Sous le voile de l’Islam/XVII
Dans le palais royal. — Une visite au consul
Je ne puis supporter l’idée de coucher par terre si près d’un lit inoccupé et, pleine d’audace, je demande à Sett Kébir si Lotfia, sa petite-fille, et moi, nous ne pourrions pas coucher dans le lit du roi. Les femmes poussent un cri de stupeur et s’appliquent à me faire comprendre que ce serait un grand péché.
J’abandonne mon projet de confort, comprenant que presque toutes mes idées scandalisent ces pauvres êtres et qu’elles me considèrent définitivement comme une impie. Je pèche inconsciemment à chaque minute en gestes ou en paroles, chaque mouvement étant pour ainsi dire réglé par la religion ; ainsi la main droite doit servir uniquement à manger, et la gauche à se laver : le fait d’intervertir cet ordre est un « haram » (péché), mot que je m’entends dire à tout instant. J’ai le malheur de limer mes ongles en amande, c’est un haram, me dit Lotfia : « Il faut les couper en carré », c’est incroyable. J’espère qu’Allah pardonne les fautes involontaires, sinon je suis damnée d’avance.
La porte de la Mecque, à Djeddah
Le lendemain, de nombreuses amies profitent de notre séjour au palais pour venir nous rendre visite. Elles se sont toutes habillées le plus élégamment possible ; leur accoutrement est du plus haut grotesque. Sur leur pantalon et le traditionnel petit gilet d’intérieur elles passent une robe-princesse très ajustée à la taille et traînant jusqu’à terre. Dans la plupart des cas, ces robes sont blanches, ce qui fait ressembler ces femmes grosses ou âgées à d’extraordinaires premières communiantes démodées. Les grandes élégantes remplacent le blanc par de la soie artificielle aux couleurs vives et claires, du jaune, du bleu pâle, toutes portent beaucoup de bijoux d’or : des séries de bracelets aux bras et aux chevilles, des bagues à tous les doigts de pied, des chaînes à lourds d’anneaux massifs, des colliers et des boucles d’oreilles. Elles ressemblent à ces statues de madones espagnoles qui portent de véritables trésors.
Pour sortir dans les rues elles complètent cet accoutrement en mettant des bas en tire-bouchon, des souliers vernis, d’importation, qui sont de si mauvaise qualité qu’ils ont l’air en carton, chaque pli se casse. Elles relèvent sur les hanches leur robe de couleur qu’elles recouvrent d’une jupe noire, la figure est, bien entendu, voilée de noir et la tête recouverte de cette petite pèlerine permettant de relever les bras et de cacher les mains pour éviter le péché qu’elles commettraient en les montrant. Cette petite cape me fait penser au capulet des montagnardes pyrénéennes symbolisées par sainte Bernadette de Lourdes.
Leurs chapeaux ressemblent à des toques de pages avec un petit plumet tout raide, en horribles plumes de poules ou de n’importe quel oiseau et qui servent à chasser le mauvais œil. On les croirait en travesti, elles sont du plus haut comique.
Je passe ma journée à regarder par la fenêtre la mer et les légations groupées en un petit coin de civilisation, les unes à côté des autres, comme pour mieux être en mesure de se défendre en cas d’attaque. Cette vue est un peu oppressante. Il y a dix-huit ans, en effet, le consulat de France, sans exception pour le personnel indigène, fut complètement massacré.
Je ne puis dire la joie que me donne la vue de ces drapeaux qui, après ces jours d’isolement total, me rappellent aux réalités d’une vie civilisée. Je compte neuf pavillons, représentant l’U.R.S.S., la Hollande, l’Angleterre, l’Italie, l’Égypte, la Perse, la Turquie, la France et l’Irak ; ce sont les seuls gouvernements qui ont des sujets musulmans.
Mes yeux ne quittent pas le consulat de France et j’envisage tous les moyens qui pourraient me mettre en contact avec le personnel de la légation pour le prévenir de ma présence à Djeddah. Toutes mes tentatives de sorties ayant échoué, je ne vois plus qu’un moyen, le téléphone.
Je demande à Fakria, l’une des femmes, l’autorisation de téléphoner. Elle répond le plus naturellement du monde :
— Le téléphone est cassé.
Je n’insiste pas, me demandant ce que je vais inventer. Vers midi j’entends la sonnerie et je comprends, une fois de plus, qu’avec ce manque de franchise exaspérant, on m’en interdit l’usage. Je suis décidée à enfreindre cette défense, quoi qu’il arrive. Vers 4 heures, tout le monde faisant la sieste, j’arrive enfin à être assez peu surveillée pour réaliser ma tentative avec une chance de succès. Je m’approche comme une voleuse de l’appareil téléphonique, pleine d’angoisse, et je bredouille tant bien que mal dans un arabe inintelligible toutes les prononciations du mot consulat que je peux inventer : consulate, consulati, consulato, consulata francaoui, francaouié lorsque, enfin, je trouve le mot de passe qui me relie à ce petit noyau français.
Une voix me répond, je dis en français :
— Je voudrais parler à M. M…
Surprise manifeste au bout du fil et à ma grande joie j’entends parler français. Je n’ai pas de temps à perdre en explication, je bégaye précipitamment :
— Venez à mon secours, une Française est prisonnière au palais du roi à Koseir el Ardar.
La voix me répond :
— Je suis le fils de M…, je viens vous chercher, mais je ne sais où est le palais.
Je réponds en hâte :
— C’est cette grande maison blanche avec des volets verts sur le sable en bordure de la piste de Médine.
Je suis obligée de raccrocher précipitamment car j’entends des pas qui approchent, c’est Fakria qui me demande ce que je fais, je lui réponds simplement :
— Je regarde le téléphone, cela m’amuse.
Puis, d’un air dégagé, je vais regarder à travers les volets de la fenêtre.
Le fait d’avoir parlé français à un Français a ranimé tout mon courage ; avec autorité, j’annonce aux femmes que, morte ou vive, nue ou habillée, j’irai au consulat.
Elles me répondent :
— Comment feras-tu puisque tu ne connais pas la route ?
Je réponds que j’ai vu le drapeau français par la fenêtre et que je saurai bien trouver seule mon chemin jusque-là.
Me voyant si entêtée, elles vont prévenir le sous-gouverneur, qui arrive immédiatement et objecte avec courtoisie qu’il n’est point convenable pour une femme musulmane d’aller rendre visite à des hommes chrétiens et que Soleiman m’ayant confiée à lui, il ne peut pas prendre cette responsabilité.
Je lui réponds :
— Cela n’a aucune importance, j’ai des difficultés à éclaircir à la légation, que je ne puis t’expliquer en arabe. J’ai d’ailleurs fait un arrangement avec Soleiman qui me laisse habituellement très libre, j’irai donc là-bas.
Évidemment, me voici chargée d’un nouveau péché, mais tant pis.
Le sous-gouverneur m’interdit formellement de partir, je lui révèle alors que j’ai téléphoné au consul et qu’il m’attend. Si je ne vais pas à son rendez-vous il viendra me chercher, mais il sera certainement très mécontent.
L’argument porte, les consuls ayant aux yeux des indigènes le plus grand prestige après le roi. Ainsi les esclaves lorsqu’elles sont battues menacent d’aller se plaindre aux consuls, n’importe lequel d’ailleurs, ce qui rend leur prétention risible. Elles partent en courant, on ferme toutes les portes précipitamment, tout le monde s’accroche à leurs vêtements et elles condescendent toujours à reprendre leur place au foyer, sachant fort bien qu’elles n’auraient aucun moyen de vivre si elles étaient affranchies. On s’étonne que ce simulacre répété presque tous les jours produise encore de l’effet. Toutefois, quelques rares esclaves mâles ont accompli jusqu’au bout cette démarche, notamment auprès du consul d’Angleterre, qui leur a rendu leur liberté et les a renvoyés dans leur pays d’origine. Ainsi un des esclaves d’Ali Allmari s’est fait affranchir et a été renvoyé au Soudan.
Le sous-gouverneur me laisse partir, accompagnée de deux esclaves, en me faisant promettre que je serai de retour dans une demi-heure.
J’arrive donc à la légation : une grande bâtisse carrée en pierre, le ciment étant remplacé par de la terre sèche. L’édifice est surmonté d’une petite plate-forme en bois couverte à laquelle on accède par un escalier genre échelle. Les fenêtres sont également en moucharabiehs. Une grande entrée, la porte principale est bardée de fer. Je pénètre dans un hall. Contre les murs, de longs bancs en bois sont à la disposition des pèlerins qui attendent les visas de leur passeport afin de pouvoir rentrer chez eux.
M. M… me reçoit très aimablement ; c’est un homme charmant, très intelligent, aux idées larges et nettes. Il ne me dissimule pas son étonnement de me trouver dans cette situation et me déconseille fortement de pousser plus loin mon voyage, m’avertissant qu’une fois au Nedj, dans l’intérieur des terres, plus aucune intervention ne pourra me servir. Il me met également en garde contre la traversée du désert du Hofouf, où l’on ne peut parfois faire plus de trois kilomètres par jour dans des sables mouvants qui engloutissent les caravanes. Si, par hasard, les réserves d’eau sont mal calculées, c’est la mort certaine.
Il peut avoir raison, mais cela ne change en rien ma décision, j’aime avant tout le danger et la difficulté. Je lui explique que j’attends le retour de Soleiman, parti pour La Mecque, et que, si nous avons la permission du roi, nous risquerons ce voyage, car je ne puis admettre l’idée d’échouer si près du but. Je lui donne le nom et l’adresse de mes beaux-parents d’Oneiza, de manière à ce qu’il sache où je suis dans le cas où je n’aurais pas reparu dans six mois. L’entretien terminé, je prends congé de cet homme charmant et je m’achemine vers mon harem, réconfortée par le contact d’une personne compréhensive et parlant la même langue. Je ne ressens plus l’angoisse de l’isolement et de la séquestration.