Sous le voile de l’Islam/XXI

La bibliothèque libre.
L’Intransigeant (p. 42).

Prisonnière avec un homme
dans ma chambre…


L’hôtel se compose d’une série de pièces donnant sur un hall central, chaque chambre a plusieurs lits. Aucune garniture de toilette par contre, mais le confort de ces lits m’apparaît comme un miracle. Je n’ose toutefois retenir cette chambre craignant que Soleiman n’ait, pendant mon absence, effectué d’autres arrangements. Je retourne chez Alli Allmari, où personne ne l’a vu. Je me perds en conjectures. Qu’a-t-il pu devenir après m’avoir demandé de faire immédiatement mes paquets et de le suivre.

J’hésite à rester, les femmes seront si contentes de me revoir ; mais au prix de quel manque de dignité vis-à-vis d’Alli Allmari. Je décide donc de rester à l’hôtel et je donne l’ordre aux esclaves de prévenir Soleiman où je suis lorsqu’il viendra me demander.

J’envoie les domestiques chercher mes valises chez le sous-gouverneur et je m’installe. Au bout d’une heure la solitude m’écrase, car je n’ai absolument rien pour m’occuper. Je me décide alors à sortir, en bravant toutes les coutumes.

Je me promène au bord de la mer, d’une démarche maladroite sous de double voile noir.

Je rentre à l’hôtel vers 6 heures. Peu après Lofti et un esclave viennent m’apporter de la part de Sett Kébir une assiette de bamjas, mon plat préféré. Dans cet isolement, je ne puis dire la satisfaction que m’apportent cette sollicitude et cette revue d’affection.

Nous nous étonnons encore de la disparition de Soleiman et j’ordonne à l’esclave de prévenir à la maison d’Alli Allmari qu’on ne me l’envoie plus ce soir.

J’appréhende la nuit. Une musulmane ne couche et n’habite jamais seule. Les Arabes de l’hôtel m’ont regardée avec une insistance désagréable. Le patron vient continuellement frapper à ma porte sous n’importe quel prétexte.

— Je viens voir comment tu vas ?

— Y a-t-il longtemps que tu es mariée ?

— Je t’apporte quelques gâteaux, si tu avais faim.

À la fin je suis obligée de lui demander de me laisser tranquille.

Je me sens un peu ridicule dans cette chambre à trois lits, la plus petite de l’hôtel ; les autres étant de vrais dortoirs à cinq et six places. La chambre se paye au lit.

Cette maison ne pouvait en rien justifier son nom d’hôtel. C’était plutôt une maison meublée, avec chambres à la nuit, qui venait de se créer pour la commodité des pèlerins. Cette entreprise avait débuté il y a une quinzaine de jours et était approuvée par le gouvernement, ce qui lui donnait un caractère semi-officiel.

Les fenêtres étaient garnies de barreaux de fer au lieu du traditionnel moucharabieh. Donc entendant les pas au dehors j’en profite pour regarder qui peut se promener à cette heure-ci sous ma fenêtre. J’aperçois dans l’obscurité la silhouette européenne de M… qui, à voix basse, vient prendre de mes nouvelles et savoir si Soleiman est rentré.

Il me propose de venir passer la soirée dans ma chambre. Je n’hésite pas, raisonnant comme une Française indépendante, à recevoir un ami. Je suis prête à tout plutôt que de rester seule. Cependant j’ai la pleine conscience de la gravité de cet acte en ma qualité de musulmane. J’accepte donc en recommandant à mon hôte de ne se faire voir à aucun prix, le délit d’adultère étant condamné de mort au Hedjaz.

S’il est surpris, en cette conjoncture tout doit concorder à m’accuser : ma fuite du harem et une soirée en compagnie à l’hôtel deviendraient des preuves irréfutables avec la charge de la préméditation.

Tout doucement, M. M… arrive à se faufiler sans se faire remarquer. J’ouvre ma porte, le visiteur nocturne est dans la place… Nous passons deux bonnes heures à bavarder à voix basse et nous sommes en train de nous demander comment nous organiserons le départ clandestin de M. M… lorsqu’on frappa bruyamment à ma porte. Je crie :

— Qui est là ?

— Viens vite au téléphone, répondent les esclaves de l’établissement.

Je n’en crois rien et, quoique peu rassurée, je réponds :

— Qui peut m’appeler à 11 heures ici ?

— Ouvre, ouvre, répètent-ils en chœur.

— Non pour rien au monde je n’ouvrirai ainsi au milieu de la nuit.

Je ne mets pas en doute que M. M… entrant dans ma chambre a été vu et que l’on me tend un piège.

Silence, puis de nouveau :

— Viens, viens, Soleiman est très malade.

La supercherie est par trop évidente.

— Comment malade, je l’ai vu ce matin et il allait parfaitement bien. Je n’ouvrirai pas.

Nouveau silence, tout semble rentrer dans le calme, seulement comment faire disparaître M. M… avant l’aube, après cette alerte ?

Nous discutons à voix basse des différentes possibilités d’évasion, depuis la rupture des barreaux de la fenêtre jusqu’au déguisement en femme arabe lorsque nous entendons la sonnerie du téléphone et une voix qui répète.

— Très malade, à moitié mort, et Zeïnab ne veut pas ouvrir.

Je me rends compte, cette fois-ci, qu’il ne s’agit plus d’un subterfuge, mais que la situation est très grave. Je décide, pour aller me rendre compte de ce qui se passe exactement, d’aller répondre moi-même. Mais que faire de cet hôte devenu si encombrant et dont la simple présence à cette heure-ci dans ma chambre signifie danger de mort.

Je décide de le cacher sous le lit. J’ouvre la porte posément, juste le temps de me composer une attitude naturelle. J’essaie de ne pas trahir mon émotion dans ma démarche, soit en la rendant anormalement lente, soit en exagérant dans le sens contraire. J’empoigne le récepteur et j’entends la voix d’Alli Allmari au bout du fil qui m’avertit que Soleiman est au plus mal et qu’il m’accuse de l’avoir empoisonné en lui faisant absorber une poudre prétendue purgative.

J’explique au sous-gouverneur que je lui ai, en effet, donnée des cachets de kalmine et un purgatif ; d’ailleurs comme à toutes les femmes du harem qui s’en sont trouvées très bien.

— Quand les lui as-tu donnés ? me demanda-t-il.

— Il y a huit jours et, depuis, plus rien.

Je sens que tout va très mal et qu’il n’y a plus qu’une chose à faire, fuir au plus vite au consulat. Je raccroche donc précipitamment le récepteur et je crie aux esclaves d’ouvrir les verrous de la grande porte. Je me précipite en courant dans ma chambre pour prévenir le jeune M… qu’il faut à tout prix s’échapper. Je saisis mon voile, ma pèlerine et ma jupe, dans laquelle je m’empêtre, et nous nous jetons sur la porte. Malheureusement il est trop tard… Des bruits d’armes, des cliquetis de baïonnettes, des chiens qui aboient, des autos, des pas de soldats qui résonnent dans la nuit, d’ordinaire absolument calme.

J’ai juste le temps de refermer ma porte et d’apercevoir par l’entre-baîllement des soldats qui font irruption dans l’hôtel, armés comme pour une exécution.

Je repousse M. M… sous le lit, tandis que les crosses de fusil ébranlent ma porte. Il faut à tout prix éviter de révéler la présence du visiteur dans ma chambre, sinon c’est ma mort certaine. Un homme trouvé en compagnie d’une femme caractérise le crime d’adultère flagrant et il n’est requis aucun jugement pour l’exécution de la peine de mort qui peut être appliquée sur place.