Tu me vois prosternée devant Allah, parce que je crois en sa toute-puissance.
Le consistoire se lève alors et s’approche en formant un cercle autour de moi. L’avocat, un jeune homme au physique de l’emploi, vêtu à l’européenne et coiffé d’un tarbouche, se détache du groupe et s’avance en me demandant de répéter à sa suite en arabe et en français mot à mot : « Echadou Allah, Illala, etc… » : je jure qu’il n’y a qu’un Dieu, que Dieu seul est Dieu, que Mohamed est l’envoyé de Dieu. Je crois en ses apôtres, en ses livres, en ses écrits et au jour dernier.
La cérémonie est pratiquement terminée ; cependant, je dois encore changer d’état-civil. Il me faut choisir un nom arabe, je me décide pour celui de Zeïnab, une des femmes préférées du prophète.
Suit la partie administrative, c’est-à-dire la signature des témoins, du paskaté, du cheik et de Soleiman qui, ne sachant pas écrire, remplace sa signature par l’empreinte digitale de son pouce encré sur une plaque à tampon. Ma nouvelle personnalité, Zeïnab, elle, signe en français et en arabe.
Je m’inquiète un peu de ce nouveau nom, ce deuxième moi qui devra masquer maintenant toutes les réactions, toutes les pensées, toutes les paroles qui pourraient m’empêcher d’aboutir dans l’expédition que j’ai entreprise.
Ma conversion officielle est enregistrée ; elle fut simple, comme toutes les cérémonies importantes des Arabes, sans pompe, avec pour seul décor la diversité des vêtements de ceux qui en furent les témoins. En réalité cette absence de faste donne un caractère plus solennel à l’acte lui-même, en concentrant toutes les pensées sur la signification morale de la cérémonie.
Par contre, les formalités légales ne sont pas encore terminées. Le gouvernement d’Haïffa doit apposer sa signature sur l’acte et le rendre valable ou caduc par ces simples mots : Favorable », ou « Non favorable ».
Les journées se passent à attendre cette signature. J’ai bien supplié le cheik Tewfik de nous marier sans perdre de temps, car nous risquons de manquer le pèlerinage. Mais celui-ci en réfère au cadi qui n’ose prendre cette décision sans l’autorisation du Grand Muphti de Jérusalem, actuellement le plus grand chef religieux de tout l’Islam, depuis la suppression de celui de Constantinople à la suite des réformes religieuses apportées par Mustapha Kemal.
On ne peut blâmer les précautions du cadi, tout exaspérantes qu’elles soient : le cas est très spécial, en effet, nous sommes des étrangers, je suis une nouvelle convertie et nous n’avons qu’une brève résidence à Haïffa. Je dois également voir le gouverneur d’Haïffa et obtenir sa signature, sans laquelle ma conversion ne peut être valable. Pendant trois jours, peine perdue, il n’est jamais là, ou il est occupé. J’insiste tellement en y retournant le matin, l’après-midi, le soir, qu’il me reçoit enfin.
Heureusement, il est Arabe, musulman, donc en principe favorable à ma conversion ; il insiste toutefois beaucoup sur l’illégalité de cet acte qui aurait dû être accompli au lieu de mon domicile.
C’est un gentleman, courtois, galant ; finalement, il signe « avis favorable ».
La première manche est gagnée. Il reste encore à obtenir l’acte définitif qui doit émaner de Jérusalem sous trois ou quatre jours.
Le fidèle Achem m’accompagne partout, Soleiman se défilant toujours pour dormir, fumer ou boire du café, afin d’oublier sa nostalgie du désert. Cette atmosphère de ville l’étouffe ; il répète sans cette : « Ah Zeïnab, où sont les tentes, dans l’immensité du sable doré, le grand silence du jour et surtout de la nuit, le rythme du pilon broyant le café dans le mortier et le joyeux hennissement de nos chevaux. »
Je passe les journées à me promener seule le long de la mer, ou bien j’achète quelques provisions consistant en pain, olives, fromage blanc, croquettes de viande, que je mange dans ma chambre ; une femme musulmane ne pouvant aller au restaurant. Un jour, dans une rue, j’aperçois un diseur de bonne aventure accroupi sur le trottoir, devant un petit mouchoir couvert de sable. Plus que jamais je désire savoir ce que me réserve l’avenir ; je m’accroupis à terre et, au milieu du groupe, grisée de la liberté, et de l’incognito que me procure mon voile, je marque avec le doigt des points sur le sable correspondant au nombre de lettres du mot « Zeïnab ». À voix basse l’oracle me confie :
« Tu réussiras un grand voyage, mais tu auras beaucoup d’ennuis et de grandes disputes avec le gouvernement. »
Sans y croire un instant, je suis toutefois satisfaite ; l’essentiel est la réussite, je triompherai toujours des difficultés.
Je retrouve d’habitude Soleiman le soir, dans notre chambre, fumant son narguilé et crachant sur le carrelage. Nous parlons d’un lit à l’autre et j’apprends ainsi à connaître les traits dominants de son caractère : orgueil, vantardise, paresse, cupidité. Il se figure qu’il pourra jouir de toute ma fortune qu’il suppose immense. Il aime à parler d’argent, à évaluer la situation qu’il aura lors de son retour à Palmyre. J’ai beau lui répéter que je tiendrai strictement le contrat verbal intervenu au moment du départ, il a l’audace de me dire un soir : « Tu m’achèteras une buick, n’est-ce pas, dès notre retour en Syrie et puis nous irons en France. Chez qui habiterons-nous à Paris ? »
Je lui réponds que je descendrai chez mon frère, qui a un caractère beaucoup plus violent que moi.
Soleiman a peur et marmotte qu’il ira à l’hôtel.
Un de ses grands désirs est aussi d’avoir beaucoup d’enfants. Je lui promets de lui acheter des femmes au Nedj. « Pas tout de suite en arrivant, me répond-il, à cause de ma famille et du roi Ibn Séoud, qui nous ferait couper le cou s’il se doutait que nous ne sommes pas réellement mariés. »
Un matin, en revenant de ses ablutions, il s’essuie la figure avec ma serviette de toilette ; furieuse, je lui enjoins de prendre garde à ne pas se servir de mes affaires personnelles, parce qu’il me dégoûte. Soleiman semble très vexé, il répète sans cesse qu’il n’en croit rien, tant il est persuadé qu’on ne peut que l’admirer, et convaincu, malgré toutes mes rebuffades, que j’ai un petit sentiment pour lui. La vanité des hommes est-elle donc la même partout ?
Soleiman se plaint à chaque instant que je le fatigue et lui casse la tête. Évidemment, je le bouscule un peu, mais il est tellement indolent qu’il m’exaspère.
En me promenant dans les rues je rencontre l’avocat qui m’a servi d’interprète et qui me réclame des honoraires pour ses services. Il insiste pour que j’aille prendre le café chez lui. J’accepte, contre toutes les règles musulmanes.
Quelques jours après je reçois une lettre écrite comme une page d’un cahier de calligraphie d’école enfantine, les lettres ont un centimètre de hauteur et sont toutes tremblées, mais elles n’en disent pas moins ceci :
« Madame, vous qui êtes si riche et intelligente, pourquoi n’épousez-vous pas un homme cultivé comme moi ? Vous pouvez en juger par le petit manuel anglo-arabe que j’ai créé à l’usage de la police palestinienne et que je vous ai offert il y a quelques jours. Pourquoi épouser un primitif comme Soleiman qui ne pourra jamais vous comprendre ? »
C’est une demande directe en mariage de mon avocat, il en veut à mon argent et ne s’en cache guère. Comment peut-on espérer réussir avec de tels procédés. Je n’ai, naturellement, pas répondu.
Premières querelles de ménage
Je décide d’aller passer le week-end à Beyrouth pour revoir mon plus jeune fils, au collège de l’Université américaine. Je charge Soleiman de nos intérêts à Haïffa pendant mon absence et je pars, bien entendu voilée, mais décidée à reprendre ma façade européenne au premier tournant de la route.
À mon retour je trouve Soleiman plus amorphe que jamais et sans aucune nouvelle des formalités en cours. Je téléphone au grand muphti à Jérusalem ; il me promet une réponse dans les quarante-huit heures. Après ce laps de temps, le paskaté, que je dérange deux fois par jour, m’apprend, enfin, que le grand muphti autorisait le cadi à nous marier dès que j’aurai l’acte officiel constatant ma conversion.
Que de complications ! Les gouvernements sont donc tous les mêmes ! Le dernier obstacle que l’on m’oppose ne me paraît pas légal, mais ma situation est trop délicate pour que j’essaye de protester.
Les choses continuent alors de traîner tellement en longueur que je décide soudainement de partir pour Jérusalem, afin de tenter un autre stratagème. Mon procédé est simple : il s’agit d’obtenir du consulat égyptien le visa de nos passeports, pour tenter de prendre un bateau à Suez, et ceci en écrivant simplement nous-mêmes, en arabe, sur le passeport de Soleiman : « Zeïnab, bent Mohamed ». Les femmes arabes ne paraissant pas devant les consuls et ne donnant ni photo ni autres pièces d’identité, cela peut réussir ; pourquoi ne pas le tenter ?
Soleiman, devant les démarches incessantes auxquelles nous nous livrons depuis deux semaines, ne m’a-t-il pas dit cent fois : « Les Bédouins ne font pas un papier pour se marier, lorsqu’on est d’accord sur le prix d’une femme c’est fini. » Qu’il se présente donc au consulat et à la compagnie de navigation comme Bédouin avec une femme bédouine, sans contrat de mariage, et le tour est joué.
Je désire également me documenter sur les dates de départ des bateaux pour Djjeddah, ligne peu fréquentée en dehors des services spéciaux à l’époque du pèlerinage et terminés maintenant. La lenteur et les tergiversations de Soleiman, auquel il manque des cigarettes, un café chez le cawagi du coin, retardent notre départ, tant et si bien que nous arrivons à Jérusalem pour assister à la fermeture du consulat d’Égypte.
Je ne lui cache pas mon mécontentement auquel il se soustrait par un procédé de lâche en s’éclipsant simplement tandis que je franchis la porte du premier hôtel venu. Il revient tout gêné dans l’après-midi et répond avec dignité à ma demande d’explication sur sa conduite :
— Madame n’as-tu pas vu que tout le monde est juif dans cet hôtel ?
— Imbécile, comment sais-tu que ces gens sont des juifs ? Tu ne sais pas mieux les reconnaître que moi.
— Allah soit loué, sois contente, madame, répond-il pour changer la conversation, tout est arrangé, nous allons avoir les passeports dans trois jours ; la compagnie a envoyé le mien au Caire pour y faire ajouter ton nom, comme mon épouse, « Zeïnab bent Mohamed ». La compagnie de navigation ignorant la réelle identité a vendu ses billets pour le pèlerinage comme à n’importe quel couple de Nedjiens.
La solution me paraît bonne, mais je suis tout de même inquiète à l’idée qu’il s’est peut-être fait rouler par cette agence de voyage qui voulait naturellement lui vendre deux passages. De toute façon il a agi avec une inconscience totale en se démunissant de son passeport.
Aussi nous rentrons le lendemain à Haïffa, trajet ravissant dans la lumière du soir. Soleiman ne dit pas un mot, somnolent comme une marmotte dans un coin.
Au moment où je paye le chauffeur avec lequel j’avais convenu d’un prix de trois livres palestiniennes, Soleiman me jette d’un air souverain : « Donne-lui une livre de pourboire. »
Sans tenir compte de son arrogance et de son ton de commandement, je glisse dans la main du chauffeur quelques piastres, pourboire en proportion avec la somme totale. Le chauffeur ayant entendu l’ordre de Soleiman nous suit dans l’escalier avec ce sans-gêne typique des pays d’Orient qui ont subi le contact de notre civilisation. Soleiman, avec emphase, donne l’ordre à l’hôtelier de payer cette somme. Je me retourne furieuse, interdisant au patron de le faire parce que c’est moi qui commande ; mais ce dernier, encouragé par les gestes et les clins d’œil de Soleiman, après quelques hésitations, remet en cachette cet argent au chauffeur, pensant que je ne le remarquerai pas. J’ai vu le geste, j’éclate, je me fâche comme jamais il n’a dû voir une femme musulmane se fâcher et je lui dis :
— Tu ne seras pas payé et je quitte l’hôtel à l’instant ; tandis que me tournant vers Soleiman je lui crie :
« Tu n’es qu’un poseur, un idiot, un homme de rien, un grossier chamelier du désert. »
Humilié par ce flot d’injures publiques, il monte l’escalier comme une grande vedette en se drapant dans son manteau et en disant : « Ana émir » (Je suis un émir). J’éclate de rire, je hausse les épaules tandis que les témoins arabes de cette scène le regardent avec un mélange de respect, d’admiration et d’étonnement.
Cependant je suis lasse de ces scènes de ménage, de la bêtise et de la fatuité de mon partenaire et je pars comme je l’ai annoncé.
J’erre longtemps sur la plage, puis je me promène sur une longue route bordée de cimetières, en particulier celui de l’armée anglaise, si calme dans sa verdure et ses fleurs, si reposant dans son ordre parfait.
Depuis des heures je marche, je rêve et j’hésite pour la première fois à partir avec cet homme qui m’exaspère tellement que je me demande comment je pourrai en supporter plus longtemps la bêtise et l’indolence. Je pense sérieusement à rentrer à Palmyre quand j’aperçois deux silhouettes, l’une en robe et kéfié, et l’autre en pantalon et tarbouche, qui viennent à ma rencontre. Ce sont Soleiman et Achem qui me cherchent depuis longtemps. Mon mari n’a pas osé se présenter à moi, seul. Il compte sur la sympathie que j’ai pour Achem et s’en sert comme tampon. Mais je suis sourde à leur amabilité et je garde un silence obstiné. Je ne le romps, enfin, que pour refuser à Soleiman d’aller le soir avec lui au cinéma, offre colossale et ultime avec laquelle il espère m’attendrir, toutes ses demandes de pardon ne m’ayant point touchée.
Ils me supplient de rester, promettant d’exécuter tous mes désirs, dorénavant.
Soleiman ne se rendait pas compte de la valeur de l’argent ; il s’est plusieurs fois trompé, considérant que la piastre valait le cinquième du franc, comme en Syrie, alors qu’en Palestine la piastre est l’unité. Je n’avais pu jusqu’à ce jour le lui faire comprendre, mais je profitai de son désarroi pour régler la question pécuniaire entre nous. Je lui notifiai que je ne lui confierais plus un sou. Pendant mon absence de deux jours à Beyrouth n’avait-il pas dépensé plusieurs livres sans pouvoir m’en expliquer l’emploi !
Le lendemain de cette scène nous allons au « Makame Charhie », tribunal religieux, où nous apprenons enfin que mon certificat et les papiers sont arrivés. Je suis musulmane en bonne et due forme, ainsi l’atteste la pièce justificative en arabe et en anglais. Le cadi autorise le mariage et, dans un petit discours éloquent, nous souhaite joie et prospérité et envie notre bonheur de pouvoir aller à la Mecque.
Le mariage à Haïffa
et le départ vers l’aventure
Nous envoyons Achem à la recherche du cheik Tewfik avec le très précieux papier tandis que nous rentrons à l’hôtel pour préparer la cérémonie du mariage et le départ.
Il s’agit d’abord de trouver des témoins, je m’adresse à tous ceux qui me tombent sous la main : le patron de l’hôtel, son frère, puis des passants dans la rue parmi lesquels deux portefaix en gros chandail bleu sur lequel s’étale en énormes caractères blancs « Hôtel Kédivial ». Ils semblent ahuris par ma proposition, mais ils acceptent, autant pour recevoir le batchich que je leur offre, que pour la perspective d’assister à des réjouissances matrimoniales. Nous sommes obligés de refouler, en fermant les portes, tous les aimables passants qui maintenant offrent leurs services obligeants.
Nous utilisons comme mosquée le couloir central, sur lequel donnent toutes les chambres, car l’hôtel ne possède pas de salon. C’est une espèce de corridor en haut d’un escalier assez large. Nous y disposons une rangée de fauteuils pour l’assistance.
Achem n’a toujours pas reparu, il court à la recherche du cheik Tewfik, c’est d’autant plus ridicule que nous l’avons croisé à notre retour et amené ici. L’événement est incroyable. Tout le monde crie, hurle, le cheik refuse de nous marier sans avoir l’acte d’autorisation qui est dans les mains d’Achem. Il se méfie de cette comédie, qui pourrait bien cacher un piège et qui, en réalité, n’est qu’un scénario d’agencement compliqué.
Quelques assistants réclament les friandises qui sont de tradition en pareilles circonstances. Je l’ignorais et je me rattrape en distribuant de l’argent aux témoins, qui sortent dans une débandade générale pour chercher les gourmandises d’usage.
Le premier rapporte des laitages, moitié lait caillé, moitié amidon, couverts d’une décoration de hachis de pistache. Suivent des gâteaux, ronds, blancs, sortes de meringues très sèches qui tombent en poudre à la première bouchée. Des fruits confits, des sirops de sucre, de roses, des gâteaux au miel, aux amandes complètent le régal.
Je suis assise à côté de Soleiman, qui n’est guère plus ému que moi. Le mariage commence par l’estimation de ma valeur marchande. La mise à prix se fait à mille livres, c’est toujours ma réputation de richesse qui m’a valu les pires ennuis. Je me récuse et je fais tomber le cours en proposant le centième, dix livres. Consternation dans l’assemblée, on passe à 500. Je contre propose 25, puis 50, finalement on s’entend pour le prix de 100 livres. Je m’achète donc moi-même cent livres pour m’appeler Mme Soleiman Addel Aziz Teckmari.
Après les enchères la cérémonie continue, Soleiman se lève en bâillant et disparaît sans un mot d’explication ; cet accès de discrétion donnait à son absence intempestive une explication que je trouvais plausible, mais l’assistance l’attribua à un besoin pressant de la nature.
Cinq minutes, Soleiman ne revient pas.
Dix minutes, Soleiman n’est pas revenu…
Un quart d’heure, Soleiman n’est toujours pas là…
Le cheik, s’adressant à moi, m’explique que l’usage du mariage consacre une donation à la mosquée d’Omar. J’appelle Soleiman… Pas de réponse, consternation générale. Achem, qui toujours porteur du firman d’autorisation a été envoyé à la recherche du cheik, n’est toujours pas de retour. La cérémonie est interrompue et les bavardages reprennent de plus belle.
Au bout de vingt minutes Soleiman revient seul, sans hâte et sans gêne, avec son éternel sourire, en expliquant qu’il a été chez le coiffeur pour faire soigner sa beauté. Il s’agit bien d’être beau quand on est, à quelques minutes, près de rater un pèlerinage à la Mecque.
La cérémonie reprend au point où elle avait été interrompue ; le cheik Tewfik nous tend un reçu à fond blanc avec une mosquée imprimée en jaune, récépissé, distinction honorifique et bénédiction tout à la fois.
Nous signons l’acte final, il ne reste plus qu’à partir.
Les félicitations et allusions à notre lune de miel commencent. On conseille à Soleiman de m’embrasser. Je l’en dissuade par un regard foudroyant que j’accompagne d’un geste de dégoût auquel il répond d’un air malin.
« Elle ne perd rien pour attendre, je lui apprendrai le petit jeu ce soir… »
Fanfaronnade. Je reste impassible, satisfaite qu’il joue aussi bien, en public, son rôle d’époux.
Mon énervement est à son comble. Tout est signé, terminé, mais Achem, notre fidèle secrétaire, manque toujours et le moment est décisif. Le cheik, en bon fonctionnaire, veut être couvert par l’autorisation qui court après lui. Prières, supplications, menaces le font enfin céder…, l’acte de mariage est dans mon sac… Je tire vivement Soleiman par le bras, nous laissons nos hôtes et nos témoins de fortune faire des vœux pour notre bonheur, consternés d’un départ si rapide. Nous nous jetons pêle-mêle au milieu de nos bagages dans la voiture et nous quittons Haïffa à toute allure par la route de Jérusalem.
Je suis nerveuse et trépidante, dans un coin ; Soleiman se compose l’attitude d’un émir, assis dans l’autre coin avec toute la dignité de la noblesse qu’il s’est attribuée.
Mes premiers mots d’épouse légitime sont pour exprimer ma colère sur la publicité de mauvais goût qu’il a donnée, derrière mon dos, à notre mariage, sachant fort bien que je n’ai qu’une idée, celle de passer aussi inaperçue que possible. En effet, j’ai appris le matin même qu’il avait paru dans Palestine, le quotidien au plus fort tirage, un petit entrefilet annonçant mon mariage avec un certain Soleiman auquel j’offrais en cadeau un demi-million.
— Tu n’as pas honte de vouloir toujours paraître ce que tu n’es pas, d’avoir l’air riche quand je ne le suis pas, de faire tant d’histoires autour d’un mariage qui aurait dû rester secret. Par Allah que tu est bête, oui bête, bête et têtu…
Il semble assez humilié et s’excuse en m’expliquant que ce mariage lui a fait perdre la tête, il n’avait pas bien compris… Il n’aurait jamais cru accomplir un aussi beau mariage. Il répète tout le temps, comme un refrain, et en français : « Moi, beaucoup chance ».
Jérusalem et les lieux saints
Nous arrivons à Jérusalem, ville où règne une espèce de foire exposition : échantillonnage de toutes les religions, où chaque conviction a son stand, touchant celui de la concurrence.
Nous nous précipitons à travers les rues grouillantes à la Compagnie de Navigation. De passeport, il n’y en a pas, bien entendu, les employés prétendent l’avoir envoyé à Suez où il y a soi-disant un agent consulaire nedjien au moment du pèlerinage. Ils nous demandent d’attendre trois jours…
sur le ciel du désert de Syrie
Nous avons déjà manqué le bateau du 18 mars, le dernier en partance de Beyrouth, nous manquons également celui du 24 mars partant de Suez, qui établissait la dernière liaison avec le pèlerinage. La Compagnie nous affirme, toutefois, qu’un cargo italien quittera Suez le 29… « Inch Allah ! »[5]. Mon désir dominant est Oneineiza, puis la traversée de l’Arabie, à pied, en caravane. Pour la Mecque, bien que ma participation au pèlerinage ne soit pas mon but essentiel, je trouverais vexant d’y arriver huit jours après les cérémonies, aussi vais-je vivre ces dernières heures dans une attente fiévreuse, et pour secouer l’impassibilité horripilante de mon partenaire je le préviens que si nous n’embarquons pas dans le bateau du 29 j’abandonne tout et je rentre à Palmyre. Je pourrai aller à la Mecque seule quand je voudrai ; il suffit d’être bonne musulmane pendant deux ans. Ainsi l’ordonne le Coran.
Soleiman a pris goût à sa nouvelle situation, il se jette à genoux, me supplie de patienter ; il ira tous les jours à la Compagnie pour activer les démarches. Il fera téléphoner au Caire, à Suez, il est optimiste, il réussira.
En attendant ces brillants résultats, je pars me promener dans cette abondance de lieux saints qu’est Jérusalem. Je passe du jardin des Oliviers au mur des Lamentations, de la mosquée d’Omar au Saint-Sépulcre. Oubliant ma nouvelle religion, j’entre voilée dans ce sanctuaire et m’agenouille, en bonne catholique, devant les trois empreintes bordées de cuivre, des empreintes laissées par les croix du Christ et des deux larrons. Prosternée avec dévotion j’embrasse celle de la croix de Notre Seigneur. Lorsqu’en me reculant pour prier, j’aperçois la silhouette d’une dame d’un certain âge habitant l’hôtel où nous sommes descendus. Je l’avais remarquée plusieurs fois à l’hôtel, tandis que Soleiman causait avec son neveu, et je savais qu’elle s’intéressait à moi. Son regard étonné me fit comprendre le ridicule d’une situation à laquelle je n’avais même pas pensé. J’avais oublié les convictions de Zeïnab à la porte, mais j’étais entrée au Saint-Sépulcre avec son costume.
Je restais indéfiniment en prière, sentant toujours son regard fixé sur moi. Je voulais à tout prix éviter de lier connaissance avec elle, pour ne pas entrer dans des explications sur une situation que je ne voulais pas dévoiler.
Je continue donc inlassablement mes dévotions, mais Mme Amoun est toujours là. Finalement cette petite dame charitable, aux yeux d’une bonté infinie, me pose la main sur l’épaule en murmurant :
« N’ayez pas peur, je ne vous trahirai pas. »
Elle a senti mon inquiétude ; comprenant qu’il est impossible de me soustraire à sa commisération, je me lève et je la suis en silence. Avant même d’avoir franchi la porte du Saint-Sépulcre, elle me chuchote, dans cette pénombre propre aux confidences douloureuses :
— Comment avez-vous épousé cet homme ?
Curieuse entrée en matière pour une inconnue, mais la pauvre dame ne pouvait visiblement plus se contenir après cette attente prolongée, dans l’espoir de lier connaissance avec moi.
Je ne pouvais me confier à cette étrangère, et toute autre réponse que la vérité était impossible. Je hochais donc la tête sous mon voile, comme écrasée par le poids de ce mariage.
La dame âgée soupira : « C’est la fatalité ».
Je ne suis pas très sensible, mais l’expression de bonté et d’angoisse qu’elle mit dans ces mots me donna toute confiance. Elle veut me faire les honneurs de l’église, nous descendons dans les souterrains, où elle s’attendrit aux emplacements attribués à l’emprisonnement et au supplice de certains martyrs. Enfin nous pénétrons dans l’enceinte la plus sacrée : le Saint-Sépulcre lui-même.
J’ai relevé mon voile, sur les conseils de Mme Amoun, mais, je le regrette immédiatement. Quelle n’est en effet pas ma surprise de me trouver nez à nez avec un groupe d’officiers aviateurs de Syrie impossible à éviter, car nous sommes juste sous la petite porte basse, en marbre blanc, à l’entrée du tombeau du Christ, et il faut suivre la file. Je les accoste carrément, les charge de donner de mes nouvelles à mon mari quand ils iront à Palmyre.
J’ignore leur nom, mais je les connais de vue pour les avoir reçus chez moi. Ils paraissent fort surpris. J’ai quitté Palmyre annonçant aux officiers que je partais pour la France et ils me retrouvent costumée en musulmane devant le tombeau du Christ. Il faut avouer qu’il y avait de quoi justifier leur étonnement.
Nos dévotions achevées, Mme Amoun me propose une promenade, que j’accepte. Je suis touchée par cet empressement à me secourir qui n’était pas causé par une simple curiosité, mais qui me donnait un témoignage sincère de son bon cœur.
Le tableau était bizarre, dans les rues de Jérusalem, une petite dame en noir, habillée comme une dame de province, au bras d’une musulmane. À côté d’elle son neveu, un bel homme avec un tarbouche, seule note orientale dans son costume européen.
Je lui explique alors franchement ma situation avec Soleiman, mon mariage blanc, pour satisfaire un désir de voyage. Elle semble fort ahurie à l’idée que je partage la chambre d’un Arabe inconnu, simplement pour accomplir un voyage périlleux, mais elle s’en excuse en me disant avec un doux sourire :
— Vous n’avez pas peur de coucher dans la même chambre que cet homme ? Il a l’air si méchant qu’il m’effraye.
— Peur, mais non je n’ai pas peur, ce pauvre homme est nonchalant, orgueilleux, crispant, mais pas du tout méchant.
Mais elle persiste à considérer Soleiman comme un monstre de brutalité et de sauvagerie.
Je n’essaye plus de la convaincre car rien ne pourra la faire changer d’idée, et puis elle a peut-être une petite nièce, dans quelque coin perdu de France et son âme romanesque se plaît à frémir en l’imaginant dans ma situation.
À dater de ce jour, je pris tous mes repas à la salle à manger avec elle et son neveu, M. G…, qui l’accompagnait toujours, au lieu de dîner dans ma chambre, pour ne pas attirer l’attention, ainsi que je le faisais auparavant.
Soleiman, lui, mangeait dans la même salle, mais à une table séparée. Il affectait de déjeuner avant ou après nous pour ne pas être humilié dans sa dignité de pseudo émir, par cette épouse qui le dédaignait pour des étrangers. Cependant, quand nous arrivions à table avant qu’il n’ait quitté la sienne, il prenait un tel air d’extase en fumant son narguilé, que l’on ne pouvait supposer qu’il nous voyait.
Dans ces cas-là, M. G… prenait un immense plaisir à le taquiner, en le saluant avec ostentation, en le traitant d’émir avec déférence et en lui parlant de ses importantes affaires. Il s’amusait également à le plaisanter, contre mon gré, d’ailleurs, sur l’attitude frivole qu’affectait sa femme Zeïnab.
Quelques jours après, comme nous venions d’être vaccinés contre la variole, le choléra, le typhus et la peste, ainsi qu’il est de rigueur pour les pèlerins, M. G… me prévint qu’il allait demander à voir les marques de ces vaccins qui étaient au-dessus de mon genou pour connaître le degré de patience de Soleiman, ou plutôt pour le voir bondir.
Je trouvais la plaisanterie d’un goût douteux et surtout inutile, mais elle l’amusait tellement et il insistait si bien que j’acceptai pour le soir même. Nous faisons donc signe à Soleiman, après le dîner, pour qu’il vienne prendre le café avec nous. M. G…, le plus sérieusement du monde, commence à l’interroger sur la tribu dont il est émir, sur ses troupeaux et ses intérêts dans le désert.
Comme d’habitude Soleiman ment avec aisance, en parlant, sans aucune gêne devant moi, de ses énormes troupeaux et des transactions de chameaux qu’il traite pour des milliers de livres, satisfaisant ainsi son incroyable orgueil.
M. G… qui, bien entendu, est au courant de sa situation sociale, s’amuse à le faire parler autant qu’il peut. Il lui demande, enfin, si nous avons terminé les formalités en vue du départ.
Soleiman répond :
— Tout est presque fini, nous avons même été vaccinés aujourd’hui.
M. G… questionne :
— Zeïnab aussi ?
Je réponds :
— Mais oui, naturellement, tenez, regardez, en voici la marque au-dessus du genou, et joignant le geste à la parole je relève ma jupe, laissant voir ma jambe.
C’en était trop, Soleiman voit rouge, m’empoigne par le bras et m’entraîne dans notre chambre. Le pauvre garçon m’explique que j’exagère vraiment, qu’il sait que je m’amuse à ses dépens mais il ne peut tolérer une telle plaisanterie en public. Il y a une limite au ridicule dont je le couvre.
— Non contente de te promener dévoilée dans les rues, dans la salle à manger, il faut encore que tu prostitues une partie de ton corps à la vue de ces étrangers. Tu vas faire découvrir notre subterfuge et tu nous mettras ainsi et l’un et l’autre en grand danger.
Puis revient toujours son même refrain d’homme bafoué.
« Tu ne m’aimes donc pas du tout, tu te moques de moi, tu n’as donc jamais eu confiance en moi ?
Je suis lasse de ses doléances perpétuelles et agacée je lui réponds :
— J’en ai assez de tes éternelles plaintes et de ta méfiance injurieuse. Je te dirai simplement que tout le monde, depuis mes domestiques de Palmyre jusqu’à Mme A…, m’ont déconseillé de partir avec toi, convaincus que tu allais me tuer dans le désert. Si je n’avais pas confiance en toi, crois-tu que je partirais, seule en ta compagnie, alors que tu pourras faire de moi ce que tu voudras quand nous serons dans ton pays.
Ce raisonnement le touche profondément :
— Ô, madame, tu dis vrai, pardon !
Et, en un geste touchant, il se lève et veut déposer un baiser sur mon front. Je le repousse vivement, il s’éloigne tristement et l’incident est clos.
Suez, embarquement, mer Rouge
Les trois jours révolus, la Compagnie n’a pas encore de réponse. J’ai l’impression de piétiner sur place, je télégraphie d’urgence à Suez, qui répond sans autre explication : « N’avons pas de passeport à ce nom. »
C’est une catastrophe, je sens tout s’écrouler alors que nous sommes si près du but.
Où est ce passeport ? Au Caire, pensent-ils ; en effet, là seulement est un consulat nedjien. Nouveau télégramme… puis téléphone et enfin, le surlendemain, alors qu’on désespère, arrive cette pièce d’identité tant désirée. Il est 9 heures, c’est le 28 mars, la Compagnie nous a dit qu’un bateau quitte Suez le 29 ; le train qui arrive à minuit à Suez est déjà parti, mais on peut rejoindre le train à l’embranchement de Lidd. En auto on peut faire ce trajet en une heure. Nous avons le visa nedjien, mais il manque l’égyptien.
en bois des îles apportés par les pèlerins, le Nedj et le Hedjaz n’ayant
pas de bois
À l’inverse de Soleiman je répète « moi, pas chance » en apprenant qu’une nouvelle ordonnance du roi Fouad impose un délai obligatoire de huit jours pour l’obtention du visa égyptien. Cette mesure inattendue est l’anéantissement de ma dernière chance de voir la Mecque cette année. Il ne nous reste pas même deux heures pour obtenir ce visa. En hâte je cours frapper à la porte de M. G…, qui a des relations au consulat et qui accepte tout de suite d’accompagner Soleiman. Je suis tenue au courant quart d’heure par quart d’heure de la tournure que prennent les démarches. Vers 11 heures moins un quart l’affaire semble sur le point d’aboutir, il n’y a pas une seconde à perdre, je me précipite donc dans une voiture avec nos maigres bagages, suivi de la fidèle Mme A… nous allons attendre à la porte du consulat.
Mme A… qui, comme mon mari, a eu la nuit d’affreux pressentiments, me dit qu’elle priera tous les jours pour moi jusqu’à ce qu’elle me revoie.
11 heures 5. — Le chauffeur monte les relancer, je suis sur des charbons ardents.
11 heures 20. — Soleiman vient en trombe, poussé par M. G…, il monte par une portière, Mme A… descend par l’autre, la monnaie restant sur le prix du visa et que tend M. G… tombe à terre et nous partons à toute allure pour l’embranchement de la grande ligne vers Suez. Je promets un magnifique « batchich » au chauffeur si nous attrapons le train.
Nous franchissons en une demi-heure les quarante kilomètres qui nous séparent en dévorant les brusques tournants, les montées et les descentes à une allure si vertigineuse que Soleiman en a mal au cœur et sa tête tourne.
Nous arrivons, le train est en gare, il siffle ; nous sommes sur les quais, le train s’ébranle. Nous sautons dans le dernier wagon où Soleiman s’affale sur la banquette en répétant :
— Madame, ma tête se décroche, comme tu me fatigues, toujours, toujours du travail, toujours, toujours pressé ». Il s’endort en murmurant, au rythme des roues : « Taben, cherol, fatigué, travail. »
Le trajet est long et monotone, du sable, toujours du sable, mais combien cette immensité désertique longée par la mer est gâtée par la vulgarisation du tourisme et par la ligne du chemin de fer.
Cependant le paysage mollit lentement, des kilomètres de plantations se succèdent pendant des heures et viennent apporter à l’œil leur verdure, orangers superbement alignés en une impeccable parade agricole, arbres aux uniformes de feuilles vert foncé luisants comme du vernis.
De temps en temps une station sert de prétexte à un arrêt du chemin de fer, signalant à l’attention du voyageur la présence juive par son nom triplement indiqué, en arabe, en hébreu et en anglais.
Des hommes sales, des enfants déguenillés offrent, en sachant vendre, les magnifiques oranges sans pépin, des figues, du lait de chèvres dans de petites urnes en grès noir, des œufs durs ou quelques fleurs.
Soleiman se ranime en gare et veut tout acheter, comme un enfant devant une vitrine de jouets, faiblesse à laquelle s’ajoute une incroyable gourmandise.
En bonne gouvernante, je lui accorde de temps en temps ce plaisir. Je suis plus sévère pour les cigarettes, car il fume énormément, quoique m’ayant promis depuis Haïffa de cesser à la ville suivante. Je lui conseille d’y renoncer petit à petit, car au Nedj, Ibn Seoud interdit le tabac, et la transition sera trop brusque.
À Kantara nous passons la douane.
Tous les ennuis administratifs recommencent, toujours au maximum à ce poste frontière. Je n’ai jamais passé à Kantara sans difficultés, et je peux en dire autant de tous mes amis qui ont traversé la frontière à cet endroit.
Le consul d’Égypte à Jérusalem n’a pu nous donner qu’un visa de transit, ce qui nous rend encore plus suspects. Le résultat est que l’on nous confisque provisoirement la moitié de l’argent que nous portons sur nous avec la promesse de nous le rendre lorsque nous nous embarquerons à Suez.
De plus, la série de nos vaccins n’est pas encore assez complète, il nous en manque soi-disant encore un, je n’ai jamais très bien pu comprendre lequel, mais j’ai tout de même dû le subir.
Pendant plus d’un kilomètre, nous marchons entre deux policiers et deux infirmiers qui nous mènent au médecin de la quarantaine. Il emplit une énorme seringue à laquelle il adapte une aiguille non moins grosse, j’avance ma jambe, mais, avec dignité, il fait premièrement signe à Soleiman : l’homme d’abord, lui introduit l’aiguille dans le bras, et n’ayant administré que la moitié du vaccin à Soleiman, il s’avance vers moi pour me donner le reste. Je demande timidement s’il ne faut pas changer l’aiguille, mais le docteur au tarbouche lève les épaules sans répondre et me pique sans pitié.
Son travail fini, il marmotte en m’observant du coin de l’œil :
— N’est-il pas ton mari ?
Il n’y a rien à répliquer.
Ce n’est point tout, il faut encore que je subisse la dernière des humiliations, je passe à la fouille. Ce procédé est très employé en Égypte et en Palestine, mais j’avoue que c’est la première fois que je dois m’y soumettre. On me pousse dans une petite chambre, où tricote une grosse bonne femme qui, après m’avoir tâtée et tripotée en tous sens, se déclare satisfaite ; elle a longuement touché et contemplé mon grigri, un tout petit tube en soie rouge que je porte nuit et jour sur mon cœur.
Nous passons le canal. Soleiman sourit, tout l’amuse.
Nous prenons le thé au Kantara égyptien. Soleiman a rencontré plusieurs connaissances, pas personnelles, bien entendu, mais des amis d’un ami de l’ami d’un tel, rencontré à Damas ou Haïffa. Notre table est prise d’assaut par toute cette sorte de gens sans métier défini, qui encombrent toutes les gares orientales. Quand notre train est là, vingt amis de fortune nous passent nos valises, nous escortent jusqu’à notre wagon, nous font des gestes d’adieux d’isolés comme à des amis de toujours.
Il est minuit, nous sommes morts de fatigue et nous n’avons qu’une idée, celle de nous coucher. Je laisse à Soleiman le soin de choisir un hôtel ; il a tout de suite trouvé le moyen de se faire accoster par un espèce de drogman qui a immédiatement repéré le ménage à exploiter. Mon mari, Arabe, flatté de tant de considération, se confond en salamalecs. Je peux renvoyer cet importun, mais Soleiman lui a déjà demandé de nous conduire dans un bon hôtel.
Évidemment, ce racoleur de minuit ne peut nous conduire que dans un bouge, mais l’hôtel est là, presque en face de la gare, et nous entrons dans l’hôtel Abassiade, dont la façade, camelote en bois, peinturlurée, séduit particulièrement mes compagnons.
Nous demandons à un vieux Turc, qui bâille et s’étire, une chambre à deux lits. Nous suivons ce gros poussah qui nous demande un prix ridicule pour deux grands lits en fer avec un seul drap et une couverture en laine rouge, dure et rugueuse comme celles des chevaux de nos campagnes. Nous nous arrangerons demain avec le patron, pour le moment il faut dormir et s’étendre, nous ne pouvons souhaiter de meilleure volupté.
Le lendemain, je me présente à la compagnie de navigation dès l’ouverture des bureaux. Un employé fort aimable m’apprend que les renseignements de Jérusalem sont faux, il n’y a pas de bateau le 29. Le prochain courrier partira vraisemblablement le 3 ou le 4, en l’espèce un bateau de marchandises, arrivant à Djedda le 9 à l’aurore, ce qui nous permettra de gagner la Mecque avant midi.
Je suis navrée à l’idée de passer trois jours ici, alors que j’aurais si facilement pu rester à Jérusalem, en compagnie de mes charmants amis de fortune.
Les journées sont interminables, je fuis le plus possible cette horrible chambre et la promiscuité de Soleiman, quoique Suez ne soit pas une ville très gaie.
Je passe sans cesse à la Compagnie de navigation habillée à l’Européenne ; ne voulant pas dévoiler mes projets je demande, d’un air dégagé :
— Je viens, vous le savez, chercher les billets de ce pauvre Arabe qui n’arrive pas à se débrouiller tout seul et qui veut partir au pèlerinage avec sa femme bédouine.
On me demande régulièrement si ce n’est pas plutôt pour moi qui veux partir avec lui. Je simule l’étonnement en répondant :
— Vous n’y pensez pas ! Une Européenne ne peut entrer dans ces pays !
Le lendemain matin, dès 5 heures, nous sommes, Soleiman et moi, sur le quai d’embarquement, entourés d’Hindous aux longues robes de couleur comme des ombres de pastels, se mouvant dans ce matin rose. Une conversation s’engage entre Soleiman et eux, toujours sur les mêmes sujets :
— Où vas-tu, d’où viens-tu, comment t’appelles-tu ?
J’ai définitivement repris mon costume de musulmane, et sous mon voile j’aperçois l’entourage de Soleiman et je remarque que, de temps à autre, un des Hindous quitte le groupe discrètement pour disparaître derrière les hangars de la Compagnie. Une fois s’explique aisément, mais dix, en l’espace d’une heure, semble incroyable. Je m’approche de Soleiman, je lui chuchote à l’oreille la curiosité qui me taquine. Il m’apprend que les Hindous tiennent leurs femmes et leurs enfants à l’abri de la circulation et surtout des regards indiscrets des hommes. L’un d’eux, très gentiment d’ailleurs, m’offre de me joindre à elles. Pauvre homme, il se fait bien des illusions sur mon compte. Le jour s’installe définitivement en quelques minutes après ces hésitations de demi obscurité matinale.
De grands bateaux aux destinations inconnues défilent à l’indienne comme des cygnes sur un lac, lentement, posément, comme si la traversée du canal de Suez était un rite sacré. Les autorités du port expliquent simplement qu’il est une consigne de vitesse à respecter pendant cette traversée de peur d’ébouler les bords par des vibrations trop violentes. Ces silhouettes aux mouvements prudents n’en restent pas moins impressionnantes dans ce ralentissement de leur puissance.
Un Hindou d’allure et de costume particulièrement frappants se joint à notre groupe. Il est mince, mince à désespérer et d’une telle taille que l’on pourrait croire que tout ce qui lui manque en largeur s’est porté en hauteur. Ses doigts semblent quelque gigantesque araignée posée au bout de ses manches. Son physique, déjà très bizarre, est encore accentué par une longue redingote bleue de roy à boutons d’or fermée sur des pantalons bois de rose, d’où dépasse une incroyable paire de souliers rouge sang assortie au tarbouche de même couleur, piqué sur une tête de condor au crâne complètement rasé.
Ce costume ne serait guère étonnant au milieu de tant d’autres aussi extravagants s’il n’était enfilé sur ce physique extraordinairement marquant. Mon regard se pose sur lui à chaque instant, consciemment ou inconsciemment, une espèce de fluide magnétique m’attire vers cet homme au physique étrange et planté comme un échalas sur le quai-jetée du port de Suez.
Je m’énerve et m’impatiente en attendant d’embarquer. Ces heures d’attente sont épuisantes. Enfin vers 10 heures une launch arrive, battant pavillon italien, et accoste au quai devant nous. Soleiman répète comme un perroquet :
— Launch Dandolo.
N’ayant entendu que ce mot depuis une heure, il croit faire l’important en le prononçant sans arrêt, sans même savoir ce que cela veut dire. Une fois de plus, il est complètement ridicule.
Nous laissons toute la foule hétéroclite sur le quai et nous nous embarquons, les quelques Hindous, Soleiman et moi.
De bagages, à vrai dire, il n’y en a pas : c’est plutôt un déménagement de romanichels. On coltine d’énormes ballots cousus et une multitude de petits sacs d’étoffe et de paniers, contenant toute une batterie de cuisine, un primus, des casseroles noires de fumée ; toute cette ferraille chante la pauvreté en s’entre-choquant, pendant que nous franchissons la passerelle qui nous conduit à bord.
On nous parque comme du bétail à l’avant, dans un amoncellement de toiles puant la graisse et le goudron, de vieux cordages, des treuils mouillés, etc.
À peine une place pour s’accroupir sur cet étroit campement qui doit nous servir de logis pendant quatre jours de traversée. Soleiman me conseille de me joindre aux femmes. J’engage une conversation des plus pénibles avec l’une d’elles. Nous ne nous comprenons pas, mais nous faisons des efforts surhumains pour essayer de nous entendre. Je saisis toutefois que l’une d’elles s’appelle Zeïnab, j’ai l’impression de retrouver dans cette simple appellation un être déjà vu et je me sens presque en tendresse avec cette femme.
Elle est grande, au teint mat, aux yeux perçants et chassieux, elle est enveloppée dans un sari noir brodé d’or, sale, dégoûtant, effiloché dans le bas et gris de poussière. Elle cache son enfant, un espèce de paquet sordide dans un amoncellement de chiffons. À une réponse affirmative que je faisais à une de ses phrases incompréhensibles, elle me le dépose sur les genoux. J’ai horreur des bébés au maillot, surtout quand ils sont sales et malodorants. Je m’arrange à le rendre tellement inconfortable qu’il se met à hurler au bout d’un instant, et je le repasse à sa mère avec empressement. Mais les maris accourent. Ils viennent d’apprendre que ce n’est point le bateau de Ceylan et la cargaison complète défile de nouveau en dégringolant la passerelle.
La traversée de la mer Rouge
Le Dandolo s’ébranle enfin doucement. Partie… je suis partie… Il reste maintenant à débarquer après avoir eu tant de mal à embarquer. J’ai une confiance illimitée dans ma chance, tant qu’il y a une possibilité de réussite, je m’attache à l’aventure, sans même en mesurer les conséquences, persuadée que je réussirai.
Nous quittons le canal pour entrer dans la mer Rouge et Suez s’enfonce au loin, bien vite effacé de mon souvenir.
Mme d’Andurain a revêtu définitivement le costume musulman
Je m’efforce de ne pas me rattacher au passé ; toutes mes forces restent tendues vers l’avenir. Je vis le présent et je commence à vivre intensément le futur.
Notre bateau est un simple cargo ; on nous a prévenus à la Compagnie qu’on ne nourrissait pas les voyageurs à bord. De plus, nous sommes seuls passagers et sur un pont de troisième, excepté l’Hindou, qui a une couchette en première classe, mais il vivra tout le temps avec nous. Je me suis donc munie en conséquence de quelques boîtes de conserves, de lait concentré, d’eau minérale, de confiture, de fromage, de biscuits et surtout de boîtes de cacao pour mélanger à l’eau pendant la traversée du désert.
Je recommande à Soleiman d’être très sobre, moi-même je ne tiens pas beaucoup à manger, cela nous fera le plus grand bien.
Le prophète n’a-t-il pas institué le jeûne du Ramadan par raison d’hygiène ?
La personnalité de l’émir Soleiman s’accommode assez mal de cet état de choses, lui qui, à plusieurs reprises, m’a fait d’innombrables allusions pour que nous voyagions en première, ainsi que son rang l’impose.
Nous ne sommes que quatre à passer nos nuits sur le pont : Soleiman, moi et deux Arabes répondant aux noms d’Ahmed et de Mohamed.
Ahmed Musleh est un petit Yéménite, sec, d’une vitalité extraordinaire, alliée à une malice peu commune. Son passeport indique qu’il a été « sailor ». Il arrive de Chine, de Londres, de New-York. Il a été partout, a tout vu, tout retenu ; pour un peu, il commanderait le bateau. Il donne des conseils aux matelots du bord, quoiqu’ils ne soient pas suivis, on les écoute toujours avec intérêt. Il parle une langue mélangée, tantôt arabe, du Yémen, tantôt un charabia anglais, dans lequel il introduit quelques mots de tous les pays où il a passé.
Soleiman ne comprend rien, tandis que l’Hindou et moi en saisissons parfois le sens. Son costume est non moins bizarre. Une pièce entière d’étoffe blanche est enroulée sur sa tête en un volumineux turban. Un drapage savant enveloppe son buste, retombe en plis harmonieux jusqu’aux genoux, caressant voluptueusement sa démarche à chaque pas.
Des chaussures à bouts carrés en velours rouge, d’origine chinoise attirent l’attention sur l’activité infatigable de ses pieds. C’est ainsi que j’ai remarqué ses innombrables allées et venues sur l’échelle d’embarquement, portant un demi-mouton sur ses épaules nues, des sacs de légumes, du thé et toutes les provisions dont pouvait avoir besoin l’Hindou qui l’avait chargé de toutes ces commissions.
Nous sommes plutôt traités en indésirables sur le pont de ce bateau où rien n’est prévu pour ces quelques pèlerins retardataires. On nous évacue d’un côté puis de l’autre, suivant les exigences de la manœuvre. Le départ exécuté, on nous assure un asile fixe, sur des planches non jointes, qui recouvrent le trou de cale de la proue. Une grande tente en toile grise nous met à l’abri des insolations. Ce n’est évidemment guère confortable, mais j’avais prévu le pire et je m’accommode aisément de n’importe quelle situation. J’ai eu la perspective de cette vie en commun avec ces Arabes mitigés, sous une tente en pleine mer Rouge.
La cohabitation s’annonce possible, je remédie un peu à la dureté du sol en prenant pour matelas une des habayes neuves du trousseau de mariage de Soleiman. Nous nous mettons d’un côté, entre nos deux valises, tandis que deux Arabes s’allongent en face. Nous étalons nos provisions, j’enlève mon voile et je m’accroupis comme mes camarade ; toute la traversée se passera ainsi, à cette même place, étendue pour la nuit ou la sieste, ou accroupie pour les repas et d’interminables conversations religieuses avec l’Hindou.
J’aime ce voyage qui ne ressemblera pas à mes précédents, entre gens du monde dans un salon, au bar, sur le deck, à écouter l’orchestre, à éplucher des sentiments artificiels.
Changer… c’est se créer un bonheur, ou du moins un espoir de bonheur. Le pire ennui de la vie réside dans la monotonie.
Ahmed, le premier, interrompt mes réflexions en nous offrant une tasse de thé, consacrant par ce geste la fonction de cuisinier, maître d’hôtel, qu’il conservera pendant tout le voyage. Ce thé est servi dans une énorme tasse chinoise bleue et blanche, souvenir d’une de ses équipées autour du monde. Elle semble contenir deux litres au moins et sa provenance m’illusionne peut-être sur la saveur de ce thé, dont le goût me paraît délicieusement chinois.
Ahmed me porte cette tasse en murmurant :
— Zeïnab, signifiant ainsi avec cette simplicité arabe et leur générosité de cœur, que nos relations seront dorénavant semblables à celles des membres d’une même famille, suivant la devise de l’hospitalité arabe. Ce qui est à moi est à toi.
Une ombre transparente s’arrête devant moi, salue d’un noble geste au front, puis s’accroupit en face sans hâte, mais sans effort.
C’est l’Hindou, plus mince et plus long que jamais, vêtu d’un simple voile blanc enroulé sur son corps. Ses mains semblent encore plus longues, plus irréelles, ses pieds sont semblables, il se met à les caresser ; je ne puis détacher mes yeux de ses gestes sans pouvoir exactement démêler si cette fascination qu’il m’inspire est provoquée par l’étonnement, la curiosité ou l’admiration. Un mélange des trois probablement. Il se met à parler de Dieu d’une voix douce, lente, mais sans mollesse, avec une telle conviction que sa foi devient pénétrante par l’accent dont il prononce chaque mot. Il parle de sa religion, comme s’il décrivait le plus beau paysage du monde ; il émane de ses mots une sensation physique d’harmonie, de douceur, de repos, de tranquillité, de certitude, qu’aucun autre missionnaire religieux n’a jamais su provoquer en moi.
Notre petit groupe musulman faisait ses prières en commun en se prosternant sous la tente. L’Hindou officie en prononçant les prières classiques que nous répétons à sa suite, tandis qu’Ahmed récite d’autres prières avec une fantaisie incroyable. Il y mêle des glouglous et des intonations toutes spéciales, ces variations sont si comiques et si inattendues que j’ai beaucoup de mal à ne pas éclater de rire.
Mohamed, le silencieux de la bande, murmure le Coran toute la journée. En dehors de sa lecture à voix basse je n’ai jamais entendu le son de sa voix. L’équipage, probablement peu habitué à ces démonstrations religieuses, nous contemple avec un certain mélange de respect et d’ironie.
Je ne cachais pas à Soleiman combien je regrettais de ne pas avoir épousé un homme vif et débrouillard comme Ahmed, ce qui lui causait un très apparent dépit.
Les soirées se passaient en longues discussion religieuses jusqu’à l’heure du sommeil.
On comprit bientôt à bord que je n’appartenais pas à la même classe que Soleiman. Les officiers et les marins découvrirent que j’étais Française et ils se mirent à lier conversation avec moi. Au début ils me parlaient en cachette, par crainte du fanatisme arabe, mais, petit à petit, ils comprirent qu’il y avait un accord entre Soleiman et moi et ils poussèrent la gentillesse jusqu’à m’offrir la salle de bain du commandant. Mon mari arabe, avec ce sans-gêne qui le caractérisait, voulait en user aussi. J’eus beaucoup de mal à lui faire comprendre que sa place était sur le pont et que j’entendais qu’il la gardât. Il faisait partie de ces gens qui au moment même où ils profèrent un mensonge le considèrent comme la vérité, tellement habitué à sa nouvelle personnalité d’émir, il ne pouvait s’empêcher de croire que tous les égards lui étaient dus.
Il y avait également à bord le directeur des salines de Masseuva, qui rentrait en Érythrée italienne, et avec lequel je causais souvent en espagnol, à défaut de la langue italienne que j’ignore. Lui aussi trouve, de parti pris, Soleiman effrayant, sauvage, dangereux. Comme il déclare s’intéresser à moi, il insiste vivement pour que je lui écrive jusqu’à ce que je lui en ai fait la promesse.
— Voici mon adresse, me dit-il. Si dans quinze jours je n’ai pas de vos nouvelles, je serai convaincu qu’on vous aura tuée.
Le dernier jour, avant l’arrivée à Djedda, Ahmed s’occupe de nos costumes de pèlerins ; les bagages de l’Hindou sont d’une richesse inépuisable. Il y trouvera pour Soleiman, et pour lui-même, ma serviette-éponge qui doit ceindre les reins et couvrir l’épaule gauche en laissant nue celle de droite, ainsi que le reste du corps, y compris la tête et les pieds.
Le pèlerin mâle, avant de revêtir l’irham, tenue de pèlerinage, doit se raser, se couper les ongles et s’ablutionner tout le corps. Dans cet état de pureté le pèlerin ne doit plus avoir aucun rapport sexuel, ni serrer la main d’une femme, il ne doit plus se raser, ni couper ses cheveux et ses ongles, ni tuer un animal, même le plus petit insecte qui le dévorerait, ni même cueillir un brin d’herbe ou arracher une feuille. Dieu ayant donné vie, l’homme n’a pas le droit de la supprimer.
Dans l’akaba, lieu sacré par excellence, il est défendu de chasser une mouche qui se poserait sur le visage.
Les femmes sont entièrement couvertes de la tête aux pieds d’un linceul blanc avec juste deux trous pour les yeux.
Ahmed déniche dans les valises de l’Hindou une pièce de cotonnade, j’en fais un sac dans lequel je perce deux trous avec mes ciseaux.
Mes compagnons s’informent de ma tenue, je leur réponds qu’elle est prête, mais ils veulent la voir ; je la passe, ils la déclarent inconvenante, le bas ne balayant pas la poussière, ainsi qu’Allah le veut. J’avais raccourci mon sac de dix centimètres au-dessus du sol, pour mieux marcher. Je lui rends alors toute sa longueur et il faut tout simplement boucher les deux petits trous et en tailler deux autres beaucoup plus haut. Comment marcherai-je ? Mais la volonté de Dieu compte plus que mon confort personnel.
À l’aurore nous apercevons les bouées flottantes indiquant que nous entrons dans la zone du pèlerinage, les prières commencent. Mes camarades adressent à Dieu la plus vibrante des actions de grâce pour la faveur incommensurable qu’il leur accorde en leur permettant d’accomplir ce pèlerinage.
Comme il n’y a rien à faire ni rien d’intéressant à voir à Djeddah, nous décidons de prendre une auto à nous cinq pour partir immédiatement à la Mecque, car il n’y a pas un instant à perdre si nous voulons arriver à temps pour la journée sacrée d’El Arafat.
Une réception imprévue à Djeddah
Il est 5 heures du matin, le bateau stoppe en pleine mer Rouge, à quelques kilomètres des côtes. Nous apercevons Djeddah, toute blanche, formée d’une accumulation de maisons les unes plus penchées que les autres, semblant jouer à un fantastique jeu d’équilibre. Ce qui frappe d’abord dans la silhouette architecturale de l’ensemble ce sont les façades surchargées de moucharabiehs en bois des îles. Ces bois ont été apportés par les javanais, qui paient ainsi les frais de leur pèlerinage. Ces hautes masses ajourées s’allongent en façade sur la mer, dans un paysage complètement plat. Pas un arbre, pas le moindre herbe même desséchée, le désert, limité par quelques collines à l’horizon, derrière lesquelles se cache la Mecque.
Une vue de La Mecque, où Mme d’Andurain espérait se rendre à son débarquement à Djeddah
La mer devant Djeddah offre, au moment du pèlerinage, un aspect inattendu. Toute une flotte de paquebots internationaux est ancrée au large, transformant en un grand port éphémère cette rade déserte le reste de l’année. Des Soudanais, des esclaves noirs de toute origine, Berbères aux yeux bleus, Hindous, Javanais, peuples des confins du monde jaune, toute la gamme des races qu’enferme le monde musulman est représentée là, prête à fondre ses couleurs dans un acte de foi commun.
À quelque cent mètres de la côte, une grande carcasse de bateau brûlé rappelle la catastrophe de l’Asia. Ahmed Musleh, en grimaçant, essaie de nous impressionner en nous racontant que les officiers français qui le commandaient avaient été exécutés sur l’ordre d’Ibn Séoud, comme responsables de la mort de centaines de pèlerins.
Ce renseignement s’est toutefois trouvé démenti par la suite. Tous les musulmans du bord sont unanimes à louer la puissance et la justice d’un roi si sévère, et l’on entend Soleiman profitant d’un silence pour dire :
— Ces chiens de Français qui font brûler des pèlerins méritent bien les pires châtiments.
Je pense qu’il essaie de racheter la mauvaise impression qu’a pu produire son mariage sur ses compagnons fanatiques[6].
Une vedette à moteur vient se ranger contre le Dandelo, amenant le capitaine du bord et un médecin, le docteur Yaya, pour effectuer les formalités d’usage. Ils sont tous les deux en robe de tussor et kéfié de voile, d’une blancheur éblouissante. Des escarpins vernis, une chaîne d’or viennent compléter cet ensemble cossu. Ils donnent une étonnante impression d’aisance et de raffinement.
Les formalités terminées, le commandant appelle les pèlerins sur la passerelle, les hommes passent d’abord, puis moi, seule femme, à une certaine distance derrière eux. Les deux chefs donnent l’ordre d’embarquer dans la vedette et je m’accroupis à l’avant du bateau, un peu à l’écart, heureuse de commencer enfin mon voyage. Le docteur Yaya se met à interroger.
— Comment t’appelles-tu ? D’où viens-tu ? Es-tu marié ? Est-ce ton premier pèlerinage ?
— Non, répond Mohamed, je rentre à la Mecque, ma ville natale, pour finir le reste de mes jours en prières.
L’Hindou, toujours en extase, répond à peine, quoique très poliment, aux questions qu’on lui pose. Les autres sont plus loquaces, mais, bien entendu, celui qui fait le plus d’esbrouffe est Soleiman. J’entends mal ses réponses, assourdies par le bruit du moteur ; j’en perçois toutefois une qui me bouleverse :
— Je viens de me marier avec une Française que je ramène de Syrie.
Le docteur lui demande s’il pense que je pourrai m’habituer à la vie d’Oneiza :
« Bien sûr, il le faudra, elle doit me suivre partout.
Je fais mine de n’avoir pas entendu, n’ayant qu’un désir, celui de passer inaperçue.
Le docteur Yaya se tourne vers moi et, dans un français impeccable :
— Vous êtes Française ?
— Oui.
— Pensez-vous rester longtemps dans ce pays ?
— Oui s’il me plaît, mais je viens surtout pour le visiter et faire la connaissance de mes beaux-parents. Je resterai de trois à six mois au plus.
— Mais comment supporterez-vous cette vie ?
— Je pense qu’elle n’est guère différente de celle que j’ai menée en Syrie, sous la tente, avec les Bédouins. J’adore la vie primitive et patriarcale.
— Comptez-vous accomplir le pèlerinage ?
— Oui, c’est un grand bonheur pour moi, à peine musulmane, d’approcher du sanctuaire d’Allah et d’y recevoir ses grâces. Je serai fière de porter bientôt mon titre de Heddje Zeïnab.
Yaya se renferma dans cette impassibilité coutumière des Arabes, si déconcertante pour les Européens.
Nous débarquons, enfin, après avoir franchi ces deux mille en raclant continuellement les bancs de coraux qui interdisent aux navires l’accès de la côte. L’hélice s’arrête, on accroche un récif et on repart, on a plus l’impression d’une attraction de Luna-Park que d’un voyage réel en bateau.
Nous débarquons dans le bâtiment de la douane, le docteur Yaya me demande avec courtoisie de le suivre, tandis que les hommes m’attendent pour prendre le chemin d’El Arafat. Nous montons une série de petits escaliers de bois peint en vert qui nous amènent dans une grande salle meublée d’un bureau sur lequel est posé un téléphone. On pourrait s’étonner de trouver une telle marque de civilisation dans un pays aussi primitif. Le principe du roi est de prendre au progrès les inventions de première utilité. Il est ennemi de la civilisation en elle-même, la considérant comme un encouragement au vice et au sybaritisme. Il a donc, en fonction de ce principe, supprimé toute source de plaisirs artificiels, comme l’alcool par exemple. On pourrait s’étonner qu’une telle prohibition soit rigoureusement respectée, sans aucune tentative de fraude. Il s’est pourtant trouvé quelques cas d’indigènes surpris buvant de l’arak, mais une punition de six mois de prison corsés de cent coups de bâton le premier de chaque mois a découragé les plus entreprenants. Nous concevons difficilement que ces habitants n’aient même jamais vu d’autre boisson alcoolisée et ignorent même la couleur du vin, dont ils parlent comme nous des drogues. Il est curieux de constater que des mesures aussi sévères soient acceptées par l’ensemble d’un peuple chez lequel le maintien d’une morale individuelle exemplaire ne peut être dû qu’à un système d’oppression.
Peut-être y a-t-il un certain atavisme dans l’idée même du bien, développée par ces lois, semblables à l’influence de générations, d’éducation très stricte sur un être affranchi par instinct ou par raisonnement de toutes conventions et de tous préjugés.
Je m’attends à passer une visite médicale et ne m’inquiète pas sur mon sort. J’essaye de limiter ma conversation avec le docteur Yaya de manière à éviter tout faux pas. Il reste assis, impassible, derrière son bureau, non sans m’avoir offert le traditionnel café et thé.
Les Arabes n’étant jamais pressés, j’attends patiemment son bon vouloir. Au bout d’un moment, comme rien ne se passe, je lui offre de me déshabiller… mouvement de surprise vite réprimé, mais je lui demande prestement, pour éviter l’équivoque, de bien vouloir examiner mes vaccins car mes compagnons m’attendent pour commencer immédiatement le pèlerinage.
Il m’offre, avec un sourire, une autre tasse de thé, que je refuse, et m’annonce d’une voix calme et irritante qu’il craint de ne pouvoir me laisser partir. Je lui demande la raison de ce refus et il me répond :
— Parce que tu es Française.
— Mais non, je suis Nedjienne et musulmane et par mon mariage j’ai le droit de suivre mon mari partout.
— Tu as raison, mais la loi oblige tout nouveau converti à pratiquer pendant deux ans l’islam avant d’entrer à la Mecque.
— Oui, mais je suis Nedjienne et je peux aller à la Mecque sans même être convertie.
Tout en parlant, il téléphone au sous-gouverneur qui, en bon sujet d’Ibn Séoud, ne peut prendre aucune responsabilité, le roi et les ministres et l’émir de Djeddah ayant déjà quitté la Mecque pour la montagne d’El Arafat où il est impossible de les joindre pendant trois jours.
La conversation finie il m’annonce avec calme que le sous-gouverneur s’oppose formellement à mon départ, et qu’il est le seul personnage qui aurait pu l’autoriser.
— Tes camarades sont d’ailleurs partis pour la Mecque, ton mari voulait rester pour ne pas t’abandonner, mais on l’a contraint de partir.
— Le sous-gouverneur doute évidemment de ma foi et son interdiction est légitime puisqu’un seul infidèle faufilé dans ces milliers de « hedjjé »[7] annule les grâces du pèlerinage pour la totalité des pèlerins.
Je ne vois d’autre ressource que de demander le consulat de France ; m’étant pourtant bien juré de me passer de son concours et sachant très bien que le devoir de tout bon fonctionnaire est d’arrêter les fantaisies de ses compatriotes pour éviter toutes les complications qui pourraient en résulter.
Je demande donc à Yaya de bien vouloir me faire conduire au consulat.
— Jamais, me répond-il, tu es musulmane, tu ne dois plus avoir de rapport avec ces gens-là.
La gaffe ! Zut ! Je demande alors d’aller à l’hôtel, ne sachant plus qu’inventer pour recouvrer ma liberté, mais le docteur ne l’entend pas de cette façon.
— Une femme musulmane ne peut aller seule dans un hôtel.
Je m’enferre de plus en plus et je sens que je choque horriblement ce pauvre homme, mais tant pis.
Je lui demande où je peux aller puisque tout m’est interdit ; il me prie d’attendre un instant et recommence à téléphoner. Je ne comprends pas très bien la conversation et surtout à qui elle s’adresse. J’arrive toutefois à saisir qu’il cherche un harem pour me loger. Il m’annonce en effet que la famille du sous-gouverneur est là et qu’on va m’amener chez lui.
On me donne une escorte et nous partons à travers un dédale de petites rues en terre battue, très sombres, très étroites, désertes. Il y a en effet très peu de circulation à cette époque, toute la population étant au pèlerinage. Toutes les boutiques sont fermées, le commerce et la pêche elle-même sont arrêtés pendant ces dix jours.
Nous arrivons devant une porte monumentale, encadrée de deux lanternes semblables à nos réverbères, mais pendues au mur. La porte est grande ouverte comme dans toutes les maisons arabes de Djeddah. Une nuée d’esclaves et de domestiques sont accroupis à attendre le visiteur. Ils sont tous vêtus de couleurs vives, la coupe des robes est des plus variées, les unes sont courtes aux genoux, les autres traînent jusqu’à terre avec de larges manches évasées ; pour travailler ils en nouent les deux extrémités, qu’ils passent par-dessus leur tête sur leur cou, dégageant ainsi leur avant-bras. Leur tête est rasée et couverte soit par un kéfié, soit par un petit bonnet de toile blanche minuscule semblable à un petit pain de sucre posé sur l’occiput, où il tient par miracle.
Dans la maison, le sous-gouverneur m’attend debout sur une marche, habillé de blanc, avec un kéfié de voile uni, tel qu’on le porte au Medjaz, tandis qu’à Bagdad, par exemple, ils sont en tissu blanc avec des carreaux rouge ou noirs en relief, dans chaque région la couleur et le tissu diffèrent. Il a de grosses boucles noires qui encadrent sa figure au teint net très brun, un air doux et sournois, une de ces douceurs enveloppantes pleine de fausseté qui n’annonce rien de bon.
Sans une parole, d’un simple geste, il m’indique l’escalier en me faisant signe de monter. J’obéis, à quoi bon protester ? Les marches sont très hautes et très raides et aboutissent dans une petite pièce fermée par un moucharabieh. Je m’affale à côté d’une grosse femme et voici qu’on m’enferme dans un harem.
Le harem
C’est une pièce sans meuble ; seule une espèce de grande marche devant le moucharabieh, recouverte d’un vieux tapis, sert de divan. Des niches de tous les côtés dans lesquelles sont empilées des couvertures et rangés de minuscules verres à thé, la coutume du Hedjaz étant de boire le thé dans ces récipients.
La grosse femme incline la tête dignement, se touche le front en me disant quelques mots auxquels je ne réponds pas. Elle veut me faire enlever le sac blanc qui me recouvre complètement, je résiste tout d’abord, puis je cède.
Il est à peine 10 heures du matin, quelques esclaves femmes entrent, elles me montrent du doigt, vient même me toucher comme une bête curieuse pour bien voir si je suis une femme comme les autres. Elles parlent entre elles bruyamment, dans un arabe si différent de celui de Syrie que je n’en comprends, pour ainsi dire, pas un mot. Le temps me paraît interminable, j’attends, Dieu sait quoi. D’ailleurs j’ai très mal à la tête et je meurs de faim. Vers 3 heures on m’apporte une assiette avec quelques herbes vertes nageant dans un liquide gras et aigre absolument immonde. Il m’est impossible de rien avaler malgré ma faim. Le thé, par contre, est toujours exquis et j’en bois chaque fois que l’on m’en offre.
La grosse femme me dit, toutes les cinq minutes, comme un refrain, l’expression arabe la plus répandue :
— Enta mabsout ? Ana mabsout. ( Es-tu contente ? Si tu es contente je suis contente.)
Je commence par ne pas répondre, puis, exaspérée, je lui dis :
— Mais non je ne suis pas contente, j’ai mal à la tête, on m’a séparée de mon mari et je ne peux pas aller au pèlerinage.
— Malesh[8], me répond-elle, je suis encore plus fâchée que toi, voilà dix ans que je n’ai pas manqué une seule visite aux lieux saints, mais cette année, mon devoir était de rester, mon gendre ayant gardé sa femme.
Elle m’explique, avec des mines importantes, qu’elle est la belle-mère du sous-gouverneur Ali Allmari, mais comme il a déjà « perdu » quatre de ses femmes elle n’ose jamais quitter sa fille.
Elle tient surtout à me faire sentir son mépris d’abord pour Djeddah, cette ville misérable sans confort, sans cinémas, sans photographes, alors qu’à Bassorah, son pays d’origine, elle a connu tous ces raffinements. En effet, suivant les préceptes du roi, aucune distraction n’est autorisée au royaume Nedj. Par respect de la religion de Mahomet, dont une phrase du Coran condamne toute représentation matérielle de la nature, la photographie est interdite[9].
Ma grosse amie m’apprend qu’elle s’appelle Kadija, mais on la surnomme Set Kébir[10], elle descend du chérif et en est si fière qu’elle insiste sur cette origine par trois fois.
Je lui réponds d’un petit air amusé que je comprends qu’elle est de grande noblesse. Satisfaite, elle explique sa parenté avec Ali Hussein l’ex-roi du Hedjaz.
Après les esclaves, ce sont les femmes du harem qui viennent me contempler. La fille de Set Kébir, en tête et en robe de mousseline blanche à rayures satinées. Les mains, très soignées, sont passées au henné, les cheveux très pommadés tombent en longues tresses des deux côtés de la tête. Elle me donne la main, la porte à son front et la baise, suivant la formule de politesse hedjazienne. C’est Fakria, la femme du sous-gouverneur, une belle fille de seize ans, mariée depuis huit ans. Derrière elle, sa petite fille de six ans la suit, tenant par la main les deux petites filles d’une épouse morte. Elles ont toutes un air chétif, et la peau diaphane des gens qui ne voient jamais le soleil.
Moussny termine le cortège d’une démarche gracieuse ; c’est une charmante négresse mince, particulièrement bien faite au milieu de ces monstres de graisse. Elle porte le costume d’intérieur, un petit gilet très serré sur les reins, en mousseline de coton, laissant voir des seins ravissants, des pantalons bouffants dont toute l’ampleur est ramenée sur le derrière. Elle a l’air vif et intelligent et surtout très fière de sa supériorité sur les autres esclaves. Comme elle est le résultat d’une faiblesse du sous-gouverneur pour une négresse, de ce fait même elle a droit aux mêmes égards que les autres filles du harem.
Toutes ces femmes me fixent avec un sans-gêne incroyable, me discutant entre elles :
— Comme elle a de petits yeux !
— Ses mains sont minuscules !
— Comme elle a une peau blanche !
— A-t-elle le cœur musulman ?
Des voisines qui se sont jointes au groupe les incitent à douter de mon cœur. Elles mettent une insistance lascive à palper mon corps, je les repousse avec tant de dégoût que, plus tard, je casse le poignet de l’une d’entre elles, la voisine Selma.
La journée s’achève lentement, je suis exténuée et je demande à me coucher, Set Kébir m’indique le sol, du geste d’une hôtesse qui vous montre votre chambre à coucher, mais quel misérable confort, un mince tapis usé et poussiéreux. Elle me donne quelques couvertures et je m’allonge tandis que les autres femmes en font autant, où se mettent en groupe dans un coin, pour bavarder toute la nuit à la lueur d’une petite lanterne à pétrole qui brûle comme une veilleuse d’hôpital.
À 2 heures du matin, ainsi que le fait tout l’Islam, Set Kébir fait sa première prière et ses ablutions. Je ne bouge pas.
Je me réveille à l’aube, toute meurtrie, la tête lourde et me sentant plus fatiguée que la veille. À 9 heures les esclaves apportent « l’el fatour », le petit déjeuner composé de pain fait à la maison, c’est-à-dire une espèce de galette ronde légèrement levée, faite avec de l’eau de mer et de la farine d’orge, du fromage blanc de chèvre, aigre et sale ; les lettres du journal qui l’a emballé se sont imprimées dessus. Puis des oignons et des poireaux crus avec leur racine et leurs tiges vertes, que l’on mange en commençant par le haut, des haricots blancs couverts de cet horrible semen (graisse de mouton rance) terminent ce repas varié.
Je goûte chaque plat, mais il m’est impossible d’avaler toutes ces horreurs. Je demande ensuite à me laver, Fakria déclare gentiment que le hammam commun n’est pas assez convenable pour moi et me fait monter dans le sien où est préparé un seau d’eau de mer et un d’eau douce, avec le petit bol nécessaire pour s’arroser le corps. L’eau qui a touché les parties inférieures ne doit jamais venir en contact avec les parties supérieures du corps. Je dois, suivant la loi musulmane, me verser de l’eau sur les épaules, puis sur le ventre, puis sur les cuisses, puis sur les pieds. On imagine aisément combien il est difficile de se laver dans ces conditions.
En revenant des ablutions Sed Kébir me dit :
— Il paraît que tu as de nouveau péché.
Je lui demande pourquoi, et elle me répond :
— Une esclave t’a observée par la lucarne de la porte et tu ne t’es pas lavée suivant les gestes rituels et surtout tu n’es pas épilée. Comment est-ce que ton mari peut tolérer cela, tu n’es pas une vraie musulmane.
Ce sont des apostrophes d’indignation et je comprends que je les ai scandalisées au maximum.
Elles décident de réparer ce blasphème.
Le cri du harem
L’eau douce est presque une denrée d’importation à Djeddah ; comme il n’y en n’a pas une goutte, le roi a fait installer des machines à distiller l’eau de mer, achetées à l’étranger, et l’un des rares progrès de la civilisation qu’il reconnaisse. Vu les frais de fabrication, cette eau est vendue dans des tanakés (bidon d’essence) contenant 18 litres. On vous les apporte le matin, comme le laitier nous apporte le lait en France, on les verse dans des réservoirs placés à l’entrée de chaque harem. La note se paye à la fin du mois.
Une rue de Djeddah : on remarque l’étroitesse de celles-ci et l’inclinaison de toutes les maisons
Ma toilette terminée, Fakria me fait les honneurs de la maison, qui est à peu près vide, la plupart des hommes étant au pèlerinage, ce qui nous permet de circuler librement.
Au rez-de-chaussée et au premier se trouvent de vastes salles pour les réunions d’hommes, « mejless ». Au deuxième, quelques pièces, sans un meuble, bien entendu, servent de chambres d’amis, suivant la formule si large de l’hospitalité arabe qui offre un toit même à des inconnus de passage. Au troisième c’est le harem. Le hammam se trouve également à cet étage. Aux quatrième, enfin, la chambre du sous-gouverneur, qui semble bien consacrer ainsi le sommet de la hiérarchie domestique qu’il représente.
Cette chambre est meublée avec un luxe inouï, un grand lit en fer avec sommier et matelas, sur lequel le sous-gouverneur couche sans drap, car s’il a un lit, il ignore la manière de s’en servir. Une armoire vient compléter ce mobilier. Enfin, au dernier étage, la terrasse sans laquelle une maison arabe ne serait pas complète. Elle joue un rôle immense dans la vie des femmes des harems, c’est le seul endroit où elles puissent se tenir à l’air libre et dévoilées ; elles servent également de trait d’union entre les harems. Les maisons sont si rapprochées que les femmes font la conversation entre voisines et même se passent des objets. Ces conversations ont également lieu, d’ailleurs, tous les matins à travers les moucharabiehs, les harems étant toujours aux mêmes étages des maisons de manière à éviter tout rapport entre hommes et femmes de maison à maison.
Au bout de deux jours, n’en pouvant plus d’être ainsi enfermée, je demandai à sortir sous le prétexte d’acheter des tissus pour m’habiller, car je n’avais aucun autre vêtement que la robe noire dans laquelle je suis arrivée, ayant décidé de me procurer mes costumes arabes au Hedjaz.
Set Kébir me répond calmement que les souks sont fermés, tous les commerçants étant à la Mecque. J’insiste tellement qu’elle me promet de me faire accompagner dès que l’esclave aura fini de balayer, mais ce travail terminé, elle me prie d’attendre que la vaisselle soit lavée, puis elle prétexte le déjeuner, puis la chaleur, puis, enfin, qu’il m’est impossible de sortir la nuit. Je me rends compte que je suis complètement séquestrée, ceci d’ailleurs sous le couvert d’une politesse parfaite, le propre même de l’éducation arabe.
Je songe bien à sortir inaperçue, mais je ne suis jamais seule une minute, de plus quatre ou cinq esclaves gardent toujours la porte d’entrée. Je désespère alors et n’attends plus que le retour problématique de Soleiman ; quelques jours après Set Kébir m’annonce que nous allons sortir ensemble. Tout en m’étonnant de cette décision, je vais trouver le sous-gouverneur pour lui demander de me procurer de l’argent hedjazien. Il me donne, contre quelques livres, une montagne de réals, chaque livre vaut, en effet, 20 réals, et chaque réal se compose de 22 krouschs 1/2. Le pouvoir d’achat de cette monnaie est relativement très élevé puisqu’un verre de thé ou un tanaké d’eau se paye une krousch et qu’un mètre d’étoffe en coûte environ deux ou quatre, ce qui permet de se faire une robe pour la somme de cinq à douze francs.
Nous sortons après avoir couvert nos vêtements d’intérieur d’une jupe noire et d’un petit collet de la même couleur qui couvre la tête et sert à tenir le double voile de crêpe georgette noir qui recouvre la figure, cette petite pèlerine tombe jusque sur les hanches et sert à cacher les mains, que l’on ne peut montrer sans commettre un péché. Naturellement j’oublie continuellement cette recommandation rituelle et je laisse pendre mes bras, ce qui indigne fort. Nous sommes escortées d’esclaves qui nous guident, car, bien entendu aucune des femmes ne connaît ce labyrinthe de petites rues. Puis nous quittons la ville par la porte de la Mecque et nous longeons la mer. Set Kébir me montre au loin une immense maison blanche, avec une véranda centrale et douze fenêtres de façade, munies de contrevents peints en vert, comme une maison européenne, la seule d’ailleurs à Djeddah. C’est Koseir El Ardar, qui appartient à Ali Allamari et sert de palais au roi quand il vient dans cette ville. Le mobilier, toutefois, est la propriété du souverain.
Nous y pénétrons par une immense porte cochère et nous traversons rapidement le bas de la maison, réservé aux hommes, suivant la disposition intérieure habituelle.
Nous arrivons, au premier, dans un grand patio aux murs peints en vert, de même que les colonnes ; le sol est dallé de carreaux noirs et blancs, très mal ajustés et contre lesquels je m’écorche continuellement car nous circulons pieds nus.
Les femmes m’entraînent immédiatement à la chambre à coucher royale pour me faire partager leur admiration pour la splendeur de l’ameublement, persuadées que je n’ai jamais rien vu d’aussi beau.
Je ne puis m’empêcher de rire en apercevant un lit en métal argenté, avec des ampoules électriques à la tête du lit, servant probablement au roi à se sourire à lui-même en se réveillant le matin. Un ciel de lit en même métal d’où pendent des rideaux de tulle à broderies mécaniques complètent cet ensemble digne d’une courtisane de bas étage. Le matelas, sans drap bien entendu, ajoute au ridicule de l’ensemble.
Dans un coin une grande armoire à glace en faux palissandre et une commode assortie aux chaises et fauteuils recouverts d’un velours peluche vert vif.
Nous passons ensuite à la visite de la chambre de l’émir Fayçal, fils d’Ibn Séoud qui, quoique portant le même nom que l’émir Fayçal, roi d’Iracq, n’a aucune parenté avec celui-ci. Elle est garnie d’un ameublement très nouveau riche. Une armoire avec deux glaces, un lit en bois verni en ronce de noyer, une commode, le tout couvert de décorations en bronze du plus pur style arts décoratifs 1925.
Le salon enfin, établi dans une vaste pièce avec d’innombrables fauteuils, chaises et canapés en bois doré, recouverts d’un lamé bleu et or bien brillant, le tout acheté dans un grand magasin de meubles de Constantinople. On imagine aisément l’impression de luxe que doit produire un tel intérieur sur les indigènes qui n’ont jamais vu un meuble de leur vie.
Des fils électriques pendent dans toutes les pièces, je demande à Set Kébir si nous allons être éclairées à l’électricité ce soir, ce à quoi elle me répond :
— Tu n’y penses pas, la maison risquerait de brûler. Ce sont des folies qu’on ne risque que lorsque le roi vient.
Ce qui m’a le plus frappée dans cette maison ce sont les fenêtres sans moucharabiehs, ceux-ci étant remplacés par des volets à l’européenne. Le résultat est que nous ne pouvons rester dans nos chambres pendant la journée de peur que nous ne regardions aux fenêtres et que nous ne soyons aperçues par un mâle ; nous nous réunissions donc dans le patio où l’on peut se tenir en plein air dévoilée.
La visite du palais terminée, je m’imagine que nous allons repartir, mais nous nous accroupissons dans le patio, tandis que des esclaves apportent un grand samovar et quelques plats qui ont exactement la forme des tubs que nos parents employaient autrefois pour leur toilette.
Le repas se compose de courgettes coupées en morceaux, cuites à l’eau et sans aucune saveur, un peu de viande de mouton, du riz et des bamias (des espèces de piments verts (cornes grecques) octogonaux, mets très gluants et accommodés d’une sauce tomate ou d’une sauce brune).
Nous mangeons en puisant avec nos mains les morceaux consistants dans le plat commun et nous épongeons la sauce avec du pain.
La nourriture est servie bouillante et je me brûle plusieurs fois, comme je me précipite toujours la première pour essayer d’attraper des morceaux, avant que les autres femmes et surtout les esclaves aient trempé leurs doigts sales dans le plat ; la politesse veut que l’on pousse devant l’invité les meilleurs morceaux.
La nuit tombe et je comprends que nous allons rester au palais, je ne me doute pas que nous allions y passer plusieurs jours sans pouvoir changer de robe, de linge et faire sa toilette.
Dans le palais royal. — Une visite au consul
Je ne puis supporter l’idée de coucher par terre si près d’un lit inoccupé et, pleine d’audace, je demande à Sett Kébir si Lotfia, sa petite-fille, et moi, nous ne pourrions pas coucher dans le lit du roi. Les femmes poussent un cri de stupeur et s’appliquent à me faire comprendre que ce serait un grand péché.
J’abandonne mon projet de confort, comprenant que presque toutes mes idées scandalisent ces pauvres êtres et qu’elles me considèrent définitivement comme une impie. Je pèche inconsciemment à chaque minute en gestes ou en paroles, chaque mouvement étant pour ainsi dire réglé par la religion ; ainsi la main droite doit servir uniquement à manger, et la gauche à se laver : le fait d’intervertir cet ordre est un « haram » (péché), mot que je m’entends dire à tout instant. J’ai le malheur de limer mes ongles en amande, c’est un haram, me dit Lotfia : « Il faut les couper en carré », c’est incroyable. J’espère qu’Allah pardonne les fautes involontaires, sinon je suis damnée d’avance.
La porte de la Mecque, à Djeddah
Le lendemain, de nombreuses amies profitent de notre séjour au palais pour venir nous rendre visite. Elles se sont toutes habillées le plus élégamment possible ; leur accoutrement est du plus haut grotesque. Sur leur pantalon et le traditionnel petit gilet d’intérieur elles passent une robe-princesse très ajustée à la taille et traînant jusqu’à terre. Dans la plupart des cas, ces robes sont blanches, ce qui fait ressembler ces femmes grosses ou âgées à d’extraordinaires premières communiantes démodées. Les grandes élégantes remplacent le blanc par de la soie artificielle aux couleurs vives et claires, du jaune, du bleu pâle, toutes portent beaucoup de bijoux d’or : des séries de bracelets aux bras et aux chevilles, des bagues à tous les doigts de pied, des chaînes à lourds d’anneaux massifs, des colliers et des boucles d’oreilles. Elles ressemblent à ces statues de madones espagnoles qui portent de véritables trésors.
Pour sortir dans les rues elles complètent cet accoutrement en mettant des bas en tire-bouchon, des souliers vernis, d’importation, qui sont de si mauvaise qualité qu’ils ont l’air en carton, chaque pli se casse. Elles relèvent sur les hanches leur robe de couleur qu’elles recouvrent d’une jupe noire, la figure est, bien entendu, voilée de noir et la tête recouverte de cette petite pèlerine permettant de relever les bras et de cacher les mains pour éviter le péché qu’elles commettraient en les montrant. Cette petite cape me fait penser au capulet des montagnardes pyrénéennes symbolisées par sainte Bernadette de Lourdes.
Leurs chapeaux ressemblent à des toques de pages avec un petit plumet tout raide, en horribles plumes de poules ou de n’importe quel oiseau et qui servent à chasser le mauvais œil. On les croirait en travesti, elles sont du plus haut comique.
Je passe ma journée à regarder par la fenêtre la mer et les légations groupées en un petit coin de civilisation, les unes à côté des autres, comme pour mieux être en mesure de se défendre en cas d’attaque. Cette vue est un peu oppressante. Il y a dix-huit ans, en effet, le consulat de France, sans exception pour le personnel indigène, fut complètement massacré.
Je ne puis dire la joie que me donne la vue de ces drapeaux qui, après ces jours d’isolement total, me rappellent aux réalités d’une vie civilisée. Je compte neuf pavillons, représentant l’U.R.S.S., la Hollande, l’Angleterre, l’Italie, l’Égypte, la Perse, la Turquie, la France et l’Irak ; ce sont les seuls gouvernements qui ont des sujets musulmans.
Mes yeux ne quittent pas le consulat de France et j’envisage tous les moyens qui pourraient me mettre en contact avec le personnel de la légation pour le prévenir de ma présence à Djeddah. Toutes mes tentatives de sorties ayant échoué, je ne vois plus qu’un moyen, le téléphone.
Je demande à Fakria, l’une des femmes, l’autorisation de téléphoner. Elle répond le plus naturellement du monde :
— Le téléphone est cassé.
Je n’insiste pas, me demandant ce que je vais inventer. Vers midi j’entends la sonnerie et je comprends, une fois de plus, qu’avec ce manque de franchise exaspérant, on m’en interdit l’usage. Je suis décidée à enfreindre cette défense, quoi qu’il arrive. Vers 4 heures, tout le monde faisant la sieste, j’arrive enfin à être assez peu surveillée pour réaliser ma tentative avec une chance de succès. Je m’approche comme une voleuse de l’appareil téléphonique, pleine d’angoisse, et je bredouille tant bien que mal dans un arabe inintelligible toutes les prononciations du mot consulat que je peux inventer : consulate, consulati, consulato, consulata francaoui, francaouié lorsque, enfin, je trouve le mot de passe qui me relie à ce petit noyau français.
Une voix me répond, je dis en français :
— Je voudrais parler à M. M…
Surprise manifeste au bout du fil et à ma grande joie j’entends parler français. Je n’ai pas de temps à perdre en explication, je bégaye précipitamment :
— Venez à mon secours, une Française est prisonnière au palais du roi à Koseir el Ardar.
La voix me répond :
— Je suis le fils de M…, je viens vous chercher, mais je ne sais où est le palais.
Je réponds en hâte :
— C’est cette grande maison blanche avec des volets verts sur le sable en bordure de la piste de Médine.
Je suis obligée de raccrocher précipitamment car j’entends des pas qui approchent, c’est Fakria qui me demande ce que je fais, je lui réponds simplement :
— Je regarde le téléphone, cela m’amuse.
Puis, d’un air dégagé, je vais regarder à travers les volets de la fenêtre.
Le fait d’avoir parlé français à un Français a ranimé tout mon courage ; avec autorité, j’annonce aux femmes que, morte ou vive, nue ou habillée, j’irai au consulat.
Elles me répondent :
— Comment feras-tu puisque tu ne connais pas la route ?
Je réponds que j’ai vu le drapeau français par la fenêtre et que je saurai bien trouver seule mon chemin jusque-là.
Me voyant si entêtée, elles vont prévenir le sous-gouverneur, qui arrive immédiatement et objecte avec courtoisie qu’il n’est point convenable pour une femme musulmane d’aller rendre visite à des hommes chrétiens et que Soleiman m’ayant confiée à lui, il ne peut pas prendre cette responsabilité.
Je lui réponds :
— Cela n’a aucune importance, j’ai des difficultés à éclaircir à la légation, que je ne puis t’expliquer en arabe. J’ai d’ailleurs fait un arrangement avec Soleiman qui me laisse habituellement très libre, j’irai donc là-bas.
Évidemment, me voici chargée d’un nouveau péché, mais tant pis.
Le sous-gouverneur m’interdit formellement de partir, je lui révèle alors que j’ai téléphoné au consul et qu’il m’attend. Si je ne vais pas à son rendez-vous il viendra me chercher, mais il sera certainement très mécontent.
L’argument porte, les consuls ayant aux yeux des indigènes le plus grand prestige après le roi. Ainsi les esclaves lorsqu’elles sont battues menacent d’aller se plaindre aux consuls, n’importe lequel d’ailleurs, ce qui rend leur prétention risible. Elles partent en courant, on ferme toutes les portes précipitamment, tout le monde s’accroche à leurs vêtements et elles condescendent toujours à reprendre leur place au foyer, sachant fort bien qu’elles n’auraient aucun moyen de vivre si elles étaient affranchies. On s’étonne que ce simulacre répété presque tous les jours produise encore de l’effet. Toutefois, quelques rares esclaves mâles ont accompli jusqu’au bout cette démarche, notamment auprès du consul d’Angleterre, qui leur a rendu leur liberté et les a renvoyés dans leur pays d’origine. Ainsi un des esclaves d’Ali Allmari s’est fait affranchir et a été renvoyé au Soudan.
Le sous-gouverneur me laisse partir, accompagnée de deux esclaves, en me faisant promettre que je serai de retour dans une demi-heure.
J’arrive donc à la légation : une grande bâtisse carrée en pierre, le ciment étant remplacé par de la terre sèche. L’édifice est surmonté d’une petite plate-forme en bois couverte à laquelle on accède par un escalier genre échelle. Les fenêtres sont également en moucharabiehs. Une grande entrée, la porte principale est bardée de fer. Je pénètre dans un hall. Contre les murs, de longs bancs en bois sont à la disposition des pèlerins qui attendent les visas de leur passeport afin de pouvoir rentrer chez eux.
M. M… me reçoit très aimablement ; c’est un homme charmant, très intelligent, aux idées larges et nettes. Il ne me dissimule pas son étonnement de me trouver dans cette situation et me déconseille fortement de pousser plus loin mon voyage, m’avertissant qu’une fois au Nedj, dans l’intérieur des terres, plus aucune intervention ne pourra me servir. Il me met également en garde contre la traversée du désert du Hofouf, où l’on ne peut parfois faire plus de trois kilomètres par jour dans des sables mouvants qui engloutissent les caravanes. Si, par hasard, les réserves d’eau sont mal calculées, c’est la mort certaine.
Il peut avoir raison, mais cela ne change en rien ma décision, j’aime avant tout le danger et la difficulté. Je lui explique que j’attends le retour de Soleiman, parti pour La Mecque, et que, si nous avons la permission du roi, nous risquerons ce voyage, car je ne puis admettre l’idée d’échouer si près du but. Je lui donne le nom et l’adresse de mes beaux-parents d’Oneiza, de manière à ce qu’il sache où je suis dans le cas où je n’aurais pas reparu dans six mois. L’entretien terminé, je prends congé de cet homme charmant et je m’achemine vers mon harem, réconfortée par le contact d’une personne compréhensive et parlant la même langue. Je ne ressens plus l’angoisse de l’isolement et de la séquestration.
Le retour de Soleiman
Les journées semblent interminables. Je suis cependant devenue l’amie intime de Sett Kébir, avec laquelle je bavarde longuement. Elle fait apporter tous ses bijoux, rangés dans une horrible petite valise à soufflet comme en emploient les médecins de campagne. Elle l’ouvre dignement et je vois apparaître une multitude de petites boîtes et flacons de pharmaciens dans lesquels sont rangés ses trésors. Dans une boîte de biscuits, que lui a offerte le consul d’Irak, se trouvent de gros bracelets pour les pieds, les anneaux sont toujours par paires, pour chaque membre.
Deux porteuses d’eau à Djeddah
Les bagues ont pour écrin une boîte à cirage ; puis ce sont des perles baroques de grosseur moyenne, enfilées en grosses torsades, retenues par un seul cordonnet qui sert de fermeture dans le dos. Dans une boîte de pilules purgatives des séries de boucles d’oreilles en or massif très ouvragées.
La situation sociale d’une femme étant fonction de l’importance et de la valeur de ses bijoux, comme je n’en ai aucun, ce qui est incompréhensible pour une jeune mariée, ces pauvres femmes ont beaucoup de mal à se faire une opinion sur ma fortune.
On n’imagine pas combien ma conversation est limitée avec des êtres qui n’ont jamais vu les objets les plus familiers de notre vie courante.
Il me vint alors à l’idée de les distraire en leur apprenant des jeux d’enfants, colin-maillard, le furet, des rondes, des farandoles, des exercices d’assouplissement. Avisant une vieille corde qui traînait par terre, je me mets à sauter ; l’exaltation générale devient à son comble. On appelle le sous-gouverneur pour lui faire assister à une chose aussi extraordinaire. Il se pâme de rire avec tout son harem. Les femmes sont déchaînées et poussent des cris hystériques, les enfants hurlent, tout le monde se met à courir sur la terrasse, dans une farandole effrénée dont je prends la tête. Tout le harem fait un tel tapage que les policiers et les soldats de la caserne voisine sont obligés de venir rétablir l’ordre et le silence.
C’est un nouveau scandale, mais nous nous étions au moins bien amusées.
Derrière le palais, le long de la mer, s’élevaient quelques huttes en tige de roseaux. On me dit que les nègres à vendre étaient là. Je manifeste à Sett Kébir mon grand désir d’acheter deux esclaves pour le voyage ; elle m’affirma que son mari me les achèterait et choisirait bien mieux que moi. Mais je lui répondis que seul mon goût personnel importait et je finis par la convaincre. Comme ce palais était en plein désert nous pûmes sortir avec une dizaine de femmes sans que ce soit un scandale. Notre arrivée fit sensation, nous entrâmes dans une de ces maisons sans toit qui consistent uniquement en une espèce de muraille en planches ou en joncs, attachée par des fibres, des cordes, du fil de fer, à l’entrée simulant une porte pendent quelques loques. C’est la plus grande impression de misère que j’ai eue de ma vie.
Enfin Soleiman, de retour du pèlerinage vient me saluer et m’apprend qu’il n’a pu voir le roi pour lui demander la permission de m’emmener à Oneiza. Sa Majesté devant venir à Djeddah sous peu, il ne me reste plus qu’à attendre. Je répète à Soleiman qu’il n’est bon à rien : en huit jours n’avoir pu approcher le roi !
« Sabour, sabour »[11], me dit-il sans cesse, ce qui ne fait que m’exaspérer encore un peu plus. Il n’est jamais pressé.
Les femmes me proposent de m’installer au second avec mon mari, mais je leur réponds que je préfère de beaucoup rester avec elles au harem, si elles le veulent bien. Sett Kébir semble très touchée de mon attachement, ne pouvant évidemment comprendre le vrai mobile de cette démarche. Elle en profite pour me taquiner sur mon peu d’enthousiasme à l’égard du devoir conjugal.
Soleiman, un peu vexé, ne passe jamais la nuit chez le sous-gouverneur et je n’ai jamais su exactement où il couchait. Il venait me saluer tous les matins et montait l’escalier en criant « Zeïnab » après qu’une esclave eut tapé dans ses mains. Pour la première fois il abandonnait l’appellation de madame. Je descendais alors au second où nous nous entretenions de nos projets de voyage, et il me faisait régulièrement un petit cours sur ce que je devais ne pas faire et ne pas dire au harem.
Je sentais qu’il me mentait perpétuellement. Ainsi il m’annonça un jour qu’il avait rencontré les dix pèlerins de Palmyre dont l’un était la sœur d’Almed, mon cuisinier. Je le suppliai de me faire voir ces gens pour leur confier un message à ma famille. Comme il ne put jamais me les amener, j’en conclus qu’il ne les avait jamais rencontrés.
Il me dit également avoir vu à La Mecque l’homme à qui nous avions confié nos livres-or pour les porter à Oneiza. Je lui demandai donc de me rendre l’argent, mais il répondit :
— Je lui ai dit de continuer sur Oneiza, de manière à ce que nous trouvions de l’argent en arrivant.
Nouveau mensonge puisqu’il était revenu avec des dettes du pèlerinage. Il avait dû emprunter à notre ami l’Hindou.
Enfin il m’annonça, un jour, qu’il s’était arrangé avec une caravane pour traverser le désert. Nous pouvions la rejoindre, ainsi que nous l’avions projeté, après avoir été à Médine et à La Mecque en automobile, puis nous finirions à pied le parcours des mille kilomètres de désert avec la caravane jusqu’à Oneiza, où je serais présentée à ma belle famille. Je devais, ensuite, refaire mille kilomètres pour rejoindre le golfe Persique.
Le roi arrive enfin. La ville entière est pavoisée de drapeaux et de banderolles aux couleurs nedjiennes, verte et blanche, mettant beaucoup de gaieté dans cette ville si sévère dans son aspect normal. Le canon tonne.
J’envoie immédiatement Soleiman voir le souverain, en lui faisant mettre ses plus belles naouls, verte et or, et en lui donnant un kéfié neuf. Étant si peu sûre de lui, je décide en même temps d’y aller de mon côté.
Je pars donc, accompagnée de Lottfi, à qui Sett Kébir a recommandé de prendre soin de moi.
Le roi habitait, cette fois-ci, dans le palais bleu, sur la route de La Mecque, appartenant à Soleiman Abdallah, ministre des Finances de Sa Majesté et cousin de Soleiman.
Des deux côtés de l’entrée une longue file de nègres montent la garde. Ils ont l’air de personnages échappés d’un tableau. Ils sont vêtus de robes rouges brodées d’or, doublées de violet évêque aux manches et dans le bas ; un grand sabre d’argent recourbé touchant le sol et montant plus haut que la taille complète cet uniforme majestueux.
Une nuée d’hommes se précipite immédiatement sur moi, n’ayant évidemment jamais vu une femme venir seule au palais. Lottfi, intimidée, est restée à distance, dans l’auto. Je leur fait connaître que je veux parler au roi ou à un de ses ministres. On appelle Aboued Taa, kaïmacan[12] de Djeddah, un Arabe très maigre pourvu d’un immense nez, de grandes lunettes et faisant penser à un oiseau de proie ou à certaines momies du musée du Caire. Il me conduit dans un salon où un Arabe de Syrie me demande en très bon français le but de mon audience.
Le ministre des Affaires étrangères Fouad Hamza arrive et enregistre ma requête ; je lui explique qu’ayant épousé un Nedjien, on m’avait arrêtée à Djeddah sans aucune raison et que je venais solliciter du roi la permission de suivre mon mari dans ma belle famille à Oneiza, en passant par La Mecque et Médine. Le ministre part transmettre cette demande, puis vient me répondre que Sa Majesté est très occupée en ce moment et que Soleiman n’a qu’à venir présenter lui-même sa requête. Le roi le recevra immédiatement.
Où je retrouve une vie mondaine
N’ayant pas trouvé Soleiman au palais, pas plus que sur la route, je rentrai précipitamment au harem pour envoyer sans tarder mon mari près du roi. Tout le monde ignorait où il se trouvait et je ne pus le joindre.
Je ne le revis que le lendemain, lors de sa visite matinale ; il prétendit qu’Ibn Séoud n’avait pu le recevoir.
— Menteur, lui répondis-je, tu n’est pas allé au palais puisque Fouad Hamza t’a fait chercher devant moi et tu fus introuvable. Vas-y vite maintenant, le roi t’attend, il te recevra immédiatement.
Vers 11 heures je reçois un coup de téléphone de M. M… qui m’invite à déjeuner, ne voulant pas qu’une Française passe à Djeddah sans être reçue à la Maison de France.
J’accepte avec empressement et j’annonce à Sett Kébir que je vais déjeuner à la légation.
— Tu n’as pas honte, me répondit-elle, de voir ainsi des nosranis[13]. Que fais-tu donc de ta pudeur pour parler ainsi librement à ces hommes, tu ne seras jamais une vraie musulmane, si tu ne changes pas.
— Je serai musulmane comme les femmes de Turquie et d’Égypte, que je connais bien et qui son beaucoup plus émancipées que moi.
Je mets mon voile et ma ceinture d’or, puis je la quitte dignement, entourée de mes esclaves, Amed en robe feu et Choukry en vert pipermint.
Le déjeuner est très animé par la présence de Français de l’Afrique du Nord venus pour le pèlerinage, d’un préfet, d’un représentant du Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie. Hamdi bey, le vice-consul, fait les honneurs, c’est un ancien cadi du département d’Alger et qui porte sur sa robe blanche, avec beaucoup de distinction, le ruban de la Légion d’honneur.
Je me sens renaître dans cette atmosphère de confort à laquelle je suis très sensible, en dépit du besoin impérieux que j’ai toujours eu de la quitter et je retrouve avec joie des assiettes, des mets français, des maîtres d’hôtel, du champagne.
M. M… m’invite pour le lendemain, jour de Pâques, à déjeuner à bord d’un des bateaux français en rade. La raison me conseille de refuser, mais le plaisir l’emporte sur la prudence et j’accepte, enchantée par la perspective de cette autre escapade.
Naturellement cette nouvelle porte la consternation au harem, Soleiman n’est heureusement pas rentré, car il aurait sûrement interdit cette fugue, qui n’était pas prévue dans notre contrat. Sette Kébir essaye de me raisonner, mais sans succès. Je me demande pourquoi elle se mêle de me faire la morale, alors qu’elle pourrait si bien se rendre compte que la cause est perdue d’avance. J’accepte toutefois sa proposition de me faire accompagner de son Letfi, en guise d’escorte. N’est-ce pas plutôt en qualité de surveillant qu’il m’est adjoint, pour observer de quelle manière je me tiens au milieu des nosranis ?
Il y a une grande fête à bord du bateau sur lequel j’arrive avec les membres de la délégation française, le ministre d’Irak et de celui de Perse, retrouvés dans la vedette.
Le déjeuner est très gai, la cuisine et la cave sont excellentes : du foie gras truffé et du champagne figurent au menu. La conversation est animée et particulièrement brillante, mais mon plaisir de parler le français m’en fait oublier l’étiquette musulmane.
Le ministre de Perse ne cesse de me répéter que je dois être plus prudente dans mes paroles. Comme je lui réponds que peu m’importe, il me réplique sans détour :
— Si vous n’avez pas peur pour vous, vous pourriez au moins vous inquiéter pour ceux qui vous entourent.
Après le déjeuner, tout le monde se met à jouer au bridge et au poker. J’en profite pour me promener sur le pont. La mer est bleue, d’un de ces bleus incroyables, que les vieilles Anglaises à pliants et à voiles verts affectionnent tant pour leurs aquarelles de voyage. La surface de l’eau est si calme que l’on s’étonnerait à peine si l’on voyait les gens marcher d’un bateau à l’autre comme sur un plan solide.
Un gramophone joue des javas, je danse un peu ; j’ai l’impression d’être à un bal costumé, sur quelque yacht dans le Midi de la France, à cause de mon costume de fantaisie, mi arabe, mi hindou. Quelques Arabes arrivent sur le pont, comme pour me rappeler à la réalité, mais sous prétexte d’accomplir une visite courtoise. Mon danseur me chuchote à l’oreille :
— Ce sont des espions, les bateaux en rade de Djeddah n’étant pas reconnus comme territoire étranger par le roi, ce dernier peut faire exercer à leur bord la surveillance qui lui plaît.
Les départs des paquebots sont également tributaires du bon vouloir du souverain.
Il n’y a aucun autre exemple de pays exerçant un tel despotisme à bord des navires de commerce étrangers.
Je m’incline une fois de plus devant la puissance de Sa Majesté Ibn Séoud.
Le pauvre Lofti semble assez désemparé, il me propose le retour à chaque instant. J’essaye de lui faire comprendre que les usages français exigent qu’étant invitée, j’attende le départ du consul avant de pouvoir en partir moi-même.
Nous quittons le bord vers 5 heures et demi et nous allons prendre un whisky sur le bateau du commandant anglais. L’odeur du caporal est remplacée par celles des gold Flake. Les fauteuils sont confortables, la musique de danse est entraînante. Je finis cette journée sur une délicieuse impression.
Nous rentrons finalement à Djeddah vers 8 heures. M. M… m’accompagne dans sa voiture jusqu’au harem, pour excuser par sa présence mon retard.
Les femmes m’ont guettée à travers le moucharabieh du troisième étage.
M. M… vient me chercher le lendemain pour me proposer d’aller nous baigner. Nous repartons en voiture sur l’immensité de la plaine. Nous avons décidé de ne pas aller très loin, le frère du roi venant déjeuner chez Ali Allmari, je veux être au harem au cas où il me ferait demander.
Au bout d’une quarantaine de kilomètres la voiture s’arrête net, et notre chauffeur nous annonce paisiblement qu’il s’agit d’une panne d’essence. Nous sommes en plein désert, à l’horizon rien qu’un plan bleu qui coupe le plan doré du sable. Nous ne voyons même plus la mer. M. M… et moi, après un bref conciliabule, nous décidons d’envoyer le chauffeur chercher de l’essence à Djeddah. En attendant nous nous baignons dans la mer. Mais encore faut-il la trouver…
Nous partons à l’aventure dans la direction que notre sens d’orientation nous indique. Nous marchons pendant des heures sous un soleil torride, la gorge si sèche que je peux même plus faire le mouvement d’avaler sans douleur. Nous nous protégeons de l’insolation en instituant, toutes les cinq minutes, un système de changement de quart pour le port du casque colonial de M. M…
À l’horizon, toujours rien, tout à coup une immense palmeraie, dans des tons de décor bleu, apparaît en bordure d’un lac, miroitant. Nous ne sentons plus la soif tellement nous sommes préoccupés d’arriver à cette eau le plus rapidement possible. Mirage… il ne reste rien que cet horizon éternellement pareil. Des oasis entiers, des rivières, des lacs naissent et meurent ainsi sous nos yeux sans que nous puissions jamais les atteindre.
Nous marchons toujours dans cette désolation vers ce que nous croyons être la direction de la mer, soutenus par ce désir hallucinant de boire, de voir ou d’entendre de l’eau qui a pris la place de toutes nos autres sensations. Enfin une raie bleue dans le lointain, nous sommes pris d’une horrible angoisse à l’idée d’un nouveau mirage. Dix minutes, la raie paraît toujours bleue, vingt minutes la raie est devenue lac, et enfin nous voyons la plage. Une plage sur laquelle nous pouvons marcher sans qu’elle se dérobe sous nos pas en une fantastique mystification.
Nous y trouvons une minuscule tente carrée, avec un pêcheur bédouin et son fils. Nous nous précipitons vers eux pour leur demander de l’eau. Ils nous sortent d’un vieux tanaké un liquide jaunâtre, plein de sable et de pétrole, qu’ils nous offre dans une vieille boîte à sardines toute rouillée. J’humecte ma langue, ma gorge, c’est tout ce que je désirais. J’en sens à peine le goût infect, tellement la jouissance de ce liquide dans le gosier desséché est grande. Je préfère l’eau de mer, malgré les protestations de M. M…
Je quitte le harem
Nous nous mettons hors de la vie de ces gens puisque mon bain est un péché. Le sable est tellement chaud qu’on ne peut y poser les pieds sans se brûler atrocement, et nous courons nous tremper dans ce divin péché.
À deux cents mètres une raie d’écume que font les vagues en se brisant sur les bancs de coraux, lagune naturelle entre les récifs et la plage, délimite notre baignoire où nous sommes à l’abri des requins.
L’eau est d’une telle transparence que les lacs blancs ou verts, fameux pour leurs eaux si pures, sembleraient bourbeux à côté de ce cristal. Bientôt le tapis multicolore du fond n’a plus de secret pour nous. Nous jouons avec les énormes éponges qui tapissent le sable. Nous faisons un concours de vitesse sur d’énormes coquillages nacrés, ce qui nous fait ressembler à quelques figurants d’une revue au Casino de Paris.
Nous terminons cet après-midi de vacances par un interminable bain de soleil. Puis cette hallucinante promenade recommence en sens inverse, les mêmes mirages redéfilent. La réverbération est si forte que l’on voit des ondulations d’air brûlant sur le sol. Nous retrouvons enfin la voiture, toujours sans chauffeur. Nous nous asseyons sur les coussins, résignés. Au bout d’une heure nous apercevons à l’horizon une automobile dans un nuage de poussière de sable jaune. Est-ce une mirage ou une réalité ? La vision se précise et nous voyons arriver une voiture chargée de Bédouins, parmi lesquels se trouve notre chauffeur.
Architecture du Hedjaz. Moucharabiehs en bois des îles sur des maisons de Djeddah
Nous rentrons à Djeddah exténués, je suis brûlante de la fièvre que me cause d’horribles coups de soleil.
Sett Kébir me regarde consternée en constatant la punition que m’inflige Allah pour avoir violé, une fois de plus, ses préceptes sacrés.
À mon retour au harem Soleiman, disparu depuis deux jours, me fait immédiatement appeler pour me sermonner.
— Le roi, me dit-il, m’a fait venir au palais pour me reprocher ta conduite. Il a appris que tu as été danser sur les bateaux des nosranis et trouve que cette conduite est indigne d’une bonne musulmane.
Je lui réponds, furieuse :
— Tu n’avais qu’à lui dire que c’est de sa faute, qu’il ne tient qu’à lui de faire cesser tous ces scandales en nous donnant vite la permission de partir, au lieu de me retenir prisonnière ici.
Cependant, le désarroi de Soleiman est tel que je me sens conciliante et je promets à mon mari de ne plus recommencer. Je veux aboutir.
Le lendemain matin Soleiman vient m’apprendre que le roi m’accorde la permission d’aller à Oneiza et à Médine, mais que pour me laisser passer par La Mecque, il avait convoqué l’assemblée des Ulénas, qui devait décider. Je me méfie tellement de mon mari, qui m’a si souvent leurrée de faux espoirs que je ne veux le croire.
Comme j’ai promis à Soleiman de ne plus sortir, je téléphone à mes amis du consulat de venir prendre le thé chez Alli Allmari. J’avoue naïvement que je ne pensais pas si mal faire, je craignais bien de les choquer un peu, mais enfin je n’en étais plus à une fantaisie près.
Le lendemain M. M… arrive, me rapportant un bracelet-montre que j’avais laissé au consulat pour le faire arranger. Je lui demande de bien vouloir me chercher du papier à lettre, de l’encre et une plume pour écrire à ma famille, à laquelle je n’ai pu encore donner aucune nouvelle puisqu’il n’y a pas eu de courrier partant de Djeddah.
Il revint au bout d’un instant porteur d’un écritoire complet.
Chaque appel de Zeïnab met le harem en émoi. Aussi une troisième visite, le soir pour le thé, provoque un vrai scandale. Quoique considérée comme un être à part, de qui on tolère mille exceptions, cette intrusion avait dépassé la limite des passe-droits.
Ali Allmari arrive immédiatement après le départ de M… dans un état de colère effroyable, hurlant que je souillais sa maison en recevant des nosranis[14].
Le voyant dans un tel état je me rends bien compte que rien ne pourra le calmer et je l’arrête au beau milieu de ses imprécations en lui disant :
— Tu n’as pas besoin de faire tant de bruit, je quitterai ta maison demain.
La soirée se passe dans un silence lugubre. Nous parlons à peine, accroupies et occupées à coudre autour des petites lanternes.
Au fond je suis ravie de cet incident qui me permet de trouver un prétexte pour sortir de ce harem dans lequel je vis recluse.
Le lendemain matin, malgré les supplications des femmes du harem, je me préparais à un départ définitif, tout en regrettant sincèrement certaines de ces femmes.
Sett Kébir, voyant ma résolution inébranlable, m’indiqua en pleurant une chambre dans les souks qui, suivant ses dires, devait être très convenable.
Vers 9 heures nous prenons un dernier petit déjeuner ensemble, dans une atmosphère de famille endeuillée, toutes les femmes me comblent de gâteries et de protestations d’amitié.
Tout à coup j’entends la voix de Soleiman appelant Zeïnab dans l’escalier. Je le trouve sur le palier, l’air très mécontent, il ne me donne pas la poignée de main à laquelle je l’avais habitué et me hurle :
— Fais tes paquets, nous partons.
Je lui réponds d’un petit air dégagé :
— Je suis ravie, j’avais décidé de partir ce matin.
De plus en plus furieux il me réplique :
— Et où veux-tu aller ?
— Sett Kébir connaît une chambre très bien dans les souks où je pourrai me loger.
— Je n’ai besoin des conseils de personne et encore moins de ceux de Sett Kébir, me répond-il au paroxisme de la colère, tu viendras chez moi, dans ma maison.
Je remonte en courant faire ma valise, et au bout d’une demi-heure je redescends après avoir embrassé toutes les femmes et juré à Sett Kébir que je reviendrai la voir tous les jours. Arrivée dans le hall, pas de Soleiman, je demande aux esclaves s’ils ont vu mon mari.
— Il est parti chercher une maison, disent-ils.
— Chercher une maison ? Je ne comprends plus. Ne venait-il pas de me dire qu’il m’emmenait dans la sienne ?
Je remonte en courant prévenir Sett Kébir et lui demander une esclave pour me faire conduire à la chambre qu’elle me propose. Nous allons en hâte aux souks, où, malheureusement, tout est loué. Ne sachant que faire je renvoie l’esclave et je vais au consulat demander s’il n’y a pas un hôtel. Il se trouve qu’il y a justement une maison qui vient de s’ouvrir en se glorifiant de ce nom. Le fils du consul s’offre aimablement à m’accompagner. Nous essuyons dans la rue des regards courroucés, une femme musulmane se promenant à côté d’un Européen, il y avait de quoi défrayer la chronique locale. Mais tant pis.
Prisonnière avec un homme
dans ma chambre…
L’hôtel se compose d’une série de pièces donnant sur un hall central, chaque chambre a plusieurs lits. Aucune garniture de toilette par contre, mais le confort de ces lits m’apparaît comme un miracle. Je n’ose toutefois retenir cette chambre craignant que Soleiman n’ait, pendant mon absence, effectué d’autres arrangements. Je retourne chez Alli Allmari, où personne ne l’a vu. Je me perds en conjectures. Qu’a-t-il pu devenir après m’avoir demandé de faire immédiatement mes paquets et de le suivre.
J’hésite à rester, les femmes seront si contentes de me revoir ; mais au prix de quel manque de dignité vis-à-vis d’Alli Allmari. Je décide donc de rester à l’hôtel et je donne l’ordre aux esclaves de prévenir Soleiman où je suis lorsqu’il viendra me demander.
J’envoie les domestiques chercher mes valises chez le sous-gouverneur et je m’installe. Au bout d’une heure la solitude m’écrase, car je n’ai absolument rien pour m’occuper. Je me décide alors à sortir, en bravant toutes les coutumes.
Je me promène au bord de la mer, d’une démarche maladroite sous de double voile noir.
Je rentre à l’hôtel vers 6 heures. Peu après Lofti et un esclave viennent m’apporter de la part de Sett Kébir une assiette de bamjas, mon plat préféré. Dans cet isolement, je ne puis dire la satisfaction que m’apportent cette sollicitude et cette revue d’affection.
Nous nous étonnons encore de la disparition de Soleiman et j’ordonne à l’esclave de prévenir à la maison d’Alli Allmari qu’on ne me l’envoie plus ce soir.
J’appréhende la nuit. Une musulmane ne couche et n’habite jamais seule. Les Arabes de l’hôtel m’ont regardée avec une insistance désagréable. Le patron vient continuellement frapper à ma porte sous n’importe quel prétexte.
— Je viens voir comment tu vas ?
— Y a-t-il longtemps que tu es mariée ?
— Je t’apporte quelques gâteaux, si tu avais faim.
À la fin je suis obligée de lui demander de me laisser tranquille.
Je me sens un peu ridicule dans cette chambre à trois lits, la plus petite de l’hôtel ; les autres étant de vrais dortoirs à cinq et six places. La chambre se paye au lit.
Cette maison ne pouvait en rien justifier son nom d’hôtel. C’était plutôt une maison meublée, avec chambres à la nuit, qui venait de se créer pour la commodité des pèlerins. Cette entreprise avait débuté il y a une quinzaine de jours et était approuvée par le gouvernement, ce qui lui donnait un caractère semi-officiel.
Les fenêtres étaient garnies de barreaux de fer au lieu du traditionnel moucharabieh. Donc entendant les pas au dehors j’en profite pour regarder qui peut se promener à cette heure-ci sous ma fenêtre. J’aperçois dans l’obscurité la silhouette européenne de M… qui, à voix basse, vient prendre de mes nouvelles et savoir si Soleiman est rentré.
Il me propose de venir passer la soirée dans ma chambre. Je n’hésite pas, raisonnant comme une Française indépendante, à recevoir un ami. Je suis prête à tout plutôt que de rester seule. Cependant j’ai la pleine conscience de la gravité de cet acte en ma qualité de musulmane. J’accepte donc en recommandant à mon hôte de ne se faire voir à aucun prix, le délit d’adultère étant condamné de mort au Hedjaz.
S’il est surpris, en cette conjoncture tout doit concorder à m’accuser : ma fuite du harem et une soirée en compagnie à l’hôtel deviendraient des preuves irréfutables avec la charge de la préméditation.
Tout doucement, M. M… arrive à se faufiler sans se faire remarquer. J’ouvre ma porte, le visiteur nocturne est dans la place… Nous passons deux bonnes heures à bavarder à voix basse et nous sommes en train de nous demander comment nous organiserons le départ clandestin de M. M… lorsqu’on frappa bruyamment à ma porte. Je crie :
— Qui est là ?
— Viens vite au téléphone, répondent les esclaves de l’établissement.
Je n’en crois rien et, quoique peu rassurée, je réponds :
— Qui peut m’appeler à 11 heures ici ?
— Ouvre, ouvre, répètent-ils en chœur.
— Non pour rien au monde je n’ouvrirai ainsi au milieu de la nuit.
Je ne mets pas en doute que M. M… entrant dans ma chambre a été vu et que l’on me tend un piège.
Silence, puis de nouveau :
— Viens, viens, Soleiman est très malade.
La supercherie est par trop évidente.
— Comment malade, je l’ai vu ce matin et il allait parfaitement bien. Je n’ouvrirai pas.
Nouveau silence, tout semble rentrer dans le calme, seulement comment faire disparaître M. M… avant l’aube, après cette alerte ?
Nous discutons à voix basse des différentes possibilités d’évasion, depuis la rupture des barreaux de la fenêtre jusqu’au déguisement en femme arabe lorsque nous entendons la sonnerie du téléphone et une voix qui répète.
— Très malade, à moitié mort, et Zeïnab ne veut pas ouvrir.
Je me rends compte, cette fois-ci, qu’il ne s’agit plus d’un subterfuge, mais que la situation est très grave. Je décide, pour aller me rendre compte de ce qui se passe exactement, d’aller répondre moi-même. Mais que faire de cet hôte devenu si encombrant et dont la simple présence à cette heure-ci dans ma chambre signifie danger de mort.
Je décide de le cacher sous le lit. J’ouvre la porte posément, juste le temps de me composer une attitude naturelle. J’essaie de ne pas trahir mon émotion dans ma démarche, soit en la rendant anormalement lente, soit en exagérant dans le sens contraire. J’empoigne le récepteur et j’entends la voix d’Alli Allmari au bout du fil qui m’avertit que Soleiman est au plus mal et qu’il m’accuse de l’avoir empoisonné en lui faisant absorber une poudre prétendue purgative.
J’explique au sous-gouverneur que je lui ai, en effet, donnée des cachets de kalmine et un purgatif ; d’ailleurs comme à toutes les femmes du harem qui s’en sont trouvées très bien.
— Quand les lui as-tu donnés ? me demanda-t-il.
— Il y a huit jours et, depuis, plus rien.
Je sens que tout va très mal et qu’il n’y a plus qu’une chose à faire, fuir au plus vite au consulat. Je raccroche donc précipitamment le récepteur et je crie aux esclaves d’ouvrir les verrous de la grande porte. Je me précipite en courant dans ma chambre pour prévenir le jeune M… qu’il faut à tout prix s’échapper. Je saisis mon voile, ma pèlerine et ma jupe, dans laquelle je m’empêtre, et nous nous jetons sur la porte. Malheureusement il est trop tard… Des bruits d’armes, des cliquetis de baïonnettes, des chiens qui aboient, des autos, des pas de soldats qui résonnent dans la nuit, d’ordinaire absolument calme.
J’ai juste le temps de refermer ma porte et d’apercevoir par l’entre-baîllement des soldats qui font irruption dans l’hôtel, armés comme pour une exécution.
Je repousse M. M… sous le lit, tandis que les crosses de fusil ébranlent ma porte. Il faut à tout prix éviter de révéler la présence du visiteur dans ma chambre, sinon c’est ma mort certaine. Un homme trouvé en compagnie d’une femme caractérise le crime d’adultère flagrant et il n’est requis aucun jugement pour l’exécution de la peine de mort qui peut être appliquée sur place.
Je suis prisonnière…
J’ouvre ma porte, l’air presque étonné, et je me trouve en face de Saïd Bey, directeur de la police. Un grand homme au masque très dur, l’expression farouche et sauvage, des dents noires dans une figure très bronzée. Pas un geste, un regard qui me fixe avec une ténacité oppressante. Il a l’air d’un de ces personnages diaboliques de Goya, immense dans son habaye noir et son kéfié blanc rendant sa figure encore plus effrayante. Il est toutefois d’une parfaite correction. La politesse arabe est infaillible.
Derrière lui des ombres servent de support à toutes une panoplie de sabres, de baïonnettes et de fusils qui scintillent dans cette demi-obscurité. Il est entouré de toute une escorte de policiers, de soldats et de quelques civils appartenant à la police.
Saïd Bey me pose les mêmes questions qu’Alli Allmari, j’ai beau soutenir que je n’ai rien donné à Soleiman depuis huit jours, on m’arrête.
Au moment où l’on s’apprête à m’emmener, le téléphone sonne, c’est l’émir de Djeddah qui donne l’ordre qu’on me laisse passer la nuit à l’hôtel et que l’on me mettra en prison au matin.
Je respire mieux, j’ai de nouveau l’espoir de pouvoir m’évader avec M. M… Mais, évidemment, j’avais compté sans le directeur de la police, qui s’asseoit sur une chaise derrière ma porte, tandis que des soldats en armes montent la garde dans le couloir et sous ma fenêtre.
Tout est fini, je suis prisonnière…
Je me penche vers le dessous du lit pour appeler M. M…, mais je ne puis articuler, ma bouche est desséchée si complètement que ma langue adhère au palais.
M. M… n’a qu’une proposition, à me faire sortir par la violence, il se redresse en brandissant une espèce de poignard arabe et en mimant des gestes d’attaque. J’ai toutes les peines du monde à le calmer et à le dissuader de gestes inutiles, je lui explique que même si nous réussissions à tuer deux ou trois hommes il en resterait toujours vingt, trente… pour nous arrêter.
Doucement, prudemment, nous nous allongeons côte à côte, tous deux habillés, sur l’un des grands lits, et la veillée angoissante commence. Naturellement je ne peux dormir. Je me sens prisonnière, je le sais et je ne peux pourtant l’admettre. La nuit se passe ainsi, lente, lente à désespérer.
Vers 2 heures le muezzin fait entendre son appel, auquel répond un cliquetis d’armes dans le couloir, la police aussi est en prières.
Le pas monotone et régulier des sentinelles sur le trottoir devant mes fenêtres, devant les portes, martèle sans fin notre attente.
Je distingue dans le hall des voix, des conversations, sans pouvoir les comprendre ; les chefs de la police prennent des cafés, jouent aux dés. Dans la chambre à côté des gardes plongent leurs regards dans ma chambre par un vasistas grillagé, M. M… et moi, toujours allongés, immobiles, ne bougeons pas, la moustiquaire nous dissimule et puis nous sommes dans le noir.
L’aube enfin commence à poindre, elle aussi, sans hâte. Saïd Bey, trouvant qu’il a été assez courtois, n’attend plus longtemps pour m’interpeller à travers la porte. Je glisse ma tête épouvantée dans l’entre-baîllement pour m’entendre dire :
— Prépare-toi, je t’emmène.
— Bien. Allons voir Soleiman et tu verras qu’il ne m’accusera pas.
— Après, plus tard ; maintenant tu dois me suivre.
Il n’y a pas à discuter, je ferme ma porte et, nerveusement, je mets mon voile et arrange ma valise.
M. M… à l’autre bout de la chambre me reproche, d’un air mécontent, de ne pas l’avoir présenté au directeur de la police. Je souris à cette idée, en sommes-nous à des présentations. Toute pensée mondaine est bien loin de mon esprit.
Cependant, puisque sa présence est toujours ignorée, il faut agir au plus vite, mais avec précaution, en tâchant d’habituer d’abord Saïd Bey à la vue d’un homme dans ma chambre, puis de le laisser voir graduellement aux hommes de la garde pour éviter de provoquer les réactions d’une violente colère qui se terminerait probablement par notre lynchage.
J’entrouve ma porte et par un signe de doigt j’appelle Saïd Bey, deux ou trois fidèles policiers le suivent, je les repousse en leur faisant comprendre que je veux parler en tête à tête à leur chef. Dès qu’il est entré, le plus naturellement du monde je lui indique M. M… assis sur l’unique chaise, l’air sauvagement renfrogné. Il semble pouvoir à peine se contenir de bondir ; il a tout du jeune homme chevaleresque qui veut à tout prix défendre une femme par la force, sans même penser que dans une telle situation d’infériorité les secours de la diplomatie sont notre seule chance de salut :
— Shouf… (Regarde).
Et Saïd Bey regarde de tous ses yeux écarquillés qui fixent M. M… Un rictus cruel découvre ses dents noires comme sa peau, l’expression de sa figure se durcit encore, sa haine, sa colère, sa stupeur sont intenses, tout le corps incliné, la tête tendue en avant, il articule par saccade :
— Min ? min ? Qui est-ce ? Quel est cet homme ? Que fait-il dans ta chambre ?
— C’est le fils du délégué de la France auprès du roi, il est venu passer la soirée avec moi. J’avais peur toute seule et il n’a pu repartir puisque tu étais là.
Pas de réponse, mais la figure devient de plus en plus féroce et, petit à petit, on pousse la porte, quelques policiers entrent, je les pousse du bras pour les renvoyer, mais Saïd Bey me fait signe de les laisser entrer. Les figures sont expressives, sauvages, mais le chef ne bouge pas et tous à son exemple se maîtrisent. Silence, mépris plus tragique que des coups ou des injures.
Je fais l’interprète car Saïd Bey demande :
— Me connaît-il ?
Buté, M. M… répond : « Non ».
Saïd Bey : « Moi je le connais. Je sais que tu as un passeport diplomatique, tu es libre ! »
M. M… ne bouge pas, j’ai envie de le pousser ; c’est une chance inespérée de pouvoir prévenir le consulat.
— Je ne veux pas vous laisser seule, insiste-t-il, toujours tenace, Dieu sait où ils vont vous emmener et ce qu’ils feront de vous.
— Évidemment, mais vous n’y pouvez rien, mon seul espoir de salut est votre père, partez vite le prévenir, je vous en supplie.
Puis je me révolte contre le mudir cherta qui veut me saisir, et je m’écrie :
— Où vas-tu m’emmener ? Que vas-tu me faire ? Je ne veux pas partir avec toi, j’ai peur.
Avec son effrayant sourire et cette politesse que l’Oriental place au-dessus de tout il me répond :
— N’aie pas peur avec moi, tu es ma sœur ! (sic).
Quelle résistance opposer à cette forte douceur ? Cet homme, convaincu de ma culpabilité, convaincu de ma prochaine exécution, m’appelle « ma sœur ». Le moment est tragique mais je souris et, voulant être à sa hauteur, je pose ma main sur son bras en ajoutant : « J’ai confiance en toi, je te suis ».
Les policiers bourrent avec moi les valises, tassent tout avec leurs poings ou leurs talons, le mur d’armes s’entrouve, je traverse le hall la tête haute, je descends deux marches et je réalise assez mal ce qui se passe jusqu’au moment où je me trouve accroupie sur le siège arrière d’une auto, Saïd Bey à côté de moi. Près du chauffeur, sur les marchepieds, des grappes de soldats policiers.
L’auto démarre, le peloton se met en marche, nous longeons la légation d’Irak, celle de France… puis-je m’échapper, sauter de l’auto ? En admettant que je ne me casse pas une jambe en tombant, je serais immédiatement abattue par ces gens armés, et puis il est si tôt que les portes sont encore fermées alors que je devrais entrer en trombe. D’ailleurs c’est fini, le consulat de France n’est plus devant moi, l’auto est arrêtée devant une petite maison blanche, surplombante, appuyée dans la mer Rouge par quelques pilotis. Le premier étage est encerclé d’un petit balcon qui la pare d’une fantaisie inattendue.
La garde m’entoure immédiatement tandis que je franchis le seuil de la police, quoique criminelle je passe la première, les soldats se mettent au garde à vous ; puis quand j’accède sur ce premier balcon-terrasse une sentinelle m’indique de continuer plus haut. J’escalade un escalier ajouré pour aboutir dans une grande pièce aveuglante de lumière et de soleil.
Premier interrogatoire
Saïd Bey s’avance, puis, solennel, s’assoit derrière son bureau d’où il m’indique d’un geste la fenêtre sur la mer et me conseille de respirer « awa kwayes » le bon vent.
J’en use à profit, assise sur le rebord, j’aspire à pleins poumons cet air sain. N’ai-je pas à m’approvisionner d’air sain et de force pour la lutte que je vais avoir à soutenir. Pendant près d’une heure tout le monde semble avoir oublié ma présence. Je regarde au loin s’il y a des navires et je réfléchis à la possibilité de les joindre à la nage. Mais je crains de n’avoir pas la force de nager les heures nécessaires et, de plus, il y a les requins qui ne me laisseraient pas aller loin. Surtout, surtout, j’attends à chaque instant l’arrivée du consul de France en qui je mets tout mon espoir.
Profitant de ce que personne ne m’observe, je sors tranquillement de ma valise un tube de vaseline, tandis que d’un geste je dissimule un petit carnet rouge sur lequel je consigne tous mes sentiments et réactions de voyage — et qui pourrait devenir une pièce à conviction sans égale.
Tout à coup des grincements de voitures qui s’arrêtent, des voix dans l’escalier précèdent un groupe de trois hommes. Ils sont tous de très grande taille, élégants, le visage encadré de longues boucles noires. Je suis particulièrement frappée par la pâleur de l’un d’eux que complète encore un nez pincé et des yeux clairs posés à fleur de tête. Mon instinct m’ordonne de me méfier de cet homme.
Ils s’avancent tous trois vers Sober Effendi et se mettent à chuchoter entre eux en accompagnant leurs paroles de gestes violents tandis qu’ils me dévisagent d’un air féroce.
Il me semble comprendre que Soleiman va mieux.
Mais ma situation s’aggrave.
Un nouveau bruit d’auto. Le mudir cherta[15] paraît, calme et froid. À peine a-t-il pénétré dans la pièce que le groupe se précipite sur lui. J’en fais autant et je m’accroche à son bras que je secoue violemment pour le forcer à répondre à ma question.
— As-tu vu Soleiman ?
Les spectateurs semblent stupéfaits de tant d’audace et me contemplent avec un mélange de respect et d’horreur. Je me classe définitivement dans leur esprit comme un être spécial par ce geste d’autorité.
— Oui, répond le mudir cherta, je l’ai vu, il a même rendu devant moi.
Il accompagne ses paroles d’un geste explicatif de son estomac à sa hanche.
— Pourquoi ne m’amènes-tu pas le voir ?
— Il a la tête fatiguée et la fièvre.
— Dit-il toujours que c’est moi qui l’ai empoisonné ?
— Oui, il t’accuse toujours.
— Alors il est très fâché contre moi.
— Non, il parle très bien de toi.
Je n’y comprends rien. Les docteurs écoutent, bouche bée, l’air féroce, prêts à punir mon impudence. L’un d’eux s’avance vers moi et me regardant droit dans les yeux, articule :
— Soleiman t’accuse de l’avoir empoisonné. De plus trois de ses camarades de chambre certifient l’avoir vu prendre vers 10 heures du soir une poudre rouge délayée dans de l’eau.
Ces trois Arabes s’informant de ce qu’il avalait il a répondu :
— Zeïnab m’a donné cela pour me purger.
Sans hésiter je réponds :
— C’est faux, je suis sûre que Soleiman n’a jamais dit cela.
En plaisantant Soleiman a ajouté :
— Peut-être que Zeïnab aime un autre homme et qu’elle me donne cela pour se rendre libre.
C’est trop bête et je questionne, indignée :
— Les témoins ont-ils dit cela avant ou après mon arrestation ?
— Pourquoi ?
— Parce que cette plaisanterie est inadmissible et si c’était sérieux Soleiman n’aurait pas bu. Je ne crois pas aux facéties qui ont l’air de se réaliser exactement.
Un autre docteur s’avance vers moi :
— On a trouvé près de son lit une petite pilule et il dit en avoir avalé une pareille. Il les tenait de toi, dis qu’est-ce que c’est ?
Je hausse les épaules. Je sais que ce n’est pas vrai ; il y a huit jours j’ai donné de la kalmine, des pastilles purgatives achetées à Suez et c’est tout.
Soudain le corps médical aperçoit ma valise.
— Ce sont tes affaires ?
Et, brutalement, ils se jettent dessus, enlèvent tout, chacun veut trouver la pièce importante, la preuve…
Ils fouillent furieusement, assouvissant leur vengeance sur une boîte de cacao que l’un d’eux brandit triomphalement, persuadé qu’il tient la source même de l’empoisonnement… une poudre brune…
Je leur explique tant bien que mal que c’est une nourriture concentrée dont j’avais fait provision pour la traversée du désert.
Ils ne me croient pas et saisissent les boîtes, ma poudre pour la figure demande des explications que je leur fournis en leur secouant la houlette sous le nez, mon bâton de rouge, mon fard, mon vernis à ongle m’obligent à une démonstration d’un maquillage complet. Ils sont étonnés.
— Tout pour la figure, conclut d’un air de mépris Saïd Bey.
Le comble de l’agitation accompagne la découverte d’une centaine de cachets de kalmine ; et les pastilles laxatives sont saluées par des hurlements féroces.
Indiquant d’une main le laxatif je me tape de l’autre sur l’estomac en expliquant :
— Botné nedif (ventre propre).
Les docteurs ne semblent pas convaincus, l’expression de leur figure se durcit de plus en plus. Je leur propose d’ouvrir un cachet de kalmine pour voir si, par hasard, la poudre intérieure serait colorée. Ils ne bougent pas et me fixent toujours. Je saisis un cachet et le crève.
Stupeur, la poudre est rose. Je triomphe. De l’eau maintenant, peut-être que la couleur foncera au contact d’un liquide. Le chef ordonne au chaouich[16] d’apporter une petite tasse à café et quelques gouttes d’eau. La couleur s’accentuer, les yeux s’agrandissent.
— Voilà, c’est peut-être un cachet écrasé qu’on a vu hier soir, tout simplement, et pour vous prouver que ce n’est pas ce qui a pu tuer, je l’avale.
Je joins le geste à la parole, mais trois mains retiennent mon bras et sur un ordre apeuré le chaouich jette tout dans la mer.
Je veux tout avaler, mes cachets, mes boîtes de cacao, mais on ne m’écoute pas et les chaouichs emportent avec précaution pour l’analyse tous les ingrédients dangereux, aliments, remèdes, produits de beauté.
La torture hypnotique et le cachot
Le fouille continue, pour en finir plus vite je veux les aider, mais une bousculade du docteur pâle, me remet à ma place, il croit que je cherche à dissimuler quelque chose.
Je me recule en ripostant :
— Méchant imbécile, tu ne comprends rien. Je voulais faciliter votre travail pour toutes ces choses qui vous sont inconnues.
On s’approche de moi, on me tâte pour voir si je ne cache rien ; furieuse j’arrache deux petits sachets, talisman que je porte toujours sur le cœur, et les jette par terre avec colère, de dépit, d’impuissance, en m’écriant :
— C’est pour la « bact » (chance), elle est jolie ma chance, je n’en veux plus.
Ces hommes dignes se jettent à quatre pattes pour les ramasser tandis que j’éclate d’un rire nerveux à la pensée des réactions que vont provoquer les signes cabalistiques qui recouvrent le parchemin. Après avoir retourné dans tous les sens mes porte-bonheur ils font semblant de croire les explications que je leur donne.
C’est ensuite le tour de mes papiers, quelques cartes compromettantes, une très bonne carte d’Arabie, une lettre commencée pour mon fils, quelques livres, chaque papier est examiné comme s’il était un document sensationnel établissant ma culpabilité.
Saïd Bey me fait signe de m’asseoir devant lui, tandis qu’il me dévisage, l’œil fixe, les dents serrées, à califourchon sur une chaise en face de moi. Il imprime alors graduellement un mouvement endiablé de va et vient à ses jambes. Il a l’air d’un épileptique. Je le regarde, ahurie, tandis que, suant et vociférant, il répète :
— Haki saï. (Parle vrai, parle vrai).
— Je parle toujours vrai, tous les Arabes de Syrie le savent ; demande à Soleiman, il te dira que je ne mens jamais.
— Parle vrai. Haki saï… tu lui as donné du poison hier matin quand il est venu te voir au harem, on t’a vue…
— Tout le monde ment, on n’a pu me voir, j’étais seule avec lui, deux minutes, nous ne nous sommes même pas touché la main. Où aurais-je pu cacher du poison, nue comme je l’étais dans le costume d’intérieur des femmes, pieds nus, bras nus… Haki saï, haki saï.
— Quand l’as-tu revu pour la dernière fois et lui avais-tu déjà donné de ces pilules ?
Et la journée se passe ainsi, devant ce chef de la police, hystérique, hurlant : « Haki saï ». Manœuvre d’hypnotisme qui, paraît-il, a son effet sur les Arabes mais à laquelle je suis insensible.
Jeber Effendi, sous-directeur de la police, écrit sur une grande feuille ses questions. Le docteur Ibrahim traduit tant bien que mal. Souvent avec des mots qui n’ont pas de sens, aussi j’exige d’écrire en face de l’interrogatoire arabe mes réponses en français.
Je suis sûre d’éviter ainsi toutes les discussions et toute erreur de traduction. Je termine mes déclarations en demandant pour la vingtième fois un avocat et un bon interprète. Le docteur Ibrahim est vexé, mais je lui dis que ma situation est trop grave pour que je ménage personne. Je lui prouve qu’il ne saisit pas la valeur des mots.
Chaque heure m’apporte un peu plus de découragement quant à la venue du délégué de la France, que le jeune M. M… devait prévenir. Qu’est devenu M. M…? Que va-t-on faire de moi cette nuit ?
La séance de torture hypnotique et l’interrogatoire prennent fin vers 8 heures du soir sur cette bonne parole du docteur Ibrahim :
— Il est heureux pour toi que Soleiman ne soit pas mort, ce qui aurait singulièrement aggravé ton cas.
— Bien sûr, et il pourra certifier que je ne lui ai pas donné de poudre rouge, alors on me rendra la liberté, et quelle réparation pourrai-je exiger ?
— Rien, si tu es libre tu seras assez contente pour ne pas demander davantage.
J’ai une peur indicible de la nuit qui tombe au milieu de mes redoutables gardiens.
J’implore Saïd Bey de me laisser retourner coucher au harem d’Ali Allmari, il me répond avec un sourire :
— Mais oui, naturellement.
Tandis que j’entends Jaber Effendi indigné et qui proteste :
— Jamais je ne la laisserai sortir d’ici.
Et il téléphone à l’émir de Djedda pour savoir ce qu’il doit faire de la « femme Zeïnab ».
Les réponses ne sont guère rassurantes.
— En bas, mais il y a une vingtaine de prisonniers !
Puis se tournant vers les policiers :
« Le bas est-il propre ?
Réponse et geste négatif des chaouichs.
« Enlevez les hommes, arrangez la pièce, ordonne Jaber Effendi, et dès qu’ils remontent, un bref commandement : « La garde, emmenez la prisonnière. »
Pour la première fois j’implore, je demande à passer la nuit dans le bureau du docteur, sur une chaise, par terre, n’importe, mais je redoute le cachot noir.
C’est un refus formel et malgré mon désespoir et ma frayeur je n’insiste pas car je les sens inébranlables.
Cliquetis d’armes, de crosses, de talons, une armée, un régiment, la guerre ou la potence, je ne sais plus. Sans même pouvoir résister je me laisse emmener, impuissante à changer ma nouvelle destinée. L’idée d’une tentative d’évasion m’effleure un instant mais j’abandonne vite cet espoir en traversant un premier hall où se trouvent quelques policiers en armes et tout un assortiment de fusils. Par terre, pêle-mêle, assis, couchés, debout des prisonniers sur lesquels je trébuche, ce sont les évacués du local qu’on me réserve et j’aboutis dans un espèce de tombeau humide monté sur pilotis.
Jamais je n’aurais pu imaginer une horreur pareille, le plafond est recouvert d’une espèce de mousseline noire de toiles d’araignées sur plus de cinquante centimètres d’épaisseur, suintant l’humidité en gouttelettes visqueuses accrochées au plafond comme des verrues liquides. Quant au sol, gluant, ce sont de vieilles planches, percées par endroits de larges trous, où tout le pied peut passer. On glisse à chaque pas sur toutes sortes d’immondices. Une odeur fétide, asphyxiante me tourne le cœur, d’autant plus que je suis sans nourriture depuis vingt-quatre heures. Les gardes déposent une petite lampe dans un coin et m’abandonnent à cette puanteur.
Terrifiée, impuissante, je me tiens debout, face à la porte, ne pouvant ni m’asseoir, ni me coucher dans ces ordures.
La mort de Soleiman
Un bruit d’aile, suivit d’un « tac » contre mon corps me tire de ma torpeur, puis un autre, et ainsi de suite à la cadence d’un par minute, tantôt sur ma tête, ma poitrine et mes jambes. Ce sont d’énormes cafards marrons qui m’ont prise pour cible. À chaque coup je tressaille, j’empoigne la veilleuse, espérant me protéger en bougeant. J’avance avec précaution dans cette boue de résidus humains, mon premier pas au bord d’un trou fait jaillir une nuée de ces horribles bêtes comme actionnées par un ressort. Paralysée de terreur, je reste sur place et projette ma lumière autour de la pièce. Le spectacle m’achève, une armée de cafards prend possession du terrain, les murs ont l’air vivants sous ce grouillement brun.
Dans les coins, des yeux brillants, des grosses têtes de rats émergent entre le mur et les planches mal jointes, tandis que j’écrase sur mon voile et ma robe les sillons de punaises qui courent et se cachent entre les plis.
Les soldats chantent des airs lugubres et monotones qui entretiennent mon angoisse.
Deux fois ma porte cède sous la pression des prisonniers dont j’ai pris la place, une tête hirsute tombe sur le plancher avec fracas, la tête crêpue d’un grand nègre grimace, la cordelette a cédé et mon gardien la rattache.
Plusieurs fois encore les chaouichs ouvrent pour me contempler en silence et s’assurer que je ne me suis pas évaporée.
La garde change. Les bruits prennent une valeur double dans ce silence, on dirait qu’ils préparent de grandes exécutions.
Et les heures passent, longues, sans fin, on n’entend même pas le muezzin, les nuits paraissent s’accumuler aux nuits, tandis que le jour semble ne plus vouloir jamais poindre. Enfin une lueur d’aube à la fenêtre. Est-ce un mirage ? Non, le jour se lève lentement, pénètre dans ma prison tandis que le tapis de cafard disparaît par les trous, avec la nuit.
Je me sens tout de suite réconfortée par le jour, quoique brûlante de fièvre. Je fais quelques pas, mes pieds enflés me font souffrir et ma tête tourne à m’évanouir. Dans un dernier effort je grimpe sur un rebord du mur pour élever ma figure à la hauteur des barreaux de ma fenêtre et j’appelle le garde, je le supplie de me laisser monter dans la pièce de l’interrogatoire où j’aurai de l’air pur. Ici j’absorbe du poison. La réponse fut ce qu’elle devait être :
« Sabour ». (Patience).
Toujours le même refrain.
À 9 heures un garde vient me chercher pour me faire monter et l’interrogatoire recommence.
Jaber Effendi et le docteur Ibrahim ne peuvent me donner des nouvelles de Soleiman. Ils n’ont pas été à l’hôpital.
Mon questionnaire est si monotone et c’est une telle répétition que je refuse de répéter éternellement la même chose et j’écris comme réponse à plusieurs demandes : « J’ai déjà répondu. »
Saïd Bey arrive et porte des nouvelles rassurantes sur l’état de Soleiman. Je redoute cette entrevue et la désire ardemment, pensant que ma délivrance suivra automatiquement.
À l’heure du déjeuner mes justiciers partent et j’apprends par les chaouichs que les prisonniers sont nourris par leur famille. Hélas ! la mienne ignore, heureusement, ma situation, et puis c’est un peu loin.
D’ailleurs je n’ai pas faim, j’ai la gorge serrée par tout ce drame qui, je l’espère sans cesse, va finir. Les prisonniers, en général, ne moisissent pas en prison, ils sont vites jugés, après deux ou trois jours maximum, et c’est une va-et-vient incessant. En matière pénale, c’est la vieille loi coranique qui est appliquée. Le meurtre entraîne la mort, la tête tranchée pour le crime ordinaire. Le supplice pour l’adultère. Le vol entraîne la perte des mains ou des pieds, un seul membre, ou main droite et pied gauche et inversement selon la gravité du vol.
Au cours de l’interrogatoire, à la fin de l’après-midi, les visages, d’impassibles qu’ils étaient, se durcissent. Les choses ont l’air de se gâter. Et tout à coup, brusquement, Jaber Effendi me dit :
— Toutes tes paroles, tous tes écrits sont des mensonges. C’est toi qui as tué Soleiman pour épouser le jeune M…
— C’est de la folie, je le connais à peine. Les Français ne sont pas comme vous, il leur faut longtemps pour causer avec quelqu’un et l’aimer avant de l’épouser.
Jaber Effendi remue négativement la tête.
Jaber Effendi riposte encore, sûr de la portée de son accusation :
— Un homme dans les grandes douleurs de la mort ne ment pas, et Soleiman t’a nommée.
— Puisqu’il va mieux ce n’étaient pas les grandes douleurs de la mort, et devant moi il ne dira jamais cela.
— Il est mort, répondent en chœur le docteur Ibrahim et Jaber Effendi.
— Est-ce vrai, est-ce bien sûr ?
— Oui.
— Mais quand et pourquoi m’avoir trompée. Saïd Bey dit qu’il va mieux !
— Il est mort la nuit de ton arrestation.
— Donnez-moi des détails.
— Il a avalé le poison vers 10 heures, à minuit il était mort.
J’envisage d’un coup la nouvelle tournure de ma situation et sa gravité. Je tente une dernière question :
— A-t-il dit je meurs à cause de Zeïnab, ou c’est Zeïnab qui m’a donné le poison ?
— Pourquoi ?
— La différence est totale, s’il a dit qu’il mourait à cause de moi, c’est vrai car c’est moi qui l’ai entraîné dans ce voyage, et je sais bien qu’il n’a pas dit que je lui avais donné du poison !
Mon plaidoyer détend ces figures sérieuses et Jaber Effendi s’écrie :
— Toi, tu es un avocat, tu n’as pas besoin d’avocat pour te défendre.
— J’en veux un, je ne connais pas bien vos lois et ma solitude me pèse plus que tout.
Ma froideur devant la nouvelle tragique surprend ces messieurs et le perspicace Jaber Effendi murmure :
— Il paraît que ça ne devait pas être ton mari.
— Non, dis-je, voilà le secret que je voulais dire à quelqu’un de chez le roi ou au ministre de France. C’était un mariage pour rire, en France nous appelons cela un mariage blanc, je l’avais pris pour voyager. Ses frères et mes domestiques de Palmyre le savent et pourront témoigner. Cela vous explique mon innocence ! Pourquoi l’aurais-je tué, je n’avais pas à me débarrasser d’un mari gênant, j’étais libre, c’était moi qui commandais et je ne l’aurais pas supprimé au moment d’accomplir ce voyage que je désirais. Quand les juges manquent de preuves, l’intelligence les remplace. Personne ne peut trouver un motif à cet acte.
Avec flegme le docteur Ibrahim continue :
— Tu connais la loi du Coran : quand un moribond nomme son assassin, il n’est besoin ni de jugement ni de témoin pour être condamnée à mort.
— Soleiman ne m’a pas nommée, je l’ai dit quand je le croyais vivant, je le répète maintenant qu’il est mort.
— Un homme a été trouvé dans ta chambre.
— Oui, pour les Français il est tout naturel de passer la soirée avec un ami.
— Tu n’es plus Française, tu es Nedjienne et musulmane.
— Musulmane oui, Nedjienne non. Je ne connais pas encore votre pays ni presque pas, également, votre langue.
— L’adultère est puni de mort chez les musulmans.
— L’homme est condamné à mort, et la femme ?
— La femme aussi…
J’ai compris, c’est la mort pour moi.
— Comment me tuera-t-on ?
— C’est délicat, dit-il, les femmes ne sortent guère des harems, il y a deux cents ans qu’on n’en a pas exécuté. Nous ne savons pas encore comment on te tuera. D’habitude on coupe le cou aux hommes, mais c’est un déshonneur pour un Arabe de trancher le cou d’une femme. Il fera probablement le simulacre après t’avoir fait agenouiller sur la place publique, mais ensuite l’homme brise son sabre sur son genoux.
« Pour la femme adultère, c’est d’habitude la lapidation après avoir fait le tour de la ville, chargée de chaînes. Tous les habitants lui lancent des pierres jusqu’à la fin.
Assez, je n’en puis plus.
Mes tempes battent, mes oreilles bourdonnent : lapidée, lapidée…
— La mort le cou tranché ; fusillée ça m’est égal, mais lapidée, combien d’heures de souffrance… Ça, j’ai peur…
Plus de réponse, deux êtres durs, fermés, impassibles, me regardent. Ils n’ont plus rien à ajouter. Mon esprit se refuse à l’association d’idées entre les mots et la réalité.
Je descends comme une automate, je me retrouve dans l’obscurité de mon cachot, au milieu de la vermine et des immondices. Exténuée, je m’accroupis dans cette saleté, que m’importe maintenant, tout est fini. Toujours à jeun je n’ai même pas besoin de manger et surtout je ne veux rien demander. Les puces, les fourmis, les punaises, les cafards m’assaillent à nouveau. C’est une espèce de cauchemar sans issue, vague, à peine délimité des quelques instants de lucidité ou je regrette de ne pas avoir le cou tranché au lieu de la lente agonie de la lapidation.
Une partie de la nuit se passe dans un anéantissement douloureux. Mais à la longue les chocs nerveux produits par les cafards qui me heurtent, me font réagir. Je veux revoir les miens, la fuite presque impossible est pourtant ma seule chance de salut.
Je tâte tous les barreaux de fer, ils tiennent fortement, la porte est facile à ouvrir mais derrière, tous les condamnés et les sentinelles, les gardiens, soldats et policiers. Un trou dans le mur, avec quoi, et puis ils ont plus de soixante centimètres d’épaisseur. Reste le sol, ce sol déjà percé, avec au-dessous quoi… le vide, du vent, la mer qui nous touche, que j’entends, qui est peut-être dessous. J’arrache de la porte la barre de fer d’un vieux verrou qui ne fonctionne plus et je m’en sers comme levier pour soulever une planche, deux planches. Je mets longtemps pour obtenir ce piètre résultat et ma détresse est à son comble lorsque je me rends compte que quatre gros murs ferment le dessous de ma prison. Les vagues meurent contre ces murs moussus rongés, mais bardés de barreaux de fer. Rien, rien, je ne peux rien espérer et je ne puis me résigner. Au matin je trouve la force de grimper jusqu’à la grille de la haute fenêtre pour respirer à pleins poumons. Des Arabes passent ; faible, hagarde je regarde ces hommes, habillés de robe, aux longues boucles tombantes, ils finissent par m’impressionner, je ne réalise plus où je suis. Je deviens folle, oui vraiment folle, et maintenant je n’ai plus peur ni du jour, ni de la nuit, mais j’ai peur de perdre la tête, ma pauvre tête qui éclate. Il doit être midi, le soleil est très haut…
La prison
J’appelle un gardien pour demander un docteur. Cette ignorance de tout m’écrase, peut-être apprendrai-je quelque chose et je suis tellement enflée par les morsures que je ne puis plus me tenir debout. Mes bras sont recouverts d’une croûte de sang coagulé à force de m’être grattée.
Sabour ! (Patience).
Mais après trois jours d’attente mortelle un nouvel espoir est né. On m’annonce que quelqu’un viendra me voir le soir. Je compte les heures et suis si fatiguée que je ne m’imagine pas qui viendra. Vers 5 heures on me fait monter, évidemment on a honte d’introduire quelqu’un dans mon taudis.
En haut, déception atroce, je me trouve en présence d’une infirmière d’un bateau français actuellement en rade, et qu’on avait fait chercher. C’est la seule femme française à Djedda ; elle n’y était jamais descendue encore et l’histoire de mon aventure ne lui donnait guère envie de visiter ce port. Cette femme me parut terne et sans cœur, mais j’appris plus tard qu’elle était terrorisée par la mission dont elle avait été chargée par contrainte.
À tout ce que je demande, et Dieu seul sait si j’avais des questions palpitantes à poser, elle me répond :
— Je viens voir comment vous allez !
J’appuie mes mains brûlantes sur les siennes.
— Vous avez de la fièvre, dit-elle. Avez-vous besoin de quelque chose ?
— Mais de tout. Je n’ai rien à boire, rien à manger, rien pour me laver, pas de lit. Je voudrais de l’eau minérale, j’ai écrit au roi, au consul pour en avoir, je vais mourir de soif et personne ne me répond.
Elle m’assure qu’elle transmettra mes commissions et elle s’en va.
J’avais mis tant d’espoir dans cette visite et tout s’écroule lamentablement, je ne puis plus me raccrocher à rien.
J’aime mieux être exécutée de suite que cette attente du supplice, enfermée, privée de tout, sans nouvelle de personne. Je pense à ma mère, c’est aujourd’hui l’anniversaire de sa mort, une tristesse de plus pour moi, qui voit tout en noir, et bientôt je la rejoindrai. Je pense à mon enfance, des souvenirs de fêtes familiales, ma première communion… et soudain surgit dans mon esprit l’image des Lieux Saints où j’ai prié. Cette image de paix surnaturelle m’apporte l’apaisement. Mais bientôt la nuit recommence avec ses angoisses, sa terreur, ses bruits, sa vermine qui se réveille.
Dès les premiers jours de mon arrestation j’avais pu communiquer avec le consul par un moyen que je ne puis citer ici, étant tenue à une grande discrétion, toutes les personnes mises en cause au cours de ce récit étant en vie.
Aujourd’hui j’ai la certitude que le consul a reçu mes missives. Je venais en effet de lui écrire en le suppliant de venir me voir, ajoutant que physiquement j’étais à bout et que j’étais couverte de bleus.
Dans l’après-midi ma porte s’ouvre et livre passage à Jaber Effendi et à l’infirmière.
— Le ministre de France m’envoie prendre de vos nouvelles.
— Elles ne sont pas fameuses.
— Avez-vous été battue ?
— Non.
— Eh bien, alors, de quoi vous plaignez-vous vous êtes bien heureuse.
Cette dureté, cette incompréhension, m’exaspèrent, je voudrais lui sauter à la gorge et je crie :
— Je voudrais de l’eau minérale, une cuvette, un savon, je n’ai pu me laver, un lit, de la nourriture.
— Bon, on vous enverra tout ce qu’il vous faut.
Je lui montre encore mes jambes enflées et couvertes de piqûres.
— Ce sont les puces ! constate-t-elle froidement.
Je lui pose une dernière question :
— Pourquoi le consul ne vient-il pas me voir, me croit-il coupable ? Me recevra-t-il si je m’échappe ?
— J’ignore tout, et, ajoute-t-elle en se dirigeant vers la porte, c’est ma dernière visite, le bateau part demain.
Brusquement, face à elle, je lui tends une lettre pour le consul où je l’implore pour qu’on m’exécute vite. Elle se recule, sa terreur, sa stupidité, lui font décliner ma demande, elle se tourne vers Jaber Effendi, quête du regard son autorisation, mais celui-ci, les yeux brillants, a déjà repéré le message et le saisit.
Que puis-je espérer désormais et comment peut-on vivre sans espoir. J’attends la mort. J’écris au roi, au ministre des Affaires étrangères Fouad Hamza en les suppliant de faire vite pour abréger le supplice de ces journées et de ces nuits d’attente. Mais le mot vite est inconnu des Arabes. La nuit revient, la vermine dévore mes plaies.
Personne ne répond à mes lettres, toujours l’attente de l’inconnu, et le consul ne vient pas.
Mercredi 26 avril. — Aujourd’hui je me sens faible, je n’ai rien mangé depuis cinq jours. Mes chaouichs m’offrent de m’acheter quelque chose, on m’apporte un peu de pain, du lében (lait caillé), du thé. J’ai heureusement encore un peu d’argent pour payer cette maigre nourriture et je veux me soutenir pour ne pas perdre la tête. Dans la nuit, bruit de chaînes et d’armes dans la pièce d’à côté, les grands criminels sont chargés dans un camion automobile et partent pour La Mecque. Je me sens encore plus seule ayant pourtant redouté plus que tout d’être emmenée là-bas. C’est ma hantise, ma crainte de toutes les nuits. À chaque bruit nocturne je tremble qu’on m’emporte à La Mecque pour toujours, et la mort me paraît un bienfait. Cette promiscuité avec ces bandits m’avait terrorisée au début, à présent leur présence m’était devenue presque familière et leurs tristes chants semblaient s’associer à mon malheur.
Non, je ne veux pas et j’écris à mon fils une lettre d’adieu et je lui explique… Le haut-commissariat de Beyrouth a reçu cette lettre et ne l’a jamais remise à mon fils.
Deux jours après mon arrestation, Saïd Bey a été révoqué, je vois passer le nouveau directeur de la police, mais il ne m’a jamais adressé la parole. Toutes mes requêtes s’adressent à Jaber Effendi. Je lui réclame la valise de Soleiman, ses grandes « habayes »[17] pourront me servir d’oreiller, je ne puis plus supporter ma tête sans jamais l’appuyer, mais cette modeste douceur m’est encore refusée.
29 avril. — Le consulat m’envoie des côtelettes, de l’eau minérale, tout ce qu’il faut pour vivre. Vais-je reprendre goût à l’existence ?
30 avril. — Jaber Effendi, sous-directeur de la police, m’apporte la Vie de Mohamed, saisie dans ma valise et que je réclame sans cesse depuis mon incarcération. Les exemples de courage des guerriers arabes me stimulent à mourir comme eux.
On amène de nouveaux prisonniers dans la pièce à côté. Nuit d’angoisse, la porte cède plusieurs fois, les corps des prisonniers, pressés contre elle, et à moitié endormis roulent sur le plancher de mon cachot avec un bruit sourd.
1er mai. — Au réveil je retrouve le pain que j’avais posé sur la fenêtre couvert de fourmis. Mes braves gardiens, consternés, me conseillent d’entourer les pauvres aliments qu’ils m’achètent d’un filet de pétrole. Mais le lendemain la situation est la même. Les fourmis du Hedjaz ont la peau dure. J’ai mal dans toute la tête et j’ai toujours peur de devenir folle.
On m’apporte du consulat quelques biscuits et de l’eau minérale.
Mes démangeaisons augmentent de jour en jour.
J’attrape de grosses araignées velues ou à pattes avec des pinces redoutables et je crains tellement l’infection que je lutte contre ces dangers. Je veux boucher les trous du plancher mais le papier que j’y applique est projeté par la force du vent dans les toiles d’araignées du plafond, il y reste accroché.
Ma peau tombe par lambeaux, la police s’en émeut, on m’amène le docteur Akram. Il me conseille de demander à l’émir mon transfert à l’hôpital. À la suite de sa visite il m’envoie de la poudre de talc dans un cornet en papier journal et de la vaseline dans un petit pot en carton. Ces modestes produits me procurent un délicieux adoucissement.
Du consulat je continue à recevoir des côtelettes, du rôti de mouton. Je veux me soutenir mais je ne puis guère avaler, ma gorge et tout mon être sont tellement contractés.
Dans l’après-midi je reçois également du tissu, du fil, des aiguilles que j’avais demandés pour m’occuper. J’ourle des mouchoirs. Je cherche un appui dans la religion et je prie longuement.
3 mai. — Le miracle arrive, Jaber Effendi me présente un papier imprimé qui me dit : « Demain, à 4 heures, le délégué français viendra vous voir. » Mon bonheur est indescriptible… après treize jours d’attente je n’espérais plus. J’attends tout de cette visite.
Je compte les heures, les minutes, je guette à travers mes barreaux lorsque M. M… arrive, escorté des membres du consulat. Je suis très émue et peut à peine lui dire bonjour. Sa personnalité énergique et droite me donne de suite une grande confiance. Il m’apprend toutefois que par mon mariage je suis soumise aux lois du Hedjaz et que lui ne peut rien pour moi. Mais il m’assure qu’il a obtenu la certitude que tout se passera correctement, je ne serai pas transportée à La Mecque, ce qui est devenu pour moi une poignante obsession.
Il n’est pas question d’exécution, me certifie encore M. M…, une enquête est en cours, il faut en attendre le résultat.
— Quelle sera la durée de l’enquête ?
— Ça dépend, répond-il, il y en a qui durent un mois tandis que d’autres en prennent six.
— Je préfère la mort à six mois de ce cachot. Ne pourriez-vous m’obtenir la liberté provisoire ?
— C’est impossible : ce cas n’est pas prévu par les lois du Hedjaz.
Jaber Effedi est présent à cet entretien comme à tous ceux que j’eus par la suite. Aussi, m’approchant du consul, je lui chuchote à l’oreille :
— J’ai très envie de m’échapper, si j’arrive chez vous pourriez-vous me cacher ?
— Mais il vous est impossible de fuir.
— J’aime mieux tous les risques à cette attente, puis je crois que je pourrais tomber dans la mer par la lucarne des water-closets, si je ne me casser rien je passerai par un trou aperçu dans le mur.
— Ne tentez pas cette folie, la route du consulat est dominée par le poste de police et on vous tirerait dessus, en supposant même que vous aboutissiez, ce que je ne crois pas, je serais obligé de vous rendre aux autorités qui vous réclameraient.
« Vous êtes Nedjienne et je ne peux rien réclamer pour vous officiellement. J’essayerai toutefois de venir vous voir régulièrement. »
Le supplice de l’attente du jugement
Le consul, faute de pouvoir me donner toutes satisfactions morales, veut au moins que j’ai toutes les consolations matérielles.
Dès le lendemain les effets de sa visite se font sentir ; on m’apporte un lit, une boîte de créoline. Je passe la matinée à nettoyer, j’arrose tout copieusement avec ce désinfectant, je balaye avec des feuilles de palmier prêtées par un chaouich. Je tue une armée de punaises, de fourmis et j’entrevois une nuit de sommeil ininterrompue.
M. M… m’avait envoyé quelques livres, mais on ne me les avait pas remis. En entrant dans ma pièce il en tenait deux à la main qu’on n’osa pas lui enlever. Jaber Effendi les feuilleta d’un air inquisiteur puis me les laissa.
En fin de journée un serviteur m’apporte mon premier repas complet du consulat. Des œufs, du poisson, de la viande. Tout cela sur un grand plateau, dans des assiettes, ce qui m’éblouit, autant que mes voisins de captivité. On présente les mets, avant de me les servir, à Jaber Effendi ; il soulève les assiettes, les regarde en dessous, également sous le plateau, et quand il est sûr qu’aucune signe cabalistique n’orne ma vaisselle, un gardien me remet ma nourriture.
J’ai perdu l’appétit et je distribue la moitié de mes vivres aux autres captifs, avec lesquels je sympathise.
Je m’endors dans mon nouveau lit, à peine soucieuse de l’avenir, toute à la joie des améliorations que cette journée m’a procurées.
Mai. — J’ai été réveillée vers 2 ou 3 heures du matin par le départ d’une armée de policiers se rendant à la rencontre du roi, dont l’arrivée est prévue pour ce matin. À l’aube, des coups de canon souhaitent la bienvenue à Sa Majesté tandis que j’aperçois le drapeau vert nedjien. Toutes les légations ont également leur drapeau. Ces taches de couleur égayent ma vue et je les contemple longuement.
La journée est terne, j’ourle des mouchoirs et ne pense plus qu’à la visite du consul, annoncée pour le lendemain. Tout le temps de ma captivité ce sera mon seul rayon de soleil. Un beau serviteur noir, tout de blanc habillé, m’apporte chaque jour ma nourriture. Mes essais pour garder quoi que ce soit pour le soir ou le lendemain sont infructueux.
Mon gardien Naser a l’heureuse initiative de tendre, d’un bout à l’autre de ma chambre, une corde attachée aux murs par des clous. Sur la corde nous fixons deux petits paniers en osier où je mets mon pain, mon sucre, mon lait, etc., je suis sauvée, je recouvre chaque panier d’un papier pour éviter la chute des insectes volants et je me trouve dans un état relatif de propreté.
Je veux payer la corde, comme toutes les petites choses, telle que ma lampe que me fournit la police, mais on me fait répondre généreusement que le gouvernement m’offre cela.
Le docteur Akram me fait une visite, je me plains de ma jambe, des dents, etc., ne pouvant endurer cette solitude abrutissante. Akram m’assure qu’on n’attend plus que le résultat de l’analyse d’Égypte. On y a expédié l’estomac et les viscères de Soleiman.
15 mai. — Toute la police est pavoisée pour l’arrivée de Séoudi, le fils aîné du roi.
Visite du consulat qui ne m’apporte aucune nouvelle. Je fais demander par Hamdi Bey la permission de respirer un peu l’air sur le balcon la nuit tombée. L’autorisation est accordée, mais lorsque le soir je veux user de mes droits, Jaber Effendi s’y oppose sous prétexte qu’il doit consulter le mudir cherta. Pendant trois jours je réclame, tous les soirs, jusqu’au refus formel. J’aurais voulu diminuer mes nuits d’une heure ! Elles sont si longues, il fait noir à 7 heures…
Jeudi 25 mai. — Vers 11 heures un garde inconnu me dit de m’habiller pour comparaître devant le cadi. Je tremble et je bondis de joie, quoi qu’il arrive je vais pouvoir quitter ces lieux que j’exècre. Mais, hélas, après le questionnaire classique des nom, prénoms, etc., lieu d’habitation, le cadi, sans un mot, lève la main et le docteur Akram, qui sert d’interprète, me dit que c’est fini.
— Dans huit ou dix jours vous reviendrez, dit Akram, il faut cette réponse d’Égypte.
26 mai. — On m’apporte une table. Le gouvernement a mis longtemps pour permettre d’introduire dans une prison un tel objet de luxe… une petite table en bois blanc… Je nettoie toute ma cellule à la créoline car les araignées semblent s’être reproduites en masse ces derniers jours.
Mes gardes se pâment sur mon installation :
« Tu es comme un maître d’école », s’exclament-ils.
En fait je suis tristement assise devant ma petite table, mais cette posture est inconnue au Hedjaz, seuls les professeurs et quelques ministres s’assoient sur des sièges.
Tous les quinze jours un homme svelte, très bronzé, jambes nues et drapé de blanc chante dans les rues sur un rythme bizarre. Je m’informe : il annonce les arrivées et les départs des bateaux, il énumère les noms des ports où le navire fera escale, il remplace l’affiche, la publicité, l’agence de renseignements, il donne les billets du départ… Partir… départ, quel mot… je frémis.
Dimanche 28 mai. — J’ai une crise de désespoir atroce, j’éclate en sanglots, mais au lieu de me cacher j’appelle mes gardes, je leur dis que j’aime mieux mourir, je leur dis de faire venir Jaber Effendi. Je me cogne la tête contre les murs, contre les barreaux de fer, j’espère attendrir par mes larmes Jaber Effendi et le rendre plus humain. Mais l’effet obtenu est inverse à mon attente. Il me reproche mes larmes, me demande si je n’ai pas honte de pleurer ainsi.
— Non, non, je n’ai pas honte, je suis trop malheureuse.
— Eh bien, si tu continues, tu auras les pires châtiments, on t’enfermera très loin, dans une chambre noire sans air, très chaude, très sale…
« Tu seras privée des visites du consul.
La lutte a ranimé mon courage, j’aime mieux que cet être au cœur dur s’en aille.
— Va-t-en puisque tu es si méchant, je ne demanderai plus rien.
Alors un revirement inexplicable s’opère pour la première fois. Jaber Effendi a l’air de sentir.
— Tu es mère ?
— Oui.
— Tu dois vivre pour tes enfants.
— Je ne peux plus si tu prolonges trop ma captivité.
— Le cadi est malade, c’est ce qui retarde ton jugement, dès qu’il sera mieux on t’appellera et ton procès sera son premier travail, le roi l’a ordonné.
Enfin un renseignement. Je ne puis m’empêcher de pleurer quand même. Tout m’indiffère et je voudrais que mon sort se décide vite, vite.
29 mai. — Horrible frayeur dans la nuit, je suis réveillée en sursaut par un coup de feu dans le hall des condamnés, cris, hurlements, plaintes, bousculade, branle-bas. Je crie, j’appelle au secours. Un de mes fidèles gardes entre pour me rassurer, il me raconte qu’un fusil est tombé par terre, que le coup est parti seul…
Le soir le consul m’annonce que la fin de mon supplice est très proche. Je veux le croire, mais il me l’a dit si souvent. C’est aujourd’hui mon anniversaire et je croyais bien, au début du mois, être loin et le fêter chez moi. Le cadi est toujours malade. Quand serai-je jugée ?
31 mai. — Petite visite de Lotfi qui m’apprend que le cadi est parti rendre un jugement à La Mecque… Toujours du retard.
Lundi 5 juin. — Après ces longues journées d’attente Jaber Effendi vient m’apprendre que le cadi ne sera pas de retour avant une dizaine de jours. Je ne crois plus à rien, mon désespoir est à son comble.
Jeudi 8 juin. — Le ministre français m’apporte de bonnes nouvelles, mais je ne crois plus à rien. Le secrétaire privé du roi Ibn Séoud aurait démenti en Syrie les fausses nouvelles des journaux et déclaré que mon affaire était terminée et qu’on allait me libérer. Pour moi, rien ne sera fini que ce jour-là.
Vendredi 9 juin. — Jaber Effendi à qui je demande tous les jours en le guettant au passage à travers ma grille des nouvelles du cadi, m’annonce qu’il est rentré la veille au soir. Je ne pense plus qu’à ma libération dont a parlé le consul. On oublie les peines si facilement quand on accroche sa vie à un espoir.
Samedi 10 juin. — Le roi est arrivé à 6 heures du matin, salué par une salve d’artillerie. Je ne doute pas un instant qu’il ne donne immédiatement l’ordre au cadi de me libérer, M. M… m’a tant dit que je vais vite être libre. Encore une fois je me trompe. Toutes les formalités administratives sont au contraire arrêtées par la venue du roi, qui convoque et reçoit tous les fonctionnaires et tous ses sujets.
Toujours rien. Vers la fin de la journée je reçois la visite inattendue du consul qui, croyant que j’avais vu le cadi, vient se renseigner sur les résultats de l’entrevue.
L’interrogatoire ne peut plus tarder.
Lundi 12 juin. — Je me réveille de très bonne heure, très agitée, et pourtant il s’impose que je reste calme. Vers 10 heures on me donne l’ordre de me préparer à comparaître devant le cadi ; le grand jugement va commencer.
Je pars au tribunal entre les gardes du roi, à pied et voilée.
Catastrophe, désillusion…, l’interrogatoire est remis au lendemain, les interprètes font défaut.
J’ai bon espoir pour le lendemain sans trop oser y croire.
Le jugement
Mardi 13 juin. — Dès 9 heures, je m’impatiente et demande à comparaître devant le cadi. Les interprètes ne sont pas arrivés, l’attente est interminable. Je sanglote dans un coin craignant un nouveau retard.
À 10 heures je pars enfin, voilée, encadrée de deux policiers baïonnette au canon. L’air pur, la lumière, l’espace, la marche que j’ai presque oubliée me sont un éblouissement. Je me sens pleine de courage et d’autorité, prête à lutter férocement contre l’accusation qui pèse contre moi.
Le tribunal se trouve être à une dizaine de minutes de la prison. Le chemin longe les consulats.
Nous arrivons enfin à cette cour d’assise nedjienne que j’ai tant désiré depuis plus de deux mois. La porte est gardée militairement par des sentinelles, baïonnette au canon.
Le cadi étant hiérarchiquement le juge le plus haut placé, se trouve au dernier étage. Nous montons par un petit escalier étroit aux marches très hautes. À chaque palier des policiers en armes surveillent trois ou quatre tribunaux devant lesquels sont jugés les délits courants. Encore quelques marches et je me trouve enfin dans une pièce longue, étroite, éclairée par un grand moucharabieh devant lequel un petit homme maigre et pâle est accroupi sur une banquette, se caressant le haut du pied, tandis que de l’autre main, il s’évente, la chaleur étant suffocante.
Tout l’appareil de justice est réduit à sa plus simple expression : un greffier, deux interprètes, assis sur le même banc que le cadi, attendent. Devant le cadi, une table et, dans le fond, deux superbes nègres aux muscles puissants et vêtus d’une petite culotte et d’un maillot de lutteur jaune. Ils ont l’air d’un numéro de cirque égaré. Ce sont probablement les exécuteurs des sentences de coups de bâton…
Derrière moi la salle s’anime, se remplit d’hommes de toute classe, de toute couleur, qui viennent assister en spectateurs au procès le plus sensationnel que Djeddah ait jamais vécu.
À mon entrée le cadi tourne lentement la tête et me fixe d’un regard inquiétant. Je reste voilée, ce qui m’aide à soutenir son regard.
Le cadi ouvre l’interrogatoire par la question suivante :
— Pourquoi es-tu en prison ?
Je bondis sous le choc d’une question aussi imprévue :
— Enta megnoun ? « Tu n’es pas fou ? » Il y a deux mois que je suis en prison et tu me demandes pour quelle raison. Ne le sais-tu pas, toi qui as fait l’enquête, toi qui dois me juger. On m’a dit qu’avant de mourir Soleiman m’avait accusée de l’avoir empoisonné, et c’est la raison qu’on me donnait pour me garder enfermée.
Mouvement de stupeur dans l’auditoire, en entendant une femme traiter le plus haut magistrat de Djeddah de fou. Évidemment, dans un sursaut violent, le mot m’a échappé. Le cadi n’ayant pas bronché sous l’injure, le calme renait tandis que le cadi confirme :
— Mais oui, c’est juste, c’est pour avoir tué Soleiman que tu as été arrêtée.
J’appris par la suite que de cette seule réponse aurait pu dépendre tout mon jugement. En effet, si j’avais simplement répondu : « Pour avoir tué Soleiman », cette phrase aurait été considérée comme un aveu et j’aurais été condamnée à mort sans autre forme de procès. Et cette question renversante est classique dans tout procès arabe et la première qu’on pose à tout accusé. Souvent, paraît-il, il se trompe. Dernièrement, en Algérie, le cas s’est présenté pour un homme accusé d’avoir volé un bœuf. Le juge lui demande : « Pourquoi es-tu en prison ? » « Parce que j’ai volé un bœuf. » Voilà, il a avoué, il est condamné. Nos réactions ne sont pas les mêmes.
Ensuite ce sont les éternelles questions sur Soleiman, le mariage, ses conditions, le voyage fait et prévu, le poison et ses derniers moments.
L’avocat de la partie adverse nommé par le gouvernement pour représenter la famille de Soleiman essaye de me perdre en cherchant à embrouiller les dates auxquelles j’ai donné ces fameux cachets de kalmine à mon mari.
Je demande à ce qu’on me rende mon carnet rouge sur lequel sont consignés mes faits et gestes jour par jour, alors je jure de tout préciser, mais le cadi s’y oppose formellement.
L’avocat maintient que ce sont mes remèdes qui ont tué Soleiman et le cadi lui donne jusqu’au lendemain matin pour en apporter la preuve devant la cour. Mouvements hostiles dans le public.
Je trépigne de rage et toute l’inactivité forcée de ces derniers jours se déverse soudain dans la défense que j’oppose à l’accusation de la partie adverse.
Dans un silence terrifiant, je démontre qu’il était de toute impossibilité que je cache du poison sur moi pendant la durée de mon séjour au Djeddah, puisque les femmes du harem assistaient à ma toilette et me voyaient constamment complètement nue.
Quant à me servir de ma valise, il n’avait pu en être question, puisqu’elle m’avait été prise dans la vedette m’amenant à bord et fouillée par la douane sans que je sois présente et, depuis mon départ de Syrie, n’avait jamais été fermée à clef.
Quant à la dernière solution, celle d’avoir acheté du poison à Djeddah, elle ne pouvait entrer en considération puisque je n’étais jamais sortie seule dans la rue et qu’en plus de cela je ne parle pas assez bien l’arabe du Hedjaz. Une enquête à ce sujet les renseignerait vite d’ailleurs. Pendant que l’interprète traduit, j’observe la foule, elle semble visiblement étonnée par la situation que crée mon plaidoyer.
Le cadi reste accroupi, impassible, en s’éventant, en enlevant son petit bonnet pour aérer son crâne. Plusieurs fois on veut m’interrompre, me disant de répondre simplement « oui ou non », mais je tiens à préciser.
Je continue en expliquant que je n’avais aucune raison de tuer Soleiman. J’avais toujours la ressource pour m’en débarrasser de rentrer en Syrie, où j’aurais obtenu le divorce très facilement.
Le cadi répond, d’une voix insinuante :
— Aux royaumes du Nedj et du Hedjaz le divorce n’existe que sur la demande de l’homme. Tu ne le savais pas, tu l’as appris à Djeddah et tu as voulu te libérer ainsi.
— Je pouvais de toute façon m’échapper sans le tuer. Le consul m’avait vivement déconseillé ce voyage et m’aurait fait embarquer tout de suite si je lui avais demandé de partir. C’est moi qui me suis entêtée à vouloir traverser le Nedj, à séjourner à Oneiza, à traverser le désert du Hofouf, je n’attendais que la permission du roi pour partir. Pourquoi l’aurais-je tué avant de connaître la décision royale qui avait déjà permis l’accomplissement de la moitié du programme ?
Je termine mon plaidoyer par mon dernier argument et peut-être le plus fort en invoquant pour témoin tout le harem.
« Comment aurais-je pu lui donner du poison puisque je ne prenais pas mes repas avec lui, et ne vivais pas avec lui. Le seul moment où je le voyais en tête à tête était dans une pièce vide chez Ali Allmari. Il m’aurait été impossible de le forcer à prendre un aliment quelconque.
L’avocat de la partie adverse se lève et affirme qu’il ne peut rien croire de ce que je dis, que c’est la kalmine qui a tué Soleiman. L’interprète déclare que c’est impossible.
L’avocat répond encore :
— Je t’en donnerai la preuve demain.
L’audience est levée.
Je réintègre mon cachot. Une réaction mentale s’opère ; je me sens tout-à-coup à bout de force et ma tête me fait mal, mal à en pleurer. Et puis j’avais tant cru encore en finir aujourd’hui…
Mercredi 14 juin. — La nuit fut plutôt mauvaise, angoissée par cette instruction qui n’a pas fait un pas vers l’acquittement. J’ai peur, plus peur de la nuit que du procès et du jugement aussi simple puisse-t-il être.
9 heures me retrouvent devant le cadi, qui procède à l’interrogatoire des témoins qui ont assisté à la mort de Soleiman.
Le premier dépose sous la foi du serment.
— J’étais dans la pièce à côté de celle occupée par Soleiman. Il s’est mis à tellement souffrir vers 11 heures du soir que nous l’avons frictionné en lisant des paroles du Coran. On lui donna à boire de l’eau du Zemzem[18]. Le temps qu’on aille chercher un docteur, Soleiman était mort. Avant qu’il ne meure je lui ai demandé ce qui avait pu le rendre si malade. Il a simplement répondu : « Emken Zeïnab » (Peut-être Zeïnab).
— C’est tout ? interroge-t-on encore.
— C’est tout.
Le deuxième témoin prétend avoir vu Soleiman prendre une poudre rouge vers 10 heures du soir, la délayer dans de l’eau et l’entendre dire en l’avalant et en plaisantant :
— Peut-être que Zeïnab en aime un autre et veut se débarrasser de moi.
— Que bois-tu ? lui demande-t-on.
— Un remède pour me purger.
Au moment de mourir et s’adressant à nous, il murmure :
— C’est sûrement Zeïnab qui me tue, et vous me vengerez, allez la tuer.
Le troisième témoin, un gosse de 15 ans environ, se contente d’indiquer que sa déclaration est la même que celle du témoin précédent puisqu’ils étaient ensemble. Il rougit, se trouble tellement, qu’il peut à peine dire son nom.
Je récuse ces témoignages si différents dans un laps de temps si court, l’heure de l’agonie… Je veux qu’on termine, mais l’odieux avocat de la partie adverse désire encore une audience pour prouver avec les docteurs que c’est ma Kalmine qui a tué.
L’audience est reportée au lendemain. Il est une heure, pour en finir, le Cadi veut commencer de bonne heure et demande qu’on soit là à 8 heures.
Acquittée
Jeudi 15 juin. — Je n’ai pas dormi de toute la nuit.
Je me lève à 6 heures du matin et j’attends. À huit heures je supplie mon gardien de m’emmener au tribunal, il m’ordonne de me tenir prête et d’attendre qu’on m’appelle.
Je brûle d’impatience.
À 11 heures, enfin, nous partons… Je supplie mes gardiens de marcher vite… Je cours, ils se fâchent. Peu m’importe, le jugement final seul m’intéresse. Nous arrivons au tribunal vide. Dès le second jour le procès s’est déroulé à huis clos. Un employé du consulat étant venu pour y assister, on évacue la salle.
Je demande si les docteurs ne vont pas venir. Ils sont repartis. Il semble que l’on ait voulu éviter une confrontation qui m’était favorable pour pouvoir mieux m’accuser.
Après quelques phrases insignifiantes le Cadi se lève et annonce que le jugement est terminé.
Personne ne semble savoir si je suis acquittée ou condamnée. Je supplie le Cadi de me donner le résultat définitif du jugement. L’interprète répond que tout le dossier doit être envoyé à l’émir. J’insiste pour que l’on me laisse être prisonnière libre, mais comme si souvent déjà, on ne me répond même pas.
Je réintègre mon cachot, exténuée. Je ruisselle sous mon voile, ma robe noire, mes bas, que j’ai perdu l’habitude de porter. Mes cheveux touchent mes épaules, j’ai l’air d’une sauvage.
J’écris à l’émir, implorant sa bonté, lui demandant de me signifier le résultat du jugement du tribunal. Le consul vient me voir. Il semble consterné par cette incompréhensible procédure. Et puis la longueur du procès l’étonne et l’inquiète ; d’habitude on rend plusieurs jugements chaque matinée. Son air tristement étonné me trouble, lui si optimiste et si sûr de lui jusqu’à présent. « Je ne puis être condamnée à 1 ou 2 ans de prison », lui dis-je angoissée.
« Je n’en sais rien », fut sa réponse.
Je suis écroulée. Même pour six mois, je me suiciderai plutôt que de les passer dans ce cachot, ma résistance est à bout… je n’en puis plus…
Vendredi 16. — Pas de réponse à ma lettre à l’émir. J’en écris une deuxième. Mon désespoir atteint son maximum. Je répète ces paroles de supplication arabe : « Ô Dieu, ne donne pas à l’homme tout ce qu’il peut souffrir ».
Je suis à nouveau convoquée devant le cadi.
Je dois jurer en arabe ; comme j’ignore ces formules, je répète après mon interprète. Solennellement, ma main sur le Coran, je prononce les mots rituels et sacrés : « Kalas ». « Fini », laisse tomber le cadi. « Merci, merci, me permets-tu de partir directement au consulat ? »
— Retourne à la prison, répond-il froidement.
— Non, non, maintenant c’est impossible, tu as dit que c’était fini, c’est toi le juge, dis-moi ce que tu penses, ce que tu décides. Tout dépend de toi. Tranche, décide, je ne partirai pas jusqu’à ce que tu répondes. Je ne peux plus te regarder toujours si impassible. Parle, réponds.
— Allah sait la vérité, il décidera.
— Tu es Allah pour moi, tu es même plus qu’Allah, tu n’as qu’un mot à dire pour décider de mon sort.
Le cadi veut passer, je m’accroche à lui, on ordonne aux gardes de m’enlever. Je pleure, je me jette par terre, les interprètes me disent qu’on doit délibérer, qu’on me rappellera dans un quart d’heure. Je reprends courage, je pars, les policiers qui m’encadrent pensent que je vais être libre.
Hélas ! le quart d’heure passé, on ne me rappelle pas. J’appris plus tard que les interprètes, troublés, gênés devant une femme qui pleure, ont inventé ce quart d’heure d’attente pour me remonter.
Dimanche 18 juin. — J’attends toujours que l’on me signifie la vie ou la mort. Cette attente me rend physiquement malade, un malaise pire que tout sentiment définissable. Ma tristesse est insurmontable. Je sens que le dénouement est proche. Je n’ose espérer le bonheur, la liberté…
Lundi 19 juin. — Toujours rien, le consul m’apporte des journaux de France pour la première fois. Je reprends contact avec le battement des vies des pays civilisés. Maryse Hilsz a fait Paris-Saïgon-Tokio et retour. J’ai l’impression d’avoir été enterrée vivante pendant ces soixante-trois jours. Je goûte au plaisir du réveil sans avoir le droit de m’y laisser aller puisque j’ignore encore quelle sera ma destinée.
Je demande, toujours en vain, au consul, s’il voit dans les épreuves du baccalauréat le nom de mon fils, qui devait se présenter au début du mois. Je pense que le haut commissariat lui aurait télégraphié cette nouvelle pour me causer un plaisir. Mais de tous côtés silence… ignorance.
Mardi 20 juin. — Toujours sans nouvelle. L’attente me mine.
Mercredi 21 juin. — J’apprends que le roi repart pour le désert, sa capitale Er Riad. Lorsqu’il quitte la Mecque, une grande suite l’accompagne jusqu’à sa demeure habituelle. Cent ou deux cents kilomètres dans le désert. Le cadi, évidemment, se déplace avec la suite du souverain. Aurai-je la force d’attendre encore ?…
Jeudi 22 juin. — Je reste assise sur mon lit toute la journée sans rien faire. Je suis vide. Le consul vient me voir, il a l’air très abattu et ne parle plus de départ.
Pourtant Jaber Effendi me fait savoir que les papiers de la Mecque arriveront peut-être samedi, car on m’a soutenu que mon procès avait été transmis à la Mecque au cadi des cadis.
Samedi 24 juin. — Le consul est malade. Il m’envoie un membre du consulat pour me redonner du courage en me faisant dire que la décision est imminente.
Dimanche 25 juin. — J’entends battre un tout jeune homme. Il pousse des hurlements de douleur. J’essaie d’intervenir auprès des gardiens à travers mes barreaux. Ils éclatent de rire.
Lundi 26 juin. — À midi le directeur de la police me fait appeler dans son bureau. C’est la première fois, et je ne le connais guère. Deux jours après mon arrestation, Saïd Bey, violent et brutal, a été déplacé pour éviter quelques graves incidents. Je suis lasse de ces continuels interrogatoires qui n’aboutissent à rien.
Le directeur me fait asseoir à son côté et a l’air de me raconter une petite histoire. Je n’arrive à comprendre qu’un mot : « Baria » — innocente. Bien sûr, je le suis. C’est le cadi qui l’a dit. Ah ! tant mieux, mais alors… Il m’inonde d’un flot de paroles. Je réalise mal et je n’ose pas comprendre. Je n’ose prononcer le mot tant attendu. Je comprends mieux Jaber Effendi. On l’appelle, il m’explique :
— Ne comprends-tu pas que tu es libre ?
Libre… Ah ! comme je comprends ce mot… libre. Je prends la main du directeur entre mes deux mains, je la serre, je le remercie, je lui dis qu’il est bon, beau, gentil. Je saute, je tape sur l’épaule de tous les soldats qui assistent impassibles. Je leur crie : « hor, hor… » libre, libre…
— Je peux partir ?
Le directeur de la police incline la tête en un signe affirmatif. Je m’élance vers le petit escalier-échelle ; je me retourne en riant aux éclats, je tape des mains, j’adresse des bonjours à tous, lorsque Jaber Effendi, plus sérieux, plus impassible que jamais, m’appelle. D’un ton rogue, dur, il m’interpelle :
— Zeinab, es-tu folle ?
Oui, oui, folle de joie, et dans une course éperdue, sans repasser par mon cachot que je ne veux plus voir, je cours, je cours tout d’un souffle à travers les escaliers, les policiers et la rue… jusqu’à la légation de France.
Le départ
Courant toujours sans m’occuper de la traditionnelle escorte, j’arrive au consulat à l’heure du déjeuner.
Le consul m’accueille à bras ouverts, un peu surpris de me voir libre, mais plus étonné encore de me savoir libérée sans jugement définitif, et si ignorante de toutes les dernières décisions.
— Que vous ont-ils dit ?
Je réponds dans un flot de paroles, encore tout essoufflée :
— Le cadi des cadis m’a proclamée innocente et m’a fait savoir par le directeur de la police que je pouvais quitter mon cachot. Mais je n’ai aucun papier, aucun acte, validant cette décision.
— Êtes-vous condamnée à payer une rançon ? à rendre à la famille le prix que Soleiman vous a achetée ? Êtes-vous prisonnière dans Djedda ou définitivement libre ?
— J’ignore.
Enfin je suis libre, il ne me reste plus qu’à attendre la communication officielle de mon jugement.
Je passe la journée à savourer les joies de la civilisation européenne que procure le confort du consulat.
Pour éviter tout incident le consul me conseille de ne pas sortir dans les souks. Mais le soir et à l’entrée de la nuit nous allons nous promener en voiture découverte le long de la mer.
La chaleur est telle, et puis je suis si heureuse d’être sortie de ma cellule, que je me sens toutes les libertés permises, je sors dévoilée, persuadée qu’aucun Arabe ne me reconnaîtra dans cette voiture, dont la capote est baissée. En passant devant la prison, je fais de grands gestes d’amitié à mes gardiens, tandis que mes amis de la légation essayent d’empêcher ce geste qu’ils trouvent contraire aux usages et dangereux pour moi après l’aventure que je viens de vivre.
Le lendemain le consul donne l’ordre de téléphoner à l’émir pour tâcher de savoir quel était mon jugement. Nous nous demandions en effet s’il n’y avait pas une rançon à payer à la famille de mon mari, ou tout au moins à rembourser à ses héritiers la dot de Soleiman, c’est-à-dire les 100 livres pour lesquelles il m’avait soi-disant achetée.
Je passe l’après-midi à lire les extraits de presse parlant de mon histoire. Les journaux syriens et égyptiens abondent en hypothèses fantaisistes, invraisemblables et calomnieuses. Toute la presse française, anglaise, italienne, américaine, esthonienne même, ont annoncé ma mort, pendue ou lapidée.
Un article de l’Orient, journal de Beyrouth, retient pourtant mon attention, car il semble donner la meilleure thèse à cette aventure inexplicable, résumée en ces quelques lignes :
« Il semble que les faits pourraient être vraisemblablement établis comme suit :
« Le méhariste aurait été tué par la police wahabiste pour faire retomber la responsabilité de ce crime sur l’audacieuse espionne étrangère, et de s’en débarrasser ensuite légalement. »
Mais le lendemain, le soir venu, lorsque je propose la promenade qui m’avait fait tant de bien la veille, un membre du consulat raconte qu’il avait entendu dire en ville que le président de la commission de la vertu a donné l’ordre à deux zélateurs de se tenir en faction devant la porte du consulat pour cingler la figure de Zeïnab si elle tentait de sortir dévoilée.
Le consul décide donc d’être prudent et de renoncer à trop de promenade.
Officiellement acquittée, je suis donc bien libre. Il ne reste plus qu’à songer au départ. Je n’ai plus qu’une idée, rentrer en Syrie le plus rapidement possible.
Le consul charge donc un de ses secrétaires d’accomplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport nedjien de Sa Majesté Ibn Saoud.
Tout semblait s’arranger pour le mieux, je ne pensais plus qu’à mon retour à Palmyre, à revoir mon ex-mari, mes enfants, mes amis, lorsque sous l’empire d’un revirement inexplicable, tout le consulat réuni à dîner, se mit à me conseiller de partir pour la France en évitant de passer par la Syrie, de peur des troubles que mon retour pourrait provoquer parmi les Arabes après cet essai tragique de mariage musulman.
Je n’attache aucune importance à tous ces conseils, je répète que je n’ai rien à faire en France, tandis que tout m’attendait en Syrie, et la soirée se passa à jouer agréablement au bridge et au poker avec notre voisin le délégué de la légation d’Irak.
Je me retire dans ma chambre à minuit et m’endors tranquillement. Vers deux heures du matin, je suis réveillée par quelqu’un qui frappe à ma porte.
— Qui est là ?
— C’est moi, répond le consul ; voulez-vous me suivre dans la pièce à côté, j’ai un mot à vous dire.
Je saute de mon lit à la hâte, surprise, que peut-il me vouloir à cette heure-ci ?
Et ce mot est horrible. Avec tout le ménagement possible, car il a compris la peine que j’aurais, il m’apprend qu’un télégramme de Beyrouth, en réponse à celui annonçant ma libération, lui ordonne de viser mon passeport pour la France, sans autorisation de débarquer en Syrie. De plus, le haut-commissaire déclare que j’ai perdu ma nationalité de Française.
Il m’explique qu’il est venu me réveiller une fois les invités partis, car il n’avait pas eu le courage de m’annoncer cette nouvelle en public, voyant la joie que je me faisais de ce retour auprès des miens. Le temps presse pour prendre les décisions. Dans deux jours le bateau sera là. Je suis consternée. Pourquoi le gouvernement prend-il de telles mesures contre moi ? C’est incompréhensible.
Le consul me promet qu’il va insister auprès du haut-commissaire en lui expliquant par télégramme qu’après la catastrophe morale que je viens de traverser, on ne peut m’infliger la catastrophe financière, toutes mes ressources, mon domicile étant à Palmyre où mille affaires m’attendaient.
Je me retrouve seule dans ma chambre, les larmes aux yeux, et moi qui, naïvement, m’imaginais un retour presque triomphal, choyée, consolée, Légion d’honneur, etc… Il faut que je me rende à l’évidence. Mes ennemis de Syrie ont profité de mon absence et l’ont emporté sur le haut-commissaire jusque-là si juste et si bon.
Au bout de vingt-quatre heures, Beyrouth refuse ma requête, par égard et bonté pour moi, bien entendu, expliquant qu’un retour en Syrie m’exposerait aux plus graves dangers.
Je suis persuadée du contraire, mais que faire ? Quant au souverain nedjien, il fait répondre chaque jour, au sujet de mon passeport : « Demain, Bokra… » Mais, après huit jours, il se décide pourtant à déléguer son ministre des Affaires étrangères porteur de cette réponse aussi claire que désagréable : « La femme Zeïnab nous a causé assez d’ennuis, qu’elle parte, mais nous ne voulons pas lui donner de passeport nedjien. » Il ne me reste plus qu’à m’incliner en faisant viser mon vieux passeport pour la France.
Le prochain courrier quitte Djeddah demain, mais mon départ est encore différé, le grand tortionnaire de la Mecque, Maadi Bey, devant s’embarquer ce jour-là à destination de Suez, cet homme ayant quelque regret de ne pas m’avoir suppliciée, il est peut-être préférable d’éviter ce rapprochement.
Il est enfin décidé que je m’embarquerai dans huit jours au plus tard. Mais le matin du départ nous apprenons que le grand tortionnaire que nous croyions déjà loin sera sur ce même paquebot. Il est trop tard. Advienne que pourra…
Nous quittons le consulat en voiture, les rues sont désertes, mais à l’approche de l’embarcadère une foule haineuse retenue par un cordon de policiers me foudroie du regard. Je passe entre cette haie de gardiens, très digne, sous mon voile, entourée de tout le personnel du consulat. La foule est tellement excitée que l’on est obligé de hisser le pavillon français sur la vedette qui nous emmène, pour empêcher les fanatiques qui se sont jetés à l’eau de faire chavirer l’embarcation.
Les adieux au consul furent simples et brefs, ni lui ni moi n’aimons les phrases, mais je crois qu’il a compris l’admiration, la reconnaissance et l’affection qu’il m’a inspirées.
- ↑ Pourboire, cadeau.
- ↑ Soldat du désert monté sur chameau.
- ↑ Cadeau.
- ↑ Le premier après le cadi.
- ↑ Leit motiv arabe signifiant « si Dieu le veut ».
- ↑ Ibn Séoud a occupé Djeddhah dans le courant de 1926, terminant ainsi la conquête du Hedjaz qui, jusque-là, avait été gouverné par le roi Ali, frère du célèbre Fayçal, roi d’Iracq, dont on connaît les démêlés avec la France lorsqu’il était à Damas.
Ibn Séoud est roi du Nedj et du Hedjaz, c’est-à-dire des neuf dixièmes de l’Arabie.
- ↑ Pèlerin.
- ↑ Malesh ici signifierait plutôt « qu’y faire ? » littéralement (ce n’est pas la même chose) c’est-à-dire « là n’est pas la question » mais sans aucune intention de rabrouement.
Malesh est employé dans toutes les conversations arabes avec le sens : c’est égal, ça ne fait rien, tant pis…
C’est le mot le plus employé.
- ↑ Tous les hommes du Nedj sont wahabites, le wahabisme, qui date de la dernière partie du dix-huitième siècle, est une doctrine ayant pour but de rendre à l’Islam sa pureté primitive en écartant notamment le culte des marabouts qui se pratique dans l’Afrique du Nord. Les wahabites ont également supprimé tout ce qui pouvait ressembler à un culte touchant Ève, dont le prétendu tombeau était à Djeddah et la tombe du prophète à Médine. Ce prétendu tombeau d’Ève a été détruit sur l’ordre du roi. Quant au tombeau du prophète, le visiteur doit s’abstenir de toute manifestation qui pourrait ressembler au culte réservé uniquement à Allah. Si Ibn Séoud tient à faire observer strictement la doctrine puritaine wahabite, il le fait avec le maximum de libéralisme compatible avec l’état d’esprit de ses tribus. Certains lui reprochent même ce libéralisme et un de ses anciens grands vassaux, Fayssal Ed Douiche, chef de la tribu des Montayr, s’était soulevé il y a trois ans contre Ibn Séoud pour cette raison. Il avait même lancé une proclamation dans laquelle il déclarait que s’il était victorieux d’Ibn Séoud il livrerait la Mecque au pillage et au massacre pendant trois jours et que le quatrième jour les survivants, hommes et femmes, seraient réunis pour faire amende honorable de leurs péchés. Si tel était le sort réservé aux habitants de la ville la plus sainte, de la mère des villes, selon l’expression arabe, quel eût été le sort des Européens après la victoire de Fayssal Ed Douiche ? Mais le roi l’a mis à l’ombre dans un silo où il moisit depuis plus de deux ans. Soleiman appartenait à cette tribu sauvage des Montayr.
- ↑ Grande maîtresse.
- ↑ Patience.
- ↑ Préfet.
- ↑ Chrétiens.
- ↑ Chrétiens.
- ↑ Directeur de la police.
- ↑ Agent de police.
- ↑ Grand manteau-cape ayant deux ouvertures pour passer les bras.
- ↑ Source miraculeuse à La Mecque.