Sous le voile de l’Islam/XXVIII

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L’Intransigeant (p. 49).

Le jugement


Mardi 13 juin. — Dès 9 heures, je m’impatiente et demande à comparaître devant le cadi. Les interprètes ne sont pas arrivés, l’attente est interminable. Je sanglote dans un coin craignant un nouveau retard.

À 10 heures je pars enfin, voilée, encadrée de deux policiers baïonnette au canon. L’air pur, la lumière, l’espace, la marche que j’ai presque oubliée me sont un éblouissement. Je me sens pleine de courage et d’autorité, prête à lutter férocement contre l’accusation qui pèse contre moi.

Le tribunal se trouve être à une dizaine de minutes de la prison. Le chemin longe les consulats.

Nous arrivons enfin à cette cour d’assise nedjienne que j’ai tant désiré depuis plus de deux mois. La porte est gardée militairement par des sentinelles, baïonnette au canon.

Le cadi étant hiérarchiquement le juge le plus haut placé, se trouve au dernier étage. Nous montons par un petit escalier étroit aux marches très hautes. À chaque palier des policiers en armes surveillent trois ou quatre tribunaux devant lesquels sont jugés les délits courants. Encore quelques marches et je me trouve enfin dans une pièce longue, étroite, éclairée par un grand moucharabieh devant lequel un petit homme maigre et pâle est accroupi sur une banquette, se caressant le haut du pied, tandis que de l’autre main, il s’évente, la chaleur étant suffocante.

Tout l’appareil de justice est réduit à sa plus simple expression : un greffier, deux interprètes, assis sur le même banc que le cadi, attendent. Devant le cadi, une table et, dans le fond, deux superbes nègres aux muscles puissants et vêtus d’une petite culotte et d’un maillot de lutteur jaune. Ils ont l’air d’un numéro de cirque égaré. Ce sont probablement les exécuteurs des sentences de coups de bâton…

Derrière moi la salle s’anime, se remplit d’hommes de toute classe, de toute couleur, qui viennent assister en spectateurs au procès le plus sensationnel que Djeddah ait jamais vécu.

À mon entrée le cadi tourne lentement la tête et me fixe d’un regard inquiétant. Je reste voilée, ce qui m’aide à soutenir son regard.

Le cadi ouvre l’interrogatoire par la question suivante :

— Pourquoi est-tu en prison ?

Je bondis sous le choc d’une question aussi imprévue :

— Enta megnoun ? « Tu n’es pas fou ? » Il y a deux mois que je suis en prison et tu me demandes pour quelle raison. Ne le sais-tu pas, toi qui as fait l’enquête, toi qui dois me juger. On m’a dit qu’avant de mourir Soleiman m’avait accusée de l’avoir empoisonné, et c’est la raison qu’on me donnait pour me garder enfermée.

Mouvement de stupeur dans l’auditoire, en entendant une femme traiter le plus haut magistrat de Djeddah de fou. Évidemment, dans un sursaut violent, le mot m’a échappé. Le cadi n’ayant pas bronché sous l’injure, le calme renait tandis que le cadi confirme :

— Mais oui, c’est juste, c’est pour avoir tué Soleiman que tu as été arrêtée.

J’appris par la suite que de cette seule réponse aurait pu dépendre tout mon jugement. En effet, si j’avais simplement répondu : « Pour avoir tué Soleiman », cette phrase aurait été considérée comme un aveu et j’aurais été condamnée à mort sans autre forme de procès. Et cette question renversante est classique dans tout procès arabe et la première qu’on pose à tout accusé. Souvent, paraît-il, il se trompe. Dernièrement, en Algérie, le cas s’est présenté pour un homme accusé d’avoir volé un bœuf. Le juge lui demande : « Pourquoi est-tu en prison ? » « Parce que j’ai volé un bœuf. » Voilà, il a avoué, il est condamné. Nos réactions ne sont pas les mêmes.

Ensuite ce sont les éternelles questions sur Soleiman, le mariage, ses conditions, le voyage fait et prévu, le poison et ses derniers moments.

L’avocat de la partie adverse nommé par le gouvernement pour représenter la famille de Soleiman essaye de me perdre en cherchant à embrouiller les dates auxquelles j’ai donné ces fameux cachets de kalmine à mon mari.

Je demande à ce qu’on me rende mon carnet rouge sur lequel sont consignés mes faits et gestes jour par jour, alors je jure de tout préciser, mais le cadi s’y oppose formellement.

L’avocat maintient que ce sont mes remèdes qui ont tué Soleiman et le cadi lui donne jusqu’au lendemain matin pour en apporter la preuve devant la cour. Mouvements hostiles dans le public.

Je trépigne de rage et toute l’inactivité forcée de ces derniers jours se déverse soudain dans la défense que j’oppose à l’accusation de la partie adverse.

Dans un silence terrifiant, je démontre qu’il était de toute impossibilité que je cache du poison sur moi pendant la durée de mon séjour au Djeddah, puisque les femmes du harem assistaient à ma toilette et me voyaient constamment complètement nue.

Quant à me servir de ma valise, il n’avait pu en être question, puisqu’elle m’avait été prise dans la vedette m’amenant à bord et fouillée par la douane sans que je sois présente et, depuis mon départ de Syrie, n’avait jamais été fermée à clef.

Quant à la dernière solution, celle d’avoir acheté du poison à Djeddah, elle ne pouvait entrer en considération puisque je n’étais jamais sortie seule dans la rue et qu’en plus de cela je ne parle pas assez bien l’arabe du Hedjaz. Une enquête à ce sujet les renseignerait vite d’ailleurs. Pendant que l’interprète traduit, j’observe la foule, elle semble visiblement étonnée par la situation que crée mon plaidoyer.

Le cadi reste accroupi, impassible, en s’éventant, en enlevant son petit bonnet pour aérer son crâne. Plusieurs fois on veut m’interrompre, me disant de répondre simplement « oui ou non », mais je tiens à préciser.

Je continue en expliquant que je n’avais aucune raison de tuer Soleiman. J’avais toujours la ressource pour m’en débarrasser de rentrer en Syrie, où j’aurais obtenu le divorce très facilement.

Le cadi répond, d’une voix insinuante :

— Aux royaumes du Nedj et du Hedjaz le divorce n’existe que sur la demande de l’homme. Tu ne le savais pas, tu l’as appris à Djeddah et tu as voulu te libérer ainsi.

— Je pouvais de toute façon m’échapper sans le tuer. Le consul m’avait vivement déconseillé ce voyage et m’aurait fait embarquer tout de suite si je lui avais demandé de partir. C’est moi qui me suis entêtée à vouloir traverser le Nedj, à séjourner à Oneiza, à traverser le désert du Hofouf, je n’attendais que la permission du roi pour partir. Pourquoi l’aurais-je tué avant de connaître la décision royale qui avait déjà permis l’accomplissement de la moitié du programme ?

Je termine mon plaidoyer par mon dernier argument et peut-être le plus fort en invoquant pour témoin tout le harem.

« Comment aurais-je pu lui donner du poison puisque je ne prenais pas mes repas avec lui, et ne vivais pas avec lui. Le seul moment où je le voyais en tête à tête était dans une pièce vide chez Ali Allmari. Il m’aurait été impossible de le forcer à prendre un aliment quelconque.

L’avocat de la partie adverse se lève et affirme qu’il ne peut rien croire de ce que je dis, que c’est la kalmine qui a tué Soleiman. L’interprète déclare que c’est impossible.

L’avocat répond encore :

— Je t’en donnerai la preuve demain.

L’audience est levée.

Je réintègre mon cachot. Une réaction mentale s’opère ; je me sens tout-à-coup à bout de force et ma tête me fait mal, mal à en pleurer. Et puis j’avais tant cru encore en finir aujourd’hui…

Mercredi 14 juin. — La nuit fut plutôt mauvaise, angoissée par cette instruction qui n’a pas fait un pas vers l’acquittement. J’ai peur, plus peur de la nuit que du procès et du jugement aussi simple puisse-t-il être.

9 heures me retrouvent devant le cadi, qui procède à l’interrogatoire des témoins qui ont assisté à la mort de Soleiman.

Le premier dépose sous la foi du serment.

— J’étais dans la pièce à côté de celle occupée par Soleiman. Il s’est mis à tellement souffrir vers 11 heures du soir que nous l’avons frictionné en lisant des paroles du Coran. On lui donna à boire de l’eau du Zemzem[1]. Le temps qu’on aille chercher un docteur, Soleiman était mort. Avant qu’il ne meure je lui ai demandé ce qui avait pu le rendre si malade. Il a simplement répondu : « Emken Zeïnab » (Peut-être Zeïnab).

— C’est tout ? interroge-t-on encore.

— C’est tout.

Le deuxième témoin prétend avoir vu Soleiman prendre une poudre rouge vers 10 heures du soir, la délayer dans de l’eau et l’entendre dire en l’avalant et en plaisantant :

— Peut-être que Zeïnab en aime un autre et veut se débarrasser de moi.

— Que bois-tu ? lui demande-t-on.

— Un remède pour me purger.

Au moment de mourir et s’adressant à nous, il murmure :

— C’est sûrement Zeïnab qui me tue, et vous me vengerez, allez la tuer.

Le troisième témoin, un gosse de 15 ans environ, se contente d’indiquer que sa déclaration est la même que celle du témoin précédent puisqu’ils étaient ensemble. Il rougit, se trouble tellement, qu’il peut à peine dire son nom.

Je récuse ces témoignages si différents dans un laps de temps si court, l’heure de l’agonie… Je veux qu’on termine, mais l’odieux avocat de la partie adverse désire encore une audience pour prouver avec les docteurs que c’est ma Kalmine qui a tué.

L’audience est reportée au lendemain. Il est une heure, pour en finir, le Cadi veut commencer de bonne heure et demande qu’on soit là à 8 heures.


  1. Source miraculeuse à La Mecque.